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9C_508/2021 (f) du 26.09.2022 – Cotisations AVS – Responsabilité de l’employeur – 52 LAVS / Appel en cause des autres administrateurs de la société

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_508/2021 (f) du 26.09.2022

 

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Cotisations AVS – Responsabilité de l’employeur / 52 LAVS

Appel en cause des autres administrateurs de la société

 

La société B.__ SA était affiliée en tant qu’employeur pour le paiement des cotisations sociales auprès de la caisse de compensation. La faillite de la société a été prononcée en janvier 2015, puis suspendue faute d’actifs en septembre 2019. La société a été radiée du registre du commerce en septembre 2019.

Par trois décisions séparées du 11.05.2018, la caisse de compensation a réclamé à A.__, en sa qualité d’administrateur président avec signature individuelle de la société, à C.__, en sa qualité d’administrateur avec signature collective à deux, et à D.__, en sa qualité d’administrateur avec signature collective à deux, la réparation du dommage qu’elle a subi dans la faillite de la société. A.__ a formé une opposition contre la décision du 11.05.2018. Par décision sur opposition du 10.09.2018, la caisse de compensation a rejeté l’opposition et fixé le dommage à CHF 510’130.65, correspondant au solde des cotisations sociales dues sur les salaires versés par la société pour les années 2013 à 2015.

 

Procédure cantonale (arrêt AVS 48/18 – 42/2021 – consultable ici)

A.__ a déféré la décision sur opposition à la Cour des assurances sociales du Tribunal cantonal et requis la jonction de sa cause avec celle parallèle de C.__.

Statuant le 16.08.2021, la cour cantonale a rejeté la requête de jonction, rejeté le recours et confirmé la décision sur opposition du 10.09.2018.

 

TF

A.__ reproche à la juridiction cantonale d’avoir méconnu le droit fédéral en n’appelant pas en cause les autres administrateurs de la société. Dès lors que la caisse de compensation avait prononcé une décision à leur encontre, il soutient que C.__ et D.__ auraient à tout le moins dû être invités à participer à sa procédure de recours. D’ailleurs, il avait expressément demandé la jonction de sa cause avec celle de C.__.

Consid. 3.2
L’institution de l’appel en cause n’est pas expressément prévue par la procédure administrative fédérale. Elle est cependant reconnue par la jurisprudence, par exemple en présence de plusieurs responsables potentiels au sens de l’art. 52 LAVS. Il appartient alors à la caisse de compensation, respectivement au Tribunal des assurances saisi d’un recours, d’inviter à participer à la procédure, à titre de co-intéressées, les personnes contre lesquelles la caisse a rendu une décision de réparation du dommage et contre lesquelles elle n’a pas renoncé à agir ensuite de leur opposition (ATF 134 V 306 consid. 3). A défaut, le Tribunal fédéral, saisi ultérieurement d’un recours en matière de droit public, retournera en règle générale la cause à l’instance inférieure pour qu’elle procède conformément à ce qui précède, à moins qu’il ne soit en mesure de corriger lui-même le vice de procédure, à titre exceptionnel (arrêt H 101/06 du 7 mai 2007 consid. 4.5 et les références). Une telle exception a été admise lorsque le renvoi constituerait une vaine formalité et conduirait seulement à prolonger inutilement la procédure, alors que le tiers avait pu s’exprimer dans la procédure fédérale (arrêt H 72/06 du 16 octobre 2006 consid. 2.4).

Consid. 3.3
En l’espèce, comme le fait valoir à juste titre A.__, la cour cantonale n’a pas invité à participer à la procédure cantonale, à titre de co-intéressées, les personnes contres lesquelles la caisse de compensation intimée a rendu une décision en réparation du dommage. Cette manière de procéder n’est pas conforme aux exigences du droit fédéral (ATF 134 V 306 consid. 3 et les références). Elle a pour effet de soustraire les tiers co-intéressés de l’autorité de chose jugée du jugement à rendre, de sorte que celui-ci ne leur sera par la suite pas opposable dans le cadre d’une procédure dirigée contre eux (ATF 125 V 80 consid. 8b). Les prises de position des tiers co-intéressés sont encore possibles et sont susceptibles d’avoir une influence concrète sur la position juridique du recourant. Il convient dès lors de remettre le recourant dans la situation qui aurait été la sienne si les garanties de l’appel en cause n’avaient pas été méconnues (comp. arrêts 9C_158/2008 du 30 septembre 2008 consid. 3.2; H 101/06 du 7 mai 2007 consid. 4.5 et les références).

 

Le TF admet le recours de A.__.

 

Arrêt 9C_508/2021 consultable ici

 

9C_429/2022 (f) du 03.11.2022 – Cotisations AVS – Responsabilité de l’employeur – Délai de prescription relatif – 52 LAVS – 60 al. 1 CO / Échéance du délai de prescription relatif après l’entrée en vigueur du nouveau droit le 01.01.2020 – Examen par le TF de l’art. 49 al. 1 Tit. fin. CC

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_429/2022 (f) du 03.11.2022

 

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Cotisations AVS – Responsabilité de l’employeur – Délai de prescription relatif / 52 LAVS – 60 al. 1 CO

Échéance du délai de prescription relatif après l’entrée en vigueur du nouveau droit le 01.01.2020 – Examen par le TF de l’art. 49 al. 1 Tit. fin. CC

 

B.__ SA (ci-après: la société), inscrite au registre du commerce en mai 1986, a été dissoute par suite de faillite. A.__ en a été l’administrateur avec signature individuelle.

Par décision du 01.10.2020, confirmée sur opposition le 23.03.2021, la caisse de compensation a réclamé à A.__, en sa qualité d’administrateur de la société, la somme de 89’284 fr. 65 à titre de réparation du dommage causé par le non-paiement de cotisations sociales dues pour l’année 2013.

 

Procédure cantonale (arrêt AVS 18/21 – 24/2022 – consultable ici)

Par jugement du 11.07.2022, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3
En instance fédérale, le litige porte uniquement sur le point de savoir si la créance en réparation du dommage de la caisse de compensation est ou non prescrite, sous l’angle du délai de prescription relatif de l’art. 52 al. 3 LAVS. A cet égard, l’arrêt entrepris rappelle qu’à la suite de la réforme des règles sur la prescription découlant d’un acte illicite ou d’un enrichissement illégitime, qui concerne également l’action en responsabilité contre l’employeur au sens de la LAVS, le délai de prescription relatif de l’art. 52 al. 3 LAVS est passé de deux à trois ans, avec effet au 01.01.2020 (cf. Message du 29 novembre 2013 relatif à la modification du code des obligations [droit de la prescription], FF 2014 260 s ch. 2.2; RO 2018 5343). L’art. 52 al. 3 LAVS prévoit en effet que l’action en réparation du dommage se prescrit conformément aux dispositions du CO sur les actes illicites; l’art. 60 al. 1 CO prévoit un délai relatif de prescription de trois ans.

Consid. 4.1
La juridiction cantonale a constaté que le dies a quo du délai relatif de prescription de l’art. 52 al. 3 LAVS devait être fixé au 19.01.2018 – correspondant à la date du dépôt de l’état de collocation – et que le délai prescription relatif de deux ans, déterminé selon l’ancien droit, arrivait à échéance le 19.01.2020, soit postérieurement à l’entrée en vigueur du nouveau droit le 01.01.2020. Par conséquent, en vertu des principes généraux en matière de droit transitoire (cf. ATF 138 V 176 consid. 7.1) ou de l’art. 49 al. 1 Tit. fin. CC, le nouveau délai de prescription relatif de trois ans s’appliquait et son échéance devait être fixée au 19.01.2021. Ainsi, la décision du 01.10.2020 de la caisse de compensation avait été rendue à temps et constituait le premier acte interruptif de prescription. Un nouveau délai avait alors commencé à courir et avait été derechef interrompu par la décision sur opposition rendue le 23.03.2021, de sorte que la créance en réparation du dommage de la caisse de compensation n’était pas prescrite.

Consid. 4.2
A.__ ne conteste pas que le délai de prescription a commencé à courir le 19.01.2018. Il remet uniquement en cause l’interprétation qu’a faite la juridiction cantonale de l’art. 49 al. 1 Tit. fin. CC. Il se prévaut d’une interprétation littérale et historique de cette disposition, en se référant notamment à l’avant-projet du code des obligations (droit de la prescription) d’août 2011 (ci-après: avant-projet; Rapport explicatif relatif à l’avant projet, Office fédéral de la justice, Berne 2011). Il en conclut que toute créance qui était d’ores et déjà prescrite selon l’ancien droit ne pourrait bénéficier des nouveaux délais de prescription « sans référence à une quelconque entrée en vigueur du nouveau droit ». Il en découlerait que la créance était prescrite depuis le 19.01.2020, de sorte que la décision administrative était tardive.

Consid. 5.1.1
Modifié par la révision du droit de la prescription avec effet à partir du 01.01.2020, l’art. 49 Tit. fin. CC règle la prescription des droits en matière de droit transitoire. Il y a lieu de s’y référer en ce qui concerne la modification de l’art. 52 al. 3 LAVS, à défaut de dispositions spéciales (cf. ATF 148 II 73 consid. 6.2.2; WILDHABER/DEDE, in Berner Kommentar, Die Verjährung Art. 127-142 OR, n° 110 ad Vorbemerkungen zu Art. 127-142 OR). Conformément à l’art. 49 al. 1 Tit. fin. CC, lorsque le nouveau droit prévoit des délais de prescription plus longs que l’ancien droit, le nouveau droit s’applique dès lors que la prescription n’est pas échue en vertu de l’ancien droit; lorsque le nouveau droit prévoit des délais de prescription plus courts que l’ancien droit, l’ancien droit s’applique (al. 2); l’entrée en vigueur du nouveau droit est sans effets sur le début des délais de prescription en cours, à moins que la loi n’en dispose autrement (al. 3).

Consid. 5.1.2
A la suite du recourant, on constate que l’art. 49 al. 1 Tit. fin. CC proposé par le Conseil fédéral (Message du 29 novembre 2013 relatif à la modification du code des obligations [Droit de la prescription], FF 2014 277), et adopté par le Parlement, a été modifié par rapport à l’avant-projet. En particulier, la disposition ne comprend plus une référence à l’entrée en vigueur du nouveau droit (la disposition de l’avant-projet prévoyait que: « le nouveau droit s’applique dès son entrée en vigueur aux actions non encore prescrites » [avant-projet, p. 9]). Il ressort toutefois des travaux préparatoires que, malgré cette modification, le principe selon lequel le nouveau délai de prescription (plus long) n’est applicable que si l’ancien délai de prescription court encore au moment de l’entrée en vigueur du nouveau droit a été maintenu (Message cité, FF 2014 253 ch. 2.2; cf., aussi BO 2014 CN 1792). En d’autres termes, si le délai de prescription de la loi ancienne est plus court que celui de la loi nouvelle, il convient d’appliquer le délai de cette loi nouvelle, pour autant que la prescription ne soit pas déjà acquise au moment du changement de la loi (DENIS PIOTET, Le nouveau droit transitoire de la prescription [ art. 49 Tit. fin. CC], Revue de droit suisse 2021 I p. 290). L’art. 49 al. 1 Tit. fin. CC a donc pour effet de prolonger le délai de prescription en cours. Toutefois, la prescription ayant couru sous l’ancien droit doit être décomptée de la prescription déterminée en vertu du nouveau droit (FRÉDÉRIC KRAUSKOPF/RAPHAEL MÄRKI, Wir haben ein neues Verjährungsrecht! in Jusletter 2 juillet 2018, n° 34; cf. aussi PASCAL PICHONNAZ/FRANZ WERRO, Le nouveau droit de la prescription: Quelques aspects saillants de la réforme, in Le nouveau droit de la prescription, Fribourg 2019, p. 32; VINCENT BRULHART/JÉRÔME LORENZ, Impacts du nouveau droit de la prescription sur les contrats en cours (articles 128a CO et 49 Titre final CC) in Le nouveau droit de la prescription, Fribourg 2019, p. 164).

Consid. 5.1.3
Ces principes correspondent du reste à ceux posés par la jurisprudence en lien avec le droit transitoire relatif au délai de prescription prévu par l’art. 52 al. 3 aLAVS (en relation avec l’art. 82 aRAVS). Selon le Tribunal fédéral, les prétentions en dommages-intérêts contre l’employeur qui n’étaient pas encore périmées au 01.01.2003 étaient assujetties aux règles de prescription de l’art. 52 al. 3 aLAVS. Dans ce cas, il y avait lieu d’imputer au délai de prescription de deux ans de l’art. 52 al. 3 aLAVS le temps écoulé sous l’ancien droit (ATF 134 V 353).

Consid. 5.2
Dans le cas d’espèce, il n’est pas contesté que la prescription a commencé à courir le 19.01.2018 et que le délai de prescription relatif de deux ans arrivait à échéance le 19.01.2020, en vertu de l’ancien droit. En raison de l’introduction au 01.01.2020 du nouvel art. 52 al. 3 LAVS, alors que la prescription relative dans le cas d’espèce n’était pas acquise en vertu de l’ancien droit, le délai de prescription relatif a été rallongé d’une année, pour arriver à échéance le 19.01.2021. Par conséquent, la décision de la caisse de compensation du 01.10.2020, qui a été notifiée au recourant antérieurement à la nouvelle date d’échéance, a interrompu la prescription de la créance en réparation du dommage, comme l’a retenu à bon droit la cour cantonale.

 

Le TF rejette le recours de A.__.

 

Arrêt 9C_429/2022 consultable ici

 

9C_137/2022 (f) du 14.07.2022 – Responsabilité de l’employeur et responsabilité subsidiaire des organes de l’employeur – 52 LAVS / Négligence grave / Lien de causalité entre la passivité de l’administrateur et le dommage subi par la caisse de compensation

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_137/2022 (f) du 14.07.2022

 

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Responsabilité de l’employeur et responsabilité subsidiaire des organes de l’employeur / 52 LAVS

Obligation de l’administrateur de veiller personnellement aux paiements des cotisations paritaires – Négligence grave en l’absence d’une telle surveillance

Lien de causalité entre la passivité de l’administrateur et le dommage subi par la caisse de compensation

 

D.__ SA (ci-après: la société), inscrite au registre du commerce du Canton de Genève en juin 2008 et affiliée en tant qu’employeur pour le paiement des cotisations sociales dès le 01.08.2008 à la Caisse cantonale de compensation (ci-après: la caisse de compensation), a été dissoute par suite de faillite en 2018. C.A.__ en a été l’administrateur avec signature collective à deux jusqu’au 23.05.2016, date à laquelle son nom a été radié du registre du commerce.

Par décision du 06.07.2020, la caisse de compensation a réclamé à C.A.__, en sa qualité d’administrateur de D.__ SA, la somme de 293’610 fr. 10, à titre de réparation du dommage causé par le non-paiement de cotisations sociales dues pour les années 2014 et 2015, ainsi que pour la période allant du 01.01.2016 au 31.05.2016. Il en était solidairement responsable avec l’autre administrateur de la société, E.__. C.A.__ s’est opposé à cette décision. Il est décédé en 2020. La caisse de compensation a confirmé sa décision du 06.07.2020 par décision sur opposition du 04.02.2021, notifiée au conseil du défunt.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/73/2022 – consultable ici)

Par jugement du 20.01.2022, admission partielle du recours, formé par A.A.__ et B.A.__, héritiers de C.A.__, par le tribunal cantonal. La cour cantonale a toutefois confirmé la responsabilité de feu C.A.__ du 01.01.2014 au 31.03.2016.

 

TF

 

Consid. 4
Le litige porte sur la responsabilité de C.A.__ au sens de l’art. 52 LAVS dans le préjudice subi par la caisse de compensation intimée en raison du non-paiement par la société de cotisations sociales dues pour la période allant du 01.01.2014 au 31.03.2016.

L’arrêt entrepris expose de manière complète les dispositions légales et les principes jurisprudentiels en matière de responsabilité de l’employeur au sens de l’art. 52 LAVS et de responsabilité subsidiaire des organes de l’employeur (ATF 129 V 11; 126 V 237; 123 V 12 consid. 5b et les références), en particulier les conditions d’une violation intentionnelle ou par négligence des devoirs incombant aux organes (ATF 121 V 243). Il suffit d’y renvoyer. On rappellera que dans l’hypothèse où plusieurs personnes sont responsables d’un même dommage au sens de l’art. 52 LAVS, chacun des débiteurs répond solidairement de l’intégralité du dommage envers la caisse de compensation, celle-ci étant libre de rechercher tous les débiteurs, quelques-uns ou un seul d’entre eux, à son choix (ATF 119 V 86 consid. 5a).

Consid. 5
La juridiction cantonale a considéré que C.A.__ avait commis, en sa qualité d’organe formel de la société, une négligence grave au sens de l’art. 52 LAVS, entraînant ainsi son obligation de réparer le dommage subi par la caisse de compensation en raison du non-paiement des cotisations dues. En particulier, le fait que le Ministère public a classé la procédure pénale à son encontre pour gestion fautive n’était pas décisif au regard de l’art. 52 LAVS. Elle a par ailleurs limité la période à prendre en compte pour le calcul du dommage du 01.01.2014 au 31.03.2016, date pour laquelle C.A.__ avait donné sa démission du conseil d’administration.

Consid. 6.1
Sans remettre en cause la période déterminante, les recourants invoquent une « violation arbitraire » de l’art. 52 al. 2LAVS. Ils font en substance valoir que les arriérés de cotisations paritaires ne sont pas dus à un acte intentionnel ou à une négligence grave de leur père, mais à des actes délictueux de l’autre administrateur de la société également inscrit au registre du commerce durant la période déterminante.

Consid. 6.2
L’argumentation des recourants ne résiste pas à l’examen. A la suite des juges cantonaux, on admettra qu’il incombait à C.A.__, en sa qualité d’administrateur, de veiller personnellement à ce que les cotisations paritaires afférentes aux salaires versés fussent effectivement payées à la caisse de compensation, nonobstant le mode de répartition interne des tâches au sein la société (arrêt 9C_722/2015 du 31 mai 2016 consid. 3.3 et les références). En n’ayant exercé aucune activité de surveillance, C.A.__ a commis une négligence qui doit, sous l’angle de l’art. 52 LAVS, être qualifiée de grave (arrêt 9C_289/2009 du 19 mai 2010 consid. 6.2). Comme le reconnaissent eux-mêmes les recourants, la répartition des rôles au sein d’une société, respectivement le fait que la personne morale est dirigée concrètement par d’autres personnes, ne constitue pas, à cet égard, un motif de suppression ou d’atténuation de la faute commise (arrêt 9C_722/2015 cité). Pour cette raison, c’est également en vain que les recourants se prévalent du classement de la procédure pénale pour gestion fautive à l’encontre de leur père (comp. arrêt H 259/03 du 22 décembre 2003 consid. 8.4) comme l’ont dûment expliqué les juges cantonaux.

C’est en vain que les recourants font valoir encore que les actes délictueux qu’aurait commis E.__ auraient provoqué le dommage. Il ne ressort pas des propos tenus par feu C.A.__ devant le Ministère public genevois que l’autre administrateur l’aurait trompé par des manœuvres fallacieuses, ce qui peut, dans certaines circonstances, interrompre le lien de causalité adéquate (cf. sur de telles circonstances arrêt 9C_328/2012 du 11 décembre 2012 consid. 2.3). Feu C.A.__ a indiqué qu’en réponse à sa question de savoir pourquoi les charges n’avaient pas été payées, E.__ lui répondait qu’elles seraient payées, l’argent devant arriver. A cette occasion, il a réitéré ne pas s’être occupé du tout du paiement des cotisations. Dans ces circonstances, au vu du lien de causalité entre la passivité de C.A.__ et le dommage subi par la caisse de compensation, c’est à bon droit que la cour cantonale a admis la responsabilité de C.A.__ au titre de l’art. 52 al. 2 LAVS pour la période du 01.01.2014 au 31.03.2016.

 

Le TF rejette le recours.

 

 

Arrêt 9C_137/2022 consultable ici

 

9C_430/2021 (f) du 07.04.2022 – Responsabilité de l’employeur – Non-paiement de cotisations sociales – 52 LAVS / Lien de causalité entre le manquement imputable à l’associé gérant et le préjudice subi par la caisse de compensation

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_430/2021 (f) du 07.04.2022

 

Consultable ici

 

Responsabilité de l’employeur – Non-paiement de cotisations sociales / 52 LAVS

Lien de causalité entre le manquement imputable à l’associé gérant et le préjudice subi par la caisse de compensation

 

B.__ Sàrl (ci-après: la société), fondée en 2004, a été affiliée en tant qu’employeur pour le paiement des cotisations sociales à la caisse de compensation dès 2006. Après avoir été déclarée en faillite avec effet en septembre 2011, la société a été radiée du registre du commerce en 2015.

Entre-temps, le 09.11.2012, la caisse de compensation a adressé à A.__, en sa qualité d’associé gérant, une décision de réparation de dommage portant sur un montant de 115’459 fr. 15, dont 6351 fr. 30 d’intérêts moratoires et 325 fr. de frais de poursuites. Cette somme correspondait au solde des cotisations sociales (AVS/AI/APG/AC) dues sur les salaires déclarés par la société pour la période courant du mois de février 2009 au mois de juillet 2011.

Après une première procédure judiciaire, la caisse de compensation a repris l’instruction de la cause. Par décision sur intérêts moratoires du 05.03.2019, confirmée sur opposition le 26.06.2019, elle a arrêté le montant des intérêts moratoires dus par le prénommé à 6351 fr. 30, constaté qu’il n’y avait pas lieu de modifier la somme due au titre du dommage qui lui avait été causé, et dit que A.__ était débiteur envers elle de la somme de 115’459 fr. 15 et lui en devait immédiat paiement.

 

Procédure cantonale (arrêt AVS 28/19 – 33/2021 – consultable ici)

Par jugement du 08.07.2021, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 5.2
Selon la jurisprudence, commet notamment une faute ou une négligence grave au sens de l’art. 52 al. 1 LAVS, l’employeur qui verse des salaires pour lesquels les créances de cotisations qui en découlent de par la loi ne sont pas couvertes (cf. arrêts 9C_848/2018 du 21 janvier 2019 consid. 4.2; 9C_713/2013 du 30 mai 2014 consid. 4.2.3 et les références).

En conséquence, l’argumentation de A.__ selon laquelle les juges cantonaux ne pouvaient pas retenir qu’il avait commis une négligence grave, étant donné qu’il s’était régulièrement acquitté pour le compte de la société d’une partie à tout le moins des cotisations dues et que les « retards partiels de paiements » qui lui sont reprochés ne porteraient que sur une période « relativement courte », est mal fondée. Si les ressources financières de la société ne lui permettaient pas de payer les cotisations paritaires dans leur intégralité, il eût appartenu à l’employeur – soit à A.__ en sa qualité d’associé gérant de la société – de ne verser que les salaires pour lesquels les créances de cotisations qui en découlaient de par la loi pouvaient être couvertes (arrêt 9C_546/2019 du 13 janvier 2020 consid. 4.2).

Consid. 5.3
A.__ ne peut pas davantage être suivi lorsqu’il allègue que des circonstances « tout à fait extraordinaires » et des « facteurs commerciaux exogènes à [s]a volonté » rendraient son comportement excusable. Certes, selon la jurisprudence dûment rappelée par l’instance précédente, il existe certains motifs de nature à justifier ou à excuser le comportement fautif de l’employeur au sens de l’art. 52 LAVS (ATF 108 V 183 consid. 1b; arrêts H 28/84 du 21 août 1985 consid. 2 et H 8/85 du 30 mai 1985 consid. 3a, in RCC 1985 p. 603 et 647). Cependant, s’il peut arriver qu’un employeur parvienne à maintenir son entreprise en vie, par exemple lors d’une passe délicate dans la trésorerie, en retardant le paiement de cotisations, il faut encore, pour qu’un tel comportement ne tombe pas ultérieurement sous le coup de l’art. 52 LAVS, que l’on puisse admettre que l’intéressé avait, au moment où il a pris sa décision, des raisons sérieuses et objectives de penser qu’il pourrait s’acquitter des cotisations dues dans un délai raisonnable (ATF 108 V 183 consid. 2, confirmé dans ATF 121 V 243; cf. aussi arrêts 9C_546/2019 précité consid. 4.3; 9C_338/2007 du 21 avril 2008 consid. 3.1). En l’occurrence, ces conditions ne sont pas remplies.

Consid. 5.3.1
Quoi qu’en dise d’abord A.__, le fait de s’être régulièrement acquitté pour le compte de la société d’une partie des cotisations dues et d’avoir fait un apport d’argent personnel dans la société ne constituent pas des motifs d’exculpation suffisants (cf. arrêt 9C_588/2017 du 21 novembre 2017 consid. 5.2). Si ces démarches étaient en théorie susceptibles de conduire à l’assainissement de B.__ Sàrl, il n’en demeure pas moins que les difficultés financières rencontrées par la société n’étaient pas passagères, dès lors qu’il ressort des constatations cantonales que le paiement des cotisations sociales était devenu aléatoire depuis le début de l’année 2009 et que la société avait fait l’objet de divers rappels et sommations jusqu’en juillet 2011, avant d’être déclarée en faillite au mois de septembre suivant. En ce qu’il indique qu’il aurait « quelque peu retardé durant quelques mois le paiement des cotisations dues » afin de faire face à des difficultés économiques « tout à fait passagères », A.__ ne conteste pas sérieusement ces constatations. C’est également en vain qu’il se prévaut du chiffre d’affaires de la société en 2009 et 2010 et du carnet des commandes pour affirmer que la situation était saine et favorable et qu’il avait de bonnes raisons de penser que le manque de liquidités de la société n’était que temporaire. A la suite des juges cantonaux, on constate en effet que des problèmes rencontrés sur un chantier à tout le moins dès 2008 laissaient présager un manque de liquidités, puisque A.__ avait lui-même indiqué à cet égard à une cliente, dans une correspondance datée du 23.05.2008, que la société était « près de la catastrophe » s’agissant des liquidités. Quant aux comptes de pertes et profits pour les années 2009, 2010 et 2011, s’il y est fait mention d’un bénéfice de 21’599 fr. 58 en 2009, ils ont ensuite présenté une perte de 23’113 fr. 48 en 2010 et de 323’708 fr. 86 en 2011, si bien que A.__ ne pouvait manifestement pas en inférer que la situation économique de la société allait se stabiliser dans un laps de temps déterminé. A cet égard, on rappellera au demeurant que la seule expectative que la société retrouve un équilibre financier ne suffit pas pour admettre qu’il existait une raison sérieuse et objective de penser qu’un arriéré de cotisations pourrait être comblé dans un délai raisonnable (cf. arrêts 9C_641/2020 du 30 mars 2021 consid. 6.2; 9C_338/2007 précité consid. 3.2 et la référence).

Consid. 5.3.2
Le défaut de paiement relatif à deux chantiers ne saurait ensuite non plus constituer un motif de nature à justifier ou à excuser le comportement fautif du recourant au sens de l’art. 52 LAVS. Quand bien même lesdits chantiers lui auraient été confiés par des proches, amis et partenaires en affaires de très longue date, comme il le soutient, des difficultés de paiement rencontrées avec certains clients ne sont en effet pas inenvisageables et ne suffisent donc pas pour rompre le lien de causalité entre le manquement imputable à l’associé gérant et le préjudice subi par la caisse de compensation (au sujet du rapport de causalité entre la faute ou la négligence grave et le dommage ainsi que l’interruption de ce rapport, cf. ATF 119 V 401 consid. 4; arrêt H 95/05 du 10 janvier 2007 consid. 4 et les références), comme l’ont dûment expliqué les juges cantonaux. La crise cardiaque dont a été victime l’un des employés principaux de la société et à la suite de laquelle l’assurance perte de gain a refusé d’entrer en matière – selon les dires de A.__ -, n’est pas non plus une circonstance si exceptionnelle et imprévisible qu’elle reléguerait à l’arrière-plan tous les autres facteurs qui ont contribué à occasionner le dommage subi par la caisse de compensation, en particulier la négligence de A.__.

Consid. 5.4
En conséquence, au vu des arguments avancés, il n’y a pas lieu de s’écarter des conclusions des juges cantonaux, selon lesquelles le comportement de A.__ dans la gestion de la société concernée est constitutif d’une négligence grave au sens de l’art. 52 LAVS et qu’il ne saurait être mis au bénéfice de circonstances exceptionnelles lui permettant de se dégager de sa responsabilité.

 

Le TF rejette le recours de A.__.

 

 

Arrêt 9C_430/2021 consultable ici

 

4A_230/2021 (f) du 07.03.2022 – Accident sur un chantier – Création d’un état de fait dangereux / Responsabilité civile de l’employeur – 55 CO / Relation entre droit civil et droit pénal – 53 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_230/2021 (f) du 07.03.2022

 

Consultable ici

 

Accident sur un chantier – Absence de mesures de protection pour sécuriser l’échancrure surplombant un trou profond de 5 mètres – Création d’un état de fait dangereux

Responsabilité civile de l’employeur / 55 CO

Relation entre droit civil et droit pénal / 53 CO

 

L’entreprise vaudoise A.__ SA est consacrée statutairement à l’isolation. B.__ travaille à son service depuis 2002 en tant que chapeur, profession qu’il exerce depuis 1993. Au moment des faits litigieux, la société employait aussi un travailleur intérimaire.

En 2004, elle s’est vu confier des travaux d’isolation à effectuer dans une villa en construction. Le copropriétaire de l’immeuble C.__, associé gérant d’un atelier d’architecture, assumait la direction des travaux. Le chauffagiste indépendant Z.__ (ci-après: le chauffagiste), né en 1949, avait été chargé par une entreprise tierce d’installer le chauffage au sol en tant que sous-traitant.

Les travaux de gros œuvre ont pris fin à la mi-février 2004. La villa comptait trois niveaux. Le corridor du rez-de-chaussée et celui du premier étage (d’une largeur comprise entre 1 et 2 mètres) surplombaient un vide où devaient être installés les escaliers d’accès. Avant le 15.03.2004, des planches de protection bordaient le couloir du premier étage et des panneaux de coffrage servant de faux plancher recouvraient le vide. Une ouverture avait été laissée au bord de la dalle pour permettre le passage d’un homme par l’échelle; en forme de demi-lune, elle mesurait environ 1 mètre de diamètre.

Le 15.03.2004, B.__ (ci-après: l’employé chapeur, ou l’employé) devait poser l’isolation sur le sol du premier étage. Il a demandé au maçon de démonter les panneaux de coffrage pour pouvoir installer l’isolation le lendemain, ce qu’il a finalement réalisé le jour même. A la fin de la journée, il avait posé une première couche d’isolation.

C.__ a demandé la pose d’une seconde couche d’isolation, ce qui n’avait pas été prévu.

Le 16.03.2004, le chauffagiste Z.__ s’est rendu sur le chantier à 7h pour installer le chauffage au sol dans une pièce du premier étage. Il a été suivi de peu par le collaborateur intérimaire de l’entreprise précitée, qui devait travailler dans une autre pièce au même étage. Est ensuite arrivé l’employé chapeur venu poser la seconde couche d’isolation.

Bien qu’ayant constaté la dangerosité des conditions de travail – il n’y avait alors ni barrière, ni panneaux de coffrage au-dessus de la cage d’escaliers -, l’employé chapeur a jugé qu’il devait faire ce qu’on lui avait demandé. Vers 8h15, alors qu’il était seul dans le couloir mais conscient de la présence des deux autres ouvriers, il a déroulé un rouleau de sagex sur toute la longueur du corridor, recouvrant ainsi le trou en demi-lune. Il s’est attelé à fixer cette couche isolante au moyen d’une bande adhésive, en commençant par l’autre extrémité du couloir. Alors qu’il était occupé par cette tâche, tourné vers le mur, le chauffagiste est sorti de la pièce où il travaillait et a traversé le corridor. Oubliant l’existence du trou qui était recouvert par la couche de sagex, le malheureux a marché dessus. La couche a cédé et le chauffagiste a fait une chute d’environ cinq mètres.

Dépêché sur les lieux par la CNA, D.__ a constaté des manquements au niveau de la coordination et de l’organisation; il a fait installer une barrière de protection et une planche sur l’ouverture. Peu avant l’accident, il avait inspecté l’entreprise d’isolation et décelé des possibilités d’amélioration au niveau de l’analyse des risques et des dangers encourus sur les petits chantiers; un rapport du 21.06.2004 s’en est fait l’écho.

La vie du chauffagiste a été gravement mise en danger. Ses douleurs physiques ont été intenses. Souffrant d’un nombre élevé de fractures, il a été hospitalisé durant 49 jours et n’a plus jamais pu exercer d’activité professionnelle. Des troubles physiques ont subsisté de façon permanente, sous la forme notamment d’une perte de l’odorat, de troubles de la déglutition, de la mémoire et de l’attention ainsi que de maux de tête récurrents, sans compter une dépression réactionnelle.

L’entreprise a signé plusieurs déclarations selon lesquelles elle renonçait à se prévaloir de la prescription.

L’employé chapeur a été poursuivi pénalement. Par jugement du 01.12.2009, le Tribunal correctionnel l’a libéré de l’accusation de lésions corporelles par négligence. Le chauffagiste, qui était intervenu comme plaignant, a reçu acte de ses réserves civiles.

 

Procédures cantonales

Le 08.12.2015, le chauffagiste a assigné en conciliation l’entreprise A.__ SA. Il a ensuite déposé devant le tribunal civil une demande partielle tendant au paiement de 100’000 fr. pour le tort moral subi.

D.__ a été entendu comme témoin-expert.

Statuant le 13.05.2020, le tribunal a considéré qu’il n’était pas lié par les appréciations du juge pénal. L’entreprise d’isolation devait répondre en tant qu’employeuse (art. 55 CO) du tort moral causé au chauffagiste par son employé chapeur et devait verser à ce titre 50’000 fr. à la victime.

Le tribunal cantonal a rejeté l’appel de l’entreprise d’isolation au motif qu’il était manifestement infondé (art. 312 al. 1 i.f. CPC) (arrêt du 10.03.2021)

 

TF

Consid. 2.2
L’art. 53 CO est consacré à la « relation entre droit civil et droit pénal ». Il proclame sur certains points l’indépendance du juge civil par rapport au droit pénal et au jugement pénal. Il énonce en particulier que le juge (civil) n’est point lié par l’acquittement prononcé au pénal.

Cette disposition n’est pas des plus limpides (cf. ROLAND BREHM, Berner Kommentar, 5e éd. 2021, n° 3 ad art. 53 CO; WERRO/PERRITAZ, in Commentaire romand, Code des obligations I, 3e éd. 2021, n° 2 ad art. 53 CO). Il est toutefois acquis qu’elle ne concerne pas l’établissement des faits ni l’illicéité qui en résulte, de sorte qu’il échoit à la procédure civile (jadis du ressort des cantons) de décider si le juge civil est lié ou non par les faits constatés au pénal (ATF 125 III 401 consid. 3 p. 410; 107 II 151 consid. 5b p. 158; cf. arrêts 5A_427/2011 du 10 octobre 2011 consid. 7.2.1; 4A_67/2008 du 27 août 2009 consid. 8.1).

Le Code de procédure civile fédéral entré en vigueur en 2011 ne contient aucune règle à ce sujet. Partant, le juge civil n’est pas lié par l’état de fait arrêté par le juge pénal; il décide selon sa propre appréciation de reprendre ou non les faits constatés au pénal et se prononce librement sur l’illicéité (arrêts 5A_958/2019 du 8 décembre 2020 consid. 5.4.4; 4A_470/2015 du 12 janvier 2016 consid. 3.2; 4A_276/2014 du 25 février 2015 consid. 2.5 i.f.; BREHM, op. cit., nos 24 et 26-27 ad art. 53 CO; WERRO/PERRITAZ, op. cit., n° 4 ad art. 53 CO; MARTIN KESSLER, in Basler Kommentar, Obligationenrecht I, 7e éd. 2020, n° 4 ad art. 53 CO). Il est certes arrivé que le Tribunal fédéral reconnaisse une certaine autorité au jugement pénal en s’inspirant de la jurisprudence relative au retrait administratif du permis de conduire, qui prescrit de s’en tenir aux points tranchés au pénal afin d’éviter les décisions contradictoires (arrêt 4A_22/2020 du 28 février 2020 consid. 6 et la référence à l’ATF 139 II 95 consid. 3.2; cf. la note de LORENZ DROESE, in RSPC 2020 309 s.). On ne saurait toutefois tirer un enseignement général de ce cas isolé, où le justiciable s’escrimait à contester le verdict pénal de culpabilité et les faits le sous-tendant, après avoir multiplié sans succès les recours et demandes de révision au pénal (cf. le plaidoyer de GEORGES SCYBOZ en faveur de la liberté du juge civil, in L’effet de la chose jugée au pénal sur le sort de l’action civile, 1976, p. 92 ss).

Ceci dit, rien n’empêche le juge civil de reprendre à son compte les constatations du juge pénal, sachant que ce dernier a des moyens d’investigation plus étendus. Si le juge civil considère qu’il peut suivre l’avis du juge pénal, il rend là une décision d’opportunité (Zweckmässigkeit) et n’applique pas une règle de droit fédéral (cf. ATF 125 III 401 consid. 3 p. 411 ab initio, cité dans l’arrêt 4A_65/2008 du 3 août 2009 consid. 8.2).

Consid. 2.3
Contrairement à ce que plaide la recourante, il appert ainsi que le juge civil pouvait établir librement les faits et statuer librement sur la licéité ou non du comportement adopté par l’auxiliaire.

La lecture des décisions civile et pénale met en lumière une divergence portant essentiellement sur le point de savoir si l’auxiliaire aurait pu et dû parer à un état de fait dangereux causé par le recouvrement du trou.

Dans un jugement sommairement motivé, le Tribunal correctionnel s’est appuyé sur des témoignages indiquant que l’employé ne pouvait pas faire autrement et avait posé l’isolation selon les règles de l’art. On rappellera au passage que la constatation des règles professionnelles gouvernant un certain domaine ressortit au fait, tandis que la question d’une éventuelle violation des règles de l’art ou du devoir de diligence ressortit au droit (cf. ATF 133 III 121 consid. 3.1 p. 124 i.f.). En l’occurrence, il faut dissocier la manière dont a été posée l’isolation – qui peut être conforme aux règles de l’art – des mesures à prendre pour remédier à un état de fait dangereux créé par la configuration spéciale du chantier dans lequel se déroulait l’intervention. C’est sur ces mesures de prudence que l’appréciation des juges pénaux et civils semble avoir divergé. En tous les cas, on ne saurait reprocher à ces derniers d’avoir violé le droit fédéral, singulièrement l’art. 53 CO, en s’écartant de l’analyse des juges pénaux et en reprochant à l’auxiliaire, dans une configuration des lieux particulièrement dangereuse, d’avoir omis de prendre les mesures de protection nécessaires pour éviter à l’un des autres intervenants de marcher sur le trou qu’il venait d’occulter par une fine couche d’isolation.

Pour le reste, la recourante ne déploie pas d’arguments circonstanciés censés établir un arbitraire dans les faits constatés par les juges civils; elle s’attarde à tort sur la question de la barrière alors que la cour cantonale a fait observer qu’elle ne fondait aucun acte illicite.

 

Consid. 3.2
Aux termes de l’art. 55 al. 1 CO, « l’employeur est responsable du dommage causé par ses travailleurs ou ses autres auxiliaires dans l’accomplissement de leur travail, s’il ne prouve qu’il a pris tous les soins commandés par les circonstances pour détourner un dommage de ce genre ou que sa diligence n’eût pas empêché le dommage de se produire ».

Cette norme institue une responsabilité spécifique pour le fait d’autrui, fondée sur un manque de diligence de l’employeur qui est présumé (arrêt 4A_406/2019 du 20 février 2020 consid. 2.3.2; WERRO/PERRITAZ, op. cit., n° 1 ad art. 55 CO; BREHM, op. cit., n° 32 ad art. 55 CO; REY/WILDHABER, Ausservertragliches Haftpflichtrecht, 5e éd. 2018, n. 1088). L’employeur qui tire profit des services de son auxiliaire doit aussi supporter les conséquences de ses manquements (respondeat superior), d’autant que l’intéressé n’a souvent guère les moyens économiques de réparer le dommage causé dans l’exécution de son travail (WERRO/PERRITAZ, op. cit., n° 2 ad art. 55 CO; REY/WILDHABER, op. cit., n. 1058).

Les conditions suivantes doivent être réalisées:

  • un acte illicite d’un auxiliaire, se trouvant dans un rapport de subordination personnelle à l’égard d’un employeur et agissant dans le cadre de son travail;
  • un dommage;
  • un manque de diligence de l’employeur;
  • un lien de causalité entre l’acte illicite de l’auxiliaire, respectivement le manque de diligence de l’employeur, et le préjudice (arrêts 4A_263/2021 du 21 octobre 2021 consid. 4.1.1; 4A_616/2019 du 17 avril 2020 consid. 4.1.1; 4A_406/2019, précité, consid. 2.3.2; WERRO/PERRITAZ, op. cit., nos 5 ss ad art. 55 CO.

Pour s’exculper, l’employeur doit prouver qu’il a pris tous les soins commandés par les circonstances concrètes (cura in eligendo, instruendo et custodiendo) ou qu’un comportement diligent n’aurait pas empêché la survenance du dommage. Les exigences envers l’employeur sont élevées; l’admission de motifs libératoires ne doit être admise que restrictivement. La diligence requise est proportionnelle à la dangerosité du travail de l’auxiliaire. Cela étant, on ne saurait demander l’impossible: il faut s’en tenir à ce qui est raisonnablement exigible dans la marche quotidienne d’une entreprise (ATF 110 II 456 consid. 2 p. 460 s.; arrêt 4A_326/2008 du 16 décembre 2008 consid. 5.3; WERRO/PERRITAZ, op. cit., nos 18 ss ad art. 55 CO; BREHM, op. cit., nos 46 ss ad art. 55 CO; KESSLER, op. cit., nos 15 ss ad art. 55 CO).

Consid. 3.3
Se pose au premier chef la question de l’acte illicite.

Consid. 3.3.1
Au titre des normes professionnelles visant à assurer la sécurité et à éviter des accidents, les décisions cantonales ont cité d’une part l’Ordonnance sur la sécurité et la protection de la santé des travailleurs dans les travaux de construction (OTConst), dans une version antérieure à celle en vigueur, d’autre part l’Ordonnance sur la prévention des accidents et des maladies professionnelles (OPA).

Il en résulte notamment que les surfaces, parties de construction et autres couvertures non résistantes à la rupture doivent être pourvues de balustrades ou nécessitent la prise d’autres mesures pour éviter que l’on marche dessus par mégarde (art. 8 al. 2 let. b aOTConst, correspondant à l’actuel art. 12 [RS 832.311.141]). En outre, la configuration des passages tels que les couloirs, entrées, sorties et escaliers, doit être telle que ces passages soient praticables en toute sécurité; au besoin, ils doivent être signalés. Si ces prescriptions ne peuvent être entièrement observées, des mesures garantissant une sécurité équivalente doivent être prises (art. 19 al. 1 et 3 OPA [RS 832.30]). Afin de prévenir la chute de personnes, les ouvertures aménagées dans le sol, les escaliers et paliers sans parois latérales, les plates-formes et autres postes de travail placés au-dessus du sol doivent être munis de garde-corps ou de balustrades. Il est possible d’y renoncer ou d’en réduire la hauteur lorsque l’exécution de transports ou les opérations de fabrication le rendent indispensable et qu’une solution équivalente est adoptée (art. 21 OPA).

Consid. 3.3.2
Les parties se sont disputées à propos de l’absence de barrière aux alentours du trou. Les deux instances vaudoises n’y ont pas attaché d’importance, jugeant qu’une telle mesure n’aurait pas forcément prémuni contre une chute.

De fait, on ne voit guère comment l’employé chapeur aurait pu installer le sagex d’isolation sur toute la largeur du couloir, y compris aux abords du trou, si une telle barrière avait été laissée en place. Se pose bien plutôt la question de savoir quelles autres mesures de protection eussent pu être prises pour sécuriser l’échancrure en demi-lune surplombant le trou profond de 5 mètres.

Le Tribunal correctionnel a vu dans l’accident un malheureux concours de circonstances, faisant observer qu’il s’était « passé en l’espace de quelques dizaines de secondes », alors que le trou était recouvert du sagex isolant et que l’employé chapeur se trouvait toujours à côté de l’échancrure, mais dos au couloir dans lequel le chauffagiste avait déambulé.

Les deux instances civiles, en revanche, ont reproché à l’employé d’avoir omis, dans la configuration des lieux déjà dangereuse, de prendre les mesures nécessaires pour sécuriser l’échancrure surplombant le vide de 5 mètres de haut, qu’il venait de recouvrir d’un matériau dépourvu de résistance (création d’un état de fait dangereux). En appel, il lui a plus précisément été reproché de n’avoir ni prévenu les (deux autres) personnes présentes du danger, ni sollicité de l’aide pour surveiller ou fixer le rouleau de sagex et éviter de recouvrir l’ouverture à l’origine de l’accident, ne fût-ce que pour un très bref instant – lequel n’avait au demeurant pas été déterminé.

On ne voit pas en quoi pécherait ce raisonnement qui tient compte, n’en déplaise à la recourante, des données temporelles, tout en relevant qu’elles n’ont pas été précisément déterminées. Dûment informé des règles de l’art et de l’avis émis à ce sujet par des professionnels, le juge civil décide librement si, dans les circonstances d’espèce, l’employé aurait pu et dû prendre des mesures de précaution propres à prévenir l’accident. En l’occurrence, les juges vaudois n’ont pas enfreint le droit fédéral en considérant que la configuration très dangereuse créée par le recouvrement du trou et l’absence de barrière imposait des mesures telles que celles prescrites (consistant en particulier à demander l’aide d’un des ouvriers présents), même pour un bref instant, sachant que deux autres personnes travaillaient sur ce même étage.

Consid. 3.4
La recourante conteste la causalité entre l’acte illicite de l’employé et le dommage survenu.

Dans une démarche confinant à la témérité, elle se hasarde à nier la causalité naturelle, alors que le recouvrement d’un trou profond par une couche d’isolation ne résistant pas au poids d’un homme a manifestement causé l’accident, qui ne serait très probablement pas survenu si le chauffagiste avait été prévenu de cette situation ou si, mieux encore, l’employé avait demandé du renfort. De toute façon, sur cette question d’ordre factuel, la recourante omet de soulever le grief d’arbitraire en déployant une motivation circonstanciée, ce qui exclut déjà toute discussion. Il n’y a guère matière non plus à dénier la causalité adéquate.

La recourante objecte encore que l’inadvertance et la passivité du chauffagiste confronté à un chantier dangereux seraient telles qu’elles auraient eu pour effet de rompre cette causalité.

Elle ne saurait cependant outrepasser la jurisprudence qui requiert des circonstances très strictes pour retenir une rupture de la causalité en raison du fait d’un tiers ou de la victime (ATF 143 III 242 consid. 3.7 p. 250; 130 III 182 consid. 5.4 p. 188; arrêts 6B_985/2020 du 23 septembre 2021 consid. 2.1.4; 4C.368/2005 du 26 septembre 2006 consid. 3.1); il ne suffit pas que la faute (ou le manquement) du tiers ou de la victime puisse apparaître plus grave que celle de l’auteur du dommage (ATF 116 II 519 consid. 4b; 112 II 138 consid. 3a p. 142). La cour cantonale n’a pas méconnu l’expérience et les compétences du malheureux chauffagiste, ni les propos tenus à son sujet par l’expert de la CNA; elle a néanmoins jugé que son comportement n’était pas propre à reléguer à l’arrière-plan l’incurie de l’employé chapeur. On ne discerne pas l’once d’une violation du droit fédéral.

Les restrictions précitées concernant la rupture du lien de causalité dispensent de disserter sur les comportements de tierces personnes dans le cadre d’un chantier globalement mal sécurisé, notamment sur l’attitude de l’architecte directeur des travaux, qui n’est au demeurant pas pointée par la recourante.

Consid. 3.5.1
Le Tribunal civil a reproché à la recourante un manque de diligence dans l’instruction et la surveillance de l’employé chapeur: elle n’avait donné aucune directive particulière concernant son intervention, ni pris aucune mesure pour coordonner le travail qu’elle faisait exécuter par ses auxiliaires avec celui qui était accompli en même temps par les autres corps de métier. Le chantier était mal sécurisé et elle aurait dû s’assurer que ses employés œuvreraient dans des conditions de sécurité adéquates. Elle n’avait pas non plus contrôlé les conditions dans lesquelles devait évoluer l’employé chapeur le jour de son intervention. Enfin, elle aurait dû organiser le travail de façon à ce que ses ouvriers aient le temps de procéder aux mesures de sécurité nécessaires, ce qu’elle avait omis de faire, faute d’avoir analysé les dangers auxquels ses hommes étaient confrontés dans l’exécution de leurs tâches. Le Tribunal a aussi évoqué le rapport du 21.06.2004 dans lequel l’expert de la CNA pointe de possibles améliorations dans l’analyse des risques et dangers sur les petits chantiers, ainsi que dans le contrôle et l’application sur le terrain des mesures prédéfinies.

La Cour d’appel n’a pas trouvé matière à critiquer cette analyse. Elle a notamment relevé que l’expert de la CNA avait établi son rapport à la suite et dans le contexte de l’accident; lors de son audition, il avait précisé avoir signalé un potentiel d’amélioration et recommandé d’affiner les concepts pour les petits chantiers en prévoyant des « check-lists » ou contrôles particuliers sur le terrain. Or, il n’était pas prouvé que ces conditions eussent été réalisées le jour de l’accident.

Consid. 3.5.2
La recourante reproche aux juges cantonaux de n’avoir pas cité in extenso les propos tenus par l’expert de la CNA et d’en avoir détourné le sens. Rien n’indique cependant que les magistrats aient ignoré une partie des explications de l’expert ou les aient mal interprétées. Ils ont au demeurant insisté sur l’importance des conditions de travail prévalant le jour de l’accident et ont finalement constaté que l’accident illustrait les remarques de l’expert au sujet des petits chantiers.

Le grief de violation de l’art. 55 CO se révèle infondé. Il ne faut certes pas exiger l’impossible des entreprises dépêchant des employés sur les chantiers. Le présent accident n’est cependant pas le fruit de la fatalité. Le chantier présentait une configuration spécialement dangereuse de par la présence du trou destiné à l’aménagement des escaliers. La pose de l’isolation au sol impliquait d’occulter ce trou pendant une durée qui n’a pas été précisément déterminée, mais qu’on peut considérer comme brève. On pouvait raisonnablement attendre de l’employeuse qu’elle se rende sur le chantier pour apprécier l’état des lieux, détermine dans quelles conditions précises les travaux d’isolation devaient se dérouler, se préoccupe de la coordination avec les autres entreprises et, surtout, dicte les mesures de précaution à prendre pendant le temps – même restreint – où le trou profond devait être recouvert par une couche d’isolation opaque ne résistant pas au poids d’un homme.

Le fait que le directeur des travaux ait demandé de façon imprévue une seconde couche d’isolation n’y change rien: la pose de celle-ci créait manifestement les mêmes problèmes et risques que la première couche, pour laquelle la recourante n’avait donné aucune instruction spécifique. Par ailleurs, rien n’indique qu’il aurait initialement été prévu que l’auxiliaire travaille seul sur l’étage pendant la pose de la première isolation, et que l’exigence d’une seconde couche aurait entraîné une modification impromptue du planning coordonné sans que la recourante n’en ait connaissance; les premiers juges lui ont bien plutôt reproché de n’avoir pas coordonné le travail avec les autres intervenants qui devaient œuvrer en même temps sur le chantier.

Il est vrai que le risque de tomber dans un trou occulté par la couche d’isolation était évident pour l’auxiliaire (sur cette question, cf. ATF 77 II 308 consid. 3 p. 313 ab initio, cité par BREHM, op. cit., n° 65 ad art. 55 CO); cela ne dispensait pas pour autant la recourante de l’instruire correctement. Car la brièveté de la durée pendant laquelle le trou devait être recouvert pouvait inciter l’auxiliaire à omettre des mesures de sécurité; l’employeuse devait ainsi veiller à donner des instructions strictes en ce sens.

Finalement, on ne saurait occulter la relative sévérité du verdict quant à la responsabilité civile de l’employeuse dans ce cas-ci; une telle conclusion s’inscrit toutefois dans la ligne du droit fédéral. La doctrine souligne que la responsabilité de l’employeur va au-delà de la responsabilité pour faute classique et qu’il ne peut se prévaloir de sa situation personnelle: il doit prouver avoir pris toutes les mesures dictées par des critères objectifs et les circonstances concrètes (REY/WILDHABER, op. cit., n. 1087 et les auteurs cités en sous-note 1222; CHRISTOF MÜLLER, in Handkommentar zum Schweizer Privatrecht, Obligationenrecht, 3e éd. 2016, n° 18 ad art. 55 CO). La pratique se montre restrictive dans l’admission des moyens libératoires, ce qui peut notamment être relié à la ratio legis de l’art. 55 CO et aux considérations économiques qui sous-tendent cette règle. En l’occurrence, il n’y a pas à déroger à la rigueur prescrite par la jurisprudence, alors que l’intervention sur le chantier revêtait un danger spécial vu le trou béant laissé pour la future cage d’escaliers. Il faut aussi reconnaître que l’application de cette disposition fait appel à l’appréciation, dont le Tribunal fédéral ne saurait priver les autorités cantonales. Tout bien considéré, la décision entreprise ne prête pas le flanc à la critique.

 

Le TF rejette le recours.

 

 

Arrêt 4A_230/2021 consultable ici

 

 

9C_779/2020 (f) du 07.05.2021 – Cotisations sociales – Responsabilité des organes de l’employeur / 52 LAVS / Homme de paille – Négligence qualifiée de grave

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_779/2020 (f) du 07.05.2021

 

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Cotisations sociales – Responsabilité des organes de l’employeur / 52 LAVS

Homme de paille – Négligence qualifiée de grave

Pluralité de responsables – Relation de causalité entre le comportement du coresponsable solidaire et le dommage

 

Selon le Registre du commerce de Genève, A.__, C.__, A.B.__ et B.B.__ étaient administrateurs de la société D.__ SA, les deux premiers cités depuis le 17.09.2010 et le couple A.B.__ et B.B.__ depuis le 14.04.2009. La société était affiliée en tant qu’employeur pour le paiement des cotisations en matière AVS/AI/APG/AC, d’allocations familiales de droit cantonal (AF) et d’allocations cantonales en cas de maternité (AMat) auprès d’une caisse de compensation. D.__ SA a été déclarée en faillite le 26.11.2015.

La société n’ayant pas payé la totalité des cotisations sociales pour la période de janvier 2014 à mai 2015, la caisse de compensation a produit sa créance dans la faillite. N’ayant pas été désintéressée, elle a, par décisions séparées du 27.02.2018, réclamé réparation de son dommage aux quatre administrateurs. Le 08.03.2018, elle a rendu une décision de sursis au paiement en faveur de A.__ jusqu’au 28.02.2019 portant sur la part pénale des cotisations sociales.

Saisie d’une opposition par le prénommé, la caisse de compensation l’a rejetée et réclamé le paiement du montant de son dommage, fixé à 124’120 fr. 75, correspondant aux cotisations sociales paritaires AVS/AI/APG/AC et assurance-maternité impayées des périodes de janvier, juin à décembre 2014 et de janvier à mai 2015, ainsi qu’aux cotisations dues au régime des allocations familiales de juin à décembre 2014 et de janvier à mai 2015, y compris les frais et intérêts moratoires (décision sur opposition du 12.09.2019).

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/1056/2020 – consultable ici)

Les juges cantonaux ont considéré que la caisse de compensation jouissait d’un concours d’actions, de sorte qu’elle pouvait rechercher tous ses débiteurs, quelques-uns ou un seul d’entre eux, à son choix. Il était donc loisible à la caisse de compensation d’agir uniquement contre A.__.

La juridiction cantonale a retenu que A.__ avait commis une négligence qui devait, sous l’angle de l’art. 52 LAVS, être qualifiée de grave. Elle a considéré qu’en sa qualité d’organe formel de la société, il ne pouvait pas se contenter des seules informations qui lui étaient communiquées épisodiquement par les autres administrateurs, notamment par les époux A.B.__ et B.B.__. En conservant formellement un mandat d’administrateur qu’il n’assumait pas dans les faits, A.__ avait occupé une situation comparable à celle d’un homme de paille qui se serait déclaré prêt à assumer ou à conserver un mandat d’administrateur d’une société anonyme, tout en sachant qu’il ne pourra (ou ne voudra) pas le remplir consciencieusement, et a violé, en cela, son obligation de diligence. S’il était incapable de remplir son mandat d’administrateur, A.__ aurait dû démissionner sans délai, et à cette fin, requérir au besoin l’assistance d’un tiers. La passivité de A.__ avait été en relation de causalité naturelle et adéquate avec le dommage subi par la caisse de compensation. Les juges cantonaux ont relevé qu’il n’existait cependant pas de base légale suffisante pour rechercher les employeurs ou leurs organes pour le dommage résultant du défaut de paiement des cotisations dues en vertu de la LAMat.

Par jugement du 10.11.2020, admission très partielle du recours par le tribunal cantonal (nouveau calcul du dommage excluant les cotisations impayées découlant de la loi cantonale genevoise du 21 avril 2005 instituant une assurance en cas de maternité et d’adoption)

 

TF

Le comportement d’un organe responsable peut, le cas échéant, libérer son coresponsable solidaire s’il fait apparaître comme inadéquate la relation de causalité entre le comportement de ce dernier et le dommage (arrêt H 207/06 du 19 juillet 2007 consid. 4.2.2, SVR 2008 AHV 5 n° 13; ATF 112 II 138 consid. 4a; voir aussi arrêt 9C_538/2019 du 19 juin 2020 consid. 6.1). La jurisprudence se montre stricte à cet égard. Elle précise qu’une limitation (et, a fortiori, une libération) de la responsabilité fondée sur la faute concurrente d’un tiers ne doit être admise qu’avec la plus grande retenue si l’on veut éviter que la protection du lésé que vise, d’après sa nature, la responsabilité solidaire de plusieurs débiteurs, ne soit rendue en grande partie illusoire (arrêts H 225/04 du 29 novembre 2005 consid. 7; H 156/99 du 20 mars 2000 consid. 5; cf. ATF 127 III 257 consid. 6b; 112 II 138 consid. 4a).

Selon les faits constatés par la juridiction cantonale, A.__ a conservé, pendant plusieurs années, un mandat d’administrateur qu’il n’assumait pas dans les faits. En n’exerçant aucune surveillance sur les personnes chargées de la gestion courante des affaires de la société, A.__ a donc commis une négligence qui doit, sous l’angle de l’art. 52 LAVS, être qualifiée de grave (ATF 132 III 523 consid. 4.6; 112 V 3 consid. 2b). La passivité de A.__ est, de surcroît, en relation de causalité naturelle et adéquate avec le dommage subi par la caisse de compensation. A l’inverse de ce qu’il soutient, les autres circonstances qui ont concouru au dommage, notamment le fait que les époux A.B.__ et B.B.__ prenaient seuls, selon lui, toutes les décisions relatives à la marche des affaires de la société, ne présentent rien de si exceptionnel et imprévisible qu’elles relégueraient à l’arrière-plan sa négligence. Si A.__ avait correctement exécuté son mandat d’administrateur, comme il en était tenu, il aurait en effet pu veiller au paiement des cotisations d’assurances sociales ou, à tout le moins, il aurait pu constater que des cotisations d’assurances sociales étaient impayées et prendre les mesures qui s’imposaient. S’il se trouvait dans l’incapacité de prendre ces mesures en raison de l’opposition des organes qui dirigeaient en fait la société, il devait, comme l’a rappelé à juste titre la juridiction cantonale, démissionner de ses fonctions (arrêt 9C_446/2014 du 2 septembre 2014 consid. 4.2). Le grief de A.__ tiré d’une rupture du lien de causalité naturelle et adéquate doit donc être écarté.

 

Pour le surplus, s’il existe une pluralité de responsables, la caisse de compensation jouit d’un concours d’actions et le rapport interne entre les coresponsables ne la concerne pas (cf. ATF 133 III 6 consid. 5.3.2); elle ne peut prétendre qu’une seule fois à la réparation du dommage, chacun des débiteurs répondant solidairement envers elle de l’intégralité du dommage et il lui est loisible de rechercher tous les débiteurs, quelques-uns ou un seul d’entre eux, à son choix (ATF 134 V 306 consid. 3.1 et les références). Comme l’a rappelé à juste titre la juridiction cantonale, la caisse de compensation n’avait donc, pour ce motif, aucune obligation d’agir également à l’encontre de la succession de feu C.__, pour autant que la qualité d’organe de ce dernier eut été établie. Le rapport interne entre les coresponsables ne concerne en effet nullement la caisse de compensation. Le moyen soulevé par A.__ n’est dès lors pas fondé.

 

Le TF rejette le recours de A.__.

 

 

Arrêt 9C_779/2020 consultable ici

 

 

9C_424/2021 (f) du 14.10.2021 – Non-paiement des cotisations sociales – Responsabilité de l’employeur – 52 LAVS

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_424/2021 (f) du 14.10.2021

 

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Non-paiement des cotisations sociales – Responsabilité de l’employeur / 52 LAVS

 

La société B.__ Sàrl avait pour but tous travaux dans le bâtiment, notamment dans le domaine de la plâtrerie et des façades, affiliée en tant qu’employeur pour le paiement des cotisations auprès de la caisse de compensation depuis le 01.01.2016. La faillite de la société a été prononcée en septembre 2019, puis suspendue faute d’actif en août 2020.

Le 08.10.2020, la caisse de compensation a réclamé à A.__, en sa qualité d’associé gérant avec signature individuelle de la société B.__ Sàrl (du 25.11.2014 au 20.12.2018), la réparation du dommage qu’elle a subi dans la faillite de la société et portant sur un montant de 267’869 fr. 60. Cette somme correspondait au solde des cotisations sociales dues sur les salaires versés par la société pour les années 2017 et 2018, y compris les frais de sommation et les intérêts moratoires. Par décision du 07.01.2021, la caisse de compensation a rejeté l’opposition formée par A.__.

 

Procédure cantonale (arrêt AVS 2/21 – 34/2021)

La juridiction cantonale a retenu que A.__ avait exercé la fonction d’associé gérant avec signature individuelle de la société B.__ Sàrl du 25.11.2014 au 20.12.2018. L’instance cantonale a constaté que les premières difficultés financières de la société ne dataient pas de 2017 mais de début 2016. Si les juges cantonaux ont admis qu’un employeur, confronté à des difficultés passagères de trésorerie, pouvait suspendre le paiement des cotisations sociales durant un ou deux mois dans l’attente de rentrées d’argent prévisibles, ce motif ne permettait pas de justifier une cessation quasi totale des paiements sur une période longue de près de deux ans. Rien n’indiquait en outre que A.__ avait pris des mesures concrètes et immédiates en vue de remplir ses obligations sociales, telles que la réduction de l’effectif du personnel de la société ou la négociation de solutions transitoires avec les créanciers. Le fait que la société n’était pas encore en situation comptable de surendettement importait par ailleurs peu, dès lors que les liquidités courantes ne permettaient pas à la société de faire face à ses engagements en matière d’assurances sociales. En poursuivant l’exploitation de la société tout en laissant s’accroître l’arriéré de cotisations sociales, A.__ avait donc délibérément choisi de privilégier d’autres créanciers et de faire supporter à la caisse de compensation le risque inhérent au financement de sa société en difficulté. Le comportement de A.__ était d’autant plus critiquable qu’il avait notamment favorisé ses intérêts personnels, en se faisant verser un salaire annuel brut de 195’000 fr. en 2017 et en 2018.

Par jugement du 05.07.2021, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Les problèmes de trésorerie ou de liquidités de la société importent peu en l’occurrence. En tant qu’associé gérant avec signature individuelle de la société, A.__ a commis une négligence grave en laissant en souffrance, pendant près de deux ans, la quasi-totalité des créances de la caisse de compensation. Il n’avait en particulier pas la faculté de désintéresser, en raison d’un contexte économique difficile, en priorité les créanciers les plus pressants de la société (en l’occurrence les salariés et les fournisseurs), au détriment des intérêts de la caisse de compensation, car il était tenu de s’assurer que la société ne verse que les salaires pour lesquels les créances de cotisations sociales étaient couvertes (art. 827 CO, en lien avec les art. 754 CO et 14 LAVS; arrêt 9C_657/2015 du 19 janvier 2016 consid. 5.3). Quant à l’argument de A.__ selon lequel il avait reporté le paiement des cotisations afin de diminuer les charges de la société pour la garder à flot et préserver des emplois jusqu’à ce que les débiteurs de celle-ci s’acquittent de leurs dettes, il est mal fondé. Compte tenu du retard accumulé par la société dans le versement des cotisations sociales dès 2016, les juges cantonaux ont constaté sans arbitraire qu’elle ne rencontrait pas des difficultés de trésorerie seulement passagères. A.__ n’avait donc aucune raison sérieuse et objective de penser que la société pourrait s’acquitter des cotisations sociales dues dans un délai raisonnable. A.__ a d’ailleurs fini par céder ses parts dans la société pour un prix symbolique de 1000 fr. à un tiers le 20.12.2018, démontrant ainsi qu’il n’y avait plus aucun espoir de rétablissement de la situation. Pour le reste, il est incontestable que la négligence grave de A.__ est en relation de causalité avec le dommage subi par la caisse de compensation jusqu’à son départ effectif de la société, soit jusqu’en décembre 2018. Dans ces circonstances, il n’y a pas lieu de s’écarter de l’appréciation des juges cantonaux.

C’est finalement en vain que A.__ prétend que la caisse de compensation a commis une faute concomitante. En sa qualité d’organe, il appartenait à A.__ de prendre toutes les décisions concernant la gestion et la poursuite des activités de la société. Le simple fait que A.__ considère que la caisse de compensation aurait pu demander la liquidation de la société dès novembre 2016 ne suffit pas à établir qu’elle a gravement négligé son obligation d’exiger le paiement des cotisations et d’en poursuivre l’encaissement (à ce sujet, voir ATF 122 V 185 consid. 3c). Les problèmes de liquidités de la société survenus dès 2016 renforcent en revanche le fait, constaté par les juges cantonaux, que A.__ a choisi de faire supporter à la caisse de compensation le risque inhérent au financement de sa société pendant les années 2017 et 2018, alors que le sort de celle-ci était déjà largement scellé.

 

Le TF rejette le recours de A.__.

 

 

Arrêt 9C_424/2021 consultable ici