Archives de catégorie : Responsabilité civile RC

Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) – Arrêt CEDH du 13.02.2024 – La prescription de l’action engagée par une victime de l’amiante a emporté violation de la Convention

Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) – Arrêt CEDH du 13.02.2024

 

Arrêt consultable ici (en anglais)

Communiqué de presse de la Greffière de la Cour du 13.02.2024 consultable ici (en français)

 

La prescription de l’action engagée par une victime de l’amiante a emporté violation de la Convention / 6 § 1 CEDH

 

L’affaire Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) concerne le décès en 2006 de Marcel Jann, proche des requérants, des suites d’un cancer de la plèvre qui aurait été provoqué par une exposition à l’amiante remontant aux années 1960 et 1970. Marcel Jann habitait alors dans une maison louée à Eternit AG, à proximité immédiate de l’une des usines de cette société, où l’amiante était transformé. Ni la procédure pénale engagée en 2006 ni la procédure civile entamée en 2009 (respectivement avant et après le décès de Marcel Jann) n’ont permis aux requérants d’obtenir gain de cause. Le Tribunal fédéral a jugé que l’action civile était prescrite. Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :

  • violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme en raison d’un défaut d’accès à un tribunal, les juridictions suisses ayant jugé que le délai de prescription avait commencé à courir à partir du moment où Marcel Jann avait été exposé et qu’en conséquence l’action était prescrite;
  • violation de l’article 6 § 1 quant à la durée de la procédure devant les juridictions nationales, car l’ajournement décidé par le Tribunal fédéral dans l’attente d’une réforme législative n’était pas nécessaire.

 

Principaux faits

Les requérants, Regula Jann-Zwicker et Gregor Jann, sont des ressortissants suisses nés en 1948 et 1983 et résidant respectivement à Thalwil et à Zürich (deux villes suisses). Ils sont la veuve et le fils de Marcel Jann, né en 1953.

En 2006, Marcel Jann succomba à un cancer de la plèvre, qui aurait été provoqué par une exposition à l’amiante. De 1961 à 1972, il avait vécu à Niederurnen, dans une maison qui appartenait à Eternit AG et qui se situait à proximité immédiate de l’une des usines de cette société, où des fibres minérales d’amiante étaient transformées en panneaux de ciment. À l’époque, les parents de Marcel Jann louaient cette maison à la société en question. Marcel Jann a plus tard affirmé avoir été exposé régulièrement aux émissions d’amiante en respirant les poussières, en jouant sur les tuyaux de l’usine et autour de ceux-ci, et en observant le déchargement des sacs d’amiante à la gare.

L’utilisation de l’amiante est interdite en Suisse depuis 1989.

Peu avant son décès, Marcel Jann engagea une procédure pénale pour lésions corporelles graves, qui fut rejetée par les tribunaux suisses. En 2009, après son décès, les requérants entamèrent une action en réparation contre la société Eternit (Schweiz) AG (successeur présumé d’Eternit AG), les deux fils de l’ancien propriétaire d’Eternit AG, Max Schmidheiny, et les Chemins de fer fédéraux suisses.

Le tribunal cantonal de Glaris les débouta. Il jugea que le délai de prescription était écoulé et exposa en particulier que lier le début de la prescription à l’apparition d’un dommage serait contraire à la sécurité juridique. Il considéra qu’en l’espèce le délai avait commencé à courir à partir de la fin du fait dommageable allégué (c’est-à-dire en 1972, lorsque Marcel Jann avait quitté Niederurnen). Il estima ce raisonnement conforme à l’article 6 de la Convention.

Les requérants interjetèrent appel. En 2013, le tribunal supérieur (Obergericht) du canton de Glaris confirma le jugement de première instance. Les requérants saisirent alors le Tribunal fédéral et, par ailleurs, demandèrent la suspension de la procédure en attendant que la Cour européenne statue dans l’affaire Howald Moor et autres c. Suisse (nos 52067/10 et 41072/11). Cette demande fut accueillie après que la Cour européenne avait rendu son arrêt dans l’affaire en question, mais la procédure fut suspendue dans l’attente d’un débat parlementaire sur une réforme de la prescription applicable à certaines actions civiles.

En 2018, à la suite de l’adoption par le Parlement d’une nouvelle loi sur la prescription, et à la demande des requérants, le Tribunal fédéral reprit le cours de la procédure. Il rejeta les demandes des requérants, confirma l’arrêt du tribunal supérieur, constata par ailleurs qu’un fonds d’indemnisation pour les victimes de l’amiante (Stiftung Entschädigungsfonds für Asbestopfer – la Fondation EFA) avait été créé, et jugea que les nouveaux délais de prescription pour homicide ou infliction d’un dommage corporel ne s’appliquaient pas en l’espèce. Enfin il considéra que le délai de prescription avait débuté au moment où le dommage causé à Marcel Jann avait commencé.

 

Décision de la Cour

Article 6 § 1 (concernant l’accès à un tribunal)

Les requérants et le Gouvernement sont en désaccord sur le point de savoir si la situation des premiers est identique à celle qui était en cause dans l’affaire Howald Moor et autres en ce qui concerne la prescription, qui les a privés d’accès à un tribunal. La Cour relève que, dans l’affaire Howald Moor et autres, la victime, qui avait été exposée à l’amiante dans le cadre de son travail, a touché une indemnité au titre de l’assurance-accidents pour un dommage causé par l’amiante, tandis que Marcel Jann n’a pas eu droit à une telle indemnité, au motif que l’exposition dénoncée ne s’était pas produite sur son lieu de travail ; elle observe en revanche que tous deux avaient droit à la protection de leur intégrité physique, notamment par le biais des tribunaux.

Entre l’exposition alléguée à l’amiante et l’introduction devant les juridictions nationales d’une action civile, le délai écoulé a été de 27 ans dans l’affaire Howald Moor et autres et de 37 ans dans la présente affaire (34 ans en ce qui concerne le dépôt de la plainte pénale), mais le Tribunal fédéral n’a pas mentionné ce point dans son raisonnement et n’a donc pas estimé cette différence significative, contrairement à ce que soutient le Gouvernement. La Cour relève également que, dans l’affaire Howald Moor et autres, la victime a engagé son action en justice 17 mois après l’établissement du diagnostic, et qu’en l’espèce la victime a saisi le tribunal environ deux ans après le diagnostic.

De plus, la Cour note que le nouveau délai de prescription absolu de 20 ans n’était pas applicable en l’espèce. Elle ne saurait donc souscrire à l’avis du Gouvernement selon lequel une approche différente s’imposait dans cette affaire.

Le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu et dû solliciter une indemnité auprès de la Fondation EFA. La Cour relève cependant que, les symptômes de Marcel Jann étant apparus avant 2006, celui-ci n’aurait pas pu bénéficier d’une telle indemnité et que la définition de la « situation de détresse » justifiant son octroi n’est pas claire. En fait, il ne semble pas exister de droit à obtenir une indemnité, car la Fondation EFA est une entité privée et ses décisions ne peuvent pas faire l’objet d’un recours en justice. De plus, l’octroi d’une indemnité est subordonné à l’établissement d’une déclaration par laquelle le bénéficiaire potentiel renonce à entamer des poursuites judiciaires. La Cour juge positif en principe qu’en 2022 le cercle des bénéficiaires ait été élargi de manière à englober les personnes dont les symptômes sont apparus après 1996, mais cela ne change rien à sa conclusion, compte tenu des conditions juridiques attachées à la perception d’une indemnité.

La Cour relève qu’il n’existe pas de période de latence maximale scientifiquement reconnue entre l’exposition à l’amiante et l’apparition d’un cancer de la plèvre. Les périodes de latence varient entre 15 ans et 45 ans (voire plus) après l’exposition. La Cour rappelle que lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de prescription. Eu égard à la jurisprudence du Tribunal fédéral, il a été établi que le début du délai de prescription en l’espèce correspondait à la fin du fait dommageable en question, et en conséquence les requérants n’ont pas obtenu l’examen au fond par un tribunal de leurs demandes d’indemnisation. De plus, la jurisprudence interne accordant plus de poids à la sécurité juridique des personnes responsables du dommage qu’au droit d’accès à un tribunal pour les victimes, il n’y a pas eu de proportionnalité raisonnable entre les buts poursuivis et les moyens employés.

Les tribunaux suisses ont limité le droit pour les requérants d’accéder à un tribunal à un point tel que leur droit s’en est trouvé atteint dans sa substance même. Dans cette affaire, l’État a donc outrepassé les limites de sa marge d’appréciation, au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention.

 

Article 6 § 1 (concernant la durée de la procédure)

La Cour rappelle que la durée d’une procédure doit s’apprécier à la lumière des circonstances particulières de l’affaire. En l’espèce, les requérants se plaignent en substance de la durée de la procédure menée devant le Tribunal fédéral, soit six ans au total.

Compte tenu du caractère complexe de l’affaire, il s’agit essentiellement de déterminer si la période de quatre ans et demi de suspension de procédure a constitué un « délai raisonnable », comme le soutient le Gouvernement. Le Gouvernement ayant argué que les requérants auraient pu à plusieurs reprises demander la reprise de la procédure, la Cour rappelle que c’est à l’État qu’il incombe de veiller à ce qu’une procédure soit menée promptement. De plus, en l’espèce, le Tribunal fédéral a décidé d’attendre les réformes du droit pertinent avant de poursuivre, ce qui selon la Cour n’était pas nécessaire. La création de la Fondation EFA pour la prise en charge des victimes de l’amiante n’est pas non plus un point pertinent, en ce qu’elle est intervenue plus d’un an après que les requérants avaient demandé la reprise de la procédure et que, du reste, elle ne fait pas partie des motifs de la suspension décidée par le Tribunal fédéral.

En somme, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait que l’État ne s’est pas conformé à son obligation de garantir la célérité de la procédure devant le Tribunal fédéral.

 

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Suisse doit verser aux requérants conjointement 20 800 euros (EUR) pour préjudice moral et 14 000 EUR pour frais et dépens.

L’arrêt n’existe qu’en anglais.

 

Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet.

 

Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) – Arrêt CEDH du 13.02.2024  consultable ici (en anglais)

Communiqué de presse de la Greffière de la Cour du 13.02.2024 consultable ici (en français)

 

Articles et ouvrages – Sélection novembre 2023

Voici une sélection (personnelle et subjective) des divers articles, contributions et ouvrages parus récemment :

 

  • Christoph Müller, avec la collaboration de Mathieu Singer, La responsabilité́ civile extracontractuelle, 2e éd., 2023

 

  • Patrick Stoudmann, Le divorce en pratique : entretien du conjoint et des enfants, partage de la prévoyance professionnelle, 2e éd., 2023

 

  • Laura Kunz/Pia Meier, Das Arbeits(un)fähigkeitszeugnis : Tour d’Horizon durch die verschiedenen Erscheinungsformen im Arbeits-, Privatversicherungs- und Sozialversicherungsrecht: rechtliche Grundlagen und aktuelle Kontroversen, in Jusletter, 13. November 2023

 

  • Kurt Pärli/Nic Frei, Konflikt, Krankheit, Kündigung – wenn es kracht am Arbeitsplatz : Fallkonstellationen und aktuelle Rechtsprechung, in Jusletter, 13. November 2023

 

  • Manon Schneider/Gaëtan Corthay, PPE et responsabilité civile : la lacune de protection du propriétaire d’étage et les moyens de la combler, in PPE 2023, p. 183-233

 

  • Grégory Bovey, Le pouvoir d’appréciation du juge en matière de responsabilité du propriétaire d’immeuble à la lumière d’exemples choisis, in Le juge apprécie, 2023, p. 29-44

 

  • Christine Chappuis, La perle, le tribunal et la loi fédérale sur la responsabilité du fait des produits, in Le juge apprécie, 2023, p. 45-59

 

  • Anne-Sylvie Dupont, Le prêt sur gage et la protection sociale, in Le juge apprécie, 2023, p. 61-69

 

  • Thierry Tanquerel, Le juge administratif n’apprécie pas, in Le juge apprécie, 2023, p. 315-332

 

  • Luc Thévenoz/Célian Hirsch, Le pouvoir du juge d’apprécier le dommage d’investissement (art. 42 al. 2 CO) in Le juge apprécie, 2023, p. 333-343

 

  • Anne-Sylvie Dupont, La «pantomime des gueux» : de la cour des miracles à la Cour des assurances sociales, in Le droit au service de l’humanité, 2023, p. 147-155

 

  • Michael Biot, Droit de participation des employés au choix de l’institution de prévoyance selon l’art. 11 LPP : étendue, modalités de mise en œuvre et conséquences en cas de non-respect de la loi, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 111-130

 

  • Jean-Philippe Dunand, De l’esclave Stichus au chauffeur Uber : six modalités du lien de subordination dans les relations de travail, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 209-254

 

  • Sandrine Kreiner, Le télétravail des frontaliers: quel impact sur l’imposition du revenu et l’assujettissement aux assurances sociales?, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 347-371

 

  • Gautier Lang, Droit au congé de paternité sous l’angle de l’art 329g CO; filiation reconnue à l’étranger et autres situations particulières, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 373-401

 

  • Sandeep Pai, « Incapacité » de travail : impossibilité ou confort?, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 509-539

 

  • Stéphanie Perrenoud, Allocations parentales : actualités et perspectives du régime des allocations pour perte de gain, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 541-566

 

  • Guylaine Riondel Besson, Le détachement des travailleurs dans les relations franco-suisses au sens de la sécurité sociale et du droit du travail, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 663-681

 

  • Sara Rousselle-Ruffieux/Paul Michel, L’indemnisation de la perte de gain maladie à la fin des rapports de travail, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 683-709

 

  • David Ternande, Coordination des indemnités de chômage avec les indemnités journalières des autres assureurs sociaux et privés, in Panorama IV en droit du travail, 2023, p. 751-770

 

  • Gerd-Marko Ostendorf, Long-/Post-COVID : Probleme in der Begutachtung für die Privatversicherung, in Der medizinische Sachverständige, Jahrgang 119 (2023), Nummer 3, p. 116-121

 

  • Marco Weiss, Strafbestimmungen des AHVG, in Forum poenale, 16. Jahrgang (2023), Heft 3, p. 198-204

 

  • Davide Keller, Il certificato medico e le conseguenze penali di una scorretta certificazione, in Forum poenale, 16. Jahrgang (2023), Heft 5, p. 357-362

 

  • Marco Weiss, Strafbarkeit von versicherungsexternen medizinischen Gutachtern, in Forum poenale, 16. Jahrgang (2023), Heft 5, p. 363-367

 

  • Bernhard König, Die Haftung der Pistenhalter nach « Pistenschluss », in Zeitschrift für Verkehrsrecht, Jahrgang 68(2023), Heft 11, p. 423-425

 

  • Tiago Gomes, La subrogation de l’assureur social dans un contexte international, in Annuaire SDRCA 2022, p. 33-59

 

  • Muriel Vautier, Le calcul du dommage lorsque la victime est domiciliée à l’étranger, in Annuaire SDRCA 2022, p. 61-118

 

  • Ulrike Mönnich, Versicherungsaufsichtsrechtliche Risiken beim cross-border business, in Annuaire SDRCA 2022, p. 119-153

 

  • Guy Longchamp, Exigibilité des prestations de prévoyance professionnelle : questions choisies, in Annuaire SDRCA 2022, p. 215-228

 

  • Jacques Haldy, La révision en procédure civile, in Res iudicata – e poi?, Commissione ticinese per la formazione permanente dei giuristi, 2023, p. 3-16

 

  • Etienne Poltier, La modification des décisions administratives, in Res iudicata – e poi?, Commissione ticinese per la formazione permanente dei giuristi, 2023, p. 43-65

 

  • Andreas Zünd/Marco Savoldelli, La revisione di sentenze del Tribunale federale, in Res iudicata – e poi?, Commissione ticinese per la formazione permanente dei giuristi, 2023, p. 67-90

 

  • Francesco Parrino, Strumenti per correggere una decisione nell’ambito delle assicurazioni soziali : esempi tratti dalla recente giurisprudenza del Tribunale federale in Res iudicata – e poi?, Commissione ticinese per la formazione permanente dei giuristi, 2023, p. 115-145

 

  • Simon Gasser/Frédéric Lazeyras, Le remboursement des cotisations AVS en cas de départ de Suisse, Expert fiduciaire, Volume 30(2023), numéro 5, p. 300-304

 

 

4A_219/2021 (f) du 25.01.2023 – Poursuites – Commandement de payer – Acte de poursuite interruptif de la prescription – 135 CO – 138 CO / Suspension de la prescription à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage – Dies a quo de la reprise du cours de la prescription – 134 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_219/2021 (f) du 25.01.2023

 

Consultable ici

 

Poursuites – Commandement de payer – Acte de poursuite interruptif de la prescription / 135 CO – 138 CO

Suspension de la prescription à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage – Dies a quo de la reprise du cours de la prescription / 134 CO

 

A.__ et C.__ se sont mariés en janvier 1995. C.__ était alors copropriétaire avec un tiers d’un bateau à moteur, assuré en responsabilité civile auprès de D.__, qui deviendra B.__ SA (ci-après: B.__ ou la compagnie d’assurance).

Le 29.05.1999, les époux naviguaient sur le lac Léman avec des amis afin d’y pratiquer le ski nautique. C.__ pilotait le bateau. Alors qu’elle se trouvait à l’avant, A.__ est tombée par-dessus bord après le passage d’une vague. Le pilote, qui observait le skieur qu’il traînait, n’a pas vu sa compagne chuter. Il a effectué un virage à droite. A.__ a alors passé sous le bateau et sa jambe gauche a été happée par l’hélice au niveau du genou, lui causant de graves lésions. Elle a subi de nombreuses opérations et une longue rééducation.

A.__ et C.__ se sont séparés en juin 2000. Leur divorce a été prononcé le 25.04.2012 par le Tribunal d’arrondissement de l’Est vaudois, dont le jugement est devenu définitif et exécutoire le 29.05.2012.

Le 17.12.2003, B.__ a fait opposition au commandement de payer la somme de 500’000 fr., notifié sur requête de A.__.

Le 27.05.2004, A.__ a déposé une plainte pénale contre son époux. Le 13.01.2006, le Tribunal correctionnel a condamné C.__ pour lésions corporelles graves par négligence à 200 fr. d’amende et donné acte à A.__ de ses réserves civiles.

Le 09.11.2004, la compagnie d’assurance a renoncé à se prévaloir de la prescription, sous réserve que celle-ci n’ait pas été d’ores et déjà acquise. Entre le 19.12.2005 et le 06.09.2011, elle renoncera à se prévaloir de la prescription à huit reprises. Le 23.12.2011, elle a renoncé à se prévaloir de la prescription jusqu’au 29.02.2012.

Le 29.02.2012, A.__ a déposé une réquisition de poursuite pour un montant de 4’000’000 fr. contre B.__, laquelle a fait opposition au commandement de payer notifié le 16.03.2012.

Le 11.03.2013, elle a déposé une réquisition de poursuite contre B.__, laquelle a fait opposition au commandement de payer notifié le 13.03.2013.

Le 25.02.2014, le 26.02.2015, le 22.02.2016, en janvier 2017 à une date indéterminée et le 17.01.2018, la lésée a introduit des poursuites contre la compagnie d’assurance, laquelle a fait opposition aux commandements de payer qui lui avaient été notifiés le 28.02.2014, le 02.03.2015, le 22.02.2016, le 26.01.2017 et le 22.01.2018.

Le 13.04.2017, A.__ a déposé une réquisition de poursuite contre C.__, lequel a fait opposition le 28.04.2017 au commandement de payer qui lui avait été notifié le 25.04.2017.

Le 18.04.2018, la lésée a déposé une réquisition de poursuite contre son ex-époux.

 

Procédures cantonales

Le 31.05.2018, A.__ a déposé une requête de conciliation à l’encontre de B.__ et de C.__.

Après l’échec de la conciliation, elle a, par demande du 17.12.2018, conclu, sur action partielle, à ce que les défendeurs soient condamnés, conjointement et solidairement, subsidiairement B.__ seule et plus subsidiairement C.__ seul, à lui payer 15’000 fr. avec intérêts à 5% dès le 31.12.2008 et 15’000 fr. avec intérêts à 5% dès le 29.11.2008, et à ce que le solde de ses prétentions à leur égard en lien avec l’accident du 29.05.1999 et ses suites soit réservé. C.__ et B.__ ont conclu au déboutement de la demanderesse, soulevant notamment l’exception de prescription.

Par jugement du 11.05.2020, le Tribunal de première instance a admis l’exception de prescription soulevée par chaque défendeur, a constaté que les créances objets de la demande en paiement étaient prescrites et a débouté A.__ de toutes ses conclusions.

Statuant le 23.02.2021 sur appel de la demanderesse, la Chambre civile de la Cour de justice a confirmé le jugement de première instance.

 

TF

Consid. 5
Aux termes de l’art. 135 ch. 2 CO, la prescription est interrompue lorsque le créancier fait valoir ses droits par des poursuites (« durch Schuldbetreibung »; « mediante atti di esecuzione »), par une requête de conciliation, par une action ou une exception devant un tribunal ou un tribunal arbitral ou par une intervention dans une faillite. Un nouveau délai commence à courir dès l’interruption (art. 137 al. 1 CO). Sous le titre marginal « Fait du créancier » (« Bei Handlungen des Gläubigers »; « In caso di atti del creditore »), l’art. 138 CO prévoit, à son alinéa 2, que si l’interruption résulte de poursuites (« Schuldbetreibung »; « esecuzione per debiti »), la prescription reprend son cours à compter de chaque acte de poursuite (« mit jedem Betreibungsakt »; « ad ogni singolo atto esecutivo »).

Consid. 5.1
Déterminer à quelles conditions une poursuite pour dettes a pour effet d’interrompre la prescription est une question de droit matériel à trancher par le juge (ATF 144 III 425 consid. 2.1). Selon une jurisprudence ancienne et constante, la réquisition de poursuite remplissant les conditions posées à l’art. 67 LP est un acte interruptif de prescription au sens de l’art. 135 ch. 2 CO; le Tribunal fédéral n’a ainsi pas pris en compte l’art. 38 al. 2 LP aux termes duquel la poursuite commence par la notification du commandement de payer (ATF 39 II 66 consid. 2 [sous l’empire de l’art. 154 aCO analogue à l’art. 135 CO]; 51 II 563 consid. 1 p. 566; 57 II 462 consid. 2; 101 II 77 consid. 2c in fine; 104 III 20 consid. 2; 114 II 261 consid. 2a; cf. également ATF 138 III 328 consid. 4.1). Le moment déterminant est celui de la remise à la poste ou à l’office des poursuites de la réquisition de poursuite (ATF 49 II 38 consid. 2 p. 42; 114 II 261 consid. 2a; arrêt 2C_426/2008 du 18 février 2009 consid. 6.6.1; pour la transmission électronique: cf. art. 143 al. 2 CPC; ROBERT K. DÄPPEN, in Basler Kommentar, Obligationenrecht I, 7e éd. 2020, n° 6 ad art. 135 CO; GAUCH/SCHLUEP/EMMENEGGER, OR AT Schweizerisches Obligationenrecht Allgemeiner Teil, tome II, 11e éd. 2020, n. 3345 p. 276; ALFRED KOLLER, OR AT Schweizerisches Obligationenrecht Allgemeiner Teil, 4e éd. 2017, n. 69.04 p. 1215).

Consid. 5.2
En l’espèce, le litige porte sur le point de savoir si la prescription est interrompue une nouvelle fois lors de la notification du commandement de payer.

Selon STOFFEL/CHABLOZ, auxquels la cour cantonale se réfère, l’interruption de la prescription par la poursuite, au sens de l’art. 135 ch. 2 CO, suppose un commandement de payer valablement notifié, lequel n’a donc d’autre effet que de faire rétroagir l’interruption au moment du dépôt de la réquisition de poursuite (Voies d’exécution, 3e éd. 2016, n. 28 p. 109 et n. 42 p. 111).

Une telle manière de voir se heurte à la jurisprudence. Le Tribunal fédéral a jugé plusieurs fois qu’il n’était pas nécessaire qu’un commandement de payer soit notifié pour que la réquisition de poursuite interrompe la prescription (ATF 104 III 20 consid. 2; 101 II 77 consid. 2c in fine; 57 II 462 consid. 2; arrêt 5P.339/2000 du 13 novembre 2000 consid. 3c; cf. également ATF 114 II 261 consid. a; cf. toutefois ATF 83 II 41 consid. 5 et 69 II 162 consid. 2b p. 175 [une réquisition de poursuite adressée à un office incompétent ratione loci interrompt la prescription pour autant que le commandement de payer soit finalement notifié au débiteur et ne soit pas annulé sur plainte]).

Cela étant, il s’agit ici de déterminer si le commandement de payer est un acte de poursuite interruptif de la prescription au sens de l’art. 138 al. 2 CO.

Il convient d’emblée d’écarter la thèse des intimés selon laquelle le titre marginal de l’art. 138 CO exclurait tout acte de poursuite n’émanant pas du créancier. La référence au « fait du créancier » établit simplement le lien avec l’art. 135 ch. 2 CO, qui décrit les actes interruptifs du créancier après l’énumération, à l’art. 135 ch. 1 CO, des actes interruptifs du débiteur. Il est ainsi largement admis que l’acte de poursuite mentionné à l’art. 138 al. 2 CO peut émaner du créancier comme de l’office des poursuites (ATF 81 II 135 consid. 1; WILDHABER/DEDE, Berner Kommentar, 2021, n° 34 ad art. 138 CO; GAUCH/SCHLUEP/EMMENEGGER, op. cit., n. 3346 p. 276; ALFRED KOLLER, op. cit., n. 69.07 p. 1216; PETER NABHOLZ, Verjährung und Verwirkung als Rechtsuntergangsgründe infolge Zeitablaufs, 1958, p. 117).

Le Tribunal fédéral a précisé que l’acte interruptif devait introduire une nouvelle phase dans la poursuite, ce qui n’était pas le cas de la communication prévue à l’art. 76 LP, lorsque l’office des poursuites remet au créancier un exemplaire du commandement de payer attestant de l’opposition ou de l’absence d’opposition; il en a déduit dans le cas particulier que la prescription avait été interrompue la dernière fois lors de la notification du commandement de payer (ATF 81 II 135 consid. 1; cf. également arrêt 2C.1/1998 du 21 février 2000 consid. 2c).

Déjà dans l’ATF 39 II 66, le Tribunal fédéral avait indiqué expressément que la prescription interrompue une première fois par le dépôt de la réquisition de poursuite l’était une deuxième fois par la notification du commandement de payer (consid. 2). La possibilité d’une double interruption de la prescription au début des poursuites est également rendue par la formule selon laquelle la remise de la réquisition de poursuite – et non seulement (« nicht erst ») la notification du commandement de payer – est un acte interruptif (ATF 51 II 563 consid. 1). A d’autres reprises, le nouveau délai de prescription a simplement été calculé à partir de la notification du commandement de payer (ATF 70 II 85 consid. 3; arrêt 4A_513/2010 du 30 août 2011 consid. 4.1 non publié in ATF 137 III 453).

La notification du commandement de payer est également citée en doctrine à titre d’exemple d’acte de poursuite interruptif de la prescription au sens de l’art. 138 al. 2 CO (IVO SCHWANDER, in OR Kommentar, Kren Kostkiewicz et al. [éd.], 4e éd. 2023, n° 2 ad art. 138 CO; WILDHABER/DEDE, op. cit., n° 34 ad art. 138 CO; PASCAL PICHONNAZ, in Commentaire romand, Code des obligations I, 3e éd. 2021, n° 9 ad art. 138 CO; DÄPPEN, op. cit., n° 5 ad art. 138 CO; BLAISE CARRON et NIELS FAVRE, La révision de la prescription dans la partie générale du Code des obligations, in Le nouveau droit de la prescription, François Bohnet et Anne-Sylvie Dupont [éd.], 2019, n. 129 p. 50; FRÉDÉRIC KRAUSKOPF, Das Management der privatrechtlichen Verjährung, in Le insidie della prescrizione, 2019, p. 29; DANIEL WUFFLI, Verjährungsunterbrechung durch Betreibung, in Die Verjährung – Antworten auf brennende Fragen zum alten und neuen Verjährungsrecht, Frédéric Krauskopf [éd.], 2018, p. 168; KOLLER, op. cit., n. 69.07 p. 1216; STEPHEN BERTI, Zürcher Kommentar, 3e éd. 2002, n° 40 ad art. 138 CO; PIERRE-ROBERT GILLIÉRON, Commentaire de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite, Articles 1-88, 1999, n° 135 ad art. 67 LP; LE MÊME, in Poursuite pour dettes, faillite et concordat, 5e éd. 2012, n. 665 p. 161, paraît toutefois exclure que le commandement de payer interrompe la prescription.).

Consid. 5.3
Il apparaît ainsi que la jurisprudence, approuvée par la doctrine, a attribué de longue date un effet interruptif de la prescription à la notification du commandement de payer.

Ni les considérants de l’arrêt attaqué, ni la motivation développée par les intimés ne recèlent de motifs sérieux justifiant un changement de jurisprudence (cf. ATF 147 III 14 consid. 8.2), lequel porterait manifestement atteinte à la sécurité juridique requise par le régime de la prescription (cf. ATF 137 III 16 consid. 2.1).

Il s’ensuit que, contrairement à ce que la cour cantonale a jugé, la réquisition de poursuite déposée le 11.03.2013 contre l’intimée a interrompu la prescription dès lors qu’elle est intervenue moins d’une année après la notification d’un commandement de payer en date du 16.03.2012; tel est également l’effet des réquisitions de poursuite du 26.02.2015 et du 17.01.2018, déposées plus d’un an après les réquisitions précédentes, mais moins d’un an après la notification de commandements de payer le 28.02.2014, respectivement le 26.01.2017.

En conclusion, la cour cantonale a violé le droit fédéral en jugeant prescrites les créances envers les intimés au motif que la recourante avait laissé passer plus d’une année entre le dépôt de deux réquisitions de poursuite.

 

Consid. 6.2
Aux termes de l’art. 134 al. 1 ch. 3 CO, la prescription ne court point et, si elle avait commencé à courir, elle est suspendue à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage. La prescription commence à courir, ou reprend son cours, dès l’expiration du jour où cessent les causes qui la suspendent (art. 134 al. 2 CO).

La recourante et l’intimé étaient mariés lors de l’accident du 29.05.1999. Le délai de prescription n’a dès lors commencé de courir qu’à partir du jour où le jugement de divorce est devenu définitif et exécutoire, soit le 29.05.2012.

Est en jeu le délai de prescription extraordinaire applicable aux créances découlant d’actes punissables, calculé selon l’art. 60 al. 2 CO dans sa version en vigueur jusqu’au 31.12.2019. Par exception aux principes posés à l’art. 60 al. 1 aCO, l’art. 60 al. 2 aCO prévoit que, si les dommages-intérêts dérivent d’un acte punissable soumis par les lois pénales à une prescription de plus longue durée, cette prescription s’applique à l’action civile. Le droit pénal ne sert qu’à déterminer le point de départ et la durée de la prescription de la prétention civile; pour le reste, les règles du droit civil s’appliquent (cf. art. 127 ss CO) (ATF 101 II 321 consid. 3).

En l’espèce, le délit de lésions corporelles graves par négligence (art. 125 al. 2 CP) retenu par le juge pénal à l’encontre de l’intimé se prescrivait par cinq ans selon l’ancien art. 70 CP, applicable en vertu de la lex mitior dès lors que l’infraction avait été commise avant l’entrée en vigueur de la nouvelle version de cette disposition le 01.10.2002. Si la recourante et l’intimé n’avaient pas été mariés, le délai de cinq ans, déterminant pour la prescription de l’action civile, aurait commencé de courir à partir du jour de l’accident. C’est donc ce délai qui, au sens de l’art. 134 al. 1 et 2 CO, a été « empêché » de s’écouler durant le mariage et qui a pris son cours dès que le jugement de divorce est devenu définitif et exécutoire.

L’art. 60 al. 2 aCO tend à harmoniser la prescription du droit civil avec celle du droit pénal, dans l’idée qu’il serait choquant que le lésé ne puisse plus agir contre le responsable à un moment où celui-ci demeure exposé à une poursuite pénale (ATF 137 III 481 consid. 2.3; 131 III 430 consid. 1.2; 127 III 538 consid. 4c). Eu égard à ce but, il n’y a certes, comme l’intimé le fait observer, aucune nécessité de faire partir un délai pénal de plus longue durée à un moment où la prescription pénale est acquise. Le Tribunal fédéral l’a reconnu en jugeant que les actes interruptifs de prescription au sens des art. 135 ou 138 CO survenant après l’expiration de la prescription pénale ne pouvaient faire partir que le délai de prescription de droit civil de l’art. 60 al. 1 CO (ATF 131 III 430 consid. 1.4). Cependant, la jurisprudence constante, fondée sur l’interprétation littérale de l’art. 60 al. 2 aCO, a été maintenue sur le principe lorsque l’acte interruptif se produit avant que la prescription de l’action pénale soit acquise: l’interruption de la prescription fait partir, en vertu de l’art. 137 CO, un nouveau délai égal à la durée initiale prévue par le droit pénal (ATF 131 III 430 consid. 1.2; 127 III 538 consid. 4c et 4d).

Mutatis mutandis le même raisonnement peut être tenu en l’espèce. La condamnation pénale de l’intimé et la prescription pénale absolue intervenues pendant la durée du mariage sont sans incidence sur le délai de prescription applicable dès la fin de la cause de suspension, puisque la durée de ce délai est déterminée au jour de l’acte punissable, soit à un moment par définition antérieur à l’acquisition de la prescription pénale.

C’est dès lors bien un délai de cinq ans qui a commencé de courir à partir du 29.05.2012, de sorte que la recourante a interrompu la prescription en déposant une réquisition de poursuite le 13.04.2017.

 

Le TF admet le recours de A.__.

 

Arrêt 4A_219/2021 consultable ici

 

1C_135/2022 (f) du 24.08.2022 – Retrait du permis de conduire – Perte de maîtrise du véhicule sur l’autoroute sur chaussée mouillée en roulant à 90-100 km/h – Rappel de la jurisprudence relative à l’aquaplaning

Arrêt du Tribunal fédéral 1C_135/2022 (f) du 24.08.2022

 

Consultable ici

 

Violation grave des règles de la circulation – Retrait du permis de conduire / 16c al. 2 let. a LCR

Perte de maîtrise du véhicule sur l’autoroute sur chaussée mouillée en roulant à 90-100 km/h / 31 al. 1 LCR – 32 al. 1 LCR

Rappel de la jurisprudence relative à l’aquaplaning

 

Selon le rapport de la gendarmerie cantonale, A.__ circulait, le 24.06.2021 vers 17h40, sur l’autoroute A12 de Lausanne en direction de Fribourg sur une chaussée mouillée et par temps pluvieux. Alors qu’elle effectuait un dépassement, à une vitesse, selon ses dires, d’environ 100 km/h, elle a perdu la maîtrise de son véhicule et a heurté la voiture qui circulait sur la voie de droite; celle-ci s’est alors déportée latéralement avant d’entrer en collision frontale avec la berme centrale. A.__ s’est immédiatement arrêtée sur la bande d’arrêt d’urgence.

Par décision du 19.08.2021, La Commission des mesures administratives en matière de circulation routière (ci-après: CMA) a prononcé le retrait du permis de conduire de A.__ pour une durée de trois mois, qualifiant l’infraction commise par l’intéressée de grave.

Ordonnance pénale du 03.12.2021 : A.__ a été reconnu coupable de violation simple des règles de la circulation routière (art. 90 al. 1 LCR), l’intéressée ayant perdu le contrôle de son véhicule en raison d’une vitesse inadaptée aux circonstances de la route, soit aux conditions météorologiques ainsi qu’à l’état de la chaussée. Cette ordonnance n’a pas été contestée.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 19.01.2022, le Tribunal cantonal a retenu que A.__ circulait sur la voie de dépassement de l’autoroute à une vitesse inadaptée aux conditions météorologiques (à savoir environ 100 km/h alors qu’il pleuvait et que la chaussée était détrempée); elle avait perdu la maîtrise de son véhicule, ce qui avait provoqué un accident avec la voiture qui circulait sur la voie de droite. L’autorité cantonale a considéré que l’intéressée avait violé une règle élémentaire de prudence, dont la violation, nécessairement délibérée, devait être considérée comme grave. De plus, la faute commise avait été à l’origine d’une mise en danger concrète de la circulation, le véhicule de A.__ ayant percuté la voiture qu’elle dépassait, provoquant un accident; le fait qu’il n’y ait pas eu de blessés relevait du cas fortuit et ne saurait lui profiter. Dès lors, tant la faute que la mise en danger devaient être qualifiées de graves au sens de l’art. 16c al. 2 let. a LCR.

 

TF

Consid. 2.1
A ses art. 16a à 16c, la LCR distingue les infractions légères, moyennement graves et graves. Selon l’art. 16a al. 1 LCR, commet une infraction légère la personne qui, en violant les règles de la circulation routière, met légèrement en danger la sécurité d’autrui et à laquelle seule une faute bénigne peut être imputée. Commet en revanche une infraction grave selon l’art. 16c al. 1 let. a LCR la personne qui, en violant gravement les règles de la circulation routière, met sérieusement en danger la sécurité d’autrui ou en prend le risque. Conformément à l’art. 16c al. 2 let. a LCR, le permis de conduire est retiré pour trois mois au minimum après une infraction grave. Entre ces deux extrêmes, se trouve l’infraction moyennement grave, soit celle que commet la personne qui, en violant les règles de la circulation routière, crée un danger pour la sécurité d’autrui ou en prend le risque (art. 16b al. 1 let. a LCR). Dans cette hypothèse, le permis est retiré pour un mois au minimum (art. 16b al. 2 let. a LCR).

Le législateur conçoit l’art. 16b al. 1 let. a LCR comme l’élément dit de regroupement. Cette disposition n’est ainsi pas applicable aux infractions qui tombent sous le coup des art. 16a al. 1 let. a et 16c al. 1 let. a LCR. Dès lors, l’infraction est toujours considérée comme moyennement grave lorsque tous les éléments constitutifs qui permettent de la privilégier comme légère ou au contraire de la qualifier de grave ne sont pas réunis. Tel est par exemple le cas lorsque la faute est grave et la mise en danger bénigne ou, inversement, si la faute est légère et la mise en danger grave (ATF 136 II 447 consid. 3.2). Ainsi, par rapport à une infraction légère, où tant la mise en danger que la faute doivent être légères, on parle d’infraction moyennement grave dès que la mise en danger ou la faute n’est pas légère, alors qu’une infraction grave suppose le cumul d’une faute grave et d’une mise en danger grave (cf. ATF 135 II 138 consid. 2.2.3; arrêts 1C_144/2018 du 10 décembre 2018 consid. 2.2; 1C_525/2012 du 24 octobre 2013 consid. 2.1).

D’un point de vue objectif, il y a création d’un danger sérieux pour la sécurité d’autrui au sens de l’art. 16c al. 1 let. a LCR non seulement en cas de mise en danger concrète, mais déjà en cas de mise en danger abstraite accrue; la réalisation d’un tel danger s’examine en fonction des circonstances spécifiques du cas d’espèce (ATF 143 IV 508 consid. 1.3; 142 IV 93 consid. 3.1; arrêts 1C_51/2021 du 4 avril 2022 consid. 2.1.1; 1C_592/2018 du 27 juin 2019 consid. 3.1). Sur le plan subjectif, l’art. 16c al. 1 let. a LCR, dont la portée est identique à celle de l’art. 90 ch. 2 LCR, exige un comportement sans scrupules ou gravement contraire aux règles de la circulation, c’est-à-dire une faute grave, donnée en cas de dol direct ou de dol éventuel et, en cas d’acte commis par négligence, découlant au minimum d’une négligence grossière (ATF 142 IV 93 consid. 3.1; 131 IV 133 consid. 3.2; arrêts 1C_436/2019 du 30 septembre 2019 consid. 2.1; 1C_442/2017 du 26 avril 2018 consid. 2.1; BUSSY/RUSCONI/JEANNERET/KUHN/MIZEL/ MÜLLER, Code suisse de la circulation routière commenté, 4e éd. 2015, nos 1.2 ss ad art. 16c LCR). Cette condition est réalisée si l’auteur est conscient du danger que représente sa manière de conduire ou si, contrairement à ses devoirs, il ne tient pas compte du fait qu’il met en danger les autres usagers, c’est-à-dire s’il agit avec une négligence inconsciente; tel sera le cas lorsque le conducteur est inattentif, qu’il apprécie mal une situation, ou qu’il évalue mal les conséquences de son comportement. Dans un tel cas, il faut toutefois faire preuve de retenue. Une négligence grossière ne peut être admise que si l’absence de prise de conscience du danger créé pour autrui est particulièrement blâmable – notamment en méconnaissant un risque clair – ou repose elle-même sur une absence de scrupules (ATF 131 IV 133 consid. 3.2 et les réf. cit.; arrêt 1C_436/2019 du 30 septembre 2019 consid. 2.1; BUSSY/RUSCONI/JEANNERET/KUHN/MIZEL/MÜLLER, op. cit., n° 1.2.2 ad art. 16c LCR). Plus la violation de la règle de la circulation est objectivement grave, plus on admettra l’existence d’une absence de scrupules, sauf indice particulier permettant de retenir le contraire (ATF 142 IV 93 consid. 3.1).

En revanche, une faute moyennement grave au sens de l’art. 16b al. 1 let. a LCR correspond, lorsqu’aucune circonstance particulière n’exige une prudence très élevée (cf. arrêt 1C_525/2012 du 24 octobre 2013 consid. 2.4), à une absence de prise en considération des risques d’accident, alors que ceux-ci étaient reconnaissables pour un conducteur moyen normalement prudent (cf. ATF 126 II 192 consid. 2b) et vouant toute attention à la chaussée au sens de l’art. 3 al. 1 de l’ordonnance sur les règles de la circulation routière (OCR; RS 741.11; BUSSY/RUSCONI/JEANNERET/KUHN/MIZEL/MÜLLER, op. cit., n° 1.4 ad art. 16b LCR).

 

Consid. 2.2
A teneur de l’art. 31 al. 1 LCR, le conducteur devra rester constamment maître de son véhicule de façon à pouvoir se conformer aux devoirs de la prudence. Cela signifie qu’il doit être à tout moment en mesure de réagir utilement aux circonstances (arrêt 1C_577/2018 du 9 avril 2019 consid. 2.2). Le conducteur doit vouer à la route et au trafic toute l’attention possible (cf. art. 3 al. 1 OCR), le degré de cette attention devant être apprécié au regard de toutes les circonstances, telles que la densité du trafic, la configuration des lieux, l’heure, la visibilité et les sources de danger prévisibles (ATF 137 IV 290 consid. 3.6; 129 IV 282 consid. 2.2.1 et la réf. cit.; arrêt 1C_249/2021 du 17 décembre 2021 consid. 3.2).

Selon la jurisprudence, la perte de maîtrise du véhicule ne constitue pas toujours une infraction grave au sens de l’art. 16c al. 1 let. a LCR. Selon ces circonstances – en particulier selon le degré de mise en danger de la sécurité d’autrui et selon la faute de l’intéressé – l’infraction peut être qualifiée de moyennement grave au sens de l’art. 16b al. 1 let. a LCR, voire même de légère au sens de l’art. 16a al. 1 let. a LCR (arrêt 1C_525/2012 du 24 octobre 2013 consid. 2.2 et la réf. cit.).

Selon l’art. 32 al. 1 LCR, la vitesse doit toujours être adaptée aux circonstances, notamment aux particularités du véhicule et du chargement, ainsi qu’aux conditions de la route, de la circulation et de la visibilité. Cette règle implique notamment qu’on ne peut circuler à la vitesse maximale autorisée que si les conditions de la route, du trafic et de visibilité sont favorables (ATF 121 IV 286 consid. 4b; 121 II 127 consid. 4a; cf. art. 4a OCR). En effet, s’il veut pouvoir se conformer aux règles de prudence au sens de l’art. 31 al. 1 LCR, le conducteur devra, avant tout, adapter sa vitesse, pour qu’elle ne constitue ni une cause d’accident ni une gêne excessive pour la circulation (BUSSY/ RUSCONI/JEANNERET/KUHN/MIZEL/MÜLLER, op. cit., n° 1.1 ad art. 32 LCR).

Ont été qualifiées de fautes graves certaines pertes de maîtrise avérées alors que les conditions de circulation requéraient une attention particulière, par exemple sur une autoroute détrempée avec risque d’aquaplaning (ATF 120 1b 312 consid. 4c; arrêt 1C_249/2012 du 27 mars 2013 consid. 2.2.5). Le phénomène dit « d’aquaplaning » (dû au glissement des pneus sur un plan d’eau, sans adhérence avec le sol) et qui se manifeste surtout sur les autoroutes, est en effet assez connu pour devoir être pris en considération par tous les conducteurs et il peut déjà se produire à des vitesses inférieures à 80 km/h (ATF 120 Ib 312 consid. 4c; BUSSY/RUSCONI/JEANNERET/KUHN/MIZEL/MÜLLER, op. cit., n° 1.6 ad art. 32 LCR).

L’examen de l’adaptation de la vitesse aux circonstances, dans leur ensemble, est en principe une question de droit que le Tribunal fédéral peut examiner librement. Mais, comme la réponse dépend pour beaucoup de l’appréciation des circonstances locales par l’autorité cantonale, à laquelle il faut laisser une certaine latitude, le Tribunal fédéral ne s’écarte de cette appréciation que lorsque des raisons impérieuses l’exigent (ATF 99 IV 227 consid. 2; arrêts 1C_51/2021 du 4 avril 2022 consid. 2.1.2; 6B_23/2016 du 9 décembre 2016 consid. 3.1; 6B_1247/2013 du 13 mars 2014 consid. 3.1).

 

Consid. 2.4
En l’espèce,
il n’est pas contesté que A.__, en effectuant un dépassement sur l’autoroute à une vitesse d’environ 90-100 km/h, a perdu la maîtrise de son véhicule et a ainsi causé un accident avec la voiture qui circulait sur la voie de droite. Il n’est pas non plus contesté que la perte de maîtrise du véhicule a été causée par de l’aquaplaning.

A.__ admet qu’elle « avait parfaitement conscience du danger que représentait l’aquaplaning »; ainsi, si, selon ses dires, elle avait réduit sa vitesse à environ 90-100 km/h, elle avait tout de même « sans doute mal évalué ou sous-estimé l’état de la route ». Ce faisant, A.__ a mis en danger les autres usagers, si ce n’est pas déjà par dol éventuel, pour le moins en faisant preuve d’une négligence inconsciente: en effet, en plus d’avoir mal apprécié la situation, elle a aussi mal évalué les conséquences de son acte lorsqu’elle a engagé une manœuvre de dépassement à environ 90-100 km/h sur une autoroute détrempée avec risque d’aquaplaning, alors que les conditions météorologiques requéraient, dans un tel cas de figure, une attention particulière et une prudence accrue. Comme rappelé à juste titre par le Tribunal cantonal, le risque d’aquaplaning, bien connu, commande à tout conducteur prudent et respectueux des règles de la circulation routière d’adapter et même de réduire conséquemment sa vitesse en cas de fortes pluies, étant en particulier conseillé aux automobilistes de ne pas dépasser les 80 km/h (cf. supra consid. 2.2); en roulant à 90-100 km/h, A.__ a ainsi méconnu un risque clair.

Au demeurant, l’état de fait cantonal ne contient aucun élément faisant apparaître le comportement de A.__ comme moins grave. En effet, le Tribunal cantonal a relevé que la vitesse excessive ayant causé l’aquaplaning s’accompagnait, comme on l’a vu, d’une tentative de dépassement; dès lors, l’absence de prudence accrue de A.__ qui a engagé une manœuvre de dépassement en méconnaissant le risque clair d’aquaplaning à une vitesse d’environ 90-100 km/h, laquelle a engendré la perte de maîtrise du véhicule, puis l’accident, apparaissent particulièrement blâmables. Dans ce contexte et contrairement à l’avis de A.__, la situation du cas d’espèce peut se rapprocher de celles de l’ATF 120 Ib 312 et de l’arrêt 1C_249/2012 du 27 mars 2013: s’il est vrai que dans les deux affaires les recourants semblaient conduire à une vitesse de 120 km/h, cette différence ne suffit pas, à elle seule, à retenir que, dans le cas d’espèce, A.__ n’aurait pas commis de faute grave. A.__ a en effet adopté un comportement dont le caractère manifestement dangereux ne pouvait pas lui échapper. Il y a donc là, à tout le moins, une négligence grossière de sa part. Le fait que le rapport de police ne fasse pas état de pneus lisses concernant le véhicule de A.__ ne change rien à cette appréciation.

Comme rappelé par le Tribunal cantonal, dans les arrêts mentionnés plus haut il a été jugé qu’une perte de maîtrise due à une conduite inadaptée sur l’autoroute, où la circulation est toujours très rapide, malgré l’attention particulière que requiert le risque d’aquaplaning, constitue une grave mise en danger de la sécurité routière – ce qui n’est pas contesté par A.__ – et suppose une faute grave. Il existe en particulier un risque de collision avec les véhicules qui précèdent impliquant des conséquences considérables pour les personnes concernées (ATF 120 Ib 312 consid. 4c; arrêt 1C_249/2012 du 27 mars 2013 consid. 2.2.4 et 2.2.5). Vu ces éléments et compte tenu du fait que, comme susmentionné, plus la violation d’une règle de la circulation routière est objectivement grave plus cela conduit en principe à retenir une négligence grossière sur le plan subjectif, la situation du cas d’espèce diffère de celles qui ont fait l’objet des arrêts 6A.9/2004 du 23 avril 2004 et 6A.65/2003 du 27 novembre 2003, auxquels A.__ se réfère: en particulier étant donné que, dans ces arrêts, la perte de maîtrise du véhicule, due à une vitesse excessive, n’a pas eu lieu sur l’autoroute et qu’aucun aquaplaning n’a été constaté. La présente cause se distingue également de celle de l’arrêt 1C_525/2012 du 24 octobre 2013, où le Tribunal fédéral a retenu une faute moyennement grave. Bien que, dans cette affaire, la personne circulait sur l’autoroute, une forte pluie ou de l’aquaplaning – qui auraient exigé une prudence accrue – n’ont pas été constatés (cf. arrêt 1C_525/2012 du 24 octobre 2013 consid. 2.4); de même, le recourant n’avait pas engagé une manœuvre de dépassement et n’avait pas causé d’accident avec une autre voiture.

Enfin, A.__ ne saurait tirer argument du fait que sur le plan pénal elle a été condamnée pour infraction simple selon l’art. 90 al. 1 LCR. En effet, si les faits retenus au pénal lient en principe l’autorité et le juge administratifs (ATF 139 II 95 consid. 3.2 et les arrêts cités), il en va différemment des questions de droit, en particulier de l’appréciation de la faute et de la mise en danger (arrêt 1C_202/2018 du 18 septembre 2018 consid. 2.2).

 

Consid. 2.5
Dans ces circonstances, le Tribunal cantonal n’a pas violé le droit fédéral en retenant que A.__ avait commis une infraction grave au sens de l’art. 16c al. 1 let. a LCR. Pour le surplus, A.__ ne conteste pas que, dans cette hypothèse, son permis de conduire devait lui être retiré pour une durée de trois mois en application de l’art. 16c al. 2 let. a LCR, s’agissant de la durée minimale pour une infraction grave.

 

Le TF rejette le recours de A.__.

 

Arrêt 1C_135/2022 consultable ici

 

4A_431/2021 (i) du 21.04.2022 – Responsabilité civile – Incendie – 41 CO / Notion de dommage – Plus-value de la rénovation lors de la détermination du dommage – 42 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_431/2021 (i) du 21.04.2022

 

Consultable ici

NB : Traduction personnelle ; seul l’arrêt fait foi

 

Responsabilité civile – Incendie / 41 CO

Notion de dommage – Plus-value de la rénovation lors de la détermination du dommage / 42 CO

 

B.__ est propriétaire d’une maison mitoyenne. Depuis le 01.10.2010, il loue l’appartement situé au premier étage de l’immeuble à A.__ (ci-après : la locataire [recourante]).

Le 10.02.2012, l’appartement occupé par la locataire a été entièrement détruit par un incendie qui a également endommagé l’appartement du rez-de-chaussée occupé par le propriétaire.

B.__ a conclu, entre mars et décembre 2012, trois conventions d’indemnisation avec sa compagnie d’assurance: l’une portant sur le versement de 37’000 fr. à titre d’indemnité pour les dommages causés au mobilier, une autre relative à la reconnaissance d’un montant de 12’320 fr. pour la location d’un appartement pendant la période où le bâtiment était inhabitable, et une troisième concernant une indemnité de 485’000 fr. pour les frais de reconstruction et de 47’556 fr. 20 pour ceux de déblaiement et de sécurisation du bâtiment.

Dans un jugement du 29.01.2014, le juge du tribunal pénal a condamné la locataire pour incendie volontaire. Le 23.10.2014, la Cour pénale d’appel a confirmé cette décision.

 

Procédures cantonales

Le 11.12.2015, B.__ a assigné la locataire devant le Tribunal d’instance, en vue d’obtenir la condamnation au paiement d’une somme totale de 218’260 fr. 65, majorée des intérêts à 6% dès le 10.02.2012, pour des dépenses engagées par lui et non couvertes par l’assurance (100’000 fr. pour l’indemnisation des frais de rénovation, 20’930 fr. pour la location d’un logement pendant la remise en état de l’immeuble, 67’500 fr. pour la non-location de l’appartement endommagé, 15’000 fr. pour les désagréments supplémentaires subis, 14’831 fr. 65 pour les frais d’assistance judiciaire avant le procès) et le rejet définitif de l’opposition formée contre le commandement de payer émis à son encontre. Ultérieurement, B.__ a précisé sa prétention en chiffrant l’indemnité totale à 211 278 fr. 34 (dont 85’000 fr. pour le remboursement des frais de remise en état). Par un arrêt du 07.02.2020, rejet de l’action dans son intégralité.

B.__ a interjeté appel en demandant que le jugement attaqué soit réformé de manière à faire droit à la requête et à condamner la locataire à lui verser 211’278 fr. 34, plus les intérêts demandés dans les conclusions. Par jugement du 05.07.2021, la Cour d’appel civile a partiellement admis le recours et réformé le jugement précédant, condamnant la locataire à payer à payer à la demanderesse 85’000 fr. plus les intérêts de 5% dès le 11.12.2015 et rejetant définitivement l’opposition de la locataire au commandement de payer correspondant limité à ce montant. Le demandeur avait certes procédé à des améliorations, mais il serait erroné ainsi qu’injuste – ont estimé les juges cantonaux – de compenser la plus-value résultant des travaux qu’il avait financés par la diminution de la fortune causée par l’incendie.

 

TF

Consid. 3
La cour cantonale a jugé qu’en fait seule une partie des travaux de reconstruction était strictement nécessaire à la remise en état du bâtiment existant, que leur valeur totale s’élevait à 565’000 fr., auxquels s’ajoutent 5’000 fr. d’impôts et frais divers et 47’556 fr. 20 de travaux de sécurité et de couverture provisoire, et que la compagnie d’assurances avait versé à B.__ 485’000 fr. pour les dommages au bâtiment et 47’556 fr. 20 pour le déblaiement des gravats (soit un total de 532’556 fr. 20). C’est donc à juste titre que le demandeur a réclamé une indemnité pour le découvert de 85’000 fr. à la locataire (565’000 + 5000./. 485’000). La thèse de la Cour d’appel civile selon laquelle, nonobstant les dommages subis, B.__ aurait dû se laisser imputer la plus-value de l’immeuble découlant du sinistre, reposait sur une déformation de la « Differenztheorie » et n’était pas soutenable. Enfin, la valeur des améliorations n’avait pas été prise en compte par l’expert « pour déterminer les débours jugés indispensables ». Ainsi, il n’était pas possible de compenser la plus-value résultant des travaux financés par B.__ par la diminution des actifs causée par l’incendie.

Pour le reste, le dommage était suffisamment allégué et prouvé : il était précisé dans les annexes de B.__ et ressortait des factures du dossier et du rapport de l’expert, sommé de « constater le montant du dommage ». Le fait que les factures « n’étaient pas toujours » claires et suffisamment détaillées – pour les juges cantonaux, un événement « certainement pas inhabituel pour des travaux de cette taille et de cette ampleur » – n’avait pas entamé la fiabilité du rapport d’expertise (dont la locataire a demandé et obtenu la clarification et le complément), ni empêché la détermination du dommage.

 

Consid. 4.1 [résumé]
La locataire se plaint d’une application erronée des art. 8 CC et 42 CO.

Consid. 4.2 [résumé]
Les art. 8 CC et 42 al. 1 CO définissent notamment le degré de preuve requis, que le Tribunal fédéral examine – en toute connaissance de cause (ATF 130 III 321 consid. 5). En revanche, la question de la nature des preuves est tout à fait différente : elle peut être directe ou indirecte (LARDELLI/VETTER, in : Basler Kommentar, Zivilgesetzbuch I, 6e ed. 2018, n° 85 à l’art. 8 CC), notamment circonstancielle (MAX KUMMER, Grundriss des Zivilprozessrechts, 4e ed. 1984, p. 123 ss), et concerne le thème de la libre appréciation des preuves, qui doit être réexaminé à la lumière de l’interdiction de l’arbitraire (art. 9 Cst.) et échappe donc entièrement au champ d’application de l’art. 8 CC (voir en particulier en ce qui concerne l’appréciation des preuves indirectes, ATF 128 III 22 consid. 2d ; arrêt 4A_346/2012 du 31 octobre 2012 consid. 3.3).

Il ressort clairement de la lecture de l’arrêt attaqué que la Cour d’appel a apprécié justement les faits, tant sur la base des pièces du dossier que sur celle du rapport d’expertise et des éclaircissements visant à déterminer le dommage. Les éléments de preuve considérés par la Cour d’appel dans leur ensemble constituaient un faisceau d’indices suffisamment solide pour permettre de conclure à l’existence d’un dommage spécifique. Cette approche est conforme aux art. 8 CC et 42 al. 1 CO. La critique est donc infondée.

 

Consid. 5.1
Dans sa requête, B.__ a indiqué des travaux de sécurisation de l’immeuble et des travaux de rénovation et de reconstruction de l’immeuble pour un montant de 725’631 fr. 35 en se référant à un extrait du compte de construction et en offrant comme preuve le rapport de l’expert. La locataire a contesté les coûts indiqués par B.__ et la valeur probante du décompte de construction. Dans sa réponse, B.__ a réitéré la pertinence du décompte de construction et produit les factures de la rénovation et de la reconstruction, reprenant le rapport de l’expert comme moyen de preuve. Le 2 mai 2016, la locataire a contesté que les factures qui concernaient les travaux nécessaires pour rétablir « la situation antérieure à l’incendie » et a ajouté que l’instruction du dossier « montrera que l’extension et la remise en état de l’ensemble du bâtiment du demandeur ne sont ni minimes ni nécessaires pour rétablir la situation antérieure à l’incendie ». L’expert a ensuite déterminé les coûts présumés nécessaires à la remise en état des parties endommagées à 565’000 fr., somme qu’il a également confirmée dans le rapport d’expertise, avec lequel il a répondu à plusieurs questions de la locataire

Consid. 5.2
Il résulte tout d’abord de ce qui précède que la partie lésée a suffisamment expliqué et documenté le dommage subi et la prétention invoquée, en offrant en même temps le rapport d’expertise comme preuve adéquate pour prouver ses prétentions (preuve que le juge a admise précisément à cette fin). Il apparaît également que la locataire a été en mesure de comprendre suffisamment la demande d’indemnisation des frais de reconstruction des biens endommagés non couverts par l’assurance formulée par B.__ et de la contester. La cour cantonale a finalement admis la preuve du rapport d’expertise pour la constatation du dommage, qu’elle a considéré comme un fait litigieux (art. 150 al. 1 CPC), et a également accepté les demandes d’éclaircissement de la locataire, par lesquelles elle a cherché à prouver que la lésée ne pouvait prétendre à aucun dommage, puisqu’elle avait déjà été entièrement indemnisée. Dans ces conditions, les juridictions cantonales pouvaient fort bien conclure que les allégations de la partie adverse concernant le dommage pour les frais de rénovation du bâtiment étaient suffisantes. À cet égard, le recours est sans fondement.

 

Consid. 6.1
Selon le principe de la réparation intégrale, qui s’inscrit dans la fonction indemnitaire du droit de la responsabilité civile, l’auteur doit réparer l’entier du dommage (c’est-à-dire l’atteinte causée au patrimoine) subi par le lésé en lien avec le fait générateur de responsabilité qui lui est imputable (ATF 118 II 176 consid. 4b ; arrêt 4A_61/2015 du 25 juin 2015 consid. 3.1, reproduit dans SJ 2016 I p. 25, et les références).

Consid. 6.1.1
Le dommage juridiquement reconnu réside dans la diminution involontaire de la fortune nette; il correspond à la différence entre le montant actuel du patrimoine du lésé et le montant qu’aurait ce même patrimoine si l’événement dommageable ne s’était pas produit (ATF 147 III 463 consid. 4.2.1 ; 127 III 73 consid. 4a ; 126 III 388 consid. 11a et la référence; arrêt 4A_61/2015 précité consid. 3.1).

Consid. 6.1.2
On distingue traditionnellement deux catégories de dommage matériel.

Si la chose est totalement détruite, perdue ou que les frais de réparation sont disproportionnés par rapport à la valeur vénale au moment de l’endommagement, le dommage matériel correspond à la valeur de remplacement de cette chose (arrêt 4A_61/2015 précité consid. 3.1 avec références).

Le dommage matériel est partiel lorsque l’atteinte à la chose peut être réparée, de sorte que celle-ci peut ensuite à nouveau remplir sa fonction d’origine (ROLAND BREHM, Berner Kommentar, 5e ed. 2021, n° 21i ss. à l’art. 42 CO). Le dommage comprend alors les frais de réparation et la dépréciation due au fait que l’objet, même réparé, n’a plus la même valeur qu’un objet resté intact (arrêt 4A_61/2015 précité, consid. 3.1). Si un objet endommagé est réparé, les frais de réparation doivent être remboursés, pour autant qu’ils ne dépassent pas la valeur de l’objet avant la survenance du sinistre (« Zeitwert » ; arrêt 6B_535/2019 du 13 novembre 2019 consid. 2.2 ; ROLAND BREHM, op. cit., n° 21i-22 à l’art. 42 CO).

Consid. 6.1.3
Que le dommage soit total ou partiel, il convient, dans la détermination de son montant (cf. art. 42 CO), de procéder à l’imputation des avantages (en faveur du lésé) générés par l’événement dommageable (sur cette question : BREHM, op. cit., n° 27 ss à l’art. 42 CO), par exemple la valeur résiduelle d’un objet totalement détruit représente en principe un avantage financier à imputer (arrêt 4A_61/2015 précité, consid. 3.2).

 

L’existence d’avantages financiers devant être imputés sur le montant du dommage est un fait dirimant qui doit être prouvé par l’auteur du dommage (voir arrêts 4A_61/2015 précités consid. 3.1 ; 4A_307/2008 du 27 novembre 2008 consid. 3.1.4).

Consid. 6.2
Selon le requérant, les juridictions cantonales ont fait une interprétation erronée de la définition du dommage et ont ignoré la valeur ajoutée de la restauration lors de l’évaluation du préjudice.

Consid. 6.2.1
En prétendant que le dommage fixé à 617’556 fr. 20 par la cour cantonale est inexact parce qu’il résulte d’une estimation et que l’autorité précédente n’a pas tenu compte de la dévaluation de l’immeuble au moment de l’incendie, le recourant formule une critique d’appel du jugement attaqué, dont les faits ont été constatés de manière non arbitraire. Il convient donc de relever que le montant de 617’556 fr. 20 comprend trois postes de dommages : les travaux strictement nécessaires à la remise en état des parties endommagées et à l’habitabilité de l’immeuble (565’000 fr.) ; les taxes et frais divers (5’000 fr.) ; les frais de sécurisation et de couverture provisoire (47’556 fr. 20).

S’agissant de la remise en état, la somme de 565’000 fr. comprend des postes pour lesquels la question d’une réduction de l’indemnité à la valeur du bien avant l’incendie [valeur vénale] ne se pose pas, par exemple pour ceux de la direction de la conception et de la construction (45’000 fr.) et de l’ingénieur civil (9’680 fr.), d’autant plus que la partie lésée ne peut en tirer aucun avantage (arrêt 6B_535/2019 du 13 novembre 2019 consid. 2.2).

Sans ces postes d’un total de 54’880 fr., les coûts nécessaires à la reconstruction du bâtiment s’élèveraient à environ 510’320 fr. De l’aveu même de la locataire, la valeur du bâtiment avant l’incendie, compte tenu de sa vétusté, était de 525’000 fr. Cela étant, il n’apparaît pas que B.__ ait subi une perte totale par rapport à l’immeuble, puisque le coût nécessaire à sa réparation ne dépasse pas la valeur de l’immeuble avant l’incendie et n’apparaît pas si disproportionné (cf. consid. 6.1.2 supra). Par conséquent, les juridictions cantonales ont correctement appliqué le droit et, sur ce point, le recours est voué à l’échec.

Consid. 6.2.2
Selon la locataire, le lésé n’aurait droit à aucune indemnisation, car la somme de 532’556 fr. 20 reçue de la compagnie d’assurance dépasserait la valeur du bien avant l’incendie. Elle passe toutefois sous silence le fait que, sur ce montant, seuls 485’000 fr. compensaient les dommages causés au bâtiment : 47’556 fr. 20 concernaient en effet les frais de sécurisation du bâtiment, de couverture temporaire et de déblaiement. La partie adverse était donc en droit de réclamer le montant de 85’000 fr., puisque le montant de 485’000 fr. qui lui a été versé par la compagnie d’assurance ne couvrait pas tous les frais de remise en état, dans lesquels, comme on l’a vu, des éléments non pertinents ont été inclus pour une réduction de l’indemnité à la valeur vénale. Sur ce point également, l’arrêt attaqué résiste à la critique.

Consid. 6.2.3
Selon la locataire, le lésé doit se laisser imputer la plus-value qu’il retire de la chose réparée. Il rappelle que, selon l’expert, le bâtiment dans son état avant l’incendie avait une valeur totale de 706’000 fr. contre une dépréciation de 115’000 fr. Le bâtiment rénové aurait donc aujourd’hui une valeur plus élevée d’au moins 115’000 fr., ce qui est causal et en adéquation avec l’événement dommageable, puisqu’il est le résultat de la reconstruction nécessaire supportée par la partie adverse pour rétablir la situation antérieure à l’incendie.

Le grief n’est pas soutenable. Par ailleurs, la valeur de l’immeuble de 706’000 fr. sur laquelle la locataire fonde son raisonnement ne ressort pas de l’arrêt attaqué ; il n’a pas non plus mentionné cette valeur devant les juges d’appel, de sorte que le fait doit être considéré comme nouveau et irrecevable. Dans son recours, il a d’ailleurs admis que la valeur de l’immeuble avant l’incendie était de 525’000 fr. : dans la mesure où il affirme maintenant une valeur différente sans offrir aucun raisonnement à l’appui de cette nouvelle estimation, la critique trahit toute son incohérence. Quoi qu’il en soit, le montant de 706’000 fr. tient également compte de la valeur du terrain non touché par l’incendie, ce qui ne semble pas pertinent pour déterminer une éventuelle valeur supérieure du bâtiment.

Consid. 6.2.4
En déduisant des frais de réparation de 617’556 fr. 20 la vétusté (115’000 fr.) et le montant reçu de la compagnie d’assurance (532’556 fr. 20), la locataire fait valoir que B.__ se trouverait de toute façon enrichie de 30’000 fr. On arriverait aussi à ce résultat en calculant le dommage à partir de la valeur par mètre cube du bien et en la multipliant par le volume précédent.

Le recours est également vain à cet égard. Le prétendu enrichissement de 30’000 fr. est insoutenable, puisque les 532’556 fr. 20 comprennent 47’556 fr. 20 pour la sécurisation et le déblaiement, qui n’ont rien à voir avec la rénovation du bâtiment. Quant à la valeur au mètre cube du bâtiment à l’état neuf et à la prétendue plus-value de pas moins de 417’500 fr., il s’agit de faits non établis par la cour cantonale. La locataire souhaite compléter le dossier, mais dans son recours, elle n’explique ni ne démontre, par des références précises au dossier, qu’elle a déjà soumis les faits juridiquement pertinents et les preuves appropriées aux instances inférieures, conformément aux règles de procédure. Insuffisamment motivé, le recours est irrecevable à cet égard.

 

Le TF rejette le recours de la locataire.

 

 

Arrêt 4A_431/2021 consultable ici

 

Proposition de citation : 4A_431/2021 (i) du 21.04.2022 – Notion de dommage – Plus-value de la rénovation lors de la détermination du dommage, in assurances-sociales.info – ionta (https://assurances-sociales.info/2022/07/4a_431-2021)

 

Voir également notre résumé paru dans la newsletter de juillet 2022 de RC&Assurances.ch (disponible ici)

 

4A_230/2021 (f) du 07.03.2022 – Accident sur un chantier – Création d’un état de fait dangereux / Responsabilité civile de l’employeur – 55 CO / Relation entre droit civil et droit pénal – 53 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_230/2021 (f) du 07.03.2022

 

Consultable ici

 

Accident sur un chantier – Absence de mesures de protection pour sécuriser l’échancrure surplombant un trou profond de 5 mètres – Création d’un état de fait dangereux

Responsabilité civile de l’employeur / 55 CO

Relation entre droit civil et droit pénal / 53 CO

 

L’entreprise vaudoise A.__ SA est consacrée statutairement à l’isolation. B.__ travaille à son service depuis 2002 en tant que chapeur, profession qu’il exerce depuis 1993. Au moment des faits litigieux, la société employait aussi un travailleur intérimaire.

En 2004, elle s’est vu confier des travaux d’isolation à effectuer dans une villa en construction. Le copropriétaire de l’immeuble C.__, associé gérant d’un atelier d’architecture, assumait la direction des travaux. Le chauffagiste indépendant Z.__ (ci-après: le chauffagiste), né en 1949, avait été chargé par une entreprise tierce d’installer le chauffage au sol en tant que sous-traitant.

Les travaux de gros œuvre ont pris fin à la mi-février 2004. La villa comptait trois niveaux. Le corridor du rez-de-chaussée et celui du premier étage (d’une largeur comprise entre 1 et 2 mètres) surplombaient un vide où devaient être installés les escaliers d’accès. Avant le 15.03.2004, des planches de protection bordaient le couloir du premier étage et des panneaux de coffrage servant de faux plancher recouvraient le vide. Une ouverture avait été laissée au bord de la dalle pour permettre le passage d’un homme par l’échelle; en forme de demi-lune, elle mesurait environ 1 mètre de diamètre.

Le 15.03.2004, B.__ (ci-après: l’employé chapeur, ou l’employé) devait poser l’isolation sur le sol du premier étage. Il a demandé au maçon de démonter les panneaux de coffrage pour pouvoir installer l’isolation le lendemain, ce qu’il a finalement réalisé le jour même. A la fin de la journée, il avait posé une première couche d’isolation.

C.__ a demandé la pose d’une seconde couche d’isolation, ce qui n’avait pas été prévu.

Le 16.03.2004, le chauffagiste Z.__ s’est rendu sur le chantier à 7h pour installer le chauffage au sol dans une pièce du premier étage. Il a été suivi de peu par le collaborateur intérimaire de l’entreprise précitée, qui devait travailler dans une autre pièce au même étage. Est ensuite arrivé l’employé chapeur venu poser la seconde couche d’isolation.

Bien qu’ayant constaté la dangerosité des conditions de travail – il n’y avait alors ni barrière, ni panneaux de coffrage au-dessus de la cage d’escaliers -, l’employé chapeur a jugé qu’il devait faire ce qu’on lui avait demandé. Vers 8h15, alors qu’il était seul dans le couloir mais conscient de la présence des deux autres ouvriers, il a déroulé un rouleau de sagex sur toute la longueur du corridor, recouvrant ainsi le trou en demi-lune. Il s’est attelé à fixer cette couche isolante au moyen d’une bande adhésive, en commençant par l’autre extrémité du couloir. Alors qu’il était occupé par cette tâche, tourné vers le mur, le chauffagiste est sorti de la pièce où il travaillait et a traversé le corridor. Oubliant l’existence du trou qui était recouvert par la couche de sagex, le malheureux a marché dessus. La couche a cédé et le chauffagiste a fait une chute d’environ cinq mètres.

Dépêché sur les lieux par la CNA, D.__ a constaté des manquements au niveau de la coordination et de l’organisation; il a fait installer une barrière de protection et une planche sur l’ouverture. Peu avant l’accident, il avait inspecté l’entreprise d’isolation et décelé des possibilités d’amélioration au niveau de l’analyse des risques et des dangers encourus sur les petits chantiers; un rapport du 21.06.2004 s’en est fait l’écho.

La vie du chauffagiste a été gravement mise en danger. Ses douleurs physiques ont été intenses. Souffrant d’un nombre élevé de fractures, il a été hospitalisé durant 49 jours et n’a plus jamais pu exercer d’activité professionnelle. Des troubles physiques ont subsisté de façon permanente, sous la forme notamment d’une perte de l’odorat, de troubles de la déglutition, de la mémoire et de l’attention ainsi que de maux de tête récurrents, sans compter une dépression réactionnelle.

L’entreprise a signé plusieurs déclarations selon lesquelles elle renonçait à se prévaloir de la prescription.

L’employé chapeur a été poursuivi pénalement. Par jugement du 01.12.2009, le Tribunal correctionnel l’a libéré de l’accusation de lésions corporelles par négligence. Le chauffagiste, qui était intervenu comme plaignant, a reçu acte de ses réserves civiles.

 

Procédures cantonales

Le 08.12.2015, le chauffagiste a assigné en conciliation l’entreprise A.__ SA. Il a ensuite déposé devant le tribunal civil une demande partielle tendant au paiement de 100’000 fr. pour le tort moral subi.

D.__ a été entendu comme témoin-expert.

Statuant le 13.05.2020, le tribunal a considéré qu’il n’était pas lié par les appréciations du juge pénal. L’entreprise d’isolation devait répondre en tant qu’employeuse (art. 55 CO) du tort moral causé au chauffagiste par son employé chapeur et devait verser à ce titre 50’000 fr. à la victime.

Le tribunal cantonal a rejeté l’appel de l’entreprise d’isolation au motif qu’il était manifestement infondé (art. 312 al. 1 i.f. CPC) (arrêt du 10.03.2021)

 

TF

Consid. 2.2
L’art. 53 CO est consacré à la « relation entre droit civil et droit pénal ». Il proclame sur certains points l’indépendance du juge civil par rapport au droit pénal et au jugement pénal. Il énonce en particulier que le juge (civil) n’est point lié par l’acquittement prononcé au pénal.

Cette disposition n’est pas des plus limpides (cf. ROLAND BREHM, Berner Kommentar, 5e éd. 2021, n° 3 ad art. 53 CO; WERRO/PERRITAZ, in Commentaire romand, Code des obligations I, 3e éd. 2021, n° 2 ad art. 53 CO). Il est toutefois acquis qu’elle ne concerne pas l’établissement des faits ni l’illicéité qui en résulte, de sorte qu’il échoit à la procédure civile (jadis du ressort des cantons) de décider si le juge civil est lié ou non par les faits constatés au pénal (ATF 125 III 401 consid. 3 p. 410; 107 II 151 consid. 5b p. 158; cf. arrêts 5A_427/2011 du 10 octobre 2011 consid. 7.2.1; 4A_67/2008 du 27 août 2009 consid. 8.1).

Le Code de procédure civile fédéral entré en vigueur en 2011 ne contient aucune règle à ce sujet. Partant, le juge civil n’est pas lié par l’état de fait arrêté par le juge pénal; il décide selon sa propre appréciation de reprendre ou non les faits constatés au pénal et se prononce librement sur l’illicéité (arrêts 5A_958/2019 du 8 décembre 2020 consid. 5.4.4; 4A_470/2015 du 12 janvier 2016 consid. 3.2; 4A_276/2014 du 25 février 2015 consid. 2.5 i.f.; BREHM, op. cit., nos 24 et 26-27 ad art. 53 CO; WERRO/PERRITAZ, op. cit., n° 4 ad art. 53 CO; MARTIN KESSLER, in Basler Kommentar, Obligationenrecht I, 7e éd. 2020, n° 4 ad art. 53 CO). Il est certes arrivé que le Tribunal fédéral reconnaisse une certaine autorité au jugement pénal en s’inspirant de la jurisprudence relative au retrait administratif du permis de conduire, qui prescrit de s’en tenir aux points tranchés au pénal afin d’éviter les décisions contradictoires (arrêt 4A_22/2020 du 28 février 2020 consid. 6 et la référence à l’ATF 139 II 95 consid. 3.2; cf. la note de LORENZ DROESE, in RSPC 2020 309 s.). On ne saurait toutefois tirer un enseignement général de ce cas isolé, où le justiciable s’escrimait à contester le verdict pénal de culpabilité et les faits le sous-tendant, après avoir multiplié sans succès les recours et demandes de révision au pénal (cf. le plaidoyer de GEORGES SCYBOZ en faveur de la liberté du juge civil, in L’effet de la chose jugée au pénal sur le sort de l’action civile, 1976, p. 92 ss).

Ceci dit, rien n’empêche le juge civil de reprendre à son compte les constatations du juge pénal, sachant que ce dernier a des moyens d’investigation plus étendus. Si le juge civil considère qu’il peut suivre l’avis du juge pénal, il rend là une décision d’opportunité (Zweckmässigkeit) et n’applique pas une règle de droit fédéral (cf. ATF 125 III 401 consid. 3 p. 411 ab initio, cité dans l’arrêt 4A_65/2008 du 3 août 2009 consid. 8.2).

Consid. 2.3
Contrairement à ce que plaide la recourante, il appert ainsi que le juge civil pouvait établir librement les faits et statuer librement sur la licéité ou non du comportement adopté par l’auxiliaire.

La lecture des décisions civile et pénale met en lumière une divergence portant essentiellement sur le point de savoir si l’auxiliaire aurait pu et dû parer à un état de fait dangereux causé par le recouvrement du trou.

Dans un jugement sommairement motivé, le Tribunal correctionnel s’est appuyé sur des témoignages indiquant que l’employé ne pouvait pas faire autrement et avait posé l’isolation selon les règles de l’art. On rappellera au passage que la constatation des règles professionnelles gouvernant un certain domaine ressortit au fait, tandis que la question d’une éventuelle violation des règles de l’art ou du devoir de diligence ressortit au droit (cf. ATF 133 III 121 consid. 3.1 p. 124 i.f.). En l’occurrence, il faut dissocier la manière dont a été posée l’isolation – qui peut être conforme aux règles de l’art – des mesures à prendre pour remédier à un état de fait dangereux créé par la configuration spéciale du chantier dans lequel se déroulait l’intervention. C’est sur ces mesures de prudence que l’appréciation des juges pénaux et civils semble avoir divergé. En tous les cas, on ne saurait reprocher à ces derniers d’avoir violé le droit fédéral, singulièrement l’art. 53 CO, en s’écartant de l’analyse des juges pénaux et en reprochant à l’auxiliaire, dans une configuration des lieux particulièrement dangereuse, d’avoir omis de prendre les mesures de protection nécessaires pour éviter à l’un des autres intervenants de marcher sur le trou qu’il venait d’occulter par une fine couche d’isolation.

Pour le reste, la recourante ne déploie pas d’arguments circonstanciés censés établir un arbitraire dans les faits constatés par les juges civils; elle s’attarde à tort sur la question de la barrière alors que la cour cantonale a fait observer qu’elle ne fondait aucun acte illicite.

 

Consid. 3.2
Aux termes de l’art. 55 al. 1 CO, « l’employeur est responsable du dommage causé par ses travailleurs ou ses autres auxiliaires dans l’accomplissement de leur travail, s’il ne prouve qu’il a pris tous les soins commandés par les circonstances pour détourner un dommage de ce genre ou que sa diligence n’eût pas empêché le dommage de se produire ».

Cette norme institue une responsabilité spécifique pour le fait d’autrui, fondée sur un manque de diligence de l’employeur qui est présumé (arrêt 4A_406/2019 du 20 février 2020 consid. 2.3.2; WERRO/PERRITAZ, op. cit., n° 1 ad art. 55 CO; BREHM, op. cit., n° 32 ad art. 55 CO; REY/WILDHABER, Ausservertragliches Haftpflichtrecht, 5e éd. 2018, n. 1088). L’employeur qui tire profit des services de son auxiliaire doit aussi supporter les conséquences de ses manquements (respondeat superior), d’autant que l’intéressé n’a souvent guère les moyens économiques de réparer le dommage causé dans l’exécution de son travail (WERRO/PERRITAZ, op. cit., n° 2 ad art. 55 CO; REY/WILDHABER, op. cit., n. 1058).

Les conditions suivantes doivent être réalisées:

  • un acte illicite d’un auxiliaire, se trouvant dans un rapport de subordination personnelle à l’égard d’un employeur et agissant dans le cadre de son travail;
  • un dommage;
  • un manque de diligence de l’employeur;
  • un lien de causalité entre l’acte illicite de l’auxiliaire, respectivement le manque de diligence de l’employeur, et le préjudice (arrêts 4A_263/2021 du 21 octobre 2021 consid. 4.1.1; 4A_616/2019 du 17 avril 2020 consid. 4.1.1; 4A_406/2019, précité, consid. 2.3.2; WERRO/PERRITAZ, op. cit., nos 5 ss ad art. 55 CO.

Pour s’exculper, l’employeur doit prouver qu’il a pris tous les soins commandés par les circonstances concrètes (cura in eligendo, instruendo et custodiendo) ou qu’un comportement diligent n’aurait pas empêché la survenance du dommage. Les exigences envers l’employeur sont élevées; l’admission de motifs libératoires ne doit être admise que restrictivement. La diligence requise est proportionnelle à la dangerosité du travail de l’auxiliaire. Cela étant, on ne saurait demander l’impossible: il faut s’en tenir à ce qui est raisonnablement exigible dans la marche quotidienne d’une entreprise (ATF 110 II 456 consid. 2 p. 460 s.; arrêt 4A_326/2008 du 16 décembre 2008 consid. 5.3; WERRO/PERRITAZ, op. cit., nos 18 ss ad art. 55 CO; BREHM, op. cit., nos 46 ss ad art. 55 CO; KESSLER, op. cit., nos 15 ss ad art. 55 CO).

Consid. 3.3
Se pose au premier chef la question de l’acte illicite.

Consid. 3.3.1
Au titre des normes professionnelles visant à assurer la sécurité et à éviter des accidents, les décisions cantonales ont cité d’une part l’Ordonnance sur la sécurité et la protection de la santé des travailleurs dans les travaux de construction (OTConst), dans une version antérieure à celle en vigueur, d’autre part l’Ordonnance sur la prévention des accidents et des maladies professionnelles (OPA).

Il en résulte notamment que les surfaces, parties de construction et autres couvertures non résistantes à la rupture doivent être pourvues de balustrades ou nécessitent la prise d’autres mesures pour éviter que l’on marche dessus par mégarde (art. 8 al. 2 let. b aOTConst, correspondant à l’actuel art. 12 [RS 832.311.141]). En outre, la configuration des passages tels que les couloirs, entrées, sorties et escaliers, doit être telle que ces passages soient praticables en toute sécurité; au besoin, ils doivent être signalés. Si ces prescriptions ne peuvent être entièrement observées, des mesures garantissant une sécurité équivalente doivent être prises (art. 19 al. 1 et 3 OPA [RS 832.30]). Afin de prévenir la chute de personnes, les ouvertures aménagées dans le sol, les escaliers et paliers sans parois latérales, les plates-formes et autres postes de travail placés au-dessus du sol doivent être munis de garde-corps ou de balustrades. Il est possible d’y renoncer ou d’en réduire la hauteur lorsque l’exécution de transports ou les opérations de fabrication le rendent indispensable et qu’une solution équivalente est adoptée (art. 21 OPA).

Consid. 3.3.2
Les parties se sont disputées à propos de l’absence de barrière aux alentours du trou. Les deux instances vaudoises n’y ont pas attaché d’importance, jugeant qu’une telle mesure n’aurait pas forcément prémuni contre une chute.

De fait, on ne voit guère comment l’employé chapeur aurait pu installer le sagex d’isolation sur toute la largeur du couloir, y compris aux abords du trou, si une telle barrière avait été laissée en place. Se pose bien plutôt la question de savoir quelles autres mesures de protection eussent pu être prises pour sécuriser l’échancrure en demi-lune surplombant le trou profond de 5 mètres.

Le Tribunal correctionnel a vu dans l’accident un malheureux concours de circonstances, faisant observer qu’il s’était « passé en l’espace de quelques dizaines de secondes », alors que le trou était recouvert du sagex isolant et que l’employé chapeur se trouvait toujours à côté de l’échancrure, mais dos au couloir dans lequel le chauffagiste avait déambulé.

Les deux instances civiles, en revanche, ont reproché à l’employé d’avoir omis, dans la configuration des lieux déjà dangereuse, de prendre les mesures nécessaires pour sécuriser l’échancrure surplombant le vide de 5 mètres de haut, qu’il venait de recouvrir d’un matériau dépourvu de résistance (création d’un état de fait dangereux). En appel, il lui a plus précisément été reproché de n’avoir ni prévenu les (deux autres) personnes présentes du danger, ni sollicité de l’aide pour surveiller ou fixer le rouleau de sagex et éviter de recouvrir l’ouverture à l’origine de l’accident, ne fût-ce que pour un très bref instant – lequel n’avait au demeurant pas été déterminé.

On ne voit pas en quoi pécherait ce raisonnement qui tient compte, n’en déplaise à la recourante, des données temporelles, tout en relevant qu’elles n’ont pas été précisément déterminées. Dûment informé des règles de l’art et de l’avis émis à ce sujet par des professionnels, le juge civil décide librement si, dans les circonstances d’espèce, l’employé aurait pu et dû prendre des mesures de précaution propres à prévenir l’accident. En l’occurrence, les juges vaudois n’ont pas enfreint le droit fédéral en considérant que la configuration très dangereuse créée par le recouvrement du trou et l’absence de barrière imposait des mesures telles que celles prescrites (consistant en particulier à demander l’aide d’un des ouvriers présents), même pour un bref instant, sachant que deux autres personnes travaillaient sur ce même étage.

Consid. 3.4
La recourante conteste la causalité entre l’acte illicite de l’employé et le dommage survenu.

Dans une démarche confinant à la témérité, elle se hasarde à nier la causalité naturelle, alors que le recouvrement d’un trou profond par une couche d’isolation ne résistant pas au poids d’un homme a manifestement causé l’accident, qui ne serait très probablement pas survenu si le chauffagiste avait été prévenu de cette situation ou si, mieux encore, l’employé avait demandé du renfort. De toute façon, sur cette question d’ordre factuel, la recourante omet de soulever le grief d’arbitraire en déployant une motivation circonstanciée, ce qui exclut déjà toute discussion. Il n’y a guère matière non plus à dénier la causalité adéquate.

La recourante objecte encore que l’inadvertance et la passivité du chauffagiste confronté à un chantier dangereux seraient telles qu’elles auraient eu pour effet de rompre cette causalité.

Elle ne saurait cependant outrepasser la jurisprudence qui requiert des circonstances très strictes pour retenir une rupture de la causalité en raison du fait d’un tiers ou de la victime (ATF 143 III 242 consid. 3.7 p. 250; 130 III 182 consid. 5.4 p. 188; arrêts 6B_985/2020 du 23 septembre 2021 consid. 2.1.4; 4C.368/2005 du 26 septembre 2006 consid. 3.1); il ne suffit pas que la faute (ou le manquement) du tiers ou de la victime puisse apparaître plus grave que celle de l’auteur du dommage (ATF 116 II 519 consid. 4b; 112 II 138 consid. 3a p. 142). La cour cantonale n’a pas méconnu l’expérience et les compétences du malheureux chauffagiste, ni les propos tenus à son sujet par l’expert de la CNA; elle a néanmoins jugé que son comportement n’était pas propre à reléguer à l’arrière-plan l’incurie de l’employé chapeur. On ne discerne pas l’once d’une violation du droit fédéral.

Les restrictions précitées concernant la rupture du lien de causalité dispensent de disserter sur les comportements de tierces personnes dans le cadre d’un chantier globalement mal sécurisé, notamment sur l’attitude de l’architecte directeur des travaux, qui n’est au demeurant pas pointée par la recourante.

Consid. 3.5.1
Le Tribunal civil a reproché à la recourante un manque de diligence dans l’instruction et la surveillance de l’employé chapeur: elle n’avait donné aucune directive particulière concernant son intervention, ni pris aucune mesure pour coordonner le travail qu’elle faisait exécuter par ses auxiliaires avec celui qui était accompli en même temps par les autres corps de métier. Le chantier était mal sécurisé et elle aurait dû s’assurer que ses employés œuvreraient dans des conditions de sécurité adéquates. Elle n’avait pas non plus contrôlé les conditions dans lesquelles devait évoluer l’employé chapeur le jour de son intervention. Enfin, elle aurait dû organiser le travail de façon à ce que ses ouvriers aient le temps de procéder aux mesures de sécurité nécessaires, ce qu’elle avait omis de faire, faute d’avoir analysé les dangers auxquels ses hommes étaient confrontés dans l’exécution de leurs tâches. Le Tribunal a aussi évoqué le rapport du 21.06.2004 dans lequel l’expert de la CNA pointe de possibles améliorations dans l’analyse des risques et dangers sur les petits chantiers, ainsi que dans le contrôle et l’application sur le terrain des mesures prédéfinies.

La Cour d’appel n’a pas trouvé matière à critiquer cette analyse. Elle a notamment relevé que l’expert de la CNA avait établi son rapport à la suite et dans le contexte de l’accident; lors de son audition, il avait précisé avoir signalé un potentiel d’amélioration et recommandé d’affiner les concepts pour les petits chantiers en prévoyant des « check-lists » ou contrôles particuliers sur le terrain. Or, il n’était pas prouvé que ces conditions eussent été réalisées le jour de l’accident.

Consid. 3.5.2
La recourante reproche aux juges cantonaux de n’avoir pas cité in extenso les propos tenus par l’expert de la CNA et d’en avoir détourné le sens. Rien n’indique cependant que les magistrats aient ignoré une partie des explications de l’expert ou les aient mal interprétées. Ils ont au demeurant insisté sur l’importance des conditions de travail prévalant le jour de l’accident et ont finalement constaté que l’accident illustrait les remarques de l’expert au sujet des petits chantiers.

Le grief de violation de l’art. 55 CO se révèle infondé. Il ne faut certes pas exiger l’impossible des entreprises dépêchant des employés sur les chantiers. Le présent accident n’est cependant pas le fruit de la fatalité. Le chantier présentait une configuration spécialement dangereuse de par la présence du trou destiné à l’aménagement des escaliers. La pose de l’isolation au sol impliquait d’occulter ce trou pendant une durée qui n’a pas été précisément déterminée, mais qu’on peut considérer comme brève. On pouvait raisonnablement attendre de l’employeuse qu’elle se rende sur le chantier pour apprécier l’état des lieux, détermine dans quelles conditions précises les travaux d’isolation devaient se dérouler, se préoccupe de la coordination avec les autres entreprises et, surtout, dicte les mesures de précaution à prendre pendant le temps – même restreint – où le trou profond devait être recouvert par une couche d’isolation opaque ne résistant pas au poids d’un homme.

Le fait que le directeur des travaux ait demandé de façon imprévue une seconde couche d’isolation n’y change rien: la pose de celle-ci créait manifestement les mêmes problèmes et risques que la première couche, pour laquelle la recourante n’avait donné aucune instruction spécifique. Par ailleurs, rien n’indique qu’il aurait initialement été prévu que l’auxiliaire travaille seul sur l’étage pendant la pose de la première isolation, et que l’exigence d’une seconde couche aurait entraîné une modification impromptue du planning coordonné sans que la recourante n’en ait connaissance; les premiers juges lui ont bien plutôt reproché de n’avoir pas coordonné le travail avec les autres intervenants qui devaient œuvrer en même temps sur le chantier.

Il est vrai que le risque de tomber dans un trou occulté par la couche d’isolation était évident pour l’auxiliaire (sur cette question, cf. ATF 77 II 308 consid. 3 p. 313 ab initio, cité par BREHM, op. cit., n° 65 ad art. 55 CO); cela ne dispensait pas pour autant la recourante de l’instruire correctement. Car la brièveté de la durée pendant laquelle le trou devait être recouvert pouvait inciter l’auxiliaire à omettre des mesures de sécurité; l’employeuse devait ainsi veiller à donner des instructions strictes en ce sens.

Finalement, on ne saurait occulter la relative sévérité du verdict quant à la responsabilité civile de l’employeuse dans ce cas-ci; une telle conclusion s’inscrit toutefois dans la ligne du droit fédéral. La doctrine souligne que la responsabilité de l’employeur va au-delà de la responsabilité pour faute classique et qu’il ne peut se prévaloir de sa situation personnelle: il doit prouver avoir pris toutes les mesures dictées par des critères objectifs et les circonstances concrètes (REY/WILDHABER, op. cit., n. 1087 et les auteurs cités en sous-note 1222; CHRISTOF MÜLLER, in Handkommentar zum Schweizer Privatrecht, Obligationenrecht, 3e éd. 2016, n° 18 ad art. 55 CO). La pratique se montre restrictive dans l’admission des moyens libératoires, ce qui peut notamment être relié à la ratio legis de l’art. 55 CO et aux considérations économiques qui sous-tendent cette règle. En l’occurrence, il n’y a pas à déroger à la rigueur prescrite par la jurisprudence, alors que l’intervention sur le chantier revêtait un danger spécial vu le trou béant laissé pour la future cage d’escaliers. Il faut aussi reconnaître que l’application de cette disposition fait appel à l’appréciation, dont le Tribunal fédéral ne saurait priver les autorités cantonales. Tout bien considéré, la décision entreprise ne prête pas le flanc à la critique.

 

Le TF rejette le recours.

 

 

Arrêt 4A_230/2021 consultable ici

 

 

4A_179/2021 (d) du 20.05.2022 – destiné à la publication – La ville de Zurich n’assume aucune responsabilité pour un accident impliquant un tramway et un piéton

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_179/2021 (d) du 20.05.2022, destiné à la publication

 

Communiqué de presse du TF du 16.06.2022 disponible ici

Arrêt consultable ici

 

La ville de Zurich n’assume aucune responsabilité pour un accident impliquant un tramway et un piéton

 

La ville de Zurich n’est pas responsable du grave accident impliquant un piéton et un tramway des transports publics de Zurich (VBZ). Le piéton se trouvait à un arrêt de tramways – les yeux rivés sur son téléphone portable – lorsqu’il s’est soudainement engagé dans la zone des voies, sans regarder à gauche, et a été percuté par le tramway. Comme il y a une faute grave de la part du blessé, la ville de Zurich est déchargée de sa responsabilité civile en matière de droit ferroviaire. Le Tribunal fédéral admet le recours de la ville de Zurich et annule l’arrêt de la Cour suprême du canton de Zurich.

Le 20 février 2019, le piéton se trouvait à un arrêt de tramways, dos à un tramway des VBZ qui était en train d’arriver. Le piéton avait son regard fixé sur son téléphone portable lorsqu’il s’est soudainement engagé dans la zone des voies, sans regarder à gauche. Il a été percuté par le tramway et grièvement blessé. Il a ensuite réclamé une indemnité à la ville de Zurich, en tant que détentrice des VBZ. En 2020, le Tribunal de district de Zurich a admis la responsabilité de principe de la ville selon la loi sur les chemins de fer. La Cour suprême zurichoise a confirmé cette décision en 2021.

Le Tribunal fédéral admet le recours de la ville de Zurich, annule l’arrêt de la Cour suprême et rejette l’action (partielle) du blessé. Selon la loi sur les chemins de fer, les détenteurs d’une entreprise ferroviaire répondent en principe du dommage si les risques caractéristiques liés à l’exploitation du chemin de fer entraînent un accident dans lequel un être humain est blessé ou tué, ou dans lequel un dommage est causé à une chose. Le détenteur est libéré de la responsabilité civile si le comportement de la personne lésée doit être considéré comme la cause principale de l’accident, de sorte que le lien de causalité adéquate est rompu. Selon la loi sur la circulation routière, le tramway a en principe la priorité sur les piétons. Dans la circulation routière, il faut partir du principe que la personne lésée a commis une faute grave si elle ne respecte pas les règles élémentaires de prudence, respectivement si elle agit de manière «extrêmement imprudente». Cela se mesure au comportement d’une personne moyenne.

Dans le cas concret, le piéton a fait preuve d’une négligence grave en fixant son regard sur son téléphone portable et – distrait par cela – en s’engageant soudainement sur les voies du tramway, sans observer auparavant à gauche. L’accident s’est produit par beau temps et sur une route sèche, sur une ligne droite avec une bonne visibilité. Les piétons pouvaient facilement repérer de loin les tramways qui s’approchaient. La ville de Zurich n’avait pas non plus à mieux sécuriser l’arrêt de tramways. De plus, le blessé connaissait bien les lieux. Il est vrai que les piétons penchés sur leur téléphone portable font aujourd’hui partie du paysage urbain quotidien. Cependant, cela ne change rien au fait que les piétons doivent eux aussi faire preuve de l’attention requise par le trafic urbain. Le blessé aurait dû détourner son regard de son téléphone portable et regarder de tous les côtés. Au lieu de cela, il n’a même pas fait preuve d’un minimum d’attention. Son comportement contraire au code de la route et extrêmement imprudent constituait donc la cause principale de l’accident.

 

 

Arrêt 4A_179/2021 – destiné à la publication – consultable ici

Communiqué de presse du TF du 16.06.2022 disponible ici

 

 

 

9C_203/2021 (f) du 02.02.2022 – Changement de caisse-maladie en cas de retard de paiement / Non-paiement des primes et des participations aux coûts / Compensation entre dette et dommage / Responsabilité de la caisse-maladie / Violation du devoir d’information de la caisse-maladie

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_203/2021 (f) du 02.02.2022

 

Consultable ici

 

Changement de caisse-maladie en cas de retard de paiement / 7 LAMal – 105l OAMal

Non-paiement des primes et des participations aux coûts – Procédure de sommation / 64a LAMal – 105b OAMal

Compensation entre la dette des assurés et l’éventuel dommage causé à ceux-ci par la caisse-maladie / 120 al. 1 CO

Responsabilité de la caisse-maladie ayant empêché le changement d’assureur – Dommage / 78 LPGA – 7 al. 6 LAMal – LRCF

Violation du devoir d’information de la caisse-maladie de chiffrer concrètement le montant des arriérés

 

Affiliés à Helsana Assurances SA (ci-après: Helsana) pour l’assurance obligatoire des soins depuis le 01.01.2012, les conjoints A.__ et B.__ ont reçu différents rappels de paiement de primes arriérées en 2014. Ils ont résilié leur contrat respectif pour le 31.12.2014 (lettres du 25.11.2014). Helsana a pris acte de ces résiliations et informé les assurés que celles-ci ne seraient effectives que si elle était en possession d’une attestation d’assurance du nouvel assureur et s’il ne subsistait aucun arriéré de paiement au moment de la fin des contrats (lettres du 03.12.2014).

Le nouvel assureur, Assura-Basis SA (ci-après: Assura) a communiqué à Helsana qu’il acceptait A.__ et B.__ comme nouveaux assurés. Helsana a toutefois refusé les résiliations dans la mesure où les assurés ne s’étaient pas acquittés de toutes les factures émises en 2014; elle leur a indiqué que la résiliation n’était pas valable et qu’ils ne pouvaient changer d’assureur qu’à la condition d’une nouvelle lettre de résiliation pour la prochaine échéance (courrier du 09.01.2015 à chacun des assurés). Elle en a informé Assura (lettre du 09.01.2015), qui a annulé les contrats d’A.__ et de B.__ (lettres du 03.02.2015, dont copies ont été adressées aux assurés). Par la suite, Helsana a indiqué aux intéressés qu’elle acceptait leur résiliation rétroactive avec effet au 31.12.2014 dès réception de l’attestation du nouvel assureur (lettre du 02.06.2015). Sans nouvelle de la part des assurés avant le mois de mars 2017, Helsana a alors demandé à Assura de « réactiver » les contrats mentionnés (lettre du 15.03.2017). Cette dernière n’a cependant pas donné suite à cette demande (lettre du 18.04.2017 dont copie a été adressée à A.__). Le changement d’assureur n’a pas eu lieu.

A l’issue de procédures de poursuites relatives à des primes impayées par A.__ ou B.__ entre novembre 2016 et janvier 2019, Helsana a singulièrement levé leurs oppositions formées dans les poursuites nos xxx (décision du 25.10.2018), yyy (décision du 28.01.2019) et yyy (décision du 20.08.2019). Ces décisions ont dans une large mesure été confirmées sur opposition le 13.11.2019. L’assureur-maladie a encore formellement refusé de résilier les contrats des assurés avec effet au 31.12.2014 (décisions du 21.06.2019, confirmées sur opposition le 28.02.2020).

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/126/2021 – consultable ici)

A.__ et B.__ ont déféré les trois premières décisions évoquées au tribunal cantonal. Trois causes ont été enregistrées. Les assurés ont aussi recouru contre les deux dernières décisions mentionnées. Deux nouvelles causes ont été enregistrées.

La juridiction cantonale a considéré que Helsana avait indûment refusé le changement d’assureur voulu par les assurés pour le 01.01.2015. A cet égard, elle a relevé que ceux-ci avaient par lettre du 25.11.2014 valablement manifesté leur volonté de changer d’assureur, en agissant dans les délais et en produisant les attestations d’un nouvel assureur. Elle a également constaté qu’on ne pouvait pas reprocher aux assurés un retard de paiement au 31.12.2014 dès lors que, même s’ils n’avaient pas acquitté toutes les primes dues jusqu’alors, la caisse-maladie n’avait pas pu prouver l’envoi d’une sommation de paiement valable au sens de la loi. Elle a encore retenu que la caisse-maladie avait violé son devoir d’information, en n’indiquant pas aux assurés le montant de l’arriéré de primes, et avait ainsi rendu impossible le changement d’assurance. Par ailleurs, elle a considéré que le refus de la résiliation de leurs contrats était injustifié et avait causé aux assurés un dommage que la caisse-maladie était tenue de réparer. Constatant toutefois qu’elle ne disposait d’aucun élément pour évaluer le montant du dommage, elle a annulé les décisions des 13.11.2019 ainsi que 28.02.2020 et renvoyé la cause à la caisse-maladie pour qu’elle complète l’instruction sur ce point (notamment pour qu’elle établisse la différence entre le montant des primes facturées et celui dû si la résiliation des contrats des assurés avait été acceptée) et rende une ou des nouvelles décisions.

Par jugement du 16.02.2021, le tribunal cantonal a joint les cinq causes, admis les recours, annulé les décisions sur opposition des 13.11.2019 et 28.02.2020 et renvoyé la cause à Helsana pour instruction puis nouvelle(s) décision(s) dans le sens des considérants.

 

TF

Consid. 5
L’obligation faite à toute personne domiciliée en Suisse – comme les assurés en l’espèce – de s’assurer pour les soins en cas de maladie (art. 3 al. 1 LAMal) implique l’obligation de payer des primes (art. 61 al. 1 LAMal). Les personnes tenues de s’assurer sont libres de choisir leur assureur (art. 4 LAMal) et d’en changer (art. 7 LAMal). Lorsque la volonté de changer d’assureur résulte de la communication de la nouvelle prime, comme en l’espèce, les assurés doivent respecter un délai de résiliation de leur contrat d’un mois (art. 7 al. 2 LAMal), ne pas être en retard dans le paiement des primes, des participations aux coûts, des intérêts moratoires ainsi que des frais de poursuites (art. 64a al. 6 LAMal) et être affilié à un nouvel assureur qui en a fait la communication à l’ancien assureur (art. 7 al. 5 première phrase LAMal). Le retard de paiement survient lors de la notification de la sommation visée aux art. 64a al. 1 LAMal et 105b al. 1 OAMal (art. 105l al. 1 OAMal). L’assureur doit d’une part informer l’assuré des conséquences d’un retard de paiement sur la possibilité de changer d’assureur (art. 105l al. 2 OAMal). Il doit d’autre part informer l’assuré et le nouvel assureur du maintien de l’affiliation en cas de non-paiement de l’arriéré avant l’expiration du délai pour changer d’assureur (art. 105l al. 3 OAMal). Si le changement d’assureur est impossible du fait de l’ancien assureur, celui-ci doit réparer le dommage qui en résulte, en particulier la différence de prime (art. 7 al. 6 LAMal).

 

Consid. 6.2.1
Il est exact qu’en considérant que l’autorité administrative avait rendu impossible le changement d’assureur voulu par les assurés pour le 01.01.2015, notamment en raison d’une violation de son devoir d’information, et en la condamnant à réparer le préjudice en résultant, la juridiction cantonale a implicitement retenu que les assurés étaient restés affiliés à la caisse-maladie à compter de la date indiquée.

En effet, toute autre interprétation serait contraire au droit dans la mesure où les différentes modalités prévues par l’art. 7 LAMal excluent que le candidat au changement d’assureur puisse se trouver sans couverture d’assurance ou subir une interruption de sa couverture d’assurance: le refus – bien fondé ou pas – opposé par un assureur à un candidat au changement d’assureur n’entraîne dès lors pas une interruption de la protection d’assurance, mais le maintien de la couverture d’assurance auprès de l’ancien assureur (cf. ATF 128 V 263 consid. 3b). Ce maintien est du reste conforme à l’obligation de s’assurer prévue par l’art. 3 al. 1 LAMal. Les assurés ne contestent en outre pas le maintien de leur affiliation à la caisse-maladie ni leur obligation de payer les primes, puisqu’ils admettent en instance fédérale qu’ils restaient, et sont toujours, affiliés à la caisse-maladie, puisqu’elle n’avait pas accepté le changement d’assureur au 01.01.2015 (ni au début 2015, ni à un moment ultérieur).

Consid. 6.2.2
Dans la mesure où, en conséquence, les assurés sont restés affiliés à la caisse-maladie postérieurement au 31.12.2014, cette dernière avait l’obligation de percevoir des primes et, en cas de non-paiement, de procéder à leur recouvrement par voie de poursuites (art. 64a LAMal). Or l’assureur n’est pas libre de fixer le montant des primes. Il doit notamment prélever des primes égales auprès de ses assurés (art. 61 al. 1 seconde phrase LAMal), échelonner les montants des primes selon les différences des coûts cantonaux (art. 61 al. 2 première phrase LAMal) ou fixer des primes plus basses pour les enfants et les jeunes adultes (art. 61 al. 3 LAMal). Il peut aussi réduire les primes d’assurances impliquant un choix limité de fournisseurs de prestations (art. 62 al. 1 LAMal) ou pratiquer d’autres formes d’assurances, mais doit s’en tenir aux formes autorisées et réglementées par le Conseil fédéral (art. 62 al. 2 et 3 LAMal). Dans ces circonstances, l’autorité administrative n’avait pas le choix du montant – du reste non contesté – des primes dues par les assurés. Elle n’avait donc ni à réduire les primes ni à renoncer à les réclamer dans le cadre des poursuites intentées sous peine de violer le droit fédéral. Les considérations contraires de la juridiction cantonale sur ce point ne peuvent être suivies.

Consid. 6.3
Le tribunal cantonal ne pouvait dès lors pas annuler les décisions du 13.11.2019 concernant les mainlevées d’opposition formées dans les poursuites nos xxx, yyy et yyy, même s’il semble qu’il n’entendait pas nier l’existence de la dette des assurés, mais obliger la caisse-maladie à recalculer le montant de cette dette en tenant compte du dommage causé par la caisse-maladie aux assurés lors du changement d’assureur. C’est le lieu de préciser à cet égard que la compensation (au sens de l’art. 120 al. 1 CO) entre la dette des assurés et l’éventuel dommage causé à ceux-ci par la caisse-maladie suppose notamment une déclaration du débiteur (art. 124 al. 1 CO) et que les deux dettes soient exigibles. Malgré le texte de l’art. 120 al. 1 CO, la condition d’exigibilité ne concerne pas les deux créances, mais uniquement la créance compensante, soit la créance de celui qui exerce la compensation. Celui-ci ne peut en effet compenser sa dette qu’avec une créance dont il pourrait réclamer le paiement de l’autre partie. Il suffit en revanche que la créance compensée, soit la dette du compensant et créance de l’autre partie, soit exécutable (arrêt 2C_451/2018 du 27 septembre 2019 consid. 7.4.1 et les références; ATF 132 V 127 consid. 6.4.3.1). Or tel n’est pas le cas en l’occurrence dans la mesure où le montant du dommage doit encore être déterminé. De plus, la compensation ne peut être un motif permettant de s’opposer valablement au prononcé d’une mainlevée définitive à une opposition formée dans le cadre d’une poursuite que si la créance en compensation est prouvée par un jugement au sens de l’art. 81 al. 1 LP ou par une reconnaissance inconditionnelle (ATF 115 III 100 consid. 4); ces exigences font défaut en l’espèce, alors qu’il aurait été au demeurant loisible aux débiteurs d’invoquer non seulement des moyens de fond mais également les exceptions propres au droit des poursuites en instance cantonale (ANDRÉ SCHMIDT, in: Commentaire romand, LP, 2005, n° 29 ad art. 79 LP). Il convient dès lors d’admettre le recours sur ce point et d’annuler le ch. 4 du dispositif de l’arrêt attaqué en tant qu’il porte sur l’annulation des décisions du 13.11.2019. Celles-ci doivent être confirmées.

 

Consid. 7.2.1
Si l’ancien assureur est responsable de l’impossibilité de changer d’assureur, il doit réparer le dommage subi par l’assuré, en particulier compenser la différence de prime (cf. art. 7 al. 6 LAMal). Il s’agit d’une disposition légale spéciale relative à l’obligation de l’assureur-maladie de réparer le dommage conforme à la loi fédérale du 14 mars 1958 sur la responsabilité de la Confédération, des membres de ses autorités et de ses fonctionnaires (LRCF; RS 170.32; arrêt du Tribunal fédéral des assurances K 86/01 du 17 juillet 2003 consid. 4.1, non publié in: ATF 129 V 394, mais in: SVR 2004 KV n° 1 p. 1; cf. aussi ATF 139 V 127 consid. 3.2 et 5.1) et, en principe, à l’art. 78 LPGA (arrêt 9C_367/2017 du 10 novembre 2017 consid. 5.2.1; Gebhard Eugster, Krankenversicherung, in: Soziale Sicherheit, SBVR vol. XIV, 3e éd. 2016, p. 462 n° 194).

Consid. 7.2.2
La conséquence légale de l’impossibilité de changer d’assureur du fait de l’ancien assureur n’est pas la reconnaissance rétroactive du changement d’assureur, mais le devoir de l’ancien assureur de verser des dommages-intérêts conformément aux principes généraux du droit de la responsabilité civile. Elle suppose donc un acte ou une omission illicite, un dommage, un lien de causalité entre l’acte ou l’omission d’une part et le dommage d’autre part, ainsi qu’une faute (cf. art. 41 CO; ATF 130 V 448 consid. 5.2). Selon l’art. 7 al. 6 LAMal, l’assureur répond du dommage qui est la conséquence d’un comportement fautif de ses collaborateurs, d’une organisation d’entreprise inadéquate ou d’un autre manquement relevant de sa responsabilité dans l’application de l’assurance obligatoire des soins. Tout dommage effectif et ayant un lien de causalité adéquat avec le comportement de l’assureur est déterminant pour l’évaluation de l’obligation de réparer. L’assureur fautif doit en particulier rembourser la différence par rapport à une prime plus basse du nouvel assureur (art. 7 al. 6 in fine LAMal; ATF 129 V 394 consid. 5.2 in fine; arrêt 9C_367/2017 cité consid. 5.2.2; Eugster, op. cit., p. 463 n° 193).

Consid. 7.3
Il n’est en l’occurrence pas contesté qu’au moment de la résiliation de leur contrat le 25.11.2014, soit dans le délai prévu par l’art. 7 al. 2 LAMal, les assurés ne s’étaient pas acquittés de toutes les factures émises en 2014. Il n’est pas davantage contesté qu’au moment indiqué, un nouvel assureur avait accepté l’affiliation des assurés pour le début de l’année 2015, qu’il avait cependant annulée quelque temps plus tard après avoir été informé par la caisse-maladie que les assurés devaient rester assurés auprès d’elle (cf. art. 105l al. 3 LAMal). Dans ces circonstances, l’autorité administrative était tenue d’informer les assurés que leurs résiliations ne déploieraient aucun effet si les primes, les participations aux coûts et les intérêts moratoires ayant fait l’objet d’un rappel jusqu’à un mois avant l’expiration du délai de changement ou si les frais de poursuite en cours jusqu’à ce moment n’avaient pas été intégralement payés avant l’expiration de ce délai (art. 105l al. 2 OAMal). Elle l’a certes fait d’une manière générale (courriers du 03.12.2014), ce qui ne suffisait cependant pas pour satisfaire à son devoir d’information. En effet, selon la jurisprudence, le devoir d’information implique de chiffrer concrètement le montant des arriérés dû par les candidats au changement d’assureur et de les en informer suffisamment tôt pour qu’ils soient en mesure de régler leurs dettes avant l’expiration du délai de résiliation (cf. arrêt 9C_367/2017 cité consid. 5.4). En ne chiffrant pas le montant des arriérés avant le 02.06.2015, la caisse-maladie a donc violé son obligation d’informer.

Consid. 7.4
Cette constatation suffit à démontrer qu’en violant son obligation d’informer, l’autorité administrative a rendu impossible le changement d’assureur en raison d’un comportement fautif de sa part (respectivement de ses collaborateurs) et est susceptible d’avoir causé aux assurés un dommage pouvant résulter d’une différence de primes favorable à ces derniers que, faute d’éléments d’évaluation disponibles, il convenait d’instruire. Il y a dès lors lieu de rejeter le recours sur ce point. Les ch. 4 et 5 de l’arrêt cantonal en tant qu’ils annulent les décisions du 28.02.2020 – dans la mesure où la caisse-maladie y niait implicitement toute faute de sa part – et renvoient la cause à l’autorité administrative pour instruction puis nouvelle (s) décision (s) au sens des considérants sont conformes au droit.

 

 

Le TF admet partiellement le recours de la caisse-maladie.

 

 

Arrêt 9C_203/2021 consultable ici

 

 

Arrêt CrEDH 57020/18, Aff. Reyes Jimenez c. Espagne, du 08.03.2022 – L’absence de consentement écrit avant une intervention chirurgicale, exigé par le droit espagnol, a conduit à violer la Convention

Arrêt CrEDH 57020/18, Aff. Reyes Jimenez c. Espagne, du 08.03.2022

 

Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme consultable ici

Communiqué de presse de la greffière de la Cour du 08.03.2022 disponible ici

 

L’absence de consentement écrit avant une intervention chirurgicale, exigé par le droit espagnol, a conduit à violer la Convention / Violation de l’art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée)

 

Principaux faits

Le requérant, M. Luis Reyes Jimenez est un ressortissant espagnol, né en 2002 et résidant à Los Dolores, Carthagène (Murcie). La requête a été introduite en son nom par son père, Francisco Reyes Sánchez.

Alors qu’il était âgé de six ans, M. Luis Reyes Jimenez fut à plusieurs reprises examiné à l’hôpital public universitaire Virgen de l’Arrixaca de Murcie. Il fit l’objet d’un scanner crânien qui permit de déceler une tumeur cérébrale. Le 18 janvier 2009 il fut admis aux urgences de l’hôpital public dans un état très grave. Après l’admission, une intervention chirurgicale eut lieu le 20 janvier, une deuxième intervention le 24 février 2009 et une troisième intervention d’urgence le même jour que la deuxième. L’état de santé physique et neurologique du patient connut une forte dégradation, de nature irrémédiable. M. Luis Reyes Jimenez se trouve actuellement dans un état de dépendance et d’incapacité totales : il souffre d’une paralysie générale qui l’empêche de bouger, de communiquer, de parler, de voir, de mâcher et de déglutir. Il est alité, incapable de se lever et de se tenir assis.

Le 24 février 2010, estimant qu’il y avait eu en l’espèce des fautes professionnelles de la part des médecins, ainsi que des manquements quant au consentement éclairé concernant, en particulier, la deuxième intervention chirurgicale, les parents du requérant entamèrent une procédure administrative devant le département de santé et politique sociale de la région de Murcie afin d’engager la responsabilité patrimoniale de l’État pour mauvais fonctionnement des services médicaux de l’administration publique. Ils réclamèrent la somme de 2 350 000 euros (EUR).

Face à l’absence de réponse à leur recours administratif, le 28 octobre 2011 les parents formèrent un recours contentieux-administratif.

Par un jugement rendu le 20 mars 2015, le Tribunal supérieur de justice de Murcie rejeta leur recours. Les parents se pourvurent en cassation. Par un arrêt du Tribunal suprême du 9 mai 2017, les parents du requérant furent déboutés. Ils formèrent alors un recours d’amparo mais le Tribunal Constitutionnel les débouta au motif que leur recours était sans pertinence constitutionnelle.

 

Griefs

Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), les parents du requérant soutiennent qu’ils n’ont pas reçu d’informations complètes et adéquates concernant les interventions chirurgicales pratiquées sur leur fils et qu’ils n’ont donc pas pu y donner leur consentement libre et éclairé, par écrit.

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 23 novembre 2018.

 

Décision de la Cour

Article 8 CEDH

La Cour relève que les dispositions du droit espagnol sur l´autonomie du patient et les droits et obligations en matière d´information, telles qu’elles sont soutenues par la pratique interne, obligent en termes explicites les médecins à fournir aux patients des informations préliminaires suffisantes et pertinentes pour un consentement éclairé à une telle intervention et devant comporter des informations suffisantes sur ses risques.

Ceci est pleinement conforme à la Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine (Convention d’Oviedo). En outre, les dispositions légales nationales précisent que pour chacune des actions indiquées par la loi, ce consentement doit nécessairement être donné par écrit, avec des exceptions très étroitement définies, notamment concernant l’existence d’un danger immédiat et grave pour la vie de la personne et lorsque le patient ou ses proches ne seraient pas en mesure de donner ce consentement.

En l’espèce, les parents du requérant ont porté leurs griefs devant les juridictions internes, en insistant, entre autres, sur le fait qu’aucun consentement valable n’avait été obtenu avant la seconde opération.

La Cour observe que les juridictions internes ont fourni un certain nombre d’arguments selon lesquels la seconde intervention était étroitement liée à la première et que les parents étaient en contact avec les médecins entre les deux interventions. La Cour relève en particulier qu’aucune raison n’a été donnée par les juridictions internes sur la question de savoir pourquoi la prestation du consentement pour la deuxième intervention n’a pas satisfait à la condition fixée par la loi espagnole, selon laquelle chaque acte chirurgical nécessite un consentement écrit. Si les deux interventions avaient pour même but de retirer la tumeur cérébrale, la deuxième a eu lieu à une date ultérieure, après qu’une partie de la tumeur avait déjà été enlevée et alors que l’état de santé de l’enfant mineur n’était plus le même que lors de la première intervention. La Cour relève que les juridictions internes ont alors conclu que le consentement qui aurait été donné verbalement pour la deuxième intervention – qui consistait en l’ablation du reste de la tumeur cérébrale – était suffisant, sans tenir compte des conséquences de la première intervention et sans avoir précisé pourquoi il ne s’agissait pas d’une intervention distincte, qui aurait nécessité le consentement écrit séparé exigé par la législation espagnole. La Cour observe que la seconde opération n’est pas intervenue précipitamment et qu’elle a eu lieu près d’un mois après la première. Il convient de noter aussi que la troisième intervention sur l’enfant mineur s’est avérée nécessaire pour des motifs d’urgence, à la suite de complications survenues lors de la deuxième intervention. Le consentement des parents a été alors recueilli par écrit, ce qui fait contraste avec l’absence de consentement écrit en ce qui concerne la deuxième intervention.

La Cour a déjà mis en exergue l’importance du consentement des patients et le fait que l’absence de consentement peut s’analyser en une atteinte à l’intégrité physique de l’intéressé. Toute méconnaissance par le personnel médical du droit du patient à être dûment informé peut engager la responsabilité de l’État en la matière. En l’espèce, la Cour considère que les questions soulevées par les parents du requérant, concernant d’importantes questions relatives au consentement et à la responsabilité éventuelle des professionnels de santé, n’ont pas été traitées de manière appropriée au cours de la procédure interne, ce qui amène la Cour à conclure que cette procédure n’était pas suffisamment efficace.

La Cour conclut que les jugements internes prononcés par les tribunaux, du Tribunal supérieur de justice de Murcie jusqu’au Tribunal suprême, n’ont pas donné de réponse suffisante concernant l’exigence du droit espagnol d’obtenir un consentement écrit dans des circonstances telles qu’en l’espèce. Si la Convention n’impose en aucune manière que le consentement éclairé soit donné par écrit tant qu’il est fait sans équivoque, la loi espagnole exigeait bien un tel consentement écrit et les tribunaux n’ont pas suffisamment expliqué pourquoi ils ont estimé que l’absence d’un tel consentement écrit n’avait pas enfreint le droit du requérant.

La Cour conclut que le système national n’a pas apporté une réponse adéquate à la question de savoir si les parents du requérant ont effectivement donné leur consentement éclairé à chaque intervention chirurgicale, conformément au droit interne.

Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’ingérence dans la vie privée du requérant.

Satisfaction équitable (art. 41 CEDH)

La Cour dit que l’Espagne doit verser au requérant 24 000 euros (EUR) pour dommage moral.

 

 

Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme consultable ici

Communiqué de presse de la greffière de la Cour du 08.03.2022 disponible ici

 

Le Conseil fédéral adopte un projet sur les actions collectives

Le Conseil fédéral adopte un projet sur les actions collectives

 

Communiqué de presse de l’OFJ du 10.12.2021 consultable ici

 

Le Conseil fédéral présente de nouvelles propositions pour renforcer la protection des intérêts collectifs. Il s’agit de développer l’action des organisations prévue par le droit actuel et de créer la possibilité de faire valoir des droits à réparation dans ce cadre. Lors de sa séance du 10 décembre 2021, il a adopté à l’intention du Parlement un message relatif à une modification du code de procédure civile. Ce projet répond à un mandat de l’Assemblée fédérale.

En droit actuel, lorsqu’une atteinte touche un grand nombre de personnes de manière similaire, chacune d’elles doit en principe porter ses prétentions devant le tribunal de manière individuelle. De nombreux lésés renoncent à faire valoir leurs droits, notamment lorsque le dommage est mineur.

Dans sa motion 13.3931 intitulée « Exercice collectif des droits. Promotion et développement des instruments », le Parlement a demandé une amélioration de la situation des personnes lésées. Le Conseil fédéral a mis en consultation des dispositions allant en ce sens en 2018, dans le cadre de la révision du code de procédure civile (CPC). Face aux réactions critiques, il a décidé en 2020 de faire des dispositions relatives à la mise en œuvre collective des droits un projet distinct. Il apparaît clairement, lors des délibérations en cours sur la révision du CPC, que le Parlement attend de nouvelles propositions à ce sujet.

Le nouveau projet soumis au Parlement par le Conseil fédéral est une version simplifiée et épurée de l’avant-projet. Concrètement, il vise à adapter l’action des organisations prévue par le CPC en en étendant la portée. Notamment, il sera possible de faire valoir des prétentions en réparation dans le cas de dommages collectifs ou dispersés.

 

Action des organisations visant à faire valoir un droit à réparation

L’action des organisations prévue aujourd’hui par le CPC est limitée aux atteintes à la personnalité. Selon le projet du Conseil fédéral, elle pourra à l’avenir porter sur toutes les atteintes illicites. Les organisations devront remplir des conditions supplémentaires pour pouvoir intenter une telle action, en particulier avoir un but non lucratif et être constituées depuis douze mois au moins. En outre, elles pourront faire valoir les prétentions à réparation des personnes concernées, à condition que celles-ci les y aient habilitées ou aient déclaré participer à l’action. Elles devront avoir été habilitées à mener le procès par dix personnes au moins avant l’introduction de l’action. Chaque canton tiendra un registre électronique des actions des organisations, accessible au public, ce qui permettra à tout un chacun d’avoir connaissance des procédures en cours ou achevées.

 

Transaction collective

La nouvelle procédure d’action des organisations permettra aux parties de trouver un accord amiable. Une fois cette transaction collective approuvée et déclarée de force obligatoire par le tribunal, elle liera toutes les personnes qui participent à l’action de l’organisation.

Exceptionnellement, une transaction collective sera possible alors même qu’aucune organisation n’aura intenté d’action au préalable. A certaines conditions, une transaction collective approuvée par le tribunal pourra aussi lier tous ceux qui n’ont pas déclaré, dans le délai fixé, qu’ils se retiraient du groupe des personnes concernées. Les personnes qui se retirent pourront toujours agir en justice individuellement. Le Conseil fédéral renonce à créer une procédure distincte de transaction de groupe et ne souhaite pas instaurer d’action de groupe du type de la class action américaine.

 

 

Communiqué de presse de l’OFJ du 10.12.2021 consultable ici

Message du 10.12.2021 sur une modification du code de procédure civile (Action des organisations et transaction collective) paru in FF 2021 3048

Projet de modification du CPC paru in FF 2021 3049