Arrêt du Tribunal fédéral 4A_401/2023 (f) du 15.05.2024
Responsabilité civile d’un hôpital / 61 al. 1 CO – LREC (RS/GE A 2 40)
Analyse du lien de causalité naturelle en cas d’omission – Lien de causalité hypothétique entre l’omission et le dommage
Degré de la preuve de la vraisemblance prépondérante
Le 14.05.2011, B.__ (ci-après: la patiente), âgée de 47 ans au moment des faits, a été admise à 13h37 au service des urgences des Établissements A.__, en raison notamment d’un malaise et de vomissements. Elle a été installée en salle d’attente, faute de place ailleurs. Par la suite, elle a été vue à quatre reprises par le personnel soignant, puis à 19h30 par un premier médecin, après que sa famille a alerté le personnel d’une dégradation de son état. Le Dr C.__, chef de clinique des urgences, a suspecté une crise d’hyperventilation liée à des troubles anxieux. Une infirmière a relevé les paramètres vitaux (tension, pouls et température) de la patiente à 22h40, lesquels ne présentaient rien d’anormal.
La patiente a été installée en zone de soins à 1h35. Lors de son transfert, les infirmières ont notamment relevé qu’elle ne parlait plus. Le médecin interne de nuit l’a immédiatement examinée, rejoint par son supérieur. Il a demandé un CT-scan cérébral et a sollicité une consultation auprès de la neurologue de garde, laquelle a examiné la patiente à 4h et notamment préconisé un CT-scan cérébral. Ce dernier, réalisé à 5h, a mis en évidence un possible infarctus récent cérébelleux droit par occlusion du tronc basilaire. Une IRM cérébrale effectuée à 8h a confirmé un accident vasculaire cérébral (AVC) sous la forme d’une occlusion du tronc basilaire. Le même jour, la patiente a subi une thrombectomie du tronc basilaire.
Après plusieurs séjours en soins intensifs, en neurologie, puis en rééducation, la patiente a pu regagner son domicile le 28 novembre 2011 et garde d’importantes séquelles.
Procédure cantonale (arrêts ACJC/433/2020 et ACJC/817/2023)
La patiente a intenté une action en justice contre les Établissements A.__ le 13.06.2014, réclamant initialement CHF 2’041’249, montant ultérieurement réduit à CHF 1’026’027, pour des soins prétendument inadéquats reçus en mai 2011. Une expertise judiciaire menée par le Dr D.__, chef du service des Urgences de l’Hôpital X.__, n’a révélé aucune faute médicale, citant la complexité du diagnostic et la surcharge des urgences. Le Tribunal de première instance a rejeté la demande de la patiente le 24.04.2019, tandis que la cour cantonale, le 28.02.2020, a reconnu la responsabilité des Établissements A.__ et renvoyé l’affaire pour évaluation du préjudice.
A la suite de l’arrêt de renvoi, une nouvelle expertise a été ordonnée pour évaluer l’état de la patiente et son incapacité de travail. Réalisée en septembre 2021 par le Prof. F.__ et le Dr G.__, médecin-chef et assistant au H.__, elle a été complétée en janvier 2022.
Le 18 août 2022, le Tribunal a condamné les Établissements A.__ à verser CHF 156’505 à la patiente, estimant leur responsabilité à 15% du préjudice subi.
Les deux parties ont fait appel. Le 08.06.2023, la cour cantonale a largement révisé le jugement, condamnant les Établissements A.__ à verser divers montants à la patiente (CHF 12’655.30 pour frais médicaux ; CHF 264’667 pour dommage ménager ; CHF 69’153 pour perte de gain ; CHF 30’000 pour tort moral).
TF
Les Établissements A.__ (ci-après: les recourants) ont exercé un recours en matière civile au Tribunal fédéral contre les arrêts des 28.02.2020 et 08.06.2023.
Consid. 2.1
Selon la jurisprudence, les soins dispensés aux malades dans les hôpitaux publics ne se rattachent pas à l’exercice d’une industrie (cf. art. 61 al. 2 CO), mais relèvent de l’exécution d’une tâche publique; en vertu de la réserve facultative prévue à l’art. 61 al. 1 CO, les cantons sont donc libres de soumettre au droit public cantonal la responsabilité des médecins engagés dans un hôpital public pour le dommage ou le tort moral qu’ils causent dans l’exercice de leur charge (ATF 139 III 252 consid. 1.3; 133 III 462 consid. 2.1; 122 III 101 consid. 2a/aa et bb).
Consid. 2.2
Le canton de Genève a fait usage de cette réserve. La loi genevoise sur la responsabilité de l’État et des communes (LREC; RS/GE A 2 40), applicable aux recourants en tant qu’établissement public médical, prévoit que les institutions, corporations et établissements de droit public dotés de la personnalité juridique répondent du dommage résultant pour les tiers d’actes illicites commis soit intentionnellement, soit par négligence ou imprudence par leurs fonctionnaires ou agents dans l’accomplissement de leur travail (art. 2 al. 1 et 9 LREC). La LREC institue une responsabilité pour faute, ce qui implique la réalisation des quatre conditions cumulatives suivantes: un acte illicite commis par un agent ou un fonctionnaire, une faute de la part de celui-ci (dans le domaine médical, la réalisation de cette condition devra être admise, en règle générale, lorsqu’une violation du devoir de diligence aura été constatée), un dommage subi par un tiers et un lien de causalité naturelle et adéquate entre l’acte illicite et le dommage (arrêts 4A_329/2012 du 4 décembre 2012 consid. 2.1; 4A_315/2011 du 25 octobre 2011 consid. 2.1 et 3.3).
Ces conditions correspondent à celles qui figurent à l’art. 41 CO. Le droit civil fédéral est appliqué à titre de droit cantonal supplétif (art. 6 LREC).
Consid. 2.3
L’art. 7 al. 2 LREC prévoit que le code de procédure civile suisse est applicable. Les règles du CPC constituent aussi du droit cantonal supplétif (cf. arrêt 2C_96/2023 du 16 février 2023 consid. 6).
Consid. 6.1.1
La causalité naturelle entre deux événements est réalisée lorsque, sans le premier, le second ne se serait pas produit (ATF 143 III 242 consid. 3.7; 133 III 462 consid. 4.4.2).
En l’occurrence, le manquement reproché aux recourants s’analyse comme une omission. En pareil cas, l’examen du lien de causalité revient à se demander si le dommage serait également survenu si l’acte omis avait été accompli (causalité hypothétique). Une preuve stricte ne peut être exigée en la matière. Il suffit que le cours hypothétique des événements soit établi avec une vraisemblance prépondérante (ATF 132 III 715 consid. 3.2; 124 III 155 consid. 3d). La vraisemblance prépondérante suppose que, d’un point de vue objectif, des motifs importants plaident pour l’exactitude d’une allégation, sans que d’autres possibilités ne revêtent une importance significative ou n’entrent raisonnablement en considération (ATF 133 III 81 consid. 4.2.2; 132 III 715 consid. 3.1). En ce qui concerne le degré de la preuve, le Tribunal fédéral peut contrôler si l’autorité précédente est partie d’une juste conception du degré de la preuve applicable. En revanche, le point de savoir si le degré requis – dont le juge a une juste conception – est atteint dans un cas concret relève de l’appréciation des preuves, que le Tribunal fédéral revoit uniquement sous l’angle de l’arbitraire (ATF 130 III 321 consid. 5).
En règle générale, lorsque le lien de causalité hypothétique entre l’omission et le dommage est établi, il ne se justifie pas de soumettre cette constatation à un nouvel examen sur la nature adéquate de la causalité (ATF 115 II 440 consid. 5a). Ainsi, lorsqu’il s’agit de rechercher l’existence d’un lien de causalité entre une ou des omissions et un dommage, il convient de s’interroger sur le cours hypothétique des événements. Dans ce cas de figure, le Tribunal fédéral, saisi d’un recours en matière civile, est lié, selon l’art. 105 al. 1 LTF, par les constatations cantonales concernant la causalité naturelle, dès lors qu’elles ne reposent pas exclusivement sur l’expérience de la vie, mais sur des faits ressortant de l’appréciation des preuves (ATF 132 III 305 consid. 3.5 et les références; arrêt 4A_133/2021 du 26 octobre 2021 consid. 9.1.3).
Consid. 6.1.2
Il convient de rappeler que le droit civil fédéral est appliqué ici à titre de droit cantonal supplétif. Il en va également de l’art. 8 CC, lequel ne concerne que les prétentions fondées sur le droit fédéral (ATF 129 III 18 consid. 2.6; 127 III 519 consid. 2a; arrêt 4A_329/2012 du 4 décembre 2012 consid. 2.1). Par conséquent, le Tribunal fédéral ne peut en contrôler l’application que sous l’angle restreint de l’arbitraire ou pour violation d’autres droits constitutionnels.
Consid. 6.2 [résumé]
La cour cantonale s’est écartée de l’avis de l’expert D.__ concernant le lien de causalité naturelle. Elle a estimé que si les Établissements A.__ avaient agi avec diligence, notamment en assurant une surveillance adéquate et en réalisant rapidement les examens diagnostiques dès les premiers symptômes, l’atteinte subie par la patiente aurait probablement pu être diagnostiquée et traitée dans le délai adéquat de huit heures. La cour s’est appuyée sur les explications du Dr E.__, indiquant qu’une intervention dans ce délai pouvait réduire les risques de séquelles d’au moins 50%, voire les éliminer complètement dans certains cas.
Selon la cour cantonale, ces propos n’étaient pas contredits par l’expert, lequel avait pour sa part indiqué qu’avec les méthodes de diagnostics et de traitement, 41% des patients avaient des pronostics favorables, ce par quoi il fallait entendre une survie et une bonne évolution neurologique. La cour cantonale a considéré que les statistiques avancées par les deux spécialistes laissaient apparaître qu’une prise en charge rapide était fortement susceptible de diminuer les risques de morbidité (plus de 50%) et procurait des chances non négligeables (plus de 40%) d’obtenir un pronostic favorable avec une bonne évolution.
Bien que la corrélation entre la rapidité d’intervention et le pronostic ne soit pas scientifiquement prouvée, la cour cantonale a considéré qu’il existait une probabilité suffisante pour admettre qu’une prise en charge sans délai aurait eu un impact positif sur l’évolution de l’état de la patiente. Cette conclusion s’appuie sur les statistiques présentées par les spécialistes, l’état clinique initial plutôt favorable de la patiente, et le succès de la procédure de recanalisation. La cour a donc retenu que le lien de causalité entre les retards de diagnostic et de traitement et le préjudice subi par la patiente, ou du moins son aggravation, était suffisamment vraisemblable.
Consid. 6.4 [résumé]
La cour cantonale était consciente que le degré de la vraisemblance prépondérante était applicable (cf. consid. 3.1.2 de l’arrêt du 28 février 2020). Or, sa conception du degré de la preuve de la vraisemblance prépondérante est manifestement erronée.
Pour rappel, la vraisemblance prépondérante suppose que, d’un point de vue objectif, des motifs importants plaident pour l’exactitude d’une allégation, que d’autres possibilités existent, mais qu’elles ne semblent pas avoir joué de rôle déterminant ou n’entrent pas raisonnablement en considération (cf. consid. 6.1.1 supra; ATF 130 III 321 consid. 3.3). Le Tribunal fédéral a précisé que la jurisprudence n’avait pas établi de pourcentages, mais que selon la doctrine, une vraisemblance de 51% ne suffisait pas, un degré de vraisemblance nettement plus élevé devant être appliqué: un degré de 75% était cité (arrêt 4A_424/2020 du 19 janvier 2021 consid. 4.1 non publié in ATF 147 III 73 et les références).
En l’occurrence, il ressort des faits constatés par la cour cantonale que selon l’expert D.__, avec les méthodes de traitement modernes, 41% des patients avaient des pronostics favorables; il ajoutait qu’entre 20% et 44% des patients traités par une recanalisation évoluaient bien. De telles probabilités ne suffisent manifestement pas s’agissant du degré de la vraisemblance prépondérante.
Il est vrai que le Dr E.__ a pour sa part relevé qu’en cas de traitement dans un délai adéquat, le taux de morbidité se réduisait d’en tout cas de moitié, ce qui pourrait être interprété dans le sens que chaque patient voyait ses séquelles diminuer d’en tout cas de moitié. Le Dr E.__ a néanmoins précisé que pour un tiers des patients, l’autonomie n’était pas complète mais permettait à certains de retourner à domicile. Ceci ne permet pas de s’éloigner sans autre des statistiques présentées par l’expert et, s’agissant de la proportion d’un tiers, elle ne suffit quoi qu’il en soit pas au regard du degré de la vraisemblance prépondérante.
La cour cantonale a considéré les statistiques et les facteurs spécifiques à la patiente, comme son état clinique initial favorable et le succès de l’opération tardive. Cependant, l’expert D.__ avait déjà pris en compte ces éléments. Il a maintenu que pour une lésion du tronc basilaire, contrairement à un AVC classique, le lien entre la rapidité d’intervention et le pronostic n’est pas clairement établi. Malgré les facteurs favorables, l’expert a affirmé qu’il était impossible de conclure à une perte de chance liée au délai d’intervention dans ce cas spécifique.
Dans sa réponse, la patiente soutient – à raison – que l’existence du lien de causalité ne doit pas être analysée selon un calcul arithmétique découlant de statistiques, mais au regard de l’ensemble des circonstances du cas particulier. Elle se réfère à l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_329/2012 du 4 décembre 2012 consid. 2.3 qui appuie cette approche. Cependant, le problème ici concerne le degré de preuve exigé. La cour cantonale a appliqué des exigences insuffisantes au degré de la vraisemblance prépondérante. Au demeurant, outre les statistiques présentées par les spécialistes, les circonstances entourant le cas ne lui sont d’aucun secours. La cour cantonale a d’ailleurs relevé elle-même à plusieurs reprises de grandes incertitudes s’agissant du pronostic de la patiente, ce qui ne correspond clairement pas aux exigences relatives au degré de la preuve de la vraisemblance prépondérante.
Ainsi, en partant d’une conception manifestement fausse du degré de la preuve applicable, la cour cantonale a versé dans l’arbitraire dans l’application du droit fédéral à titre de droit cantonal supplétif.
Le degré de la preuve de la vraisemblance prépondérante n’est à l’évidence pas atteint.
Au vu de ce qui précède, il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs concernant le lien de causalité formulés par les recourants.
Le TF admet le recours et réforme les arrêts attaqués en ce sens que l’intimée est déboutée de toutes ses conclusions.
Arrêt 4A_401/2023 consultable ici