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9C_260/2024 (f) du 03.02.2025 – Valeur probante de l’expertise médicale / Vraisemblance du diagnostic de syndrome d’Asperger (F84.5 CIM-10) / Constatations issues des rapports du psychiatre traitant vs du médecin-expert

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_260/2024 (f) du 03.02.2025

 

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Valeur probante de l’expertise médicale / 44 LPGA

Vraisemblance du diagnostic de syndrome d’Asperger (F84.5 CIM-10)

Constatations issues des rapports du psychiatre traitant vs du médecin-expert

 

L’assurée, née en 1983, a travaillé comme enseignante dans un centre scolaire secondaire. Se plaignant d’un «épuisement maternel» depuis 2018, puis de «difficultés personnelles et professionnelles» à partir de novembre 2019, elle a déposé une demande de prestations auprès de l’assurance-invalidité le 23.04.2020.

Au cours de l’instruction, l’office AI a recueilli un rapport d’expertise psychiatrique établi par le docteur B.__ pour l’assureur perte de gain le 23 juin 2020, qui diagnostiquait un trouble dépressif récurrent, épisode moyen, sans syndrome somatique, et attestait une incapacité totale de travail depuis le 18.11.2019. Les médecins traitants ont en plus diagnostiqué un syndrome d’Asperger.

L’office AI a confié une expertise psychiatrique au docteur E.__ qui s’est adjoint l’aide de la psychologue F.__. Ces experts ont retenu un trouble dépressif récurrent léger, une agoraphobie avec phobies sociales légères, ainsi que des traits de personnalité anxieuse, labile et dépendante, mais sans effet sur la capacité de travail, et ont écarté le diagnostic de syndrome d’Asperger.

Se fondant sur les conclusions de ce rapport, l’office AI a informé l’assurée, par projet de décision du 26.01.2022, qu’il entendait rejeter sa demande, faute d’atteinte invalidante à la santé. À la suite des critiques du docteur C.__ (psychiatre traitant) et de D.__ (psychologue traitante) sur le rapport d’expertise, l’office AI a sollicité un nouvel avis du docteur E.__, qui a établi une liste de questions complémentaires à poser au psychiatre et à la psychologue de l’assurée. Le docteur E.__ n’ayant pas modifié son appréciation après examen des réponses des thérapeutes traitants, l’office AI a rejeté la demande de prestations par décision du 25.04.2023.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 04.04.2024, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 4 [résumé]
Le tribunal cantonal a jugé que l’office AI pouvait se fonder sur le rapport d’expertise du docteur E.__ pour refuser à l’assurée le droit à une rente d’invalidité, dans la mesure où le médecin-expert n’a retenu aucun trouble psychique susceptible d’influencer durablement la capacité de travail de l’assurée.

Sur le plan formel, la cour cantonale a écarté les critiques de l’assurée concernant les compétences de l’expert pour diagnostiquer un syndrome d’Asperger et la durée des examens, estimant que le rapport remplissait toutes les conditions requises pour avoir pleine valeur probante. Sur le plan matériel, elle a considéré que l’expertise permettait une évaluation structurée des troubles psychiques conformément aux exigences jurisprudentielles, et expliquait précisément pourquoi le syndrome d’Asperger n’avait pas été retenu : absence de symptômes typiques, apparition improbable sans observation préalable par les médecins traitants, capacité de l’assurée à travailler sans limitation et à entretenir des relations sociales pendant plus de dix ans, ainsi que développement de nouveaux centres d’intérêt. Le tribunal cantonal a aussi rejeté le reproche de diagnostic incomplet, relevant que tous les symptômes décrits par les médecins traitants avaient été pris en compte par l’expert, qui ne les jugeait pas incapacitants. Il a également noté la discordance entre la capacité de travail diminuée selon les médecins traitants et les activités quotidiennes de l’assurée, ainsi que l’absence d’hospitalisation psychiatrique ou de traitement médicamenteux spécifique. Les informations complémentaires transmises par le psychiatre et la psychologue traitants n’apportaient pas d’éléments nouveaux par rapport à ceux déjà considérés par l’expert, qui n’a donc pas modifié son appréciation. Enfin, la cour a écarté la diminution de capacité de travail mentionnée par le psychiatre traitant, estimant que celle-ci reposait sur des limitations difficilement objectivables, en particulier l’incapacité de l’assurée à admettre ses propres limites.

Consid. 6 [résumé]
Contrairement à l’avis de la juridiction cantonale, le médecin-expert n’a pas accordé l’importance nécessaire aux avis détaillés du docteur C.__ tout au long de la procédure administrative. La lecture de l’arrêt révèle une contradiction manifeste entre les mêmes éléments anamnestiques, utilisés différemment par l’expert et le psychiatre traitant pour retenir ou exclure un syndrome d’Asperger. Tandis que le psychiatre traitant relevait des signes tels que manque d’autonomie, rigidité de comportement, besoin de soutien parental, crises violentes, problèmes de communication et angoisses omniprésentes, le médecin-expert inférait l’absence de difficultés à partir de la stabilité professionnelle et relationnelle ou du maintien de relations sociales, sans expliquer cette divergence fondamentale. Bien que le tribunal cantonal ait expressément indiqué que l’expert avait tenu compte de tous ces symptômes, on ne retrouve toutefois dans son raisonnement aucune explication éclairant ces divergences notables. La référence aux critères diagnostiques du syndrome d’Asperger (F84.5 de la CIM-10) pour appuyer le point de vue de l’expert n’explique pas davantage cette divergence.

Pour soutenir le caractère convaincant de l’expertise, les juges cantonaux ont attaché beaucoup d’importance aux constatations de l’expert sur l’absence de symptôme psychotique et de traitement antipsychotique d’une part et à l’absence d’hospitalisation en milieu psychiatrique d’autre part. Or, si la juridiction cantonale avait cité l’intégralité du point F84.5 CIM-10, elle aurait pu non seulement relever que le syndrome d’Asperger se caractérisait par l’altération des interactions sociales réciproques (élément à propos duquel on ne retrouve dans l’arrêt attaqué aucune explication quant à l’appréciation fondamentalement différente de l’expert et du psychiatre traitant), mais aussi qu’il s’accompagnait parfois – pas nécessairement toujours – d’épisodes psychotiques au début de l’âge adulte. L’absence de symptôme psychotique et de traitement y relatif ne semble donc pas déterminant en l’occurrence, contrairement à ce que laisse accroire le tribunal cantonal. De plus, on peine à comprendre en quoi une hospitalisation constituerait un autre élément déterminant au regard de l’importante structure de soutien de l’assurée mise en place (un suivi intensif institué par l’Office de protection de l’enfant, une psychologue et une infirmière en psychiatrie en plus du soutien de l’ex-mari et des parents) que les juges cantonaux ont pourtant dûment relevé, mais dont ils n’ont tiré aucune conclusion.

Il ressort au demeurant des différents rapports produits par le psychiatre traitant tout au long de la procédure administrative que celui-ci a décrit de façon constante et circonstanciée les difficultés rencontrées par sa patiente dans sa vie personnelle, professionnelle et sociale – à tous âges et pas seulement au moment de l’établissement de son rapport – ainsi que les différentes stratégies mises en place par celle-ci pour y remédier ou les dissimuler. Il a pris position de manière tout autant circonstanciée sur le rapport d’expertise. Il a en particulier contesté la capacité de l’assurée à gérer son quotidien de manière autonome, contrairement à ce qu’avait retenu le médecin-expert sur la base de la description d’une journée type de travail, en réitérant ses observations cliniques et celles des multiples intervenants s’occupant de l’assurée. Il a aussi expliqué les raisons pour lesquelles le syndrome d’Asperger avait été long à diagnostiquer. Confronté à ces nombreuses critiques, l’expert a brièvement relevé quelques incertitudes, déclaré manquer d’éléments pour se prononcer et a établi une liste de questions à poser au psychiatre traitant. Le psychiatre traitant a répondu de façon très précise à ces questions. Il a singulièrement expliqué en détail pourquoi le diagnostic avait été posé tardivement, comment celui-ci s’était exprimé dans tous les domaines de la vie et à tous âges, pourquoi il avait échappé aux médecins traitants et experts antérieurs ou comment la situation avait évolué. Sa nouvelle appréciation correspondait pour l’essentiel à l’appréciation déjà faite auparavant. En réaction, le médecin-expert s’est contenté de déclarer ne pas avoir assez d’éléments pour remettre en cause son appréciation initiale. Il apparaît dès lors que l’expert n’a pas apporté de réponses satisfaisantes aux nombreuses observations et objections consciencieusement motivées du psychiatre traitant. Il est tout particulièrement surprenant que les conclusions du médecin-expert reposent surtout sur la capacité de l’assurée à gérer sa vie quotidienne telle qu’elle ressortait de la description d’une journée type. Or, si une telle journée s’organisait avant tout autour des activités réalisées par les enfants et de quelques loisirs selon l’expert, le psychiatre traitant a expliqué que sa patiente était incapable de s’occuper adéquatement de ses enfants sans l’importante structure institutionnelle et familiale de soutien mise en place et qu’elle ne s’en occupait en outre qu’un week-end sur deux, les lundis et mardis et un mercredi sur deux. Il s’agit d’une divergence fondamentale d’avis qui ne trouve pas d’explication dans l’arrêt attaqué, ni dans le rapport d’expertise.

 

 

Dans ces circonstances, l’appréciation de la juridiction cantonale est manifestement inexacte. L’assurée a soulevé suffisamment d’éléments pour remettre en cause les conclusions de l’expert, et l’arrêt ne lève pas les doutes. Par conséquent, l’arrêt cantonal et la décision administrative sont annulés et la cause est renvoyée à l’office AI pour complément d’instruction par une nouvelle expertise psychiatrique et nouvelle décision.

 

Le TF admet le recours de l’assurée.

 

Arrêt 9C_260/2024 consultable ici

 

Commentaire

L’arrêt 8C_465/2024 met en lumière l’importance des rapports médicaux des médecins traitants dans la procédure d’assurances sociales. Dans le contexte de l’assurance-invalidité, la qualité et la cohérence des rapports médicaux jouent un rôle déterminant dans l’établissement des faits et l’appréciation du droit aux prestations. Si la jurisprudence rappelle que la valeur probante des rapports des médecins traitants peut être limitée, elle n’en souligne pas moins leur importance lorsque ces documents sont circonstanciés, étayés et continus dans le temps.

Les rapports médicaux du médecin traitant constituent souvent la base du dossier médical, car ils reflètent l’évolution clinique, les stratégies d’adaptation et la réalité quotidienne du patient. Lorsque ces rapports sont de bonne qualité, ils permettent de documenter de manière précise non seulement les symptômes, mais aussi leur impact concret sur la capacité de travail et la vie sociale de l’assuré. Dans l’arrêt 8C_465/2024, le Tribunal fédéral reproche précisément à l’expert mandaté d’avoir insuffisamment pris en compte les avis circonstanciés et continus du psychiatre traitant, alors même que ceux-ci décrivaient avec constance les limitations fonctionnelles et les besoins de soutien de l’assurée dans tous les domaines de sa vie. Cette lacune a conduit à l’annulation de la décision administrative et au renvoi pour complément d’instruction.

Cet arrêt illustre ainsi la nécessité, pour l’administration comme pour les experts, de ne pas se limiter à une lecture formelle ou superficielle des rapports du médecin traitant. Lorsque ceux-ci sont de bonne qualité, ils doivent être analysés de manière approfondie, confrontés aux autres éléments du dossier et, le cas échéant, conduire à des investigations complémentaires si des divergences majeures subsistent. La recherche de la vérité matérielle, principe fondamental en assurances sociales, ne peut être atteinte que par une prise en compte équilibrée, rigoureuse et respectueuse de toutes les sources médicales pertinentes, en particulier celles émanant du médecin traitant qui accompagne l’assuré sur la durée.

Cf. également : David Ionta, Les rapports médicaux en assurances sociales – Le rôle du médecin traitant en particulier, in : Jusletter 13 mai 2024

 

8C_486/2024 (f) du 13.02.2025 – Vraisemblance du syndrome douloureux régional complexe (SDRC ; CRPS) – Causalité naturelle / Doutes quant à la fiabilité et la pertinence du rapport du médecin-conseil

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_486/2024 (f) du 13.02.2025

 

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Vraisemblance du syndrome douloureux régional complexe (SDRC ; CRPS) – Causalité naturelle / 6 LAA

Doutes quant à la fiabilité et la pertinence du rapport du médecin-conseil

 

Assuré, né en 1960, a été engagé le 01.04.2016 en qualité de secrétaire administratif avec un taux d’activité à 50% par l’entreprise B.__ SA (après des mesures d’ordre professionnel accordées à la suite d’un accident de la circulation du 23.08.2008).

Par déclaration d’accident du 04.01.2021, l’employeur a annoncé à l’assurance-accidents que l’assuré avait fait une chute durant la nuit du 31.12.2020 au 01.01.2021 (lésions : fracture déplacée du cotyle droit et de la branche ischio-pubienne droite).

L’assuré a séjourné dans une clinique de réadaptation du 12.01.2021 au 17.05.2021 pour une rééducation intensive sous la supervision de la doctoresse F.__, spécialiste en médecine physique et réadaptation, qui a poursuivi son suivi médical après ce séjour. Dans un rapport du 14.06.2021, cette médecin a constaté une évolution lentement favorable sur le plan orthopédique tout en mentionnant des douleurs neurogènes au membre inférieur droit, un diabète de type II et une cirrhose sur stéato-hépatite. Elle a estimé que l’état de l’assuré n’était pas stabilisé. Lors d’un contrôle le 14.09.2021, elle a noté une amélioration lente mais constante des capacités fonctionnelles du membre inférieur droit tout en soulignant la persistance des douleurs neurogènes. Sur cette base, la doctoresse G.__, médecin-conseil de l’assurance-accidents, a conclu que l’assuré pouvait reprendre son activité à mi-temps dès le 04.10.2021 puis à plein temps après un mois (soit son mi-temps), tout en définissant les limitations fonctionnelles à respecter.

La doctoresse F.__ a exprimé son désaccord, indiquant que la position assise ne pouvait pas être maintenue dans le temps en raison des douleurs neurogènes de type syndrome douloureux régional complexe (SDRC), qui étaient consécutives à l’accident (probablement favorisées par un étirement du plexus à l’occasion de la fracture du bassin); par ailleurs, l’assuré ne pouvait pas porter de chaussures fermées longtemps et devait poursuivre le traitement de désensibilisation en ergothérapie. Dans une appréciation du 09.11.2021, la doctoresse G.__ a confirmé son point de vue.

Par décision 12.11.2021, confirmée sur opposition le 11.01.2022, l’assurance-accidents a réduit et supprimé les indemnités journalières allouées jusque-là en considération de la capacité de travail retenue par sa médecin-conseil.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 08.07.2024, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.1
La responsabilité de l’assureur-accidents s’étend, en principe, à toutes les conséquences dommageables qui se trouvent dans un rapport de causalité naturelle et adéquate avec l’événement assuré (ATF 148 V 356 consid. 3). Pour la validation du diagnostic de SDRC (ou CRPS pour Complex Regional Pain Syndrom), il est communément fait référence aux critères dits « de Budapest », qui sont exclusivement cliniques et associent symptômes et signes dans quatre domaines: sensoriels, vasomoteurs, sudomoteurs/oedème, moteurs/trophiques (voir arrêt 8C_416/2019 du 15 juillet 2020 consid. 5.1). En tant que maladie de nature neurologique-orthopédique-traumatologique, le SDRC est qualifié d’atteinte organique. Dans la mesure toutefois où son étiologie et sa pathogenèse ne sont pas claires, la jurisprudence a posé trois conditions cumulatives pour admettre l’existence d’un lien de causalité naturelle entre un SDRC et un accident, dont une courte période de latence entre l’accident et l’apparition de l’atteinte (au maximum six à huit semaines). À cet égard, le Tribunal fédéral a précisé qu’il n’est pas nécessaire qu’un SDRC ait été diagnostiqué dans les six à huit semaines après l’accident mais qu’il est en revanche déterminant que sur la base des constats médicaux effectués en temps réel, il soit établi que la personne concernée a présenté, au moins partiellement, des symptômes typiques du SDRC durant cette période de latence (arrêts 8C_473/2022 du 20 janvier 2023 consid. 5.5.1, in: SVR 2021 UV n° 9 p. 48; 8C_1/2023 du 6 juillet 2023 consid. 7.2).

Consid. 3.3
Lorsqu’une décision administrative s’appuie exclusivement sur l’appréciation d’un médecin interne à l’assureur social et que l’avis d’un médecin traitant ou d’un expert privé auquel on peut également attribuer un caractère probant laisse subsister des doutes même faibles quant à la fiabilité et la pertinence de cette appréciation, la cause ne saurait être tranchée en se fondant sur l’un ou sur l’autre de ces avis et il y a lieu de mettre en œuvre une expertise par un médecin indépendant selon la procédure de l’art. 44 LPGA ou une expertise judiciaire (ATF 135 V 465 consid. 4.6 et 4.7; arrêt 8C_816/2021 du 2 mai 2022 consid. 3.2 et l’arrêt cité).

Consid. 4.1 [résumé]
La doctoresse G.__, sans avoir examiné cliniquement l’assuré, a estimé qu’il pouvait reprendre son travail dès novembre 2021 sur le plan orthopédique, compte tenu des capacités fonctionnelles de sa hanche. Elle a considéré que l’atteinte neurogène au pied droit, évoquée par la doctoresse F.__ dans un contexte de SDRC, n’était qu’une hypothèse. Selon elle, les critères de Budapest n’étaient pas remplis, aucun examen radiologique complémentaire n’avait été effectué, et le traitement médicamenteux n’avait pas été ajusté pour un SDRC. De plus, un bilan neurologique réalisé par le docteur I.__ à la clinique de réadaptation n’a révélé aucun substrat neurologique expliquant les douleurs au pied droit, hormis un doute sur une atteinte mineure au muscle droit antérieur. La doctoresse G.__ a également souligné que le développement d’un SDRC loin de l’articulation touchée était rare et que les douleurs neurogènes tardives de l’assuré pourraient être liées à une neuropathie diabétique ou alcoolique. Elle a notamment relevé que la chute avait eu lieu dans un contexte d’alcoolisation aiguë et que l’assuré était suivi pour des problèmes hépatiques.

Consid. 4.2 [résumé]
Faisant sienne ces conclusions, la cour cantonale a retenu que les seules séquelles liées à l’accident concernaient la hanche droite. Elle a jugé que l’état de l’assuré était stabilisé dès le 02.11.2021 et qu’il pouvait reprendre son emploi à son taux d’activité habituel. Elle a jugé que les avis médicaux dont se prévalait l’assuré ne remettaient aucunement en cause ce point de vue. Concernant la hanche droite, les docteurs F.__ et E.__ avaient constaté une bonne évolution post-opératoire avec des amplitudes permettant la position assise et n’avaient recommandé que des mesures thérapeutiques limitées. Quant aux douleurs neurogènes alléguées, la simple mention d’un œdème variable et d’autres symptômes dans un rapport de la doctoresse F.__ ne suffisait pas à valider un diagnostic de SDRC selon la jurisprudence applicable. Les diagnostics secondaires de SDRC posés par les professeurs E.__ et H.__ ont également été écartés pour les mêmes raisons. La cour cantonale a estimé que la doctoresse G.__ avait expliqué de manière convaincante pourquoi ces douleurs neurogènes n’étaient pas en lien de causalité avec l’accident assuré et a confirmé la décision de l’assurance-accidents.

 

Consid. 5
En l’occurrence, on peut d’emblée remarquer que l’affirmation de la doctoresse G.__ selon laquelle les douleurs neurogènes de l’assuré sont apparues seulement six mois après l’accident est contredite par les déclarations de la doctoresse F.__ qui en a fait le constat lors du séjour de celui-ci à la clinique de réadaptation du 12.01.2021 au 17.05.2021. La doctoresse F.__ a également spécifié que même si l’assuré avait présenté peu de signes vaso-moteurs à l’époque, elle avait observé des signes évocateurs d’un SDRC d’allure froide (oedème variable; hypersensibilité; troubles de la commande motrice), et qu’elle lui avait prescrit le traitement idoine dans un tel cas, qui était celui administré pour les douleurs neuropathiques, en sus d’une prise en charge multi-modale avec des thérapies de la sensibilité et du schéma corporel. Or la cour cantonale ne pouvait pas simplement faire fi de ces éléments – qui sont pertinents et sur lesquels la doctoresse G.__ ne s’est même pas prononcée dans son appréciation ultérieure du 20.06.2022 –, au prétexte de leur caractère succinct. Si ce n’est l’apparition de douleurs neurogènes significatives dans les suites proches de l’accident, on ne voit pas quelle autre raison aurait amené la doctoresse F.__ à organiser un bilan neurologique par le docteur I.__, neurologue, le 05.03.2021. On peut noter que ce médecin avait conclu à un examen « proche de la normale » – et non pas « dans les limites de la norme » comme le dit la doctoresse G.__ -, et qu’il avait souligné que l’électro-neuro-myographie (ENMG) avait été « de réalisation et d’interprétation difficiles ». Cela étant, depuis qu’elle suit l’assuré, la doctoresse F.__ a régulièrement fait état de douleurs neurogènes dans un contexte de SDRC en lien avec l’accident et a attesté une incapacité de travail. À cela on peut ajouter que le professeur H.__ (du Team rachis de l’Hôpital D.__), auquel le professeur E.__ (du Team hanche de l’Hôpital D.__) avait adressé l’assuré en raison de ses douleurs, a exclu un conflit radiculaire et qu’il a aussi émis l’avis que la symptomatologie « avec des douleurs neuropathiques et des phénomènes végétatifs ainsi que moteurs pouv[ait] effectivement être interprétée dans le cadre d’un CRPS [SDRC] ». Certes, aucun de ces médecins traitants ne s’est prononcé dans un rapport détaillé selon les critères de Budapest et à l’aune des trois conditions cumulatives posées par la jurisprudence pour admettre un lien de causalité entre un SDRC et un accident. Au regard des éléments avancés, il subsiste néanmoins des doutes suffisants quant à la fiabilité et la pertinence de l’appréciation de la doctoresse G.__ sur les points qu’elle a retenus, d’autant que celle-ci a insisté sur une problématique alcoolique de l’assuré qui n’est pas établie.

Partant, une instruction par un médecin indépendant selon la procédure de l’art. 44 LPGA s’impose afin de déterminer, premièrement, quelles sont les atteintes de l’assuré se trouvant en lien de causalité avec l’accident du 01.01.2021 (notamment en ce qui concerne un éventuel SDRC), deuxièmement, à partir de quand l’état de santé peut-il être considéré comme stabilisé et, troisièmement, la capacité de travail. La cause sera renvoyée à l’assurance-accidents afin qu’elle mette en œuvre une telle expertise et rende une nouvelle décision sur le droit de l’assuré aux prestations d’assurance à partir du 04.10.2021. Dans cette mesure, le recours se révèle bien fondé.

Le TF admet le recours de l’assuré.

 

 

Arrêt 8C_486/2024 consultable ici

 

9C_425/2024 (f) du 10.01.2025 – Expertise médicale et compréhension entre l’assuré et les experts – Absence d’interprète – Valeur probante de l’expertise niée

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_425/2024 (f) du 10.01.2025

 

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Expertise médicale et compréhension entre l’assuré et les experts – Absence d’interprète – Valeur probante de l’expertise niée / 44 LPGA

 

À la suite d’un premier refus de prestations de l’assurance-invalidité, l’assuré, né en 1962, a sollicité la réouverture de son dossier, au mois de juillet 2020, en se prévalant d’une aggravation de son état de santé. Après avoir considéré la démarche de l’assuré comme une nouvelle demande de prestations, l’office AI a notamment diligenté une expertise pluridisciplinaire. Il a ensuite rejeté la demande (décision du 08.03.2023).

 

Procédure cantonale

Par jugement du 13.06.2024, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3 [résumé]
L’assuré conteste la valeur probante de l’expertise menée par le centre d’expertise, arguant qu’un interprète en langue turque n’était pas présent lors des examens rhumatologique et pneumologique. Bien qu’il ait expressément demandé la présence d’un interprète, car il ne parle pas français, l’expert [recte : l’interprète] n’a pas été présent le jour de l’expertise. Les experts ont reconnu un problème de communication avec l’assuré. L’assuré soutient que l’absence d’interprète a bafoué ses droits fondamentaux, étant donné l’influence déterminante de l’expertise sur l’issue du litige.

Consid. 4.1
Dans le contexte d’examens médicaux nécessaires pour évaluer de manière fiable l’état de santé de l’assuré et ses répercussions éventuelles sur la capacité de travail, en particulier d’un examen psychiatrique, la meilleure compréhension possible entre l’expert et la personne assurée revêt une importance spécifique. Il n’existe cependant pas de droit inconditionnel à la réalisation d’un examen médical dans la langue maternelle de l’assuré ou à l’assistance d’un interprète. En définitive, il appartient à l’expert, dans le cadre de l’exécution soigneuse de son mandat, de décider si l’examen médical doit être effectué dans la langue maternelle de l’assuré ou avec le concours d’un interprète. Le choix de l’interprète, ainsi que la question de savoir si, le cas échéant, certaines phases de l’instruction médicale doivent être exécutées en son absence pour des raisons objectives et personnelles, relèvent également de la décision de l’expert. Ce qui est décisif dans ce contexte, c’est l’importance de la mesure au regard de la prestation entrant en considération. Il en va ainsi de la pertinence et donc de la valeur probante de l’expertise en tant que fondement de la décision de l’administration, voire du juge. Les constatations de l’expert doivent dès lors être compréhensibles, sa description de la situation médicale doit être claire et ses conclusions motivées (arrêt 9C_262/2015 du 8 janvier 2016 consid. 5.1 et les arrêts cités).

Consid. 4.2
Le point de savoir si, au regard des circonstances concrètes du cas d’espèce et des aspects rappelés ci-avant, la compréhension linguistique entre l’expert et la personne assurée est suffisante pour garantir une expertise revêtant un caractère à la fois complet, compréhensible et concluant relève de l’appréciation des preuves et, partant, d’une question de fait que le Tribunal fédéral examine uniquement à l’aune de l’inexactitude manifeste et de la violation du droit au sens de l’art. 95 LTF (consid. 1 supra; arrêt 9C_262/2015 précité consid. 5.2).

À cet égard, l’appréciation des preuves est arbitraire lorsque l’autorité ne prend pas en compte, sans raison sérieuse, un élément de preuve propre à modifier la décision, lorsqu’elle se trompe manifestement sur son sens et sa portée, ou encore lorsque, en se fondant sur les éléments recueillis, elle en tire des constatations insoutenables (ATF 134 V 53 consid. 4.3 et les arrêts cités). L’appréciation des preuves doit être arbitraire non seulement en ce qui concerne les motifs évoqués par la juridiction cantonale pour écarter un moyen de preuve, mais également dans son résultat (ATF 137 I 1 consid. 2.4; 136 I 316 consid. 2.2.2).

Consid. 5
En l’occurrence, les constatations de la juridiction cantonale quant à une compréhension suffisante entre l’assuré et les experts rhumatologue et pneumologue pour que ces derniers puissent obtenir les informations nécessaires à l’appréciation de la situation malgré l’absence d’un interprète se révèlent insoutenables. En effet, à la lecture du rapport d’évaluation consensuelle du 08.11.2022, on constate que les experts ont considéré que l’assuré ne pouvait pas être expertisé sans interprète car il ne s’exprime dans aucune langue nationale, bien qu’il soit en Suisse depuis de nombreuses années. On ajoutera que le spécialiste en médecine interne générale a indiqué que l’assuré ne s’était pas exprimé une seule fois en français au cours de l’expertise qu’il avait effectuée en présence d’une interprète turque et qu’il n’avait pas eu l’impression que l’expertisé comprenait, au moins partiellement, certaines questions posées. Pour leur part, le spécialiste en rhumatologie et le spécialiste en médecine interne générale et en pneumologie ont relevé l’absence du traducteur prévu et indiqué que l’assuré s’exprimait mal en français (rapport d’expertise rhumatologique), respectivement qu’il comprenait très mal le français (rapport d’expertise pneumologique).

Dans ces circonstances, l’absence d’un traducteur durant l’entretien est de nature à susciter une incertitude quant à la pertinence des constatations des spécialiste en rhumatologie et en pneumologie. À ce stade de la procédure, on ne saurait s’accommoder de ce manquement, si bien que la cause doit être renvoyée à l’office AI afin que les expertises rhumatologique et pneumologique puissent se dérouler intégralement dans la langue maternelle de l’assuré ou avec l’aide d’un interprète. En ce sens, le recours sera partiellement admis, sans qu’il n’y ait lieu d’examiner les autres griefs soulevés par l’assuré, en relation notamment avec son impossibilité de « retrouve[r] une activité lucrative ». La conclusion subsidiaire du recours se révèle bien fondée.

 

Le TF admet partiellement le recours de l’assuré, annule le jugement cantonal et la décision litigieuse, renvoyant la cause à l’office AI pour instruction complémentaire au sens des considérants et nouvelle décision.

 

Commentaires

Cet arrêt met en lumière un problème central : la barrière linguistique peut gravement compromettre la qualité et la fiabilité des évaluations médicales. Comme je l’ai soutenu (David Ionta, Expertises médicales en assurances sociales, in : Jusletter 14 octobre 2024, ch. 105 ss, notamment ch. 118), bien qu’il n’existe pas de droit formel à la réalisation d’un examen médical dans la langue maternelle de l’assuré ou à l’assistance d’un interprète, ignorer cet aspect revient à compromettre la « vérité médicale » recherchée. Cette attention accrue aux aspects linguistiques est une nécessité qui s’inscrit pleinement dans les objectifs du Développement continu de l’AI visant à améliorer la qualité et la transparence des expertises.

Le Tribunal fédéral aurait également pu se référer aux lignes directrices pour l’expertise rhumatologique, qui précisent qu’il incombe à l’expert de s’assurer d’une compréhension linguistique parfaite entre le patient examiné et lui-même (directrices pour l’expertise rhumatologique, mai 2018, ch. 3.1, p. 4.).

Enfin, les deux experts auraient dû reconvoquer l’expertisé en s’assurant de la présence d’un interprète, dès lors qu’ils se sont aperçus des difficultés de compréhension linguistique entre eux.

 

Arrêt 9C_425/2024 consultable ici

 

9C_553/2023 (f) du 14.11.2024 – Valeur probante d’un rapport d’examen SMR / Expertises médicales privées – Divergences médicales – Mise en œuvre d’une nouvelle expertise / Frais d’expertises privées à la charge de l’office AI

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_553/2023 (f) du 14.11.2024

 

Consultable ici

 

Valeur probante d’un rapport d’examen SMR / 43 LPGA

Expertises médicales privées – Divergences médicales – Mise en œuvre d’une nouvelle expertise

Frais d’expertises privées à la charge de l’office AI / 45 LPGA

 

Assuré, né en 1969, a travaillé en qualité de magasinier à partir de l’année 1996, puis de cuisinier dès 2003.

Le 18.03.2019, il a déposé une demande AI, en raison de lombalgies sur troubles dégénératifs et d’une dépression réactionnelle. L’office AI a recueilli plusieurs avis médicaux. L’office AI a soumis l’assuré à un examen auprès du Service médical régional de l’assurance-invalidité, Suisse romande (SMR), dont les docteurs G.__, spécialiste en médecine physique et réadaptation, et H.__, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, ont rendu leur rapport le 22 février 2021. Se fondant sur les conclusions des médecins du SMR, l’office AI a rejeté la demande, par décision du 12.07.2021, au motif que le taux d’invalidité (de 2%) était insuffisant pour ouvrir le droit à des prestations.

 

Procédure cantonale (arrêt AI 321/21 – 196/2023 – consultable ici)

L’assuré a déféré cette décision au tribunal cantonal. En cours de procédure, il a produit deux expertises, l’une rhumatologique établie par le docteur I.__, spécialiste en rhumatologie, l’autre psychiatrique réalisée par le docteur J.__, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, ainsi qu’un consilium signé par les médecins prénommés. Le docteur K.__, médecin au SMR, s’est exprimé sur les rapports de ses deux confrères ; ceux-ci se sont à leur tour déterminés sur la prise de position du médecin du SMR.

Par arrêt du 20.07.2023, la juridiction cantonale a admis le recours; elle a réformé la décision de l’office AI en ce sens qu’elle a reconnu le droit de l’assuré à une rente entière d’invalidité pour la période du 01.09.2019 au 31.05.2021. Pour le surplus, elle a renvoyé la cause à l’office AI afin qu’il procède conformément aux considérants de l’arrêt pour la période courant dès le mois de juin 2021. Elle a par ailleurs mis les frais des expertises des docteurs I.__ et J.__ à la charge de l’office AI à hauteur de 10’320 fr., en plus des frais et dépens de la cause.

 

TF

Consid. 5.1
Compte tenu des différences dans les diagnostics et l’appréciation de la capacité de travail de l’assuré, ainsi que de la présence possible d’éléments psychiatriques en l’absence de suivi, le médecin au SMR a demandé la réalisation d’un « examen/expertise » bidisciplinaire rhumatologique et psychiatrique avec conclusions consensuelles. Cette mesure d’instruction a été mise en œuvre auprès du SMR par les docteurs G.__ et H.__. Dans leur rapport du 22 février 2021, ces médecins ont posé le diagnostic incapacitant de « lombalgies chroniques non déficitaires dans le cadre de discopathies et d’arthrose des articulations postérieures, prédominant de L3 à S1 »; ils ont en revanche écarté le diagnostic de dépression réactionnelle évoqué par les médecins traitants (la première fois en 2018), retenant que l’assuré n’avait jamais présenté d’incapacité de travail sur le plan psychiatrique. Pour les médecins du SMR, si la capacité de travail était nulle dans l’activité de cuisinier, elle était en revanche totale dans une activité adaptée depuis le 8 juillet 2019.

Contrairement à ce qu’ont retenu à tort les juges cantonaux, on ne saurait admettre que l’office recourant a violé son obligation d’instruire d’office la demande (cf. art. 43 LPGA) en se fondant sur l’avis des médecins du SMR, sans avoir préalablement mis en œuvre une expertise médicale conformément à la procédure prévue à l’art. 44 LPGA. En effet, il ressort du rapport du SMR que ses auteurs se sont exprimés sur les avis des médecins traitants et qu’ils ont clairement justifié les diagnostics ainsi que leur évaluation de la capacité de travail. Plus particulièrement, en ce qui concerne le diagnostic de dépression réactionnelle évoqué par les médecins traitants, les docteurs G.__ et H.__ ont indiqué les motifs qui les ont conduits à nier la présence d’une quelconque pathologie psychiatrique caractérisée. De plus, ils n’ont laissé indécise aucune question pertinente d’ordre médical. À cet égard, la juridiction cantonale s’est limitée à indiquer que les constatations du médecin traitant faisaient apparaître des doutes suffisants quant au bien-fondé des conclusions du SMR, sans toutefois mentionner en quoi consisteraient ces doutes, ni pour quelle raison l’appréciation des docteurs G.__ et H.__ ne suffisait pas pour évaluer la situation de l’assuré.

Consid. 5.2
Cela étant, les conclusions des experts privés mandatés par l’assuré en procédure cantonale ne concordent pas avec celles des médecins du SMR. Les docteurs I.__ et J.__ ont diagnostiqué un trouble dépressif (épisode actuel moyen), une gonarthrose fémoro-patellaire, un lombodiscarthrose et une arthrose du tarse au pied droit; ces atteintes entraînaient une incapacité de travail totale dans la profession de cuisinier depuis octobre 2018 et dans une activité adaptée du 25.10.2018 au 15.02.2021; à partir du 16.02.2021, l’assuré présentait une capacité de travail de 50% dans une activité adaptée aux limitations fonctionnelles somatiques et psychiques (cf. consilium). Quoi qu’en dise l’office AI recourant, qui soutient que ces conclusions seraient insoutenables en se référant aux avis médicaux du SMR, les expertises privées mettent en doute l’évaluation du SMR du 22 février 2021 sous plusieurs points: ainsi, le docteur I.__ nie que la situation était stabilisée sur le plan rhumatologique avant l’examen auprès du SMR en raison d’une évolution « en dents de scie » jusque-là, tandis que le docteur J.__ fait remonter les effets incapacitants de l’atteinte psychiatrique diagnostiquée à novembre 2018 (cf. consilium du 3 février 2022; rapport du 31 janvier 2022.

Dans ces circonstances, le Tribunal fédéral, comme déjà la juridiction cantonale qui a écarté le rapport du SMR de manière insoutenable (consid. 5.1 supra), est confrontée à des divergences médicales qui ne peuvent être départagées sans la mise en oeuvre d’une nouvelle expertise bi-disciplinaire (en rhumatologie et psychiatrie) confiée à des médecins indépendants. En particulier, si la juridiction cantonale a constaté que l’examen effectué par le docteur J.__ avait mis en évidence des symptômes dépressifs « actuels » de manière convaincante, elle semble admettre qu’une telle atteinte existait déjà antérieurement au motif que l’expert psychiatre privé estimait qu’un diagnostic ne pouvait être écarté « uniquement sur la base du constat ponctuel d’un manque de symptôme au moment de l’examen » comme l’aurait fait le docteur H.__. Or un tel motif apparaît arbitraire, dès lors que le psychiatre du SMR a nié un trouble psychiatrique non seulement sur la base de son examen de l’assuré mais également sur d’autres éléments au dossier (dont la mention d’une « dépression réactionnelle » qui n’a guère été objectivée par les médecins traitants). À défaut de motif convaincant pour départager les avis des experts privés de celui du SMR, les juges cantonaux étaient tenus d’ordonner une expertise judiciaire. La conclusion subsidiaire du recours est dès lors bien fondée et il convient de renvoyer la cause au Tribunal cantonal pour qu’il complète l’instruction, puis rende une nouvelle décision.

 

Consid. 6.2
Aux termes de l’art. 45 al. 1 LPGA, les frais de l’instruction sont pris en charge par l’assureur qui a ordonné les mesures. À défaut, l’assureur rembourse les frais occasionnés par les mesures indispensables à l’appréciation du cas ou comprises dans les prestations accordées ultérieurement. Selon la jurisprudence, les frais d’expertise font partie des frais de procédure. Les frais d’expertise privée peuvent être inclus dans les dépens mis à la charge de l’assureur social lorsque cette expertise était nécessaire à la résolution du litige (ATF 115 V 62 consid. 5c; arrêts 9C_519/2020 du 6 mai 2021 consid. 2.2 et les arrêts cités; 8C_971/2012 du 11 juin 2013 consid. 4.2; I 1008/06 du 24 avril 2007 consid. 3).

Consid. 6.3
En l’occurrence, devant la juridiction cantonale, l’assuré est parvenu à susciter un doute sur les conclusions du SMR par le dépôt des expertises privées, de sorte que les juges précédents devront compléter l’instruction de la cause. À cet égard, l’admissibilité de l’imputation des frais d’un rapport médical à l’administration ne suppose pas nécessairement qu’il serve de base à une décision définitive. Il peut suffire qu’il donne lieu à des investigations supplémentaires qui n’auraient pas été ordonnées en son absence (cf. arrêt 9C_395/2023 du 11 décembre 2023 consid. 6.3 et les arrêts cités), ce qui est le cas ici. Par conséquent, les frais relatifs aux rapports des docteurs I.__ et J.__ doivent être imputés à l’office recourant. Sur ce point, l’arrêt attaqué doit être confirmé par substitution de motifs.

 

Le TF admet partiellement le recours de l’office AI.

 

Arrêt 9C_553/2023 consultable ici

 

8C_697/2023 (f) du 17.09.2024 – Examen par des médecins du SMR – Pas d’enregistrement sonore de l’examen / Valeur probante des rapports des SMR

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_697/2023 (f) du 17.09.2024

 

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Examen par des médecins du SMR – Pas d’enregistrement sonore de l’examen / 44 al. 6 LPGA – 49 al. 2 RAI

Valeur probante des rapports des SMR / 49 al. 2 RAI

 

Assurée, née en 1971, sans formation, a perçu une rente entière d’invalidité du 01.07.2016 au 30.11.2016. En 2018, elle a trouvé un emploi à plein temps dans l’horlogerie, mais a présenté une incapacité de travail totale dès le 05.09.2018 à la suite d’un changement de poste.

Le 06.03.2019, elle a déposé une nouvelle demande de prestations AI. Le SMR a confié un examen à des médecins (rhumatologie et psychiatrie), réalisé le 23.02.2022. Les experts ont diagnostiqué un trouble anxieux et conclu à l’incapacité de travail suivante : 100% du 05.09.2018 au 24.02.2019 ; 50% du 25.02.2019 au 10.03.2019 ; à partir du 11.03.2019 : 70% dans l’activité habituelle, 100% dans une activité adaptée aux limitations fonctionnelles (moindre résistance au stress, fatigabilité en fin de journée, difficultés à soutenir une attention et concentration sur un travail routinier et monotone nécessitant un rendement important). Sur le plan rhumatologique, une capacité de travail totale a été reconnue dans une activité adaptée aux limitations fonctionnelles.

Par projet de décision du 10.03.2022, l’office AI a informé l’assurée de son intention de lui refuser l’octroi d’une rente d’invalidité, au motif qu’elle ne présentait pas d’incapacité de gain suffisante pour ouvrir le droit à une telle prestation. Après examen d’objections et d’un nouveau rapport médical de la psychiatre traitante, le SMR a maintenu les conclusions de l’expertise malgré une divergence d’appréciation portant sur les diagnostics incapacitants et sur la capacité de travail de l’assurée. Il a néanmoins retenu l’impartialité de l’expert psychiatre et le fait qu’aucun nouvel élément médical probant ne pouvait le faire départir de ses précédentes conclusions. Par décision du 22.06.2022, l’office AI a confirmé son projet de refus de rente.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 27.09.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.2.1
L’assurée fait valoir divers griefs à l’encontre du spécialiste en psychiatrie, de son examen et de son rapport. Elle se plaint d’abord de l’absence d’un enregistrement sonore, en invoquant la violation de l’art. 44 al. 6 LPGA. Elle en déduit l’impossibilité d’établir certains vices graves. L’assurée invoque également le manque d’indépendance de ce médecin à l’égard du SMR et, par là, une violation de l’art. 44 al. 2 LPGA. Le spécialiste en psychiatrie ne serait par ailleurs pas certifié en médecine d’assurance suisse et le dossier ne permettrait pas de connaître son champ de compétences. Enfin, l’assurée évoque la brève durée de l’expertise (1h30), effectuée dans des circonstances selon elle objectivement indéfinissables.

Consid. 3.2.2
Les éléments avancés par l’assurée et ses griefs de violation de l’art. 44 LPGA sont mal fondés. En effet, l’art. 44 LPGA (« Expertise »), qui prévoit notamment un enregistrement sonore des entretiens (al. 6), ne s’applique pas aux examens médicaux réalisés par les SMR comme celui pratiqué par le spécialiste en psychiatrie, médecin exerçant précisément pour le compte du SMR. Un tel examen est soumis aux exigences de l’art. 49 al. 2 RAI, aux termes duquel les SMR peuvent au besoin procéder eux-mêmes à des examens médicaux sur la personne des assurés; ils consignent les résultats de ces examens par écrit. Quant au fait que le spécialiste en psychiatrie ne serait pas certifié en médecine d’assurance suisse, il ne permet pas en soi de remettre en cause ses conclusions, alors qu’il s’agit d’un spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, comme cela ressort tant du rapport d’examen que de la convocation à celui-ci. Enfin, la durée de l’examen ne permet de tirer aucune conclusion, en l’espèce, sur la valeur du travail de l’expert, dont le rôle consiste notamment à se prononcer sur l’état de santé psychique de l’assuré dans un délai relativement bref (cf. arrêts 9C_457/2021 du 13 avril 2022 consid. 6.2; 9C_133/2012 du 29 août 2012 consid. 3.2.1; 9C_443/2008 du 28 avril 2009 consid. 4.4.2 et les arrêts cités).

Consid. 3.3.2
S’agissant de la valeur probante des rapports des SMR selon l’art. 49 al. 2 RAI, le Tribunal fédéral considère qu’elle est comparable à celle des expertises médicales externes, lorsque ces rapports satisfont aux exigences développées par la jurisprudence en matière d’expertise médicale. Toutefois, les offices AI devraient toujours ordonner des expertises externes lorsque le caractère interdisciplinaire d’une situation médicale problématique l’exige, lorsque le SMR ne dispose pas des ressources professionnelles nécessaires pour pouvoir répondre à une question qui se pose ou lorsqu’il existe une divergence entre le rapport du SMR et la teneur générale du dossier médical, divergence qui ne reposerait pas sur des prémisses différentes dues à la conception bio-psycho-sociale de la maladie, répandue en médecine et qui est plus large que la notion d’atteinte à la santé en droit des assurances sociales (cf. ATF 137 V 210 consid. 1.2.1; arrêt I 738/05 du 1er mars 2007 consid. 5.2, in SVR IV 33 n° 117).

Lorsqu’une décision administrative s’appuie exclusivement sur l’appréciation d’un médecin interne à l’assureur social et que l’avis d’un médecin traitant ou d’un expert privé auquel on peut également attribuer un caractère probant laisse subsister des doutes même faibles quant à la fiabilité et la pertinence de cette appréciation, la cause ne saurait être tranchée en se fondant sur l’un ou sur l’autre de ces avis et il y a lieu de mettre en œuvre une expertise par un médecin indépendant selon la procédure de l’art. 44 LPGA ou une expertise judiciaire (ATF 135 V 465 consid. 4.6 et 4.7; arrêt 8C_816/2021 du 2 mai 2022 consid. 3.2 et l’arrêt cité).

Consid. 3.3.3
En l’espèce, les juges cantonaux ont privilégié les conclusions du spécialiste en psychiatrie, du fait que son rapport satisfaisait aux exigences jurisprudentielles en matière d’expertise médicale. Ils ont considéré en particulier que ce médecin n’avait pas ignoré les éléments invoqués par l’assurée – qualifiés pour certains d’anecdotiques – mais avait un avis différent ou que celle-ci se limitait à opposer l’appréciation de sa médecin traitante à celui du spécialiste en psychiatrie.

Cela dit, il ressort de l’arrêt attaqué que la psychiatre traitante et le spécialiste en psychiatrie ne s’accordent ni sur les diagnostics, ni sur la capacité de travail de l’assurée. En particulier, la médecin traitante a reproché à l’expert d’avoir écarté les troubles de l’attention et de la concentration sans expliquer son évaluation ni avoir procédé à un test. Elle lui a également opposé d’avoir fondé son analyse de l’évolution de la capacité de travail de l’assurée sur la base d’un rapport d’expertise mis en œuvre par l’assurance perte de gain, alors que le médecin consultant était par la suite revenu sur son évaluation. A cela s’ajoute d’autres éléments, contribuant à susciter un doute à tout le moins minime sur la fiabilité ou la pertinence du rapport du SMR. Ainsi, le spécialiste en psychiatrie retient notamment la capacité de l’assurée à prendre des décisions importantes et une indépendance dans l’organisation de sa vie quotidienne, sans circonstancier son appréciation par rapport au fait que l’assurée est sous curatelle de représentation (art. 394 s. CC) (ce qui n’est pas précisé dans le rapport d’examen). Si le curateur n’est pas médecin, comme l’ont relevé les juges cantonaux en niant la pertinence de ses observations, on ne saurait nier sa légitimité à s’exprimer sur les capacités de l’assurée à se gérer sur le plan administratif, compte tenu de la mission qui lui est confiée.

Sans préjuger du fond du litige, il apparaît ainsi que les circonstances du cas d’espèce justifiaient une expertise par un médecin indépendant selon la procédure de l’art. 44 LPGA. En conséquence, les juges cantonaux ont procédé à une appréciation (anticipée) des preuves manifestement erronée en refusant la mise en œuvre d’une telle expertise médicale.

Consid. 4
Il s’ensuit que le recours doit être partiellement admis au sens des considérants, avec pour conséquence l’annulation de l’arrêt cantonal et de la décision. La cause sera renvoyée à l’office intimé pour qu’elle mette en œuvre une expertise médicale, dont la discipline peut se limiter au domaine psychiatrique, et rende une nouvelle décision.

Consid. 5
En ce qui concerne la répartition des frais judiciaires et des dépens, le renvoi de la cause pour nouvelle décision revient à obtenir gain de cause au sens des art. 66 al. 1 et 68 al. 1 et 2 LTF, indépendamment du fait qu’une conclusion ait ou non été formulée à cet égard, à titre principal ou subsidiaire (ATF 146 V 28 consid. 7; 141 V 281 consid. 11.1). Les frais judiciaires ainsi que les dépens auxquels peut prétendre l’assurée seront dès lors mis à la charge de l’office intimé, qui succombe, ce qui rend la demande d’assistance judiciaire sans objet. L’assurée a produit une note d’honoraires pour un montant de 6’470 fr. (18 heures 52 au tarif horaire de 290 fr.). Ce montant apparaît toutefois excessif compte tenu de l’ampleur de la cause et de ses difficultés, ainsi que du fait que les arguments soulevés ont déjà été amplement discutés par l’assurée dans la procédure précédente. Il convient dès lors d’allouer à l’assurée le montant forfaitaire habituel de 2’800 fr.

 

Le TF admet partiellement le recours de l’assurée.

 

Arrêt 8C_697/2023 consultable ici

 

8C_799/2023 (f) du 03.09.2024 – Stabilisation de l’état de santé / Estimation de l’IPAI – Valeur probante de l’appréciation médicale du médecin-conseil

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_799/2023 (f) du 03.09.2024

 

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Stabilisation de l’état de santé / 19 al. 1 LAA

Estimation de l’IPAI – Valeur probante de l’appréciation médicale du médecin-conseil / 24 LAA – 25 LAA

 

Le 19.07.2017, assuré, né en 1972, a été victime d’un accident dans un parc d’attractions. Alors qu’il était assis sur un rocher, il a été projeté en l’air par un jet d’eau et a chuté de quelques mètres sur le sol. La chute lui a causé des fractures lombaires (en L1, L2 et L4).

L’assurance-accidents a pris en charge les frais médicaux et a versé l’indemnité journalière jusqu’au 30.06.2020, considérant qu’à partir de cette date, la poursuite du traitement médical ne pourrait pas apporter d’amélioration significative à l’état de santé consécutif à l’accident. Par décision du 19.06.2020, elle a refusé de lui allouer une rente d’invalidité, en raison d’un taux d’invalidité de 2%, soit insuffisant pour ouvrir le droit à une telle prestation. En revanche, elle lui a reconnu le droit à une IPAI de 15%. Saisie d’une opposition, elle l’a rejetée, tout en modifiant légèrement le calcul du taux d’invalidité; elle indiquait en outre que le droit de l’assuré à des prestations en lien avec une rechute serait examiné séparément (décision sur opposition du 26.11.2021).

 

Procédure cantonale (arrêt AA 8/22 et 41/22 – 116/2023 – consultable ici)

Par jugement du 02.11.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.3.1
En ce qui concerne d’abord la question de la stabilisation de l’état de santé, il sied de rappeler que le droit à la rente prend naissance dès qu’il n’y a plus lieu d’attendre de la continuation du traitement médical une sensible amélioration de l’état de l’assuré et que les éventuelles mesures de réadaptation de l’assurance-invalidité ont été menées à terme; le droit au traitement médical et aux indemnités journalières cesse dès la naissance du droit à la rente (art. 19 al. 1 LAA). L’amélioration de l’état de santé se détermine notamment en fonction de l’augmentation ou de la récupération probable de la capacité de travail réduite par l’accident. L’utilisation du terme « sensible » par le législateur montre que l’amélioration que doit amener une poursuite du traitement médical doit être significative. Il ne suffit pas qu’un traitement physiothérapeutique puisse éventuellement être bénéfique pour la personne assurée. Dans ce contexte, l’état de santé doit être évalué de manière prospective (arrêt 8C_682/2023 et 8C_695/2023 du 24 avril 2024 consid. 3.1.1 et les références).

Consid. 3.3.2
En l’espèce, les juges cantonaux ont confirmé que l’état de santé de l’assuré était stabilisé en mai 2020 (et qu’il était en mesure de travailler à un taux de 100% dans une activité adaptée), en se fondant sur l’appréciation du Dr E.__, médecin-conseil, du 25.05.2020, confirmée par le Dr C.__, médecin-conseil, le 05.05.2021. Ils ont relevé que les médecins consultés n’avaient pas d’autre traitement médical à proposer en dehors de l’ablation du matériel d’ostéosynthèse (toutefois refusée par l’assuré), d’un traitement conservateur et de la physiothérapie, ce qui ne constituait pas des traitements susceptibles d’améliorer notablement l’état de santé de celui-ci (référence faite à l’arrêt U 551/06 du 14 décembre 2017 consid. 7.3). Ainsi, faute d’amélioration possible, le cas de l’assuré devait être considéré comme stabilisé au printemps 2020. Les médecins de la Clinique F.__ avaient d’ailleurs évoqué une stabilisation médicale dans un délai de deux à trois mois après le séjour de l’assuré du 15.01.2020 au 11.02.2020. La stabilisation avait en outre été reconnue par l’assuré lui-même lors d’une consultation de l’appareil locomoteur du 05.05.2020 et par la voix de son avocat dans son opposition du 24.08.2020.

Consid. 3.3.4
En faisant valoir que les médecins dont il invoque les rapports ne constateraient pas clairement la stabilisation de son état de santé en mai 2020, l’assuré ne démontre pas, ni même ne prétend, que l’on pouvait encore attendre de la continuation d’un traitement médical une sensible amélioration de son état de santé au sens de l’art. 19 al. 1 LAA. En l’occurrence, dans aucun des rapports cités par lui, il n’appert qu’un traitement médical était encore envisagé au moment où l’assurance-accidents a mis fin aux prestations temporaires. D’ailleurs, dans son rapport relatif à la consultation du 05.05.2020, le Dr G.__ (chef de clinique à la Clinique F.__) ne préconise même plus la continuité de la physiothérapie. Enfin, contrairement à ce que fait valoir l’assuré, dans son rapport du 06.10.2021, le Dr D.__, médecin praticien, ne soutient pas que seule une expertise permettrait de savoir si l’état de santé était stabilisé ou non au moment déterminant. Il se limite à indiquer qu’une expertise serait certainement nécessaire pour examiner si la péjoration de l’équilibre sagittale intervient ou non sur une structure déjà atteinte non touchée par le traumatisme, question qui tout au plus relève de la procédure ouverte à l’annonce de la rechute en automne 2020.

 

Consid. 3.5.1
Pour ce qui est de l’IPAI, la cour cantonale a confirmé le taux de 15% retenu par l’assurance-accidents sur la base des conclusions du Dr E.__, médecin-conseil, du 18.05.2020, lequel s’est référé à la table 7 du barème d’indemnisation des atteintes à l’intégrité selon la LAA dans les affections de la colonne vertébrale (fourchette basse de la catégorie de douleurs ++). Elle a relevé que ce taux avait été confirmé par le Dr C.__, médecin-conseil, dans son évaluation du 05.05.2021. L’assuré ne pouvait opposer à cette appréciation les conclusions du Dr D.__ du 25.11.2020 estimant le taux de l’atteinte à 30%, dès lors que ce médecin additionnait deux facteurs qui ne pouvaient pas être cumulés et que ses conclusions concernaient la période postérieure à la rechute. Ainsi, il convenait de suivre l’avis du premier médecin-conseil qui n’était remis en doute par aucun autre avis médical circonstancié et objectivé.

 

Consid. 3.5.3
En l’occurrence, les conclusions relatives à l’IPAI du 18.05.2020 du Dr E.__ – qui a examiné personnellement l’assuré en octobre 2019 – font partie de son appréciation globale du 25.05.2020, laquelle tient compte des pièces jusqu’au 11.05.2020 et non jusqu’en février comme le soutient l’assuré. Son avis n’est pas dépourvu de motivation dès lors que le médecin indique la table sur laquelle il s’est fondé et, à l’intérieur de celle-ci, l’atteinte retenue (degré et échelle d’appréciation des douleurs), en précisant que le taux tient compte d’un état préexistant et de l’évolution à moyen terme. A cet égard, les critiques de l’assuré sur le descriptif lacunaire de l’accident (absence de mention d’un atterrissage sur sol rocailleux) sont dépourvues de pertinence, l’IPAI ne s’examinant pas au regard du déroulement d’un accident mais à l’aune des lésions subies. Quant aux rapports médicaux qu’il invoque, ils ne contiennent aucune estimation de l’atteinte à l’intégrité. Enfin, comme l’ont relevé les juges cantonaux, l’appréciation du Dr D.__ du 25.11.2020 (soit après l’annonce de la rechute) relève d’un cumul erroné entre un taux de 15% pour des fractures de catégorie 10-20° et un taux de 15% pour une spondylodèse. Or, selon la table 7 appliquée par ce médecin, les taux décrits sous fractures cervicales, dorsales ou lombaires comprennent précisément les cas de spondylodèse, cyphose ou scoliose. C’est bien ce qu’explique le Dr C.__ dans son rapport relatif à l’examen du 05.05.2021, qui ne contredit pas expressément l’appréciation du Dr E.__ mais tient compte de l’état de santé au jour de l’examen (et donc postérieur à l’annonce de la rechute). En conclusion, l’assuré échoue à mettre en doute le taux de 15% retenu par les juges cantonaux, sur la base des conclusions du Dr E.__ du 18.05.2020.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 8C_799/2023 consultable ici

 

Expertises médicales en assurances sociales – Analyse de la situation actuelle et propositions d’amélioration

Vous trouverez dans l’édition de Jusletter du 14 octobre 2024 ma contribution «Expertises médicales en assurances sociales – Analyse de la situation actuelle et propositions d’amélioration».

 

Résumé :

Les expertises médicales sont cruciales dans le système suisse des assurances sociales, influençant le droit aux prestations. L’analyse des récentes évolutions, notamment le Développement continu de l’AI en 2022, révèle des enjeux majeurs : qualité des expertises, protection des droits des assurés et sélection des experts. Des questions émergent, comme l’enregistrement sonore des entretiens, les barrières linguistiques et l’impact potentiel de l’IA. Face à ces défis, diverses pistes d’amélioration sont proposées pour renforcer la qualité des expertises et mieux garantir les droits des assurés dans ce domaine en constante évolution.

 

Publication (au format pdf) : David Ionta, Expertises médicales en assurances sociales, in Jusletter 14 octobre 2024

 

8C_71/2024 (f) du 30.08.2024 – Vraisemblance d’un syndrome douloureux régional complexe / Obligation des médecins de motiver les diagnostics retenus / Diagnostic médical relève des experts non des juges – Inadéquation de l’examen des critères de Budapest par la juridiction cantonale

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_71/2024 (f) du 30.08.2024

 

Consultable ici

 

Causalité naturelle – Vraisemblance d’un syndrome douloureux régional complexe (SDRC ; CRPS) / 6 LAA

Valeur probante des expertises médicales – Obligation des médecins de motiver les diagnostics retenus

Diagnostic médical relève des experts non des juges – Inadéquation de l’examen des critères de Budapest par la juridiction cantonale

 

Assuré, née en 1990, gestionnaire dans un service Helpdesk. Le 14.06.2016, elle a été victime d’une électrisation de l’avant-bras gauche alors qu’elle contrôlait le fonctionnement d’un ordinateur portable. Dans les suites de cet événement, elle a présenté des douleurs du membre supérieur gauche, des troubles sensitifs, dysesthésiques et allodyniques du bras avec persistance d’un œdème, d’une rougeur de l’avant-bras et d’un manque de force de ce membre, qui l’ont menée à consulter différents médecins et à faire l’objet de nombreuses investigations médicales (bilans neurologiques avec ENMG, IRM du membre supérieur gauche, cervicale et cérébrale, scintigraphie osseuse). Ces examens se sont révélés dans la norme.

Expertise médicale mise en œuvre par l’assurance-accidents. Le spécialiste en neurologie et le spécialiste en psychiatrie et psychothérapie ont retenu un status après électrocution du membre supérieur gauche surchargé d’éléments sans substrat somatique évident, sans relation de causalité certaine avec l’événement accidentel, des troubles de l’adaptation avec réaction mixte anxieuse et dépressive et un probable syndrome douloureux somatoforme persistant (rapport du 08.12.2017). Par décision, confirmée sur opposition le 21.11.2018, l’assurance-accidents a mis un terme aux prestations d’assurance avec effet au 08.12.2017, considérant que le lien de causalité naturelle entre l’événement du 14.06.2016 et les troubles actuels n’était plus donné.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/1018/2023 – consultable ici)

Après avoir requis le dossier de l’office AI et réceptionné un rapport d’expertise du service de neurologie des HUG établi à la demande dudit office – retenant le diagnostic de troubles neurologiques d’origine fonctionnelle (rapport du 29.11.2020) –, la cour cantonale a suspendu la procédure de recours jusqu’au prononcé de la décision de l’assurance-invalidité. L’office AI a mis en œuvre une nouvelle expertise pluridisciplinaire. Les experts (spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, médecin praticien et spécialiste en rhumatologie) ont posé le diagnostic – entre autres – de syndrome douloureux régional complexe (SDRC) du membre supérieur gauche (rapport du 28.06.2021). Après avoir soumis le dossier à son service de réadaptation, l’office AI a alloué à l’assurée une rente entière d’invalidité à compter du 01.06.2017.

Par jugement du 20.12.2023, admission du recours par le tribunal cantonal, réformant la décision sur opposition dans le sens de la prise en charge par l’assurance-accidents des suites de l’accident du 14.06.2016 au-delà du 08.12.2017.

 

TF

Consid. 3.1 [résumé]
Selon l’art. 6 al. 1 LAA, l’assurance accorde des prestations en cas d’accident professionnel, d’accident non professionnel ou de maladie professionnelle. Pour qu’il y ait droit à des prestations, il doit exister un lien de causalité naturelle entre l’événement accidentel et l’atteinte à la santé. Ce lien est considéré comme établi si, sans l’événement accidentel, le dommage ne se serait pas produit ou ne serait pas survenu de la même manière (ATF 148 V 356 consid. 3; 148 V 138 consid. 5.1.1; 142 V 435 consid. 1). La question de la causalité naturelle est une question de fait, que le juge ou l’administration doit examiner principalement sur la base d’avis médicaux, en appliquant la règle de la vraisemblance prépondérante pour évaluer les preuves (ATF 142 V 435 consid. 1; 129 V 177 consid. 3.1).

Consid. 3.2
Le droit à des prestations de l’assurance-accidents suppose en outre l’existence d’un lien de causalité adéquate entre l’accident et l’atteinte à la santé. La causalité est adéquate si, d’après le cours ordinaire des choses et l’expérience de la vie, le fait considéré était propre à entraîner un effet du genre de celui qui s’est produit, la survenance de ce résultat paraissant de manière générale favorisée par une telle circonstance (ATF 148 V 356 consid. 3; 139 V 156 consid. 8.4.2; 129 V 177 consid. 3.2). En cas d’atteinte à la santé physique, la causalité adéquate se recoupe toutefois largement avec la causalité naturelle, de sorte qu’elle ne joue pratiquement pas de rôle (ATF 138 V 248 consid. 4 et les références). En cas d’atteinte à la santé psychique, les règles applicables en matière de causalité adéquate sont différentes selon qu’il s’agit d’un événement accidentel ayant entraîné une affection psychique additionnelle à une atteinte à la santé physique (ATF 115 V 133 consid. 6 et 403 consid. 5), d’un traumatisme psychique consécutif à un choc émotionnel (ATF 129 V 177 consid. 4.2), ou encore d’un traumatise de type « coup du lapin » à la colonne cervicale, d’un traumatisme analogue à la colonne cervicale ou d’un traumatisme cranio-cérébral (ATF 134 V 109).

Consid. 3.3
Selon le principe de la libre appréciation des preuves, le juge apprécie les preuves médicales qu’il a recueillies sans être lié par des règles formelles. En ce qui concerne la valeur probante d’un rapport médical, il est déterminant que les points litigieux aient fait l’objet d’une étude circonstanciée, que le rapport se fonde sur des examens complets, qu’il prenne également en considération les plaintes exprimées par la personne examinée, qu’il ait été établi en pleine connaissance de l’anamnèse, que la description du contexte médical et l’appréciation de la situation médicale soient claires et enfin que les conclusions de l’expert soient dûment motivées. Au demeurant, l’élément déterminant pour la valeur probante n’est ni l’origine du moyen de preuve ni sa désignation comme rapport ou comme expertise, mais bel et bien son contenu (ATF 134 V 231 consid. 5.1; 125 V 351 consid. 3a).

Consid. 4 [résumé]
La cour cantonale a écarté l’expertise du docteur C.__ [spécialiste en neurologie ; expertise du 08.12.2017], estimant qu’elle n’était pas suffisamment probante sur la question de la causalité naturelle. Elle a préféré l’expertise des HUG, qui, répondant aux exigences jurisprudentielles, a diagnostiqué des troubles neurologiques d’origine fonctionnelle sans atteinte objectivable. Bien que ces troubles puissent être en lien de causalité naturelle avec l’événement du 14.06.2016, aucun lien de causalité adéquate n’a été retenu. Les juges ont ensuite constaté que l’expert G.__ [spécialiste en rhumatologie ; expertise du 28.06.2021] avait diagnostiqué un syndrome douloureux régional complexe (SDRC). Bien qu’il n’ait pas minutieusement examiné les critères de Budapest, ses observations étaient jugées suffisantes pour conclure à leur admission. Le docteur H.__ [spécialiste en anesthésiologie] avait également posé ce diagnostic dans un rapport antérieur, corroboré par plusieurs médecins notant la discordance entre la nature de l’électrisation et l’importance des troubles. Les juges ont finalement admis le lien de causalité entre le SDRC et l’événement, obligeant l’assurance-accidents à prendre en charge les suites de cet événement au-delà du 08.12.2017.

Consid. 6.1
En l’état, il est patent que les experts des trois expertises médicales ne s’accordent pas sur le diagnostic ni sur la nature somatique ou psychique des troubles présentés par l’assurée.

Consid. 6.1.1 [résumé]
Les premiers experts [rapport du 08.12.2017)] ont diagnostiqué chez l’assurée un état après électrisation du bras gauche, accompagné de troubles sans substrat somatique, ainsi que des troubles de l’adaptation avec réaction anxieuse et dépressive, et un probable syndrome douloureux somatoforme. L’expert neurologue a relevé des troubles sensitivomoteurs atypiques et un œdème modéré, avec pour seule anomalie somatique claire une petite rougeur à l’avant-bras. Il a noté une discordance entre la faible intensité de l’électrisation et la persistance des troubles, suggérant des facteurs de somatisation. L’apparition des troubles était probablement due à l’électrisation, mais le lien de causalité somatique avec l’accident était jugé uniquement possible. De plus, l’expert psychiatre a estimé que les troubles psychiques diagnostiqués n’étaient pas liés à l’accident en raison de sa faible gravité.

Consid. 6.1.2 [résumé]
Les experts des HUG [rapport du 29.11.2020] ont, quant à eux, retenu le seul diagnostic de troubles neurologiques d’origine fonctionnelle. Ils ont expliqué ce diagnostic par les nombreux symptômes neurologiques rapportés spontanément par l’assurée (troubles de la sensibilité de tout le membre supérieur gauche mais également de la partie supérieure du thorax gauche, hémiface gauche, membre inférieur gauche et péri-mamelon droit), par les plaintes exprimées (lâchage du membre inférieur gauche, faiblesse généralisée du bras gauche, vertiges et troubles de la concentration) ainsi que par l’absence d’atteintes nerveuses objectivées (IRM cervicale et cérébrale, ENMG). Ces experts ont en outre noté que les douleurs, comme les troubles sensitivomoteurs, pouvaient s’inscrire dans le trouble neurologique fonctionnel; cependant, la possibilité que ceux-ci s’intègrent plus largement dans un syndrome douloureux somatoforme ne relevait pas de leur domaine d’expertise, tout comme l’existence d’un SDRC surajouté.

 

Consid. 6.1.3 [résumé]
Les derniers experts [rapport du 28.06.2021] ont diagnostiqué plusieurs affections principales chez l’assurée : troubles neurologiques d’origine fonctionnelle à la suite d’une électrisation, syndrome douloureux régional complexe (SDRC), trouble anxieux et dépressif mixte, ainsi qu’une douleur et faiblesse du membre inférieur gauche sans base anatomique, et des vertiges périphériques. L’expert rhumatologue a relevé que bien que l’électrisation ait été de bas voltage, aucun signe neurologique objectif n’avait été constaté (électromyographie normale). L’augmentation du volume du bras et de l’avant-bras était la seule constatation clinique, sans changement dans les amplitudes articulaires, la température, la couleur, ou la transpiration du membre, suggérant une douleur disproportionnée par rapport à l’événement initial. L’expert rhumatologue a noté que tous les autres diagnostics avaient été éliminés et que « [t]out ceci répond[ait], en effet, aux critères de Budapest pour un syndrome douloureux régional complexe (CRPS) ». Il a en outre conclu à une capacité de travail de 100% « depuis toujours » dans une activité correspondant aux aptitudes de l’assurée.

Consid. 6.2
En ce qui concerne le syndrome douloureux régional complexe (ou complex regional pain syndrome [CRPS]), anciennement nommé algodystrophie ou maladie de Sudeck, on rappellera qu’il a été retenu en 1994 par un groupe de travail de l’International Association for the Study of Pain (IASP). Il constitue une entité associant la douleur à un ensemble de symptômes et de signes non spécifiques qui, une fois assemblés, fondent un diagnostic précis (DR F. LUTHI/DR. P.-A. BUCHARD/A. CARDENAS/C. FAVRE/DR M. FÉDOU/M. FOLI/DR J. SAVOY/DR J.-L. TURLAN/DR M. KONZELMANN, Syndrome douloureux régional complexe, in Revue médicale suisse 2019, p. 495). L’IASP a réalisé un consensus diagnostique aussi complet que possible avec la validation, en 2010, des critères dits de Budapest. La pose du diagnostic de SDRC requiert ainsi, selon les critères de Budapest, que les éléments caractéristiques suivants soient satisfaits (arrêt 8C_416/2019 du 15 juillet 2020 consid. 5.1; cf. également DAVID IONTA, Le syndrome douloureux régional complexe (SDRC) et causalité en LAA, in Jusletter 18 octobre 2021, ch. 19 et les références) :

  1. Une douleur persistante disproportionnée par rapport à l’événement déclencheur.
  2. Le patient doit rapporter au moins un symptôme dans trois des quatre catégories suivantes:
  • Sensorielle: hyperesthésie et/ou une allodynie
  • Vasomotrice: asymétrie au niveau de la température et/ou changement/asymétrie au niveau de la coloration de la peau
  • Sudomotrice/oedème: oedème et/ou changement/asymétrie au niveau de la sudation
  • Motrice/trophique: diminution de la mobilité et/ou dysfonction motrice (faiblesse, tremblements, dystonie) et/ou changements trophiques (poils, ongles, peau).
  1. Le patient doit démontrer au moment de l’examen au moins un signe clinique dans deux des quatre catégories suivantes:
  • Sensorielle: hyperalgésie (piqûre) et/ou allodynie (au toucher léger et/ou à la pression et/ou à la mobilisation)
  • Vasomotrice: différence de température et/ou changement/asymétrie de coloration de la peau
  • Sudomotrice/oedème: oedème et/ou changement/asymétrie au niveau de la sudation
  • Motrice/trophique: diminution de la mobilité et/ou dysfonction motrice (faiblesse, tremblement, dystonie) et/ou changements trophiques (poils, ongles, peau).
  1. Il n’existe aucun autre diagnostic permettant de mieux expliquer les symptômes et les signes cliniques.

Ces critères sont exclusivement cliniques et ne laissent que peu de place aux examens radiologiques (radiographie, scintigraphie, IRM). L’utilisation de l’imagerie fait l’objet d’une controverse dans le milieu médical, mais garde un rôle notamment dans la recherche de diagnostics différentiels, ou lorsque les signes cliniques sont discrets ou incomplets ainsi que dans certaines formes atypiques (DRS K. DISERENS/P. VUADENS/PR JOSEPH GHIKAIN, Syndrome douloureux régional complexe: rôle du système nerveux central et implications pour la prise en charge, in Revue médicale suisse 2020, p. 886; F. LUTHI/M. KONZELMANN, Le syndrome douloureux régional complexe [algodystrophie] sous toutes ses formes, in Revue médicale suisse 2014, p. 271). En pratique, si les critères 1 à 3 sont remplis et le critère 4 est respecté, on doit considérer que le patient souffre d’un SDRC; toutefois la valeur prédictive positive n’est que de 76%. Si les critères sont partiellement remplis, il faut poursuivre le diagnostic différentiel et réévaluer le patient. Si les critères ne sont pas remplis, le patient a une probabilité quasi nulle d’avoir un SDRC (DR F. LUTHI/DR P.-A. BUCHARD/A. CARDENAS/C. FAVRE/DR M. FÉDOU/M. FOLI/DR J. SAVOY/DR J.-L. TURLAN/DR M. KONZELMANN, op. cit., p. 498).

S’agissant de l’admission d’un lien de causalité entre un accident et une algodystrophie, le Tribunal fédéral a considéré, dans un arrêt 8C_384/2009 du 5 janvier 2010, que trois conditions cumulatives devaient être remplies: 1° la preuve d’une lésion physique après un accident (p. ex. un hématome ou une enflure) ou l’apparition d’une algodystrophie à la suite d’une opération nécessitée par l’accident; 2° l’absence d’un autre facteur causal de nature non traumatique (p. ex. état après un infarctus du myocarde, après une apoplexie, etc.); 3° une courte période de latence entre l’accident et l’apparition de l’algodystrophie (au maximum six à huit semaines). Dans un article paru dans la brochure actualisée et rééditée sous le titre « SDRC Syndrome douloureux régional complexe » (W. JÄNIG/R. SCHAUMANN/W. VOGT [éditeurs]) en 2013, ses auteurs expliquent que la question de la causalité entre un accident et un SDRC doit être résolue en étudiant en particulier l’évolution en fonction du temps et en prenant en compte les critères de Budapest ainsi que d’autres facteurs ayant marqué significativement le décours. Selon ces auteurs, ce n’est qu’une fois que l’expert a posé un diagnostic de SDRC qu’il faut, s’agissant de la causalité accidentelle, démontrer qu’une lésion corporelle de l’extrémité concernée s’est bien produite; si tel est le cas, se pose alors la question de savoir si le SDRC est apparu durant la période de latence correspondante de six à huit semaines (R. SCHAUMANN/W. VOGT/F. BRUNNER, Expertise, in: SDRC Syndrome douloureux régional complexe, 2013, p. 130 s.). Cette période de latence de six à huit semaines ne constitue qu’une valeur empirique et ne fait nullement l’objet d’un consensus médical. Au demeurant, elle a été proposée en 1998, soit avant que les critères diagnostiques du SDRC aient été établis. On ne saurait dès lors établir, sur le plan juridique, une règle absolue sur le délai dans lequel les symptômes du SDRC devraient se manifester (cf. arrêt 8C_416/2019 du 15 juillet 2020 consid. 5.2.1 et 5.2.2 et les références). Dans un arrêt 8C_177/2016 du 22 juin 2016, le Tribunal fédéral a du reste précisé, s’agissant du temps de latence entre l’événement accidentel et l’apparition du SDRC, qu’il n’est pas nécessaire qu’un SDRC ait été diagnostiqué dans les six à huit semaines après l’accident pour admettre son caractère causal avec l’événement accidentel; il est en revanche déterminant qu’on puisse conclure, en se fondant sur les constats médicaux effectués en temps réel, que la personne concernée a présenté, au moins partiellement, des symptômes typiques du SDRC durant la période de latence de six à huit semaines après l’accident (arrêt 8C_416/2019 du 15 juillet 2020 consid. 5.2.3 et les arrêts cités).

Consid. 6.3
En l’occurrence, l’expert rhumatologue [rapport du 28.06.2021] n’a pas motivé le diagnostic de SDRC ni exposé les éléments caractéristiques qui permettraient de confirmer ce diagnostic. Son rapport retranscrit l’anamnèse personnelle et l’anamnèse médicale de l’assurée, faisant apparaître des divergences qui n’ont pas été discutées dans le cadre de l’expertise. L’expert rhumatologue évoque les constats de son examen clinique, soit un membre supérieur gauche présentant une impotence fonctionnelle mais avec des amplitudes respectées, l’absence de rétractation articulaire, aucune asymétrie de température ni changement de couleur, pas d’hypersudation ni d’hyperpilosité. Il prétend ensuite que tous les autres diagnostics ont été éliminés et conclut sans autre démonstration que « tout ceci répond, en effet, aux critères de Budapest ». Cela est peu convainquant, d’autant que l’expert rhumatologue semble exclure tout autre diagnostic, sans pour autant discuter celui de trouble fonctionnel posé par le co-expert F.__ [médecin praticien], et avant lui par les experts des HUG [rapport du 29.11.2020]. Il paraît néanmoins admettre qu’une partie des symptômes relève de ce trouble fonctionnel – en tout cas s’agissant de l’hypoesthésie globale de la jambe gauche – mais n’en fait aucunement état au moment d’évoquer les critères diagnostics d’un SDRC.

Consid. 6.4
La juridiction cantonale a constaté les lacunes de l’expertise, en procédant elle-même à l’examen des éléments caractéristiques pour poser le diagnostic de SDRC. Or elle ne pouvait pas, comme elle l’a fait, admettre ce diagnostic en examinant si les critères de Budapest étaient effectivement présents. En effet, dès lors qu’il incombe au médecin d’évaluer l’état de santé et de poser le diagnostic (ATF 140 V 193 consid. 3.2), il n’appartient pas au juge de poser de son propre chef des conclusions qui relèvent de la science et des tâches du corps médical (arrêt 8C_724/2021 du 8 juin 2022 consid. 4.1.2 et les références). l’expert rhumatologue [rapport du 28.06.2021] n’ayant pas démontré si et dans quelle mesure les constatations qu’il a faites remplissaient les critères de Budapest, on ne saurait considérer le diagnostic de SDRC comme établi au degré de la vraisemblance prépondérante, pas plus que son lien de causalité avec l’accident.

En tout état de cause, l’avis médical du docteur H.__ [spécialiste en anesthésiologie] ne suffit pas à confirmer ce diagnostic dès lors qu’il s’est limité à noter que « les critères diagnostics (de Budapest) sont remplis », sans autre développement. Par ailleurs, on ne saurait suivre l’avis des juges cantonaux aux termes duquel le diagnostic de SDRC ne relevait pas de la spécialité de l’expert neurologue [(rapport du 08.12.2017]. Ils n’ont en outre pas exposé les raisons qui justifieraient que ce spécialiste en neurologie – contrairement au spécialiste en anesthésiologie (docteur H.__) – ne puisse pas apprécier les critères de Budapest et poser ou écarter le diagnostic de SDRC. Le Tribunal fédéral a déjà eu l’occasion de juger comme pleinement probant l’avis de médecins-experts, l’un spécialiste en chirurgie orthopédique et traumatologie de l’appareil locomoteur, l’autre spécialiste en neurologie, qui s’étaient prononcés de manière compréhensible et convaincante sur le diagnostic de SDRC (arrêt 8C_231/2019 du 12 juillet 2019 consid. 3.2.1), étant au demeurant rappelé que le SDRC est une atteinte appartenant aux maladies neurologiques, orthopédiques et traumatologiques (arrêt 8C_234/2023 du 12 décembre 2023 consid. 3.2). Il s’ensuit que le fait que l’expert soit neurologue ne suffit pas à faire douter de la pertinence de son appréciation. Cela étant, cet expert ne s’est pas déterminé sur le diagnostic différentiel de SDRC, pourtant évoqué dans plusieurs rapports médicaux à sa disposition.

Consid. 6.5
En définitive, à la lecture de l’évaluation consensuelle des derniers experts [rapport du 28.06.2021], on constate qu’ils retiennent tout à la fois des troubles neurologiques d’origine fonctionnelle (troubles sensitivomoteurs mal systématisés, sans substrat neurologique périphérique ni central) et un SDRC. Une discussion relative à la compatibilité de ces deux diagnostics et à leurs éventuelles interactions aurait à tout le moins été nécessaire. En tout état de cause, il persiste des doutes sérieux quant aux diagnostics à retenir, à leur origine somatique ou psychiatrique, et au rôle que l’accident aurait joué dans le développement des troubles de l’assurée. Il convient par conséquent de renvoyer la cause à l’autorité cantonale pour qu’elle mette en œuvre une expertise judiciaire. Cette expertise devra revêtir une forme pluridisciplinaire (neurologique, rhumatologique, psychiatrique) intégrant une discussion de synthèse entre les divers experts consultés, lesquels devront notamment se prononcer sur les diagnostics, la causalité, éventuellement le statu quo sine vel ante ainsi que sur l’influence de ces diagnostics sur la capacité de travail et sur l’atteinte à l’intégrité.

Le TF admet partiellement le recours de l’assurance-accidents.

 

 

Arrêt 8C_71/2024 consultable ici

 

9C_265/2023 (f) du 19.08.2024 – Atteinte à la santé – Syndrome douloureux somatoforme et affections psychosomatiques comparables – Indicateurs standards / Valeur probante de l’expertise médicale judiciaire vs de l’avis du SMR

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_265/2023 (f) du 19.08.2024

 

Consultable ici

 

Atteinte à la santé – Syndrome douloureux somatoforme et affections psychosomatiques comparables – Indicateurs standards / 6 LPGA – 7 LPGA – 8 LPGA – 16 LPGA

Valeur probante de l’expertise médicale judiciaire vs de l’avis du SMR

La capacité de réaliser des tâches spécifiques de manière isolée ne reflète en effet pas la capacité de travail ni l’adaptation sociale et professionnelle globale de l’assuré

 

Assuré, né en 1961, chauffeur professionnel. Dépôt de la demande AI le 26.06.2019.

L’office AI a recueilli notamment l’avis du psychiatre traitant, puis réalisé une expertise psychiatrique. Le médecin expert a diagnostiqué – sans répercussion sur la capacité de travail – des troubles dépressifs récurrents (moyens, puis légers depuis janvier 2016) ainsi que des traits de personnalité émotionnellement labile; l’assuré pouvait exercer son activité habituelle ou toute autre activité adaptée à ses aptitudes à 100% depuis janvier 2016. L’office AI a nié le droit de l’assuré à des prestations de l’assurance-invalidité.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/138/2023 – consultable ici)

La cour cantonale a tenu une audience de comparution personnelle des parties et entendu l’épouse de l’assuré ainsi que le psychiatre traitant et le médecin expert. Le tribunal cantonal a ensuite mis en œuvre une expertise psychiatrique, avec bilan neuropsychologique. L’expert médical judiciaire a diagnostiqué – avec répercussion sur la capacité de travail – un trouble de la personnalité narcissique (d’intensité moyenne à sévère) et une dysthymie (correspondant à des affects dépressifs chroniques d’intensité légère). Selon l’expert, l’assuré présentait une capacité de travail de 40% dans toute activité depuis 2013. L’office AI a déposé la prise de position de la Dre E.__, spécialiste en médecine interne générale et médecin auprès de son SMR.

Par jugement du 02.03.2023, admission du recours par le tribunal cantonal, annulant la décision et renvoyant la cause pour nouvelle décision au sens des considérants.

 

TF

Consid. 3.2
Comme l’ont rappelé les juges cantonaux, le Tribunal fédéral a revu et modifié en profondeur le schéma d’évaluation de la capacité de travail, respectivement de l’incapacité de travail, en cas de syndrome douloureux somatoforme et d’affections psychosomatiques comparables. Il a notamment abandonné la présomption selon laquelle les troubles somatoformes douloureux ou leurs effets pouvaient être surmontés par un effort de volonté raisonnablement exigible (ATF 141 V 281 consid. 3.4 et 3.5) et introduit un nouveau schéma d’évaluation au moyen d’un catalogue d’indicateurs (ATF 141 V 281 consid. 4). Le Tribunal fédéral a ensuite étendu ce nouveau schéma d’évaluation aux autres affections psychiques ou psychosomatiques (ATF 143 V 409 et 418; 145 V 215). Aussi, le caractère invalidant d’atteintes à la santé psychique doit être établi dans le cadre d’un examen global, en tenant compte de différents indicateurs, dont notamment les limitations fonctionnelles et les ressources de la personne assurée, de même que le critère de la résistance du trouble psychique à un traitement conduit dans les règles de l’art (ATF 143 V 409 consid. 4.4).

Consid. 4.1 [résumé]
La juridiction cantonale, se basant sur l’expertise judiciaire, a conclu que l’assuré disposait d’une capacité de travail de 40% dans une activité adaptée à ses limitations fonctionnelles. L’expertise a été jugée conforme aux exigences, ayant été réalisée avec une connaissance approfondie du dossier médical et après plusieurs entretiens et une évaluation neuropsychologique. L’expert avait aussi consulté les proches de l’assuré ainsi que ses médecins traitants. L’analyse contenait une anamnèse détaillée et des diagnostics bien motivés. L’expert justifiait de manière convaincante son désaccord avec l’expertise antérieure, en expliquant les incohérences relevées chez l’assuré, notamment liées à un trouble de la personnalité narcissique. La juridiction a estimé qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter des conclusions de cette expertise. Elle a ainsi renvoyé l’affaire à l’office AI pour qu’il procède à une comparaison des revenus, en prenant en compte une capacité de travail réduite à 40% à partir du 01.12.2019, six mois après la demande de prestations.

 

Consid. 5
En l’occurrence, mise à part l’affirmation générale que la « capacité de gain » (recte: l’incapacité de travail [art. 6 LPGA]) de l’assuré avait été correctement analysée à la lumière des indicateurs développés par la jurisprudence, l’arrêt attaqué ne comporte aucun exposé – même  succinct – des motifs pour lesquels les constatations de l’expert judiciaire permettaient de conclure à une capacité de travail de 40% à l’aune des indicateurs pertinents (ATF 141 V 281 consid. 7). La simple mention de l’absence de « contradiction manifeste » dans l’expertise est insuffisante.

L’atteinte à la santé ouvrant droit à des prestations de l’assurance-invalidité constitue une notion juridique, et non pas une notion médicale. L’appréciation de la capacité de travail ne saurait par conséquent se résumer à trancher, sur la base de critères formels, quel rapport médical remplit au mieux les critères jurisprudentiels en matière de valeur probante (arrêt 9C_55/2016 du 14 juillet 2016 consid. 3.2 et les références). Si la provenance et la qualité formelle sont des facteurs permettant d’apprécier la portée d’un document médical, l’autorité précédente devait cependant expliquer pourquoi et dans quelle mesure les constatations médicales permettaient de conclure à une incapacité de travail déterminante à l’aune des indicateurs pertinents. Elle ne pouvait pas déléguer cette appréciation juridique à un médecin (cf. ATF 141 V 281 consid. 7; arrêt 8C_824/2023 du 4 juillet 2024 consid. 2.3).

 

Consid. 6.1
Les indicateurs standards devant être pris en considération en général sont classés d’après leurs caractéristiques communes (sur les catégories et complexes d’indicateurs, cf. ATF 141 V 281 consid. 4.1.3). Les indicateurs appartenant à la catégorie « degré de gravité fonctionnel » forment le socle de base pour l’évaluation des troubles psychiques (ATF 141 V 281 consid. 4.3).

Consid. 6.2
Les diagnostics posés par l’expert judiciaire et les constatations médicales y relatives ont été exposés conformément aux exigences de la jurisprudence.

L’expert judiciaire a constaté que, dans le cadre d’une décompensation d’un trouble de la personnalité narcissique consécutivement à des événements de vie marquants depuis 2013 (faillite de son entreprise, péjoration du rapport avec les membres de sa famille, rupture de contact avec ses sœurs et conflit autour de son logement), l’assuré s’était installé dans une position victimaire cherchant réparation, avec une sensibilité accrue à la critique, une souffrance liée au décalage entre ses aspirations et la réalité, une irritabilité accrue, un désintérêt pour les relations de proximité, un refus de l’autorité et un repli sur soi. Le trouble narcissique, qui était le principal moteur de l’invalidité, impliquait une sensibilité accrue à la critique, une intolérance aux actes d’autorité, une difficulté à concilier les aspirations de grandeur (relevées par sa référence au passé) et sa réalité d’homme à l’aide sociale, et des réactions colériques avec irritabilité et repli sur soi face aux impératifs de vie familiale et sociale. Les affects dépressifs étaient de sévérité légère (dysthymie) et n’étaient pas « per se » invalidants. La dysthymie devenait en revanche invalidante dans son interaction avec le trouble de la personnalité. Elle ajoutait une vision pessimiste de l’avenir, une tristesse tenace sans possibilité de se projeter dans l’avenir et un repli sur soi qui empêchait des interactions sociales.

Consid. 6.3
Concernant le complexe « atteinte à la santé », les constatations sur les manifestations concrètes de l’atteinte à la santé diagnostiquée aident à séparer les limitations fonctionnelles qui sont dues à une atteinte à la santé des conséquences (directes) de facteurs non assurés (ATF 141 V 281 consid. 4.3.1.1 et la référence). Le point de départ est le degré de gravité minimal inhérent au diagnostic.

Consid. 6.3.1
On ne saurait déduire – comme semble le proposer le médecin du SMR dans son avis – l’absence de gravité des atteintes à la santé de l’assuré en raison de l’exercice d’une activité lucrative sans problème majeur apparent jusqu’à l’âge de 52 ans (2013). Une telle conclusion méconnaîtrait – surtout en l’absence d’une prise en charge médicale adéquate – la problématique de la décompensation d’un trouble de la personnalité (narcissique) consécutivement à des événements de vie. Cependant, le fait d’avoir pu travailler pendant une longue période est un élément important à considérer dans l’évolution de la situation médicale (dans ce sens, voir arrêt 9C_618/2019 du 16 mars 2020 consid. 8.2.1.2).

En ce qui concerne ensuite les circonstances indiquant une possible exagération, l’expert judiciaire a relevé que la symptomatologie était clairement majorée par l’assuré qui considérait que l’accès à une rente de l’assurance-invalidité était un droit dont il était privé. Ainsi, lors des entretiens, l’assuré avait été très peu authentique, utilisant des superlatifs pour décrire sa situation (contrastant avec une clinique pauvre en symptômes), et les tests neuropsychologiques avaient mis en évidence des éléments en faveur d’une majoration des symptômes. De plus, l’assuré s’était révélé rapidement irritable si l’expert n’épousait pas son point de vue, se montrant amer et désillusionné, et avait pu également tenir des discours contradictoires ou proposer des théories explicatives (p. ex. la mort accidentelle de son frère qui aurait changé toute sa vie) de manière très inauthentique avec un discours plaqué.

Consid. 6.3.2
S’agissant des manifestations concrètes de l’atteinte à la santé, l’assuré ne présentait pas de pathologie psycho-développementale ni de trouble addictologique. Son intelligence était préservée et l’atteinte neuropsychologique était modeste (compte tenu de la majoration des symptômes observée). Le trouble de la personnalité était de sévérité moyenne, réfractaire au traitement psychiatrique intégré et dont la plus-value était limitée. Le travail psychothérapeutique était nécessaire et entrepris, mais chez un assuré avec des faibles capacités de mentalisation et un attachement manifeste aux bénéfices secondaires escomptés. L’observance thérapeutique (« compliance ») était bonne, mais sans aucun effet notable.

La vie sociale et affective de l’assuré était affectée de manière très significative. Le poids de la souffrance endurée était moyen chez un homme détaché affectivement, adoptant une position victimaire, souffrant du décalage entre son image du passé et sa réalité actuelle, mais également très inauthentique au contact, majorant ses symptômes en partie à cause des bénéfices secondaires escomptés. En termes de ressources, celles-ci étaient limitées, mais existantes sur le plan intellectuel. La composante affective était en revanche très limitée avec son trouble de la personnalité et sa dysthymie. L’assuré bénéficiait d’un soutien familial significatif.

Consid. 6.3.3
En ce qui concerne la cohérence des troubles, l’assuré présentait des limitations relativement homogènes touchant l’intégration dans un groupe, l’adaptation aux règles et la flexibilité, la relation à deux, la proactivité, l’endurance et la résistance, la planification des tâches, et la capacité de contact et de conversation avec des tiers (associées à une atteinte légère, mais existante, de la flexibilité mentale, du contrôle inhibiteur, de l’auto-activation et de l’attention sélective mais aussi de la vitesse de traitement de l’information et de l’attention).

Les deux pathologies (trouble de la personnalité et dysthymie) avaient un caractère chronique, peu susceptible d’être modifié par des interventions pharmacologiques. Les ressources psychiques de l’assuré étaient limitées à cause de son trouble de la personnalité, qui impliquait une installation dans une position victimaire cherchant réparation à ce jour. Le trouble de la personnalité diminuait clairement les ressources adaptatives sur le plan mental et psychique. L’atteinte neuropsychologique était en revanche modeste, compte tenu de la majoration des symptômes observée, et touchait en premier lieu la vitesse de traitement, les fonctions exécutives et attentionnelles. L’expertisé pouvait compter sur le soutien de son épouse et de ses enfants, mais aussi sur celui d’une sœur. L’assuré bénéficiait d’un soutien familial significatif.

Consid. 6.4
Il résulte des éléments qui précèdent que l’expert judiciaire a clairement pris en considération le fait que l’assuré majorait ses symptômes, dans une tentative de renforcer sa revendication d’une rente de l’assurance-invalidité (consid. 6.3.1 supra). Dès lors, au moment de se prononcer sur la capacité de travail de l’assuré, l’expert a expliqué que ses conclusions tenaient compte des ressources, de l’analyse fonctionnelle, des indicateurs jurisprudentiels et de la majoration des symptômes. Cela démontre une approche rigoureuse et critique de l’expert, prenant en compte la possibilité de simulation ou d’exagération des symptômes pour des bénéfices secondaires. Tout au long de son rapport, l’expert a de plus insisté sur le fait que le trouble de la personnalité narcissique, de sévérité moyenne, diminuait significativement les ressources adaptatives de l’assuré sur le plan mental et psychique et était – quoi qu’en dise l’office AI – peu susceptible d’être modifié par des interventions pharmacologiques. Il a encore mis en évidence la complexité des symptômes et leur interaction avec la dysthymie.

Dans ce cadre, l’expert a retenu que l’assuré présentait des limitations relativement homogènes touchant l’intégration dans un groupe, l’adaptation aux règles et la flexibilité, la relation à deux, la proactivité, l’endurance et la résistance, la planification des tâches, et la capacité de contact et de conversation avec des tiers (associées à une atteinte légère, mais existante, de la flexibilité mentale, du contrôle inhibiteur, de l’auto-activation et de l’attention sélective mais aussi de la vitesse de traitement de l’information et de l’attention). Ces limitations, documentées et soutenues par des tests neuropsychologiques, illustrent une diminution réelle et mesurable des capacités adaptatives de l’assuré. On ne voit pas – et l’office AI ne l’explique pas – en quoi le fait que l’assuré peut conduire une voiture ou rédiger ses prises de position dans la présente procédure changerait quoi que ce soit aux conclusions de l’expert (qui lui reconnaît une capacité de travail de 40%). La capacité de réaliser des tâches spécifiques de manière isolée ne reflète en effet pas la capacité de travail ni l’adaptation sociale et professionnelle globale de l’assuré. Au demeurant, l’office AI admet que l’environnement psychosocial de l’assuré n’est plus « intact ».

Ainsi, les constatations et appréciations de l’expert sont fondées, cohérentes et prennent en compte tous les éléments pertinents pour évaluer la capacité de travail de l’assuré à l’aune des indicateurs pertinents, y compris les tentatives de l’assuré de majorer ses symptômes pour des bénéfices secondaires. Les limitations fonctionnelles de l’assuré et la nature chronique de ses troubles justifient les conclusions tirées par l’expert sur sa capacité de travail. Il n’y a pas lieu de s’écarter des conclusions de l’expertise judiciaire, suivies par les juges cantonaux.

Consid. 7
C’est finalement en vain que l’office AI affirme que la juridiction cantonale a écarté de manière arbitraire la première expertise psychiatrique. Compte tenu du trouble de la personnalité de l’assuré, qui le conduit à se montrer parfois « très théâtral », la juridiction cantonale a retenu sans arbitraire que l’assuré n’avait pas répondu de manière authentique aux questions posées par l’expert mandaté par l’office AI, de sorte que son rapport ne relevait pas d’une évaluation probante de la capacité de travail de l’assuré.

 

Le TF rejette le recours de l’office AI.

 

 

Arrêt 9C_265/2023 consultable ici

 

9C_235/2024 (f) du 30.07.2024 – Allocation pour impotent AVS / Valeur probante d’un rapport d’enquête / Elément entrant dans l’acte « manger » / Début du droit à l’allocation pour impotent

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_235/2024 (f) du 30.07.2024

 

Consultable ici

 

Allocation pour impotent AVS / 9 LPGA – 43bis LAVS – 42 LAI – 37 RAI

Valeur probante d’un rapport d’enquête

Elément entrant dans l’acte « manger »

Début du droit à l’allocation pour impotent / 46 al. 2 LAVS

 

Au bénéfice d’une rente AVS, l’assuré, né en 1937, a sollicité une allocation pour impotent (API), en février 2022. Entre autres mesures d’instruction, l’office AI a sollicité des renseignements auprès du médecin traitant de l’assuré, spécialiste en médecine interne générale. Par décision du 21.06.2022, la caisse de compensation a reconnu le droit de l’assuré à une API de degré faible à partir du 01.02.2021. Après que le prénommé s’est opposé à cette décision le 13.02.2022, l’office AI a notamment diligenté une enquête à domicile. Dans son rapport du 20.02.2023, l’enquêtrice a fait état d’un besoin d’aide régulière et importante d’autrui pour quatre des six actes ordinaires de la vie (à savoir « se vêtir/se dévêtir » et « se lever/s’asseoir/se coucher/changer de position » depuis janvier 2018, « faire sa toilette » à compter de janvier 2019 et « aller aux toilettes » dès septembre 2021). Par décision sur opposition du 24.05.2023, la caisse de compensation a octroyé à l’assuré une API de degré faible à partir du 01.02.2021, puis de degré moyen dès le 01.12.2021.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/196/2024 – consultable ici)

Après avoir admis que l’assuré nécessitait des soins permanents, la cour cantonale a examiné s’il présentait un besoin d’aide régulière et importante d’autrui pour tous les actes ordinaires de la vie, ce qu’elle a nié. En se fondant sur le rapport d’enquête à domicile du 20.02.2023, les juges cantonaux ont constaté qu’un besoin d’aide régulière et importante ne pouvait pas être admis pour l’acte « manger ». En conséquence, ils ont considéré que l’assuré ne remplissait pas les conditions posées par l’art. 37 al. 1 RAI pour se voir reconnaître le droit à une allocation pour impotent de degré grave.

Par jugement du 26.03.2024, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.3
L’arrêt entrepris expose de manière complète les dispositions légales et les principes jurisprudentiels relatifs notamment à la notion d’impotence (art. 9 LPGA) et aux conditions légales du droit à une allocation pour impotent (art. 43bis LAVS, art. 42 LAI et 37 RAI), ainsi qu’à la valeur probante des rapports d’enquête pour l’évaluation du degré d’impotence (ATF 130 V 61 consid. 6 et les arrêts cités). Il suffit d’y renvoyer.

 

Consid. 3.4
L’interprétation et l’application correctes de la notion juridique de l’impotence, ainsi que les exigences relatives à la valeur probante de rapports d’enquête au domicile de l’assuré relèvent de questions de droit, que le Tribunal fédéral examine librement (art. 95 let. a LTF). Les constatations de la juridiction cantonale relatives aux limitations fonctionnelles de la personne assurée pour accomplir certains actes ordinaires de la vie, fondées sur le résultat d’examens médicaux et sur un rapport d’enquête à domicile ayant valeur probante, constituent en revanche des questions de fait, soumises au Tribunal fédéral sous un angle restreint (art. 105 al. 2 LTF; cf. ATF 132 V 393 consid. 3.2; arrêt 9C_831/2017 du 3 avril 2018 consid. 1.2 et les arrêts cités).

 

Consid. 5.2
En ce qui concerne la valeur probante d’un rapport d’enquête, on rappellera que selon la jurisprudence – dûment citée par la juridiction cantonale et à laquelle l’assuré se réfère -, il est essentiel qu’il ait été élaboré par une personne qualifiée qui a connaissance de la situation locale et spatiale, ainsi que des empêchements et des handicaps résultant des diagnostics médicaux. Il s’agit en outre de tenir compte des indications de la personne assurée et de consigner les opinions divergentes des participants. Enfin, le contenu du rapport doit être plausible, motivé et rédigé de façon suffisamment détaillée en ce qui concerne chaque acte ordinaire de la vie et sur les besoins permanents de soins et de surveillance personnelle et finalement correspondre aux indications relevées sur place. Le seul fait que la personne désignée pour procéder à l’enquête se trouve dans un rapport de subordination vis-à-vis de l’office AI ne permet pas encore de conclure à son manque d’objectivité et à son parti pris. Il est nécessaire qu’il existe des circonstances particulières qui permettent de justifier objectivement les doutes émis quant à l’impartialité de l’évaluation (ATF 130 V 61 consid. 6; 128 V 93; cf. arrêt 9C_907/2011 du 21 mai 2012 consid. 2).

Consid. 5.3
En se limitant à affirmer que l’enquêtrice n’a pas tenu compte des indications de la personne assurée car elle « n’a, [à] aucun moment eu le moindre contact avec [s]a personne », l’assuré ne met pas en évidence que le rapport d’enquête à domicile contiendrait des erreurs manifestes. Ses allégations selon lesquelles l’enquête repose uniquement sur les explications de son épouse (« qui ne s’exprime pas bien en français ») et de son fils (avec lequel l’enquêtrice « a échangé brièvement, sans pour autant rentrer dans les détails ») ne suffisent pas à remettre en cause la valeur probante de la pièce en cause (comp. arrêt 9C_149/2023 du 5 juillet 2023 consid. 8.2). Elles n’établissent en effet pas que l’enquêtrice n’aurait pas eu une connaissance adéquate de la situation locale et spatiale ou des empêchements et des handicaps de l’intéressé résultant des diagnostics médicaux. En particulier, en affirmant que l’enquêtrice a mentionné qu’il peut appeler de l’aide en cas de besoin car il a toute sa tête, « le tout sans même voir [s]a tête », l’assuré ne démontre pas que le rapport serait entaché d’un vice manifeste. À cet égard, l’enquêtrice a constaté que l’assuré n’était jamais seul à son domicile car son épouse vivait avec lui dans un logement sécurisé, avec la possibilité de tirer une manette en cas de chute, ce que l’assuré ne conteste du reste pas. Partant, au vu des arguments avancés, il n’y a pas lieu de s’écarter de la considération de l’instance cantonale, selon laquelle une nouvelle visite à domicile de l’infirmière évaluatrice avec la présence de l’assuré suivie d’un nouveau rapport d’évaluation n’eût pu avoir une quelconque influence sur l’issue du présent litige.

Consid. 5.4
L’assuré ne peut pas davantage être suivi lorsqu’il allègue qu’il présente un besoin d’aide importante et régulière d’autrui pour manger. Il fait valoir à ce propos que les « gestes nécessaires pour avaler un médicament et ensuite boire de l’eau » feraient partie de l’acte « manger ». L’argumentation de l’assuré est mal fondée. Selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, la nécessité d’administrer quotidiennement des médicaments ne fait pas partie de l’acte « manger »; elle doit bien plutôt être prise en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la personne assurée présente un besoin de soins permanents (ATF 116 V 41 consid. 6b et les arrêts cités). Or à cet égard, il ressort des constatations de l’instance cantonale, non contestées par l’assuré, que la caisse de compensation intimée a admis que l’assuré présentait un besoin de soins permanents, compte tenu précisément de la nécessité que son épouse lui donne chaque matin son premier comprimé du médicament « Madopar ».

C’est également en vain que l’assuré se prévaut du fait que son épouse lui sert son petit-déjeuner au lit afin qu’il ne soit pas obligé d’attendre 10 heures, soit l’heure à partir de laquelle le médicament « Madopar » fait effet et lui permet de pouvoir se mettre à table. Certes, comme le fait valoir l’intéressé, l’acte ordinaire de la vie « manger » comprend l’aide consistant à apporter un des repas principaux au lit en raison de l’état de santé de la personne assurée (cf. arrêt 9C_346/2010 du 6 août 2010, consid. 3 et 5). En revanche, le fait de devoir reporter l’heure du petit-déjeuner parce que l’assuré ne peut pas se mettre à table avant 10 heures ne permet pas retenir un besoin d’aide pour accomplir l’acte « manger », puisque ce n’est pas le fait de manger qui est concerné par l’aide, mais celui de pouvoir se mettre à table, lequel fait partie de l’acte ordinaire de la vie « se lever/s’asseoir/se coucher ». À cet égard, l’assuré ne conteste pas que la caisse de compensation et à sa suite, les juges cantonaux, ont admis qu’il présentait un besoin d’aide régulière et importante d’autrui pour « se lever/s’asseoir/se coucher/changer de position » depuis janvier 2018. Il ne conteste pas non plus les constatations cantonales relatives à l’acte « manger », selon lesquelles une aide d’autrui est nécessaire uniquement pour couper la nourriture dure. Or une telle aide n’est pas suffisante pour admettre une impotence en lien avec l’acte ordinaire de la vie « manger » (cf. arrêts 9C_138/2022 du 3 août 2022 consid. 4.2.3; 8C_30/2010 du 8 avril 2010 consid. 6.2).

Consid. 5.5
Dans la mesure où l’assuré ne présente pas un besoin d’aide importante et régulière d’autrui pour accomplir l’acte « manger », il n’y a pas lieu d’examiner plus avant les griefs qu’il soulève en relation avec un éventuel besoin d’aide s’agissant de l’acte « se déplacer à l’intérieur ou à l’extérieur et établir des contacts sociaux ». En effet, aux termes de l’art. 37 al. 1 RAI, le droit à une allocation pour impotent de degré grave présuppose que l’assuré présente un besoin d’une aide régulière et importante d’autrui pour tous les actes ordinaires de la vie et que son état nécessite, en outre, des soins permanents ou une surveillance personnelle, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence (consid. 5.4 supra).

 

Consid. 6.1
Concernant ensuite le début du droit à l’allocation pour impotent, on rappellera que conformément à l’art. 46 al. 2 LAVS, si l’assuré fait valoir son droit à une allocation pour impotent plus de douze mois après la naissance du droit, l’allocation ne lui est versée, en dérogation à l’art. 24 al. 1 LPGA, que pour les douze mois qui ont précédé sa demande. Des arriérés sont alloués pour des périodes plus longues si l’assuré ne pouvait pas connaître les faits ayant établi son droit aux prestations et s’il présente sa demande dans un délai de douze mois à compter du moment où il en a eu connaissance.

Consid. 6.2
En ce qu’il affirme que le fait qu’il ne pouvait pas se déplacer auprès des différents offices des assurances sociales et associations pour les personnes âgées a rendu la probabilité qu’il puisse avoir connaissance de son droit aux prestations quasiment nulle, l’assuré ne démontre pas une violation de l’art. 46 al. 2 LAVS. En effet, pour admettre la présence de faits ouvrant droit à des prestations que l’assuré ne pouvait pas connaître, au sens de l’art. 46 al. 2, 2e phrase, LAVS, il faut qu’un état de fait objectivement donné ouvrant droit à prestations n’ait pas été reconnaissable ou que la personne assurée ait été empêchée pour cause de maladie malgré une connaissance adéquate de déposer une demande ou de charger quelqu’un du dépôt de la demande (ATF 139 V 289 consid. 4.2; 102 V 112 consid. 1a; cf. aussi arrêt 9C_265/2016 du 16 août 2016 consid. 5). Or à cet égard, l’assuré n’établit pas – pas plus qu’il ne l’allègue – qu’il n’aurait pas été en mesure de connaître ses propres problèmes de santé et les autres circonstances qui pouvaient le cas échéant lui donner droit à une allocation pour impotent, comme l’ont dûment retenu les juges cantonaux. Il ne conteste en particulier pas la constatation des juges cantonaux selon laquelle il disposait de l’entier de ses facultés mentales. Partant, il n’y a pas lieu de s’écarter du principe selon lequel lorsque l’assuré fait valoir son droit à une allocation pour impotent plus de douze mois après la naissance du droit, l’allocation ne lui est versée que pour les douze mois qui ont précédé sa demande (art. 46 al. 2, 1re phrase, LAVS), en l’occurrence dès le 01.02.2021. À cet égard, l’assuré ne s’en prend pas aux constatations cantonales, selon lesquelles il a déposé sa demande de prestations le 17.02.2022. Le recours est mal fondé sur ce point également.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 9C_235/2024 consultable ici