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4A_219/2021 (f) du 25.01.2023 – Poursuites – Commandement de payer – Acte de poursuite interruptif de la prescription – 135 CO – 138 CO / Suspension de la prescription à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage – Dies a quo de la reprise du cours de la prescription – 134 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_219/2021 (f) du 25.01.2023

 

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Poursuites – Commandement de payer – Acte de poursuite interruptif de la prescription / 135 CO – 138 CO

Suspension de la prescription à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage – Dies a quo de la reprise du cours de la prescription / 134 CO

 

A.__ et C.__ se sont mariés en janvier 1995. C.__ était alors copropriétaire avec un tiers d’un bateau à moteur, assuré en responsabilité civile auprès de D.__, qui deviendra B.__ SA (ci-après: B.__ ou la compagnie d’assurance).

Le 29.05.1999, les époux naviguaient sur le lac Léman avec des amis afin d’y pratiquer le ski nautique. C.__ pilotait le bateau. Alors qu’elle se trouvait à l’avant, A.__ est tombée par-dessus bord après le passage d’une vague. Le pilote, qui observait le skieur qu’il traînait, n’a pas vu sa compagne chuter. Il a effectué un virage à droite. A.__ a alors passé sous le bateau et sa jambe gauche a été happée par l’hélice au niveau du genou, lui causant de graves lésions. Elle a subi de nombreuses opérations et une longue rééducation.

A.__ et C.__ se sont séparés en juin 2000. Leur divorce a été prononcé le 25.04.2012 par le Tribunal d’arrondissement de l’Est vaudois, dont le jugement est devenu définitif et exécutoire le 29.05.2012.

Le 17.12.2003, B.__ a fait opposition au commandement de payer la somme de 500’000 fr., notifié sur requête de A.__.

Le 27.05.2004, A.__ a déposé une plainte pénale contre son époux. Le 13.01.2006, le Tribunal correctionnel a condamné C.__ pour lésions corporelles graves par négligence à 200 fr. d’amende et donné acte à A.__ de ses réserves civiles.

Le 09.11.2004, la compagnie d’assurance a renoncé à se prévaloir de la prescription, sous réserve que celle-ci n’ait pas été d’ores et déjà acquise. Entre le 19.12.2005 et le 06.09.2011, elle renoncera à se prévaloir de la prescription à huit reprises. Le 23.12.2011, elle a renoncé à se prévaloir de la prescription jusqu’au 29.02.2012.

Le 29.02.2012, A.__ a déposé une réquisition de poursuite pour un montant de 4’000’000 fr. contre B.__, laquelle a fait opposition au commandement de payer notifié le 16.03.2012.

Le 11.03.2013, elle a déposé une réquisition de poursuite contre B.__, laquelle a fait opposition au commandement de payer notifié le 13.03.2013.

Le 25.02.2014, le 26.02.2015, le 22.02.2016, en janvier 2017 à une date indéterminée et le 17.01.2018, la lésée a introduit des poursuites contre la compagnie d’assurance, laquelle a fait opposition aux commandements de payer qui lui avaient été notifiés le 28.02.2014, le 02.03.2015, le 22.02.2016, le 26.01.2017 et le 22.01.2018.

Le 13.04.2017, A.__ a déposé une réquisition de poursuite contre C.__, lequel a fait opposition le 28.04.2017 au commandement de payer qui lui avait été notifié le 25.04.2017.

Le 18.04.2018, la lésée a déposé une réquisition de poursuite contre son ex-époux.

 

Procédures cantonales

Le 31.05.2018, A.__ a déposé une requête de conciliation à l’encontre de B.__ et de C.__.

Après l’échec de la conciliation, elle a, par demande du 17.12.2018, conclu, sur action partielle, à ce que les défendeurs soient condamnés, conjointement et solidairement, subsidiairement B.__ seule et plus subsidiairement C.__ seul, à lui payer 15’000 fr. avec intérêts à 5% dès le 31.12.2008 et 15’000 fr. avec intérêts à 5% dès le 29.11.2008, et à ce que le solde de ses prétentions à leur égard en lien avec l’accident du 29.05.1999 et ses suites soit réservé. C.__ et B.__ ont conclu au déboutement de la demanderesse, soulevant notamment l’exception de prescription.

Par jugement du 11.05.2020, le Tribunal de première instance a admis l’exception de prescription soulevée par chaque défendeur, a constaté que les créances objets de la demande en paiement étaient prescrites et a débouté A.__ de toutes ses conclusions.

Statuant le 23.02.2021 sur appel de la demanderesse, la Chambre civile de la Cour de justice a confirmé le jugement de première instance.

 

TF

Consid. 5
Aux termes de l’art. 135 ch. 2 CO, la prescription est interrompue lorsque le créancier fait valoir ses droits par des poursuites (« durch Schuldbetreibung »; « mediante atti di esecuzione »), par une requête de conciliation, par une action ou une exception devant un tribunal ou un tribunal arbitral ou par une intervention dans une faillite. Un nouveau délai commence à courir dès l’interruption (art. 137 al. 1 CO). Sous le titre marginal « Fait du créancier » (« Bei Handlungen des Gläubigers »; « In caso di atti del creditore »), l’art. 138 CO prévoit, à son alinéa 2, que si l’interruption résulte de poursuites (« Schuldbetreibung »; « esecuzione per debiti »), la prescription reprend son cours à compter de chaque acte de poursuite (« mit jedem Betreibungsakt »; « ad ogni singolo atto esecutivo »).

Consid. 5.1
Déterminer à quelles conditions une poursuite pour dettes a pour effet d’interrompre la prescription est une question de droit matériel à trancher par le juge (ATF 144 III 425 consid. 2.1). Selon une jurisprudence ancienne et constante, la réquisition de poursuite remplissant les conditions posées à l’art. 67 LP est un acte interruptif de prescription au sens de l’art. 135 ch. 2 CO; le Tribunal fédéral n’a ainsi pas pris en compte l’art. 38 al. 2 LP aux termes duquel la poursuite commence par la notification du commandement de payer (ATF 39 II 66 consid. 2 [sous l’empire de l’art. 154 aCO analogue à l’art. 135 CO]; 51 II 563 consid. 1 p. 566; 57 II 462 consid. 2; 101 II 77 consid. 2c in fine; 104 III 20 consid. 2; 114 II 261 consid. 2a; cf. également ATF 138 III 328 consid. 4.1). Le moment déterminant est celui de la remise à la poste ou à l’office des poursuites de la réquisition de poursuite (ATF 49 II 38 consid. 2 p. 42; 114 II 261 consid. 2a; arrêt 2C_426/2008 du 18 février 2009 consid. 6.6.1; pour la transmission électronique: cf. art. 143 al. 2 CPC; ROBERT K. DÄPPEN, in Basler Kommentar, Obligationenrecht I, 7e éd. 2020, n° 6 ad art. 135 CO; GAUCH/SCHLUEP/EMMENEGGER, OR AT Schweizerisches Obligationenrecht Allgemeiner Teil, tome II, 11e éd. 2020, n. 3345 p. 276; ALFRED KOLLER, OR AT Schweizerisches Obligationenrecht Allgemeiner Teil, 4e éd. 2017, n. 69.04 p. 1215).

Consid. 5.2
En l’espèce, le litige porte sur le point de savoir si la prescription est interrompue une nouvelle fois lors de la notification du commandement de payer.

Selon STOFFEL/CHABLOZ, auxquels la cour cantonale se réfère, l’interruption de la prescription par la poursuite, au sens de l’art. 135 ch. 2 CO, suppose un commandement de payer valablement notifié, lequel n’a donc d’autre effet que de faire rétroagir l’interruption au moment du dépôt de la réquisition de poursuite (Voies d’exécution, 3e éd. 2016, n. 28 p. 109 et n. 42 p. 111).

Une telle manière de voir se heurte à la jurisprudence. Le Tribunal fédéral a jugé plusieurs fois qu’il n’était pas nécessaire qu’un commandement de payer soit notifié pour que la réquisition de poursuite interrompe la prescription (ATF 104 III 20 consid. 2; 101 II 77 consid. 2c in fine; 57 II 462 consid. 2; arrêt 5P.339/2000 du 13 novembre 2000 consid. 3c; cf. également ATF 114 II 261 consid. a; cf. toutefois ATF 83 II 41 consid. 5 et 69 II 162 consid. 2b p. 175 [une réquisition de poursuite adressée à un office incompétent ratione loci interrompt la prescription pour autant que le commandement de payer soit finalement notifié au débiteur et ne soit pas annulé sur plainte]).

Cela étant, il s’agit ici de déterminer si le commandement de payer est un acte de poursuite interruptif de la prescription au sens de l’art. 138 al. 2 CO.

Il convient d’emblée d’écarter la thèse des intimés selon laquelle le titre marginal de l’art. 138 CO exclurait tout acte de poursuite n’émanant pas du créancier. La référence au « fait du créancier » établit simplement le lien avec l’art. 135 ch. 2 CO, qui décrit les actes interruptifs du créancier après l’énumération, à l’art. 135 ch. 1 CO, des actes interruptifs du débiteur. Il est ainsi largement admis que l’acte de poursuite mentionné à l’art. 138 al. 2 CO peut émaner du créancier comme de l’office des poursuites (ATF 81 II 135 consid. 1; WILDHABER/DEDE, Berner Kommentar, 2021, n° 34 ad art. 138 CO; GAUCH/SCHLUEP/EMMENEGGER, op. cit., n. 3346 p. 276; ALFRED KOLLER, op. cit., n. 69.07 p. 1216; PETER NABHOLZ, Verjährung und Verwirkung als Rechtsuntergangsgründe infolge Zeitablaufs, 1958, p. 117).

Le Tribunal fédéral a précisé que l’acte interruptif devait introduire une nouvelle phase dans la poursuite, ce qui n’était pas le cas de la communication prévue à l’art. 76 LP, lorsque l’office des poursuites remet au créancier un exemplaire du commandement de payer attestant de l’opposition ou de l’absence d’opposition; il en a déduit dans le cas particulier que la prescription avait été interrompue la dernière fois lors de la notification du commandement de payer (ATF 81 II 135 consid. 1; cf. également arrêt 2C.1/1998 du 21 février 2000 consid. 2c).

Déjà dans l’ATF 39 II 66, le Tribunal fédéral avait indiqué expressément que la prescription interrompue une première fois par le dépôt de la réquisition de poursuite l’était une deuxième fois par la notification du commandement de payer (consid. 2). La possibilité d’une double interruption de la prescription au début des poursuites est également rendue par la formule selon laquelle la remise de la réquisition de poursuite – et non seulement (« nicht erst ») la notification du commandement de payer – est un acte interruptif (ATF 51 II 563 consid. 1). A d’autres reprises, le nouveau délai de prescription a simplement été calculé à partir de la notification du commandement de payer (ATF 70 II 85 consid. 3; arrêt 4A_513/2010 du 30 août 2011 consid. 4.1 non publié in ATF 137 III 453).

La notification du commandement de payer est également citée en doctrine à titre d’exemple d’acte de poursuite interruptif de la prescription au sens de l’art. 138 al. 2 CO (IVO SCHWANDER, in OR Kommentar, Kren Kostkiewicz et al. [éd.], 4e éd. 2023, n° 2 ad art. 138 CO; WILDHABER/DEDE, op. cit., n° 34 ad art. 138 CO; PASCAL PICHONNAZ, in Commentaire romand, Code des obligations I, 3e éd. 2021, n° 9 ad art. 138 CO; DÄPPEN, op. cit., n° 5 ad art. 138 CO; BLAISE CARRON et NIELS FAVRE, La révision de la prescription dans la partie générale du Code des obligations, in Le nouveau droit de la prescription, François Bohnet et Anne-Sylvie Dupont [éd.], 2019, n. 129 p. 50; FRÉDÉRIC KRAUSKOPF, Das Management der privatrechtlichen Verjährung, in Le insidie della prescrizione, 2019, p. 29; DANIEL WUFFLI, Verjährungsunterbrechung durch Betreibung, in Die Verjährung – Antworten auf brennende Fragen zum alten und neuen Verjährungsrecht, Frédéric Krauskopf [éd.], 2018, p. 168; KOLLER, op. cit., n. 69.07 p. 1216; STEPHEN BERTI, Zürcher Kommentar, 3e éd. 2002, n° 40 ad art. 138 CO; PIERRE-ROBERT GILLIÉRON, Commentaire de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite, Articles 1-88, 1999, n° 135 ad art. 67 LP; LE MÊME, in Poursuite pour dettes, faillite et concordat, 5e éd. 2012, n. 665 p. 161, paraît toutefois exclure que le commandement de payer interrompe la prescription.).

Consid. 5.3
Il apparaît ainsi que la jurisprudence, approuvée par la doctrine, a attribué de longue date un effet interruptif de la prescription à la notification du commandement de payer.

Ni les considérants de l’arrêt attaqué, ni la motivation développée par les intimés ne recèlent de motifs sérieux justifiant un changement de jurisprudence (cf. ATF 147 III 14 consid. 8.2), lequel porterait manifestement atteinte à la sécurité juridique requise par le régime de la prescription (cf. ATF 137 III 16 consid. 2.1).

Il s’ensuit que, contrairement à ce que la cour cantonale a jugé, la réquisition de poursuite déposée le 11.03.2013 contre l’intimée a interrompu la prescription dès lors qu’elle est intervenue moins d’une année après la notification d’un commandement de payer en date du 16.03.2012; tel est également l’effet des réquisitions de poursuite du 26.02.2015 et du 17.01.2018, déposées plus d’un an après les réquisitions précédentes, mais moins d’un an après la notification de commandements de payer le 28.02.2014, respectivement le 26.01.2017.

En conclusion, la cour cantonale a violé le droit fédéral en jugeant prescrites les créances envers les intimés au motif que la recourante avait laissé passer plus d’une année entre le dépôt de deux réquisitions de poursuite.

 

Consid. 6.2
Aux termes de l’art. 134 al. 1 ch. 3 CO, la prescription ne court point et, si elle avait commencé à courir, elle est suspendue à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage. La prescription commence à courir, ou reprend son cours, dès l’expiration du jour où cessent les causes qui la suspendent (art. 134 al. 2 CO).

La recourante et l’intimé étaient mariés lors de l’accident du 29.05.1999. Le délai de prescription n’a dès lors commencé de courir qu’à partir du jour où le jugement de divorce est devenu définitif et exécutoire, soit le 29.05.2012.

Est en jeu le délai de prescription extraordinaire applicable aux créances découlant d’actes punissables, calculé selon l’art. 60 al. 2 CO dans sa version en vigueur jusqu’au 31.12.2019. Par exception aux principes posés à l’art. 60 al. 1 aCO, l’art. 60 al. 2 aCO prévoit que, si les dommages-intérêts dérivent d’un acte punissable soumis par les lois pénales à une prescription de plus longue durée, cette prescription s’applique à l’action civile. Le droit pénal ne sert qu’à déterminer le point de départ et la durée de la prescription de la prétention civile; pour le reste, les règles du droit civil s’appliquent (cf. art. 127 ss CO) (ATF 101 II 321 consid. 3).

En l’espèce, le délit de lésions corporelles graves par négligence (art. 125 al. 2 CP) retenu par le juge pénal à l’encontre de l’intimé se prescrivait par cinq ans selon l’ancien art. 70 CP, applicable en vertu de la lex mitior dès lors que l’infraction avait été commise avant l’entrée en vigueur de la nouvelle version de cette disposition le 01.10.2002. Si la recourante et l’intimé n’avaient pas été mariés, le délai de cinq ans, déterminant pour la prescription de l’action civile, aurait commencé de courir à partir du jour de l’accident. C’est donc ce délai qui, au sens de l’art. 134 al. 1 et 2 CO, a été « empêché » de s’écouler durant le mariage et qui a pris son cours dès que le jugement de divorce est devenu définitif et exécutoire.

L’art. 60 al. 2 aCO tend à harmoniser la prescription du droit civil avec celle du droit pénal, dans l’idée qu’il serait choquant que le lésé ne puisse plus agir contre le responsable à un moment où celui-ci demeure exposé à une poursuite pénale (ATF 137 III 481 consid. 2.3; 131 III 430 consid. 1.2; 127 III 538 consid. 4c). Eu égard à ce but, il n’y a certes, comme l’intimé le fait observer, aucune nécessité de faire partir un délai pénal de plus longue durée à un moment où la prescription pénale est acquise. Le Tribunal fédéral l’a reconnu en jugeant que les actes interruptifs de prescription au sens des art. 135 ou 138 CO survenant après l’expiration de la prescription pénale ne pouvaient faire partir que le délai de prescription de droit civil de l’art. 60 al. 1 CO (ATF 131 III 430 consid. 1.4). Cependant, la jurisprudence constante, fondée sur l’interprétation littérale de l’art. 60 al. 2 aCO, a été maintenue sur le principe lorsque l’acte interruptif se produit avant que la prescription de l’action pénale soit acquise: l’interruption de la prescription fait partir, en vertu de l’art. 137 CO, un nouveau délai égal à la durée initiale prévue par le droit pénal (ATF 131 III 430 consid. 1.2; 127 III 538 consid. 4c et 4d).

Mutatis mutandis le même raisonnement peut être tenu en l’espèce. La condamnation pénale de l’intimé et la prescription pénale absolue intervenues pendant la durée du mariage sont sans incidence sur le délai de prescription applicable dès la fin de la cause de suspension, puisque la durée de ce délai est déterminée au jour de l’acte punissable, soit à un moment par définition antérieur à l’acquisition de la prescription pénale.

C’est dès lors bien un délai de cinq ans qui a commencé de courir à partir du 29.05.2012, de sorte que la recourante a interrompu la prescription en déposant une réquisition de poursuite le 13.04.2017.

 

Le TF admet le recours de A.__.

 

Arrêt 4A_219/2021 consultable ici

 

4A_333/2021 (f) du 08.02.2022 – Prescription de la créance – 46 aLCA / Interruption de la prescription par réquisition de poursuite – Preuve stricte de la date d’envoi de l’acte non apportée – 135 CO / Absence de preuve suffisante du vol déclaré

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_333/2021 (f) du 08.02.2022

 

Consultable ici

 

Assurance contre le vol – Prescription de la créance / 46 aLCA (dans sa version antérieure au 01.01.2022)

Interruption de la prescription par réquisition de poursuite – Preuve stricte de la date d’envoi de l’acte non apportée / 135 CO

Absence de preuve suffisante du vol déclaré

 

A.__ était propriétaire d’une importante collection d’art dont les pièces majeures étaient exposées dans sa maison à Genève, sous alarme, et dans le jardin. Une partie était stockée dans une remise dépourvue d’alarme jouxtant le garage. Un grand portail haut d’un mètre huitante permettait d’accéder à la propriété; il était surplombé par une caméra de surveillance.

Le 28.06.2005, le prénommé (l’assuré) a souscrit auprès d’une assurance (ci-après: la compagnie d’assurances) une police d’assurance « Art privé » couvrant le vol jusqu’à 5’000’000 fr. par événement. Les objets d’art assurés étaient recensés dans une liste précisant pour chacun d’eux la « valeur agréée » qui devait être remboursée à l’assuré en cas de sinistre.

Le 05.04.2007, l’assuré est parti en vacances à Palma de Majorque en Espagne. Il devait y séjourner jusqu’au 21.04.2007. Son majordome qui logeait habituellement dans la propriété était en congé du 04.04.2007 au 16.04.2007. L’entreprise de surveillance S.__ SA devait effectuer des rondes de nuit.

Le 12.04.2007, l’assuré a demandé à sa secrétaire de contrôler la remise. Elle a constaté que la porte avait été fracturée, qu’un des deux cylindres manquait et que l’autre avait été endommagé. Les étagères censées contenir la collection d’art africain avaient été vidées. Il subsistait un carton vide portant l’inscription « photos « .

L’assuré a porté plainte pénale le 12.04.2007 et annoncé le vol à la compagnie d’assurances le jour suivant, en déplorant la disparition d’une centaine de statuettes d’art africain.

L’affaire a connu plusieurs rebondissements sur le plan pénal [cf. Faits, let. A.d. à A.h.].

La compagnie d’assurances a refusé d’indemniser l’assuré, qui avait compris dès septembre 2007 qu’elle le soupçonnait d’être à l’origine du sinistre.

Le 14.04.2009, l’Office des poursuites du canton de Genève a reçu une réquisition de poursuite émanant de l’assuré, datée du 08.04.2009, réclamant 1’000’000 fr. à la compagnie d’assurances. Celle-ci a reçu un commandement de payer le 14.05.2009, dressé par l’Office des poursuites du canton de Zurich. Elle y a fait opposition.

Par courrier du 25.05.2009, la compagnie d’assurances a maintenu son refus d’indemniser l’assuré et déclaré, au surplus, que la créance était prescrite depuis le 13.04.2009.

 

Procédure cantonale

Le 12.10.2010, l’assuré a assigné la compagnie d’assurances en conciliation devant le Tribunal de première instance du canton de Genève. Il a ensuite déposé une demande en paiement dont les conclusions s’élevaient en dernier lieu à 895’000 fr. La défenderesse a soulevé l’exception de prescription. Le Tribunal a entendu les parties et des témoins, organisé un transport sur place et ordonné l’apport des procédures pénales suisses. La procédure pénale française a été versée au dossier par l’assuré. Le 26.06.2018, le Tribunal a rejeté la demande en paiement en reprochant à son auteur de ne pas avoir rapporté la preuve du sinistre. L’assuré est mort le 20.07.2018.

Ses héritiers, soit ses fils B.__, C.__et D.__, ont interjeté appel auprès de la Cour de justice, sans succès (arrêt ACJC/612/2021 du 04.05.2021 de la Chambre civile de la Cour de justice.)

 

TF

Consid. 3
La Cour de justice a discerné deux raisons indépendantes de rejeter la demande en paiement:

  • d’une part, la prescription de l’obligation de verser les prestations convenues à raison de l’événement assuré;
  • d’autre part, l’absence de preuve suffisante du vol déclaré.

 

Prescription – 46 aLCA

Consid. 4.1
Dans sa teneur antérieure au 01.01.2022, l’art. 46 al. 1 aLCA contenait la règle suivante sur la prescription: « Les créances qui dérivent du contrat d’assurance se prescrivent par deux ans à dater du fait d’où naît l’obligation. […] »

Le système de la LCA a ceci de particulier que la créance peut se prescrire avant d’être exigible (cf. art. 41 al. 1 LCA; ATF 139 III 263 consid. 1.2 p. 265).

En matière d’assurance contre le vol, le délai de prescription commence à courir dès la survenance du sinistre (ATF 126 III 278 consid. 7b i.f. p. 281). Il peut être interrompu aux conditions de l’art. 135 CO (applicable par renvoi de l’art. 100 al. 1 LCA; ATF 133 III 675 consid. 2.3.1), soit notamment « lorsque le créancier fait valoir ses droits par des poursuites » (art. 135 ch. 2 ab initio CO, dont la formulation précitée n’a pas été modifiée par la novelle de 2011).

Une réquisition de poursuite conforme à l’art. 67 LP interrompt la prescription dès sa remise à la poste ou sa transmission électronique (ATF 114 II 261 consid. a p. 262; 104 III 20 consid. 2; 101 II 77 consid. 2c i.f.; arrêts 5D_101/2020 du 28 mai 2020 consid. 3 et 5P.339/2000 du 13 novembre 2000 consid. 3c; PASCAL PICHONNAZ, in Commentaire romand, Code des obligations I, 3e éd. 2021, n° 12 ad art. 135 CO; SABINE KOFMEL EHRENZELLER, in Basler Kommentar, Bundesgesetz über Schuldbetreibung und Konkurs, 3e éd. 2021, n° 48 ad art. 67 LP; ROBERT DÄPPEN, in Basler Kommentar, Obligationenrecht I, 7e éd. 2020, nos 5d et 6 ad art. 135 CO; DANIEL WUFFLI, Verjährungsunterbrechung durch Betreibung, in Die Verjährung […], [REAS/Krauskopf éd.] 2018, p. 170 s.; GEORGES VONDER MÜHLL, Verjährungsunterbrechung durch Schuldbetreibung und Konkurs, in BlSchK 1991 2 s. et 4 i.f. -5). Une réquisition adressée à un office incompétent ratione loci interrompt aussi la prescription, pour autant que le commandement de payer soit finalement notifié au débiteur et ne soit pas annulé sur plainte (ATF 83 II 41 consid. 5 et 69 II 162 consid. 2b spéc. p. 175, contra ATF 57 II 462 consid. 4 i.f. p. 465; PICHONNAZ, op. cit., n° 12b ad art. 135 CO; KOFMEL EHRENZELLER, op. cit., nos 6 et 48 ad art. 67 LP; DÄPPEN, op. cit., n° 6a ad art. 135 CO; WUFFLI, op. cit., p. 173 s.; VONDER MÜHLL, op. cit., p. 3 i.f. -4 et sous-note 11).

La prescription est interrompue à concurrence de la somme réclamée en poursuite (ATF 144 III 277 consid. 3.3.3 p. 283; 119 II 339 consid. 1c).

Consid. 4.2
Les juges genevois ont fait les réflexions suivantes:

  • La date du vol remontait au 09.04.2007. Le délai de prescription avait ainsi commencé à courir le 10.04.2007 pour expirer le 09.04.2009 (cf. art. 132 CO) – sauf à avoir été valablement interrompu.
  • L’assuré avait formé une réquisition de poursuite contre la compagnie d’assurances. Il importait peu qu’il l’eût adressée à un office incompétent ratione loci (Genève, alors que la compagnie d’assurances était sise à Zurich), puisque l’acte avait manifestement été transmis à l’office compétent, qui avait finalement notifié un commandement de payer à la compagnie sans que cet acte ne fût ensuite annulé.

L’assuré affirmait avoir posté cette réquisition le 08.04.2009, alors que le délai de prescription courait toujours. Il devait apporter la preuve stricte d’un tel fait. Or, il n’y était pas parvenu. Ni la date apposée sur la réquisition (08.04.2009), ni les deux mémos et le courrier qu’avait établis l’avocat de l’assuré en les datant de ce jour-là, ni les témoignages des deux collaborateurs dudit conseil n’attestaient du fait allégué. Etait tout au plus avérée la date de réception de la réquisition par l’office genevois, soit le 14.04.2009.

Partant, la prescription était acquise.

Consid. 4.4
On relèvera au préalable que la cour cantonale était fondée à exiger le degré de preuve stricte quant à la date d’envoi de l’acte, émanant au demeurant d’un avocat qu’elle disait conscient du risque de prescription proche.

La preuve stricte suppose que le juge soit convaincu d’un fait sans aucun doute sérieux; tout au plus de légers doutes peuvent-ils subsister (cf. par ex. ATF 141 III 569 consid. 2.2.1 p. 573).

Lorsqu’elle concerne un envoi postal, ladite preuve résulte en général de preuves « préconstituées » telles que le sceau postal, le récépissé d’un envoi recommandé ou l’accusé de réception en cas de dépôt pendant les heures de bureau. En revanche, la date d’affranchissement ou le code-barres pour lettres imprimés au moyen d’une machine privée ne prouvent pas la date de remise de l’envoi à la poste. D’autres modes de preuves sont admissibles, en particulier l’attestation de la date de l’envoi par un ou plusieurs témoins mentionnés sur l’enveloppe. L’apposition de signature(s) sur l’enveloppe n’établit pas encore le dépôt en temps utile, la preuve résidant dans le témoignage du ou des signataires; aussi l’intéressé doit-il offrir cette preuve dans un délai adapté aux circonstances, en indiquant l’identité et l’adresse du ou des témoins (cf. arrêts 5A_965/2020 du 11 janvier 2021 consid. 4.2.3; 5A_972/2018 du 5 février 2019 consid. 4.1).

Consid. 4.5
En l’espèce, il faut bien admettre que les recourants n’ont produit aucune preuve de cet ordre.

Certes, l’avocat de l’assuré avait daté la réquisition du 08.04.2009 et, à en croire ses deux collaborateurs, l’étude avait pour règle d’indiquer dans ses correspondances la date d’expédition effective, quitte à modifier la date de la missive lorsqu’elle ne pouvait être postée que le lendemain.

En outre, l’avocat avait rédigé deux mémos et un courrier destiné à la compagnie d’assurances, datés du 08.04.2009 et qui mentionnaient tous l’envoi d’une réquisition de poursuite ce jour-là.

Ceci dit, la cour cantonale pouvait conclure sans arbitraire que ces éléments n’apportaient pas la preuve stricte d’une remise à la poste le 08.04.2009 – ni même le 11.04.2009. En effet, les événements s’inscrivaient dans un week-end pascal, le Vendredi Saint 10.04.2009, le dimanche de Pâques 12.04.2009 et le lundi de Pâques 13.04.2009 étant des jours fériés dans le canton de Genève notamment. Un courrier posté le mercredi 08.04.2009 avec un affranchissement prioritaire (courrier A) – qu’utilisait l’étude en règle générale, selon la secrétaire de l’avocat – aurait déjà pu parvenir à l’office des poursuites le jeudi 09.04.2009 ou le samedi 11.04.2009 (étant entendu que l’office était très vraisemblablement fermé ce jour-là). En effet, le courrier A doit normalement être distribué le jour ouvrable suivant (plus récemment, cf. art. 29 al. 1 let. a ch. 1 de l’Ordonnance du 29 août 2012 sur la poste [OPO; RS 783.01]). On ne peut exclure que le courrier ait été déposé dans une boîte aux lettres le dimanche 12.04.2009 ou lundi 13.04.2009 – alors que la prescription était déjà échue, même en épousant la thèse des recourants -, dès lors qu’il pouvait parvenir à l’office le mardi 14.04.2009. Il importe peu qu’une autre appréciation des preuves eût été possible, voire préférable, puisque la jurisprudence constante n’y voit pas matière à retenir un arbitraire.

Consid. 4.8
En définitive, la Cour de justice n’a pas enfreint le droit fédéral en considérant que la prétention de l’assuré en paiement de la prestation d’assurance était prescrite. Le sort du recours s’en trouve déjà scellé. L’autorité précédente a cependant fourni une motivation alternative qui préserve l’ancien avocat de l’assuré du risque d’une action en responsabilité civile. C’est le lieu de l’examiner.

 

Absence de preuve suffisante du vol déclaré

Consid. 5.1
Les juges d’appel ont reproché à l’assuré de n’avoir pas établi la thèse du vol au degré de la vraisemblance prépondérante: il était tout aussi vraisemblable qu’il ait lui-même commandité le vol. A défaut de preuve du sinistre, la compagnie d’assurances n’avait pas à entrer en matière. Qui plus est, l’assuré ne s’était pas montré des plus coopératifs durant la procédure, tant avec la compagnie d’assurances qu’avec les autorités.

Consid. 5.2
Les juges genevois se sont conformés au droit fédéral en considérant que la preuve du vol devait être apportée au degré de la vraisemblance prépondérante (cf. ATF 133 III 81 consid. 4.2.2 p. 88; 130 III 321 consid. 3.2 i.f. p. 325; arrêt 4A_327/2018 du 23 mai 2019 consid. 3.1 et 3.3.2). Celle-ci suppose que des motifs importants plaident pour l’exactitude d’une allégation, sans que d’autres possibilités ne revêtent une importance significative ou n’entrent raisonnablement en considération. Pour ébranler la preuve principale, il suffit à la partie adverse de démontrer que les allégations principales n’apparaissent pas comme les plus vraisemblables (cf. par ex. ATF 133 III 81 consid. 4.2.2 p. 89). Savoir si une telle preuve a été fournie relève de l’appréciation, que la cour de céans contrôle sous le prisme très restreint de l’arbitraire.

Or, il faut bien admettre que les recourants échouent à insuffler le moindre sentiment d’arbitraire. […]

Quant à savoir si l’assuré avait ou non des difficultés financières, il ne s’agit pas là d’un élément crucial, n’en déplaise aux recourants. Car un autre mobile indépendant pouvait aussi animer l’assuré. Comme l’a expliqué l’expert E2.__, les objets prétendument volés à l’assuré avaient été payés beaucoup trop cher, au contraire des autres pièces qui étaient d’une valeur avérée. Que le vol ait précisément porté sur ces objets-là ne peut que laisser songeur. D’autant que, selon ce même expert, le vol de collections entières d’ethnologie est très rare. Il s’agit le plus souvent de vols ou de destructions maquillés, notamment par des personnes ayant collectionné des objets de piètre qualité ou les ayant acquis à un prix surfait. A l’évidence, on ne saurait minimiser le poids de ces explications.

Les recourants jugent naturel que les voleurs se soient attachés à couvrir leurs traces et qu’ils aient pris le temps de remettre en place les sacs de jardinage qui obstruaient la porte de la remise dévalisée. Mais quel voleur prendrait la peine de ranger les lieux après son forfait, surtout si l’endroit n’est pas visible de l’extérieur de la propriété, comme l’a constaté l’autorité précédente? Et comment les recourants expliquent-ils qu’un carton vide portant l’inscription « photos » avait été laissé dans la remise après avoir été vidé de son contenu? A moins qu’il ne se soit agi d’attirer l’attention de l’assureur sur le fait que lesdites photos avaient également été volées… Toutes ces incongruités sont en tout cas de nature à mettre en doute la thèse d’un vol sans pour autant verser dans l’arbitraire.

Consid. 5.6
En bref, on ne discerne nulle once d’arbitraire dans le constat selon lequel les recourants n’ont pas prouvé avec une vraisemblance prépondérante le déroulement de l’événement assuré tel qu’ils l’avaient allégué. La Cour de justice tenait effectivement là un second motif de rejeter la demande.

 

Le TF rejette le recours des héritiers.

 

 

Arrêt 4A_333/2021 consultable ici