Archives par mot-clé : Droit préférentiel du lésé

4A_378/2020 (f) du 02.03.2021 – Subrogation de l’assurance-accidents – Convention de recours LAA 1992 – 72 ss LPGA – 41 aLAA / Renonciation à soulever l’exception de prescription par l’assurance RC – N’engage pas son assuré au-delà de la somme d’assurance

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_378/2020 (f) du 02.03.2021

 

Consultable ici

 

Subrogation de l’assurance-accidents – Convention de recours LAA 1992 / 72 ss LPGA – 41 aLAA

Renonciation à soulever l’exception de prescription par l’assurance RC – N’engage pas son assuré au-delà de la somme d’assurance

Subrogation – Droit préférentiel / Art. 42 aLAA

Dommage – Concordance entre prestations de l’assureur social et prétentions en RC – Limite de la garantie de l’assurance RC

Concordance personnelle

 

L.C.__ (ci-après: la lésée), née le 11 juin 1954, était assurée au titre de l’assurance-accident auprès de A.__ SA (ci-après: l’assureur accident).

Le 24 décembre 1995, elle a été hospitalisée aux Etablissements B.__ en raison d’un état grippal avec toux accompagnée d’une respiration pénible. Le lendemain, son état s’est aggravé et elle a été admise aux soins intensifs. Le 6 janvier 1996, le Dr D.__, médecin assistant de troisième année en médecine interne employé par les Etablissements B.__, a été chargé de la mise en place d’une voie veineuse centrale sur la patiente. Il lui a perforé l’artère vertébrale lors de la recherche de la veine jugulaire. La patiente a alors fait un malaise, perdu connaissance, puis est tombée dans le coma pendant quelques heures. A son réveil, elle souffrait de tétraplégie avec «locked-in syndrome». Son état ne s’est pas amélioré depuis lors. Nécessitant des soins quotidiens, elle est demeurée hospitalisée aux Etablissements B.__.

Dans un premier temps, les frais médicaux consécutifs à cet événement ont été pris en charge par E.__ Caisse maladie et accidents (ci-après: l’assureur maladie), qui assurait la lésée pour le risque maladie.

Dès août 1998, la lésée percevra également des prestations de l’AI.

En janvier 1996, les Etablissements B.__ étaient assurés en responsabilité civile auprès de F.__ SA (ci-après: l’assureur responsabilité civile). Aux termes de la police d’assurance, la prestation de l’assureur responsabilité civile était limitée à 3’000’000 fr. par événement dommageable.

Le 7 avril 1997, l’assureur accident a adressé à l’assureur responsabilité civile un avis de recours concernant la lésée.

Le 21 mai 2002, l’assureur responsabilité civile a versé à la lésée un montant de 500’000 fr. à titre d’indemnisation partielle du dommage subi.

En 2003, l’assureur maladie a refusé de continuer à fournir des prestations en faveur de la lésée, au motif que l’événement dommageable devait être qualifié d’accident au sens de l’art. 9 al. 1 OLAA (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2002).

La lésée a alors requis de l’assureur accident qu’elle intervienne en qualité d’assureur accident LAA. Par décision du 31 mars 2006, l’assureur accident a reconnu devoir à la lésée une rente mensuelle d’invalidité de 1’595 fr. et une allocation pour impotent de 898 fr. par mois dès le 1er mars 2006, augmentée à 1’758 fr. par mois dès que l’AI cesserait ses versements. Ces prestations étaient allouées avec effet rétroactif au 1er janvier 1999, compensation étant opérée avec les allocations pour impotent versées par l’AI durant la période du 1er janvier 1999 au 28 février 2006 (complément d’office sur la base du dossier). Le droit à des prestations antérieures était éteint. La lésée avait en outre droit à la prise en charge d’un éventuel traitement médical empêchant une aggravation notable de son état de santé.

Par courrier du 14 mars 2005, l’assureur accident a demandé à l’assureur responsabilité civile de renoncer à invoquer la prescription, au nom et pour le compte des Etablissements B.__, jusqu’au 6 janvier 2006. Par courrier du 22 mars 2005, l’assureur responsabilité civile, au nom et en tant que représentant des Etablissements B.__, a renoncé, dans les limites de sa couverture d’assurance (3’000’000 fr.), à se prévaloir de l’exception de prescription jusqu’à la date désirée, pour autant qu’elle ne soit pas encore acquise. Cette renonciation a été renouvelée dans les mêmes termes jusqu’au 31 décembre 2008.

Par courrier du 27 septembre 2006, les Etablissements B.__ ont également renoncé à se prévaloir de la prescription jusqu’au 31 décembre 2007, « dans le cadre des limites de couverture prévues par la police » de leur assurance responsabilité civile et pour autant qu’elle ne soit pas encore acquise. Par la suite, l’assureur accident a interrompu la prescription chaque année par des poursuites. Du 18 janvier 2007 au 18 février 2013, des commandements de payer successifs ont été notifiés aux Etablissements B.__ pour un montant de 2’600’000 fr. chacun, au titre des suites de l’événement du 6 janvier 1996. Ils ont tous été frappés d’opposition.

Par courrier du 17 octobre 2006, l’assureur accident a réclamé à l’assureur responsabilité civile le remboursement des prestations qu’elle avait fournies à la lésée. Le 9 novembre 2006, l’assureur responsabilité civile a refusé d’entrer en matière, expliquant que le règlement des prétentions directes n’était pas encore terminé, que la lésée disposait d’un droit préférentiel et qu’il apparaissait d’ores et déjà que l’intégralité de la garantie d’assurance lui serait consacrée.

Le 3 janvier 2008, la famille de la lésée a conclu avec les Etablissements B.__ une convention d’indemnisation « de tous dommages survenus suite à l’événement du 6 janvier 1996 ». La famille de la lésée a alors retiré sa demande en justice contre les Etablissements B.__ déposée dix ans plus tôt. La convention d’indemnisation prévoyait que, en plus de l’acompte de 500’000 fr. versé le 21 mai 2002, les Etablissements B.__ créditaient dans leurs livres un capital de 2’150’000 fr. à titre de frais de traitement (frais médicaux, soins et hébergement). Tant et aussi longtemps que la lésée restait hospitalisée aux Etablissements B.__, ce capital était imputé d’un forfait journalier de 287 fr. correspondant aux frais de traitement quotidiens convenus (art. I ch. 1). La lésée devait verser aux Etablissements B.__ les allocations pour impotent perçues de l’assureur accident, soit 1’758 fr. par mois (art. I ch. 2). Elle s’engageait également à tout mettre en œuvre pour obtenir de ses assureurs maladie ou accident le paiement de tous les frais médicaux liés à l’événement du 6 janvier 1996 et à reverser aux Etablissements B.__ les montants perçus à ce titre pour la période correspondant à son hospitalisation (art. I ch. 4). En cas de départ de la lésée des Etablissements B.__, le solde du capital de 2’150’000 fr. lui serait reversé, après imputation des allocations pour impotent et des frais médicaux futurs couverts par l’assureur accident, capitalisés sur sa durée de vie selon des tables de capitalisation (art. II ch. 1). En cas de décès, le mari et le fils de la lésée percevraient le solde résiduel du capital de 2’150’000 fr. Les Etablissements B.__ se réservaient le droit de déduire de ce solde, au jour du décès, à certaines conditions, les montants versés à l’assureur accident ou à l’AI dans le cadre d’un éventuel recours contre le tiers responsable formé par ces institutions (art. II ch. 2).

Les Etablissements B.__ devaient en outre verser, dès la signature de la convention, une indemnité forfaitaire de 750’000 fr. à la famille de la lésée, soit 550’000 fr pour la lésée, 100’000 fr. pour son époux et 100’000 fr. pour son fils, pour couvrir « tous les postes du dommage autres que ceux visés » à l’art. I ch. 1 (art. III). En sus, les Etablissements B.__ s’engageaient à participer aux honoraires de l’avocat de la famille de la lésée à concurrence de 150’000 fr. (art. IV). Moyennant fidèle exécution de cette convention, la famille C.__ reconnaissait être totalement indemnisée de l’événement du 6 janvier 1996 et n’avoir aucune prétention à faire valoir à l’encontre des Etablissements B.__ (art. VI ch. 2).

Dès la signature de la convention d’indemnisation, la lésée a versé aux Etablissements B.__ les allocations pour impotent perçues de l’assureur accident. Ces versements se sont élevés à 1’758 fr par mois, jusqu’au 28 février 2018, alors que lesdites allocations avaient augmenté au 1er janvier 2008 à 2’076 fr. par mois. Au 31 août 2018, les versements de la lésée aux Etablissements B.__ se montaient à un total de 227’334 fr.

Au 31 juillet 2018, les prestations fournies par les Etablissements B.__ à la lésée et prélevées sur le capital prévu à cet effet dans leurs livres s’élevaient à 1’000’358 fr.

Par jugement du 8 mai 2012, le Tribunal de première instance a condamné les Etablissements B.__ à rembourser à l’assureur maladie les prestations que l’assureur maladie avait versées à la lésée à la suite de l’événement du 6 janvier 1996 et pour lesquelles il s’était retrouvé subrogé dans les droits de celle-ci. En exécution de ce jugement, l’assureur maladie a perçu le montant en capital et intérêts de 1’467’775 fr.30.

 

Procédures cantonales

Par demande du 29 août 2013, l’assureur accident a ouvert action contre les Etablissements B.__, concluant en dernier lieu au paiement de 1’705’068 fr., intérêts en sus. Ce montant représente les prestations passées (874’199 fr. jusqu’en février 2019) et futures (capitalisation jusqu’au décès de la lésée des rentes d’invalidité à hauteur de 351’930 fr. et des allocations pour impotent à hauteur de 478’939 fr.) dues par l’assureur accident à la lésée à titre d’indemnités journalières, de rentes d’invalidité et d’allocations pour impotent.

Par ordonnance du 23 janvier 2015, le Tribunal de première instance de Genève a limité la procédure à l’examen de la prescription.

Par jugement du 25 août 2015, il a considéré que la créance de l’assureur accident était prescrite et a débouté la demanderesse de toutes ses conclusions.

Par arrêt du 8 avril 2016, la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève a annulé ce jugement. La Cour de justice s’est prononcée sur la question préjudicielle à laquelle la procédure avait été limitée dans un premier temps, à savoir la prescription des prétentions formulées par la demanderesse à l’encontre des défendeurs. Annulant le jugement du Tribunal de première instance qui considérait que l’ensemble de ces prétentions étaient prescrites, la cour cantonale a tranché en ce sens que l’action de la recourante « est prescrite en tant qu’elle dépasse 2’600’000 fr., dans les limites de la garantie d’assurance offerte par l’assureur responsabilité civile aux Etablissements B.__ » et a renvoyé la cause au premier juge pour nouvelle décision sur le fond.

Par jugement du 19 juillet 2019, le Tribunal de première instance a condamné les Etablissements B.__ à verser à l’assureur accident les sommes articulées au titre des indemnités journalières, rentes d’invalidité et allocations pour impotent versées jusqu’en février 2019 avec les intérêts correspondants. En substance, les premiers juges ont considéré que, si le contrat entre l’assureur et l’assuré prévoyait une limitation des prestations de l’assureur à un certain montant, il ne pouvait toutefois limiter la responsabilité de l’assuré responsable pour le dommage dépassant la garantie d’assurance. Les Etablissements B.__ demeuraient redevables jusqu’à concurrence de 2’600’000 fr. envers l’assureur accident et ce, même si la garantie d’assurance responsabilité civile avait été entièrement employée à l’indemnisation de la lésée et de sa famille: le droit préférentiel de la lésée ne pouvait pas être opposé à l’assureur accident, car même si l’indemnité d’assurance n’était pas suffisante pour régler toutes les prétentions, les Etablissements B.__ n’étaient pas insolvables; et l’assureur accident n’était pas partie à la convention d’indemnisation conclue le 3 janvier 2008 entre les Etablissements B.__ et la famille de la lésée, ce qui fait que cette transaction ne lui était pas opposable.

Dans son arrêt du 14 mai 2020 (ACJC/675/2020), la Cour de justice a développé sa pensée sur les effets de la renonciation de l’assureur responsabilité civile à invoquer la prescription au nom de son assuré. L’expression « dans les limites de la garantie d’assurance offerte par l’assureur responsabilité civile aux Etablissements B.__ » utilisée dans l’arrêt de renvoi signifiait que la créance de la demanderesse envers les défendeurs ne dépassant pas 2’600’000 fr. – montant des poursuites engagées par la recourante ultérieurement aux renonciations successives de l’assureur responsabilité civile à la prescription – n’était pas prescrite tant qu’elle restait dans la limite du dommage effectivement couvert par l’assureur responsabilité civile en application de la garantie d’assurance qu’il offrait. Interprétant l’art. 3.1 de la convention de recours LAA 1992, l’autorité précédente a considéré en effet que la renonciation à la prescription acceptée par l’assureur responsabilité civile antérieurement aux poursuites, au nom et pour le compte des Etablissements B.__, ne pouvait avoir un effet au-delà des prestations d’assurance au versement desquelles elle était elle-même tenue. La cour cantonale s’est appuyée en particulier sur le témoignage de G.__, président d’un groupe de travail qui avait participé aux négociations ayant abouti à la convention de recours LAA 2001 (étant précisé que l’art. 3.1 de la convention de 1992 y avait été repris sans changement). Selon ce témoin, l’assureur responsabilité civile ne pouvait renoncer à la prescription, au nom de son assuré, que dans les limites de sa garantie d’assurance, dès lors qu’il n’était pas habilité à engager ce dernier au-delà de cette limite.

 

TF

La cour cantonale a reconnu que la recourante était subrogée jusqu’à concurrence des prestations légales aux droits de l’assurée contre les Etablissements B.__, responsables de l’événement du 6 janvier 1996. A juste titre d’ailleurs. La subrogation est régie par les art. 72 ss LPGA, entrés en vigueur le 1er janvier 2003. Ces dispositions ne s’appliquent pas à des faits survenus auparavant, le moment déterminant étant celui de l’accident (ATF 137 V 394 consid. 3; 129 V 396 consid. 1.1; arrêt 8C_979/2009 du 1er novembre 2010 consid. 4.1), lequel remonte ici au 6 janvier 1996. Sont donc applicables en l’occurrence les art. 41 ss LAA (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2002; RO 1982 1688 ss). Selon l’ancien art. 41 LAA, dès la survenance de l’éventualité assurée, l’assureur est subrogé, jusqu’à concurrence des prestations légales, aux droits de l’assuré et de ses survivants contre tout tiers responsable de l’accident. La loi transfère à l’assureur tout ou partie de la créance du lésé envers le tiers responsable (ou son assurance responsabilité civile). L’assureur social devient ainsi seul créancier (GHISLAINE FRÉSARD-FELLAY, Le recours subrogatoire de l’assurance-accidents sociale contre le tiers responsable ou son assureur, 2007, p. 105 ch. 343 s.; ALEXANDRA RUMO-JUNGO, Haftpflicht und Sozialversicherung, 1998, p. 431 ch. 971).

 

Convention de recours LAA 1992 (consid. 6)

Pour interpréter la convention de recours LAA 1992, les principes suivants trouvent application (cf. arrêts 4A_108/2018 du 28 août 2018 consid. 4; 2C_1087/2013 du 28 mai 2014 consid. 3.3). Ce que les parties ont su, voulu ou effectivement compris lors de la conclusion du contrat, est une question de fait (ATF 133 III 675 consid. 3.3; 131 III 606 consid. 4.1); la recherche de la volonté réelle des parties (interprétation subjective) se fonde sur une appréciation des preuves, que le Tribunal fédéral ne peut revoir que sous l’angle restreint de l’art. 105 LTF (ATF 133 III 675 consid. 3.3; 132 III 626 consid. 3.1; 126 II 171 consid. 4c/bb). En revanche, la détermination de la volonté objective des parties, selon le principe de la confiance (interprétation normative ou objective), est une question de droit que le Tribunal fédéral revoit librement (ATF 136 III 186 consid. 3.2.1; 133 III 675 consid. 3.3; 132 III 626 consid. 3.1); pour la trancher, il faut toutefois se fonder sur le contenu des manifestations de volonté et sur les circonstances les ayant précédé ou accompagné, soit des faits constatés par l’autorité cantonale (art. 105 al. 1 LTF; ATF 144 III 93 consid. 5.2.3; 133 III 61 consid. 2.2.1).

En l’espèce, la cour cantonale n’était guère en mesure de constater la volonté réelle de toutes les parties à une convention liant un grand nombre d’assureurs (cf. arrêt 4A_108/2018 précité consid. 4) et a procédé à une interprétation objective de l’art. 3.1 de la convention de recours LAA 1992. Elle a assis ses conclusions sur les déclarations du témoin G.__ et s’est au surplus livrée à des réflexions sur la logique à laquelle cette disposition obéissait. La cour cantonale a ensuite exposé que ces modalités particulières, convenues entre assureurs afin de sauvegarder leurs intérêts réciproques, ne peuvent lier l’assuré responsable du dommage que dans la mesure où les prétentions de l’assureur LAA s’exercent sur les montants dus par l’assureur responsabilité civile. Elles ne sauraient être applicables sans autre à l’assuré responsable du dommage, qui n’est pas partie à la convention, et n’en retire aucun avantage. Il fallait dès lors comprendre la limite posée à l’art. 3.1 de la convention de recours LAA 1992 en ce sens que la renonciation ne vaut pas pour les sommes qui dépassent les prestations effectivement servies par l’assureur responsabilité civile.

Ces considérations emportent la conviction. L’assureur LAA peut-il raisonnablement imaginer qu’il sera le seul à bénéficier de la garantie d’assurance responsabilité civile? A l’évidence, la réponse est négative. La présente espèce en fournit un exemple éloquent et la recourante évite d’ailleurs soigneusement d’aborder de front cette thématique. Est-il raisonnable de croire que l’assureur responsabilité civile entend engager son assuré au-delà de la somme d’assurance qui peut être exigée de lui en concédant, au nom de l’assuré, une renonciation à soulever l’exception de prescription débordant de ce cadre? Certainement pas non plus. S’il est concevable qu’il puisse agir ainsi au nom de son assuré jusqu’à concurrence de la somme d’assurance, on ne voit guère ce qui le légitimerait à empiéter sur l’autonomie de l’assuré au-delà du montant qu’il lui doit en vertu du contrat qui les lie. Dans un contexte où l’assureur responsabilité civile est interpellé par toute une série d’ayants droit, l’idée n’est donc pas qu’il concède des renonciations à invoquer la prescription dont les montants cumulés dépasseraient la garantie d’assurance, jusqu’à représenter même un multiple de cette garantie. Ce n’est manifestement pas dans un tel sens que peut être interprétée la renonciation à se prévaloir de la prescription « dans les limites de la garantie d’assurance responsabilité civile » qu’exprime l’art. 3.1 de la convention de recours LAA 1992.

Le grief soulevé par la recourante ne peut qu’être écarté.

 

Subrogation – Droit préférentiel – Art. 42 aLAA (consid. 7)

La subrogation est limitée par la loi. Selon l’ancien art. 42 al. 1 LAA (qui correspond à l’art. 73 al. 1 LPGA), l’assureur n’est subrogé aux droits de l’assuré que dans la mesure où les prestations qu’il alloue, jointes à la réparation due pour la même période par le tiers responsable, excèdent le dommage causé par celui-ci. Cette disposition institue un droit préférentiel en faveur du lésé. Le découvert laissé à la charge de l’assuré fait l’objet d’un droit préférentiel en sa faveur, ce qui réduit d’autant la prétention récursoire de l’assureur lorsque les sommes recouvrées auprès du tiers responsable ne suffisent pas à couvrir l’entier du dommage (cf. JANA BURYSEK, Le point de vue et la pratique d’un assureur-maladie social in Colloques et journées d’étude de l’IRAL, 1999-2001, p. 694; RUDOLF LUGINBÜHL, Der Regress des Krankenversicherers, in Haftpflicht- und Versicherungsrechtstagung, 1999, p. 52; GHISLAINE FRÉSARD-FELLAY, Le droit de recours contre le tiers responsable selon la loi fédérale sur l’assurance-maladie, in LAMal-KVG, Recueil de travaux en l’honneur de la Société suisse de droit des assurances, 1997, p. 634 ss). Le droit préférentiel de la personne lésée tend à prémunir celle-ci contre les suites défavorables d’un dommage non couvert (ATF 131 III 12 consid. 4 et 7.1; arrêt 4A_45/2009 du 25 mars 2009 consid. 3.3.3 publié in SJ 2010 I p. 73). En effet, ce droit ne peut être invoqué que dans l’hypothèse où la réparation due par le tiers responsable, ou son assurance responsabilité civile, ne suffit pas à satisfaire entièrement les créances directes (du lésé) et subrogatoire (de l’assureur social), soit lorsque la réparation est, notamment pour des motifs juridiques (cf. art. 44 CO), partielle (arrêt 4A_77/2011 du 20 décembre 2011 consid. 3.3.1 et les références).

Ceci étant exposé, le grief de la recourante résulte d’une incompréhension de l’arrêt attaqué. Il est bien clair que les Etablissements B.__ répondent du dommage subi par la lésée sur tous leurs biens. Il en est de même vis-à-vis de la demanderesse, dans la mesure où celle-ci est subrogée aux droits de la lésée. La question litigieuse est tout autre, puisqu’il s’agit de savoir si les prétentions exercées par la recourante sont prescrites. Dans ce contexte, il est indifférent de savoir si les défendeurs sont solvables ou non. Tout dépend de la garantie d’assurance, soit des montants qui en ont déjà été débités au titre du dédommagement de la lésée, de ses proches et d’autres assureurs sociaux. C’est dans ce contexte uniquement que la cour cantonale fait intervenir le droit préférentiel du lésé, ce qui est parfaitement correct.

 

Dommage – Concordance entre prestations de l’assureur social et prétentions en RC – Limite de la garantie de l’assurance RC (consid. 8)

Le dommage juridiquement reconnu correspond à la différence entre le montant actuel du patrimoine du lésé et le montant que celui-ci aurait atteint si l’événement dommageable ne s’était pas produit. Cette définition exclut de verser au lésé un montant supérieur au préjudice subi (ATF 131 III 360 consid. 6.1 et les arrêts cités). Lorsqu’une personne devient invalide à la suite d’un accident, les assurances sociales vont en principe l’indemniser. Le lésé ne peut dès lors réclamer au tiers responsable que la réparation du dommage non couvert par l’assurance sociale (créance directe); pour sa part, l’assureur social acquiert dès la survenance de l’atteinte, par le biais d’une subrogation légale, les prétentions appartenant à la personne lésée qu’elle a indemnisée et celle-ci perd son pouvoir de disposer des droits transférés (ATF 143 III 79 consid. 6.1.3.1; 124 III 222 consid. 3; 124 V 174 consid. 3b). En d’autres termes, les prestations couvertes par les assurances sociales sont déduites du dommage que le lésé peut réclamer au responsable ou à l’assureur de celui-ci. Ce mécanisme permet notamment d’éviter une surindemnisation du lésé (ATF 131 III 12 consid. 7.1, 360 consid. 6.1).

Cette déduction n’entre toutefois en ligne de compte que pour les prestations (nominales) de l’assureur social qui couvrent un dommage similaire aux prétentions en responsabilité que le lésé peut faire valoir contre le responsable. Il faut qu’il existe, entre les prestations sociales pour lesquelles les assurances sont subrogées aux droits du lésé en vertu de la loi, et le dommage dont la réparation est demandée à l’auteur, une concordance déjà en raison de l’événement dommageable, qui soit au surplus une concordance matérielle, temporelle et personnelle (Kongruenzgrundsatz; ATF 134 III 489 consid. 4.2 et les références; 130 III 12 consid. 7.1; cf. désormais les art. 73 et 74 LPGA: « de même nature » et « pour la même période »). S’agissant de la concordance matérielle, elle est réalisée lorsque la prestation de l’assurance sociale et celle du responsable sur le plan civil ont, d’un point de vue économique, une nature et une fonction correspondantes (ATF 131 III 360 consid. 7.2 et les arrêts cités). Selon l’ancien art. 43 al. 2 LAA, sont notamment des prestations de même nature la rente d’invalidité et l’indemnisation pour l’incapacité de gain (let. c; cf. désormais, l’art. 74 al. 2 let. b LPGA).

Si le lésé dispose malgré tout des droits dont l’assureur social est devenu titulaire par subrogation – par exemple en concluant une convention d’indemnisation avec le responsable -, cela signifie simplement que ce dernier ne s’est pas libéré de son obligation par son paiement au lésé; il s’expose au risque de devoir payer deux fois (ATF 137 V 394 consid. 5.2 et les références).

Indépendamment des prétentions de la recourante subrogée dans les droits de la lésée, les montants que les défendeurs ont déjà payés à la suite de l’accident du 6 janvier 1996 dépassent déjà manifestement la somme de 3’000’000 fr. correspondant à la garantie de couverture par l’assureur responsabilité civile et marquant la limite au-delà de laquelle la créance de la demanderesse est prescrite. Comme le montant de 3’000’000 fr. ne suffit pas pour couvrir la totalité du dommage à réparer par les défendeurs, la lésée dispose d’un droit préférentiel à être indemnisée, mais cela ne concerne que ses créances directes, à l’exclusion des droits transférés aux assureurs sociaux subrogés.

La cour cantonale a jugé à cet égard que la garantie d’assurance de 3’000’000 fr. avait été entièrement consacrée à indemniser la lésée et sa famille, conformément à la convention du 3 janvier 2008; elle a considéré par là-même que les prétentions réglées par ladite convention étaient des créances directes de la lésée. Ce raisonnement suscite quelques interrogations non résolues. Il se révèle faux à tout le moins sur un aspect, dont on peut toutefois se demander s’il fait l’objet d’allégations suffisantes de la recourante.

 

Concordance personnelle (consid. 8.2.1)

Tout d’abord, on peut s’interroger sur l’intégration dans le décompte des prestations dont l’époux et le fils de la lésée ont bénéficié (2 x 100’000 fr.). La cour cantonale présume ainsi que ces derniers disposent d’un droit préférentiel à être indemnisés pour leur propre dommage, au même titre que la lésée. Ce point, qui n’est pas thématisé par les parties, peut toutefois demeurer indécis compte tenu des conclusions qui suivent.

 

En définitive, il apparaît que la garantie d’assurance offerte par l’assureur responsabilité civile aux défendeurs a été intégralement consommée, nonobstant la prise en compte par la cour cantonale dans son calcul de créances dont la lésée n’était pas titulaire. En déduisant de la garantie d’assurance de 3’000’000 fr. les montants indiqués ci-dessous, on parvient en effet à un résultat négatif qui scelle le sort de ce pénultième grief de la recourante.

 

 

 

Arrêt 4A_378/2020 consultable ici

 

 

4A_631/2017 (f) du 24.04.2018 – Tort moral – 47 CO / Prédisposition constitutionnelle liée – 44 CO / Droit préférentiel du lésé – 73 al. 1 LPGA

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_631/2017 (f) du 24.04.2018

 

Consultable ici

 

Tort moral / 47 CO

Prédisposition constitutionnelle liée / 44 CO

Droit préférentiel du lésé / 73 al. 1 LPGA

 

A.___, née en 1959, a travaillé comme aide-soignante à 80%. Par le passé, elle a souffert de diverses atteintes à la santé, notamment de lombalgies chroniques ainsi que de troubles anxieux et dépressifs nécessitant un traitement psychiatrique. Une aggravation de ses douleurs lombaires l’a conduite à subir une opération des vertèbres lombaires L4-L5 le 28.10.2013. A la suite de cette intervention, A.___ a été en incapacité de travail à 100%. Selon l’avis de plusieurs médecins, les pronostics de santé étaient favorables, de sorte que l’intéressée aurait pu progressivement reprendre le travail entre les mois de mars et mai 2014.

Le 04.01.2014, A.___ (ci-après : la lésée) et B.___, né en 1978, ont eu une altercation verbale dans le parking souterrain de leur immeuble, vraisemblablement en raison d’un problème de stationnement. La lésée a déclaré que le prénommé s’était énervé et s’était moqué d’elle. Elle-même l’avait traité de «con, connard». Une fois cet échange terminé, la lésée a tourné le dos à B.___ et s’est dirigée vers la porte de l’immeuble. B.___ s’est alors avancé rapidement vers elle et l’a violemment poussée contre le mur. La lésée est tombée en heurtant le mur. Elle n’a pas pu se relever. Elle a été transportée aux HUG en ambulance. Les médecins ont diagnostiqué une fracture par éclatement de la vertèbre L2 et une fracture interarticulaire du pouce. La lésée a été opérée les 07.01.2014 et 17.01.2014 au service de neurochirurgie des HUG. Sortie de l’hôpital le 22.01.2014, elle n’a pas repris le travail depuis lors.

En mars 2014, la lésée a déposé une plainte pénale contre B.___, lequel a été condamné pour lésions corporelles graves par négligence, selon l’ordonnance pénale entrée en force.

 

Procédures cantonales

La lésée a saisi le Tribunal de première instance d’une requête de conciliation dirigée contre B.___. Le 01.04.2015, elle a déposé devant cette même autorité une demande concluant au paiement de 50’000 fr. pour le tort moral subi. Elle a chiffré à 70’000 fr. l’indemnité qui lui serait due à ce titre, dont elle a déduit l’indemnité pour atteinte à l’intégrité qu’elle estimait pouvoir percevoir de l’assureur-accidents (correspondant selon elle au 25% de son salaire assuré de 68’880 fr.). Par jugement du 05.01.2017, le Tribunal de première instance a condamné B.___ à verser à la lésée une indemnité pour tort moral de 50’000 fr. plus intérêts à 5% [l’an] dès le 04.01.2014.

Appel interjeté par B.___. Pour en fixer le montant du tort moral, la Cour cantonale de justice a appliqué la méthode des deux phases. Dans un premier temps, elle a constaté que les experts mandatés par l’assureur-accidents avaient fixé à 25% le taux de l’atteinte subie par la demanderesse, en se fondant sur la table 7 (relative aux affections de la colonne vertébrale) élaborée par la SUVA pour l’indemnisation des atteintes à l’intégrité selon la LAA. La Cour de justice a fixé l’indemnité de base à 31’500 fr., compte tenu du montant maximal du gain assuré en vigueur le jour de l’événement dommageable (126’000 fr. x 25%). Dans une seconde phase, la Cour a jugé que ce montant de 31’500 fr. devait être doublé et porté à 63’000 fr. en raison des circonstances de l’espèce.

L’autorité cantonale a ensuite estimé que le montant susmentionné de 63’000 fr. devait être réduit en raison de l’état maladif antérieur de la lésée (prédisposition constitutionnelle liée). Il ressortait en effet du dossier que 60% des lombalgies dont elle souffrait étaient en lien avec l’agression subie, ce qui signifiait que 40% des douleurs résultaient de son état antérieur. En revanche, le trouble psychogène était dû à l’agression. En définitive, la responsabilité du défendeur dans les atteintes à la santé de la lésée était de 80% (soit la moyenne entre 60% pour les souffrances physiques et 100% pour les souffrances psychiques). Il convenait dès lors de réduire de 20% le montant de 63’000 fr., pour aboutir à une indemnité de 50’000 fr. (montant arrondi). La cour cantonale a ajouté qu’en comparaison avec la jurisprudence, cette somme paraissait équitable et proportionnée aux atteintes dont souffrait la lésée. Après déduction de l’indemnité pour atteinte à l’intégrité due par l’assureur-accidents (31’500 fr.), la Cour aboutissait au montant de 18’500 fr. (plus intérêts à 5% l’an dès le 04.01.2014).

 

TF

Tort moral et prédisposition constitutionnelle liée

En vertu de l’ art. 47 CO, le juge peut, en tenant compte de circonstances particulières, allouer à la victime de lésions corporelles une indemnité équitable à titre de réparation morale. Cette indemnité doit compenser le préjudice que représente une atteinte au bien-être moral. Le principe même d’une indemnisation du tort moral et l’ampleur de la réparation dépendent essentiellement de la gravité de l’atteinte et de la possibilité d’adoucir de façon sensible, par le versement d’une somme d’argent, la douleur physique ou morale (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 315; cf. aussi ATF 141 III 97 consid. 11.2; 132 II 117 consid. 2.2.2). En principe, tous les motifs de réduction de l’art. 44 CO peuvent être pris en compte, en particulier la faute concomitante de la victime (ATF 123 II 210 consid. 3b p. 214).

Le raisonnement de la Cour de justice n’est pas remis en cause par les parties. En particulier, l’application de la méthode des deux phases (cf. ATF 132 II 117 consid. 2.2.3; arrêt 6B_531/2017 du 11 juillet 2017 consid. 3.3.2), la fixation d’une indemnité de base à 31’500 fr. et d’une pleine indemnité à 63’000 fr. ne sont pas critiquées. N’est pas non plus discutée la constatation de fait quant à l’existence d’une prédisposition constitutionnelle liée, par opposition à une prédisposition indépendante (cf. ATF 131 III 12 consid. 4; 113 II 86 consid. 3b; arrêt 4A_77/2011 du 20 décembre 2011 consid. 3.3.1), ou encore l’application d’un taux de réduction de 20% pour tenir compte de cette prédisposition (art. 44 CO).

 

Droit préférentiel du lésé

Les parties sont divisées uniquement sur le point de savoir qui, de l’assureur LAA ou de la lésée, doit supporter la réduction de quelque 20% (13’000 fr.) due à la prédisposition constitutionnelle liée. La lésée plaide qu’en vertu du droit préférentiel du lésé, cette charge incombe entièrement à l’assureur LAA.

Selon l’art. 24 al. 1 LAA, l’assuré a droit à une indemnité équitable pour atteinte à l’intégrité en cas d’atteinte importante et durable à son intégrité physique, mentale ou psychique en suite d’un accident.

Cette indemnité est de même nature que l’indemnité à titre de réparation morale (art. 74 al. 2 let. e LPGA). Elle tombe de ce fait sous le coup de la subrogation instituée par l’art. 72 al. 1 LPGA en faveur de l’assureur social, lequel, dès la survenance de l’événement dommageable, est subrogé, jusqu’à concurrence des prestations légales, aux droits de l’assuré contre le tiers responsable (cf. ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316, à propos des art. 41 et 43 aLAA).

La loi transfère à l’assureur tout ou partie de la créance du lésé envers le tiers responsable (ou son assurance responsabilité civile). Le lésé perd ainsi ses droits contre le tiers, à concurrence de la prétention subrogatoire de l’assureur. Ce mécanisme tend à éviter une surindemnisation du lésé (ATF 131 III 360 consid. 6.1; arrêt 4A_307/2008 du 27 novembre 2008 consid. 3.1.3; cf. aussi ATF 124 V 174 consid. 3b; GHISLAINE FRÉSARD-FELLAY, Le recours subrogatoire de l’assurance-accidents sociale contre le tiers responsable ou son assureur, 2007, p. 104-107).

Le transfert de créance intervient « jusqu’à concurrence des prestations légales » de l’assureur. La créance subrogatoire de l’assureur est ainsi plafonnée aux prestations que l’assureur doit légalement à l’assuré/lésé (FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 89 n° 283). La loi limite toutefois l’étendue de la créance subrogatoire à divers égards. A teneur de l’art. 73 al. 1 LPGA, l’assureur n’est subrogé aux droits de l’assuré que dans la mesure où les prestations qu’il alloue, jointes à la réparation due pour la même période par le tiers responsable, excèdent le dommage causé par celui-ci. Cette disposition institue un droit préférentiel en faveur du lésé. Lorsque le responsable civil (ou son assureur) n’est pas tenu de réparer l’intégralité du dommage, notamment en raison de motifs fondés sur l’art. 44 CO, l’indemnité réduite revient prioritairement au lésé, qui peut ainsi compléter les prestations concordantes de l’assureur social jusqu’à ce qu’il obtienne réparation de la totalité du préjudice effectivement subi. L’assureur social a droit à l’éventuel solde subsistant ; il supporte ainsi la réduction de l’indemnité due par le responsable civil (ATF 117 II 609 consid. 11c p. 627; 93 II 407 consid. 6; cf. aussi l’arrêt précité 4A_77/2011 consid. 3.3.1 et ATF 131 III 12 consid. 4 p. 14 et consid. 7.1. PETER BECK, in Haftung und Versicherung, 2e éd. 2015, § 6 n° 6.136 ss; FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 321 ss, spéc. p. 324 s.). Le droit préférentiel suscite des discussions lorsque le motif de réduction réside dans une faute concomitante du lésé (cf. par exemple les auteurs cités par FRANZ WERRO, La responsabilité civile, 3e éd. 2017, n° 1813; FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 380 s.).

En matière de tort moral, le Tribunal fédéral n’a appliqué qu’un droit préférentiel partiel dans une affaire publiée aux ATF 123 III 306.

Le Tribunal fédéral a constaté une controverse doctrinale en ce domaine. Certains auteurs s’opposaient à l’application du droit préférentiel du lésé au motif que le tort moral se distinguait, par sa nature et les modalités de sa fixation, du dommage économique. D’autres rétorquaient que la jurisprudence récente tendait à traiter de façon analogue tort moral et dommage économique ; de surcroît, il était normal que le lésé soit entièrement indemnisé avant que des tiers ayant encaissé des cotisations ou des primes d’assurance puissent se retourner contre le responsable.

Le Tribunal fédéral a opté pour une solution intermédiaire conduisant à faire supporter simultanément au lésé et à l’assureur-accidents LAA la réduction pour faute concomitante du lésé (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316 s.). En vertu du droit préférentiel « normal », l’assureur-accidents aurait entièrement supporté la différence de 20% (24’000 fr.) entre le préjudice moral subi (120’000 fr.) et l’indemnité réduite due par le tiers responsable (96’000 fr.); sa créance subrogatoire, plafonnée à 70’000 fr., aurait été réduite à 46’000 fr. (70’000 fr. – 24’000 fr.). Le Tribunal fédéral a cependant appliqué le taux de réduction de 20% à l’indemnité LAA due par l’assureur-accidents (70’000 fr.), ce qui revenait à réduire la créance subrogatoire de 14’000 fr. seulement au lieu de 24’000 fr. (70’000 – 20% = 56’000 fr.). Le solde de 10’000 fr. a été supporté par le lésé, qui n’a obtenu que 110’000 fr. pour son préjudice moral, au lieu de 120’000 fr. avec le droit préférentiel normal (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316 s.; cf. les tableaux de FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 367 et BECK, op. cit., § 6 n° 6.147).

Cette solution a encore été appliquée dans une affaire rendue l’année suivante, où l’indemnité de l’art. 47 CO avait également été réduite pour faute concomitante du lésé (arrêt 4C.152/1997 du 25 mars 1998 consid. 7b).

La doctrine s’est montrée critique (cf. en particulier l’analyse de THOMAS KOLLER, Quotenvorrecht […], in PJA 1997 p. 1428 ss). Un courant apparemment majoritaire considère que le droit préférentiel du lésé devrait pleinement s’appliquer à l’indemnité pour tort moral (BECK, op. cit., § 6 n° 6.148). Qu’il s’agisse de tort moral ou de dommage stricto sensu, le juge doit commencer par établir le préjudice, avant de fixer l’indemnité due par le responsable en tenant compte d’éventuels facteurs de réduction tels que la faute concomitante du lésé (WERRO, op. cit., nos 1424 et 1485; BEATRICE GURZELER, Beitrag zur Bemessung der Genugtuung, 2005, p. 122 in fine et 123; ALEXANDRE GUYAZ, Le tort moral en cas d’accident: une mise à jour, in SJ 2013 II 260 nbp 199). La solution de l’ATF 123 III 306 s’écarterait sans fondement suffisant de l’art. 73 al. 1 LPGA, qui parle de dommage sans distinguer entre les différents postes (MARC M. HÜRZELER, in Recht der Sozialen Sicherheit, 2014, § 36 n° 36.23; FRANÇOIS KOLLY, Le droit préférentiel du lésé, in Colloques et journées d’études 1999-2001 [IRAL éd.], p. 652 nbp 17). Il n’y aurait pas de motif de traiter différemment les dommages matériel et immatériel (HARDY LANDOLT, Genugtuungsrecht, vol. 2, 2013, p. 230 n. 674; ROLAND BREHM, Berner Kommentar, 4e éd. 2013, n° 83c ad art. 47 CO; MAX SIDLER, Schaden – Haftung – Versicherung, 1999, § 10 n° 10.38).

Un auteur est cependant d’avis que la solution de l’ATF 123 III 306 favorise le règlement des sinistres et offre le mérite de la praticabilité (FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 368 s.).

En l’occurrence, la cour cantonale n’a pas appliqué le droit préférentiel du lésé, que ce soit dans la forme prévue par l’art. 73 al. 1 LPGA ou dans la forme partielle appliquée à l’ATF 123 III 306. Selon l’arrêt attaqué, la lésée doit supporter entièrement la réduction de 13’000 fr. due à son état maladif antérieur. Force est d’admettre que les juges cantonaux auraient dû prendre en compte le droit préférentiel du lésé. Se pose toutefois la question de savoir si la méthode partielle controversée de l’ATF 123 III 306 doit trouver application.

La doctrine a relevé non sans raison une évolution de la jurisprudence, dont il ressort que la fixation de l’indemnité pour tort moral, laquelle n’est rien d’autre que la réparation d’un préjudice, ne se distingue pas essentiellement de l’indemnité pour le dommage stricto sensu, en ce sens qu’il est possible de fixer tout d’abord le préjudice moral subi, puis d’appliquer d’éventuels facteurs de réduction (ATF 124 III 182 consid. 4d p. 186; 116 II 733 consid. 4f p. 735). Il faut également concéder que l’art. 73 al. 1 LPGA parle de « dommage » (Schaden, danno) sans distinguer entre dommage matériel et immatériel, et que la subrogation intervient pour les « prestations légales » qu’alloue l’assureur social (art. 72 al. 1 LPGA; cf. KOLLER, op. cit., p. 1431), lequel doit aussi indemniser le préjudice moral en vertu de l’art. 24 LAA. Il sied en outre de relever que la concordance fonctionnelle entre l’indemnité de l’art. 24 LAA et l’indemnité pour tort moral a certes été discutée, mais qu’au moment d’introduire la LPGA, le législateur a décidé de confirmer cette concordance à l’art. 74 al. 2 let. e (cf. ATF 125 II 169 consid. 2d; FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 538 s.).

Reste à savoir s’il est légitime que l’assureur social supporte économiquement la réduction de l’indemnité pour le préjudice moral, qui n’a pas vocation à couvrir un besoin économique de base. Encore une fois, l’art. 24 LAA impose une telle indemnisation à l’assureur-accidents, même si cela est inhabituel en matière d’assurance sociale (cf. FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 542 s. n° 1635). Lorsque la réduction de l’indemnité pour tort moral est due à un état maladif préexistant, il paraît conforme à l’esprit de l’assurance sociale et du droit préférentiel du lésé que l’assureur assume cette réduction, plutôt que le lésé. Le cas présent se distingue à cet égard de l’ATF 123 III 306, où la réduction de l’indemnité civile était due à une faute concomitante du lésé.

Eu égard aux considérations qui précèdent, il faut admettre qu’aucune raison ne justifie de priver la lésée du droit préférentiel prévu par l’art. 73 al. 1 LPGA. Peut rester indécise la question de savoir si la solution consacrée par l’ATF 123 III 306 garde sa raison d’être lorsque la réduction de la responsabilité civile est due à une faute concomitante du lésé.

 

En tenant compte du droit préférentiel du lésé, la lésée peut réclamer au responsable civil la différence entre le préjudice moral effectivement subi (63’000 fr.) et l’indemnité pour atteinte à l’intégrité due par l’assureur-accidents (31’500 fr.), soit 31’500 fr. (63’000 fr. – 31’500 fr.). Ce montant reste dans les limites de l’indemnité due par le défendeur (50’000 fr.).

Le solde de 18’500 fr. (50’000 fr. – 31’500 fr.) constitue la prétention subrogatoire de l’assureur-accidents. L’indemnité qu’il doit à la lésée (31’500 fr.), plus la réparation due pour la même période par le tiers responsable (50’000 fr.), excèdent en effet de 18’500 fr. le dommage causé par celui-ci (63’000 fr.).

Le recours doit dès lors être admis sur ce point et l’arrêt attaqué réformé en ce sens que le défendeur doit verser à la demanderesse une indemnité pour tort moral de 31’500 fr., plus intérêts à 5% l’an dès le 04.01.2014.

 

Le TF admet le recours de la lésée.

 

 

Arrêt 4A_631/2017 consultable ici