4A_312/2024 (d) du 05.12.2024, destiné à la publication – IPAI et indemnité à titre de réparation morale – Droit préférentiel de répartition en cas de faute concomitante du lésé / Changement de jurisprudence

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_312/2024 (d) du 05.12.2024, destiné à la publication

 

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Indemnité pour atteinte à l’intégrité et indemnité à titre de réparation morale – Droit préférentiel de répartition en cas de faute concomitante du lésé / 72 LPGA – 73 LPGA

Changement de jurisprudence

 

A.________ (le lésé ; le recourant) a subi le 08.10.2010 un grave traumatisme par écrasement à sa main gauche, qui a été entraînée dans une machine et saisie par le rouleau d’entraînement. Lors de l’examen final par le médecin-conseil de l’assureur-accidents, un trouble fonctionnel complexe de la main gauche avec une mobilité minimale des doigts longs, une fonction nettement limitée du pouce et une légère diminution de la mobilité du poignet ainsi qu’un trouble de stress post-traumatique et une amplification des symptômes ont été diagnostiqués. Le lésé a fait valoir à l’encontre de son employeur, B.__ SA (l’employeur ; l’intimé ; la défenderesse), un droit à une indemnité pour tort moral en raison d’une violation du devoir de diligence (art. 328 al. 2 CO) et d’une responsabilité fondée sur l’art. 58 CO (défauts d’ouvrage).

 

Procédures cantonales

Après une tentative infructueuse de conciliation, le lésé a déposé le 11.07.2019 une action partielle, réclamant une indemnité pour tort moral de CHF 30’000, plus intérêts, sous réserve d’une action complémentaire ultérieure. Le 24.03.2021, le tribunal a rejeté l’action. Bien que toutes les conditions fondant la responsabilité fussent réunies, il a nié une responsabilité de l’employeur au motif que l’accidenté avait commis une faute grave concomitante, interrompant le lien de causalité adéquate entre l’absence de dispositif de protection sur la machine et le dommage survenu.

Le recours interjeté contre le jugement du 24.03.2021 a été rejeté sur le fond par le Tribunal cantonal le 15.04.2024. Contrairement au tribunal de district, le Tribunal cantonal n’a pas considéré la faute concomitante du lésé comme suffisamment grave pour interrompre le lien de causalité adéquate. Cependant, il a estimé que l’indemnité pour tort moral à laquelle il avait droit était inférieure à l’indemnité pour atteinte à l’intégrité qu’il avait reçue, de sorte qu’il ne lui restait aucune prétention à l’égard de l’employeur.

Le Tribunal cantonal a procédé à l’évaluation du tort moral en deux phases :

  • Dans une première phase, il a fixé le montant de base à CHF 31’500, correspondant à l’indemnité pour atteinte à l’intégrité octroyée et non contestée.
  • Dans une seconde phase, le Tribunal cantonal a pris en compte les particularités du cas d’espèce. Il a augmenté le montant de base de 30% au total (10% pour le changement de personnalité survenu après un stress extrême d’une part, 10% pour le trouble de stress post-traumatique, et 10% la réinsertion infructueuse ainsi que l’atteinte à l’avenir économique) pour atteindre environ CHF 41’000. Il a ensuite pris en compte une faute concomitante d'(au moins) un quart et a ainsi calculé une indemnité pour tort moral totale de CHF 30’750 (CHF 41’000 ./. CHF 10’250 [25%]), qui n’atteignait pas l’indemnité pour atteinte à l’intégrité.

 

TF

Consid. 2
Selon la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales, entrée en vigueur le 1er janvier 2003, l’assureur est subrogé, jusqu’à concurrence des prestations légales, aux droits de l’assuré et de ses survivants contre tout tiers responsable, dès la survenance de l’événement dommageable (art. 72 al. 1 LPGA).

Néanmoins, selon l’art. 73 LPGA, les droits de l’assuré et de ses survivants ne passent à l’assureur que dans la mesure où les prestations qu’il alloue, jointes à la réparation due pour la même période par le tiers responsable, excèdent le dommage causé par celui-ci (al. 1). Si l’assureur a réduit ses prestations au sens de l’art. 21 al. 1, 2 ou 4 LPGA, les droits de l’assuré ou de ses survivants passent à l’assureur dans la mesure où les prestations non réduites, jointes à la réparation due pour la même période par le tiers, excèdent le montant du dommage (al. 2). Les droits qui ne passent pas à l’assureur restent acquis à l’assuré ou à ses survivants. Si seule une partie de l’indemnité due par le tiers responsable peut être récupérée, l’assuré ou ses survivants ont un droit préférentiel sur cette partie (al. 3).

Les droits passent à l’assureur pour les prestations de même nature (art. 74 al. 1 LPGA), l’indemnité pour atteinte à l’intégrité et l’indemnité à titre de réparation morale constituant notamment des prestations de même nature (art. 74 al. 2 let. e LPGA).

Consid. 2.1
Selon l’art. 73 al. 1 LPGA, la personne lésée bénéficie d’un droit préférentiel par rapport à l’assureur social exerçant son recours (KIESER, Kommentar ATSG, 4e éd. 2020, n. 8 ss ad art. 73 LPGA; KLETT/MÜLLER, in: Basler Kommentar, Allgemeiner Teil des Sozialversicherungsrechts, 2020, n. 13 ad art. 73 LPGA; FRÉSARD-FELLAY, in: Commentaire romand, Loi sur la partie générale des assurances sociales, 2018, n. 2 ad art. 73 LPGA [ci-après: FRÉSARD-FELLAY, CR LPGA]; HARDY LANDOLT, Genugtuungsrecht, 2e éd. 2021, p. 337 § 21.I.B.2 n. 1204). Ce droit préférentiel signifie que l’assurance ne peut exercer un recours au détriment du lésé. Si elle ne couvre qu’une partie du dommage, le lésé peut réclamer la partie non couverte au responsable, et l’assurance n’a un droit de recours que dans le cadre de la prétention en responsabilité qui subsiste ensuite (ATF 120 II 58 consid. 3c et les références). Ce droit préférentiel vise à préserver la personne lésée d’un dommage non couvert, mais ne doit pas conduire à son enrichissement (ATF 131 III 12 consid. 7.1; voir aussi sur l’ensemble de la question l’arrêt du Tribunal fédéral 4A_204/2017 du 29 août 2017 consid. 8.3.2 et les références).

Consid. 2.2
Avant l’entrée en vigueur de la LPGA, la question de savoir si et dans quelle mesure ce droit préférentiel s’applique aux prétentions en réparation morale lors de la coordination avec une indemnité pour atteinte à l’intégrité était controversée dans la doctrine (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316; arrêt du Tribunal fédéral 4A_631/2017 du 24 avril 2018 consid. 4.2; FRÉSARD-FELLAY, Le recours subrogatoire de l’assurance-accidents sociale contre le tiers responsable ou son assureur, 2007, p. 365 n. 1100 [ci-après: FRÉSARD-FELLAY, Le recours]; THOMAS FREI, Die Integritätsentschädigung nach Art. 24 und 25 des Bundesgesetzes über die Unfallversicherung, 1998, p. 171 ss).

Consid. 2.2.1
Une partie de la doctrine ne reconnaissait pas de différences essentielles avec les dommages-intérêts, mais se basait sur le fait que la jurisprudence tendait vers un traitement analogue du dommage et de la réparation morale (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316; ALEXIS OVERNEY, L’indemnité pour atteinte à l’intégrité selon la LAA et l’indemnité à titre de réparation morale, in: FZR 1993 p. 239 ss, 254; LANDOLT, op. cit., p. 338 s. § 21.I.B.2 n. 1207 ss; voir aussi PIERRE TERCIER, La fixation de l’indemnité pour tort moral en cas de lésions corporelles et de mort d’homme, in: Mélanges Assista, 1989, p. 143 ss, 164).

Consid. 2.2.2
Une autre partie de la doctrine rejetait en principe l’application du droit préférentiel partiel, car la nature et la méthode de calcul de l’indemnité à titre de réparation morale différaient de la fixation des dommages-intérêts (SCHAER, Grundzüge des Zusammenwirkens von Schadensausgleichsystemen, 1984, p. 118 s. Rz. 325 – 329, p. 421 Rz. 1220; ALFRED KELLER, Haftpflichtrecht im Privatrecht, Bd. II, 2e éd. 1998, p. 223; PETER BECK, Quotenvorrecht und Genugtuung, in: SVZ 63/1995 p. 254 ss, 256 und 258 [ci-après: BECK, Quotenvorrecht]; JOSEF RÜTSCHE, Ausgewählte Probleme bei der Abwicklung eines Schadenfalles – aus der Sicht des UVG-Versicherers, in: Haftpflicht- und Versicherungsrechtstagung 1991, Tagungsbeiträge, Nr. 5, p. 16 s. III.1). Une indemnité à titre de réparation morale réduite correspondrait au préjudice moral moindre subi par la personne lésée, et la faute concomitante de la victime déterminerait l’ampleur du préjudice moral (KELLER, op. cit., p. 223). De plus, le texte de la loi ne parlerait que de dommage pour le droit préférentiel (BECK, Quotenvorrecht, op. cit., p. 256; KELLER, op. cit., p. 223; RÜTSCHE, op. cit., p. 17 III.1).

Consid. 2.2.3
Avant l’entrée en vigueur de la LPGA, le Tribunal fédéral a adopté une position intermédiaire. Il ne reconnaissait pas au lésé un droit préférentiel complet en cas de réduction de son droit à la réparation morale, mais ne laissait passer à l’assureur que la part des prestations fournies réduite à hauteur du taux de réduction selon le droit de la responsabilité civile (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316; arrêt du Tribunal fédéral 4C.152/1997 du 25 mars 1998 consid. 7b). Le taux de réduction selon le droit de la responsabilité civile devait être déduit de l’indemnité pour atteinte à l’intégrité non réduite (OFTINGER/STARK, Schweizerisches Haftpflichtrecht, vol. 1, 5e éd. 1995, p. 442 § 8 n. 55 y compris note 101; LANDOLT, op. cit., p. 338 § 21.I.B.2 n. 1205; FRÉSARD-FELLAY, Cr LPGA, op. cit., n. 43 ss ad art. 73 LPGA; chacun avec un exemple de calcul).

Consid. 2.2.4
Cette solution est issue de STARK (OFTINGER/STARK, op. cit., p. 442 § 8 N. 55) (BEATRICE GURZELER, Beitrag zur Bemessung der Genugtuung, 2005, p. 122; ALEXANDRE GUYAZ, Le tort moral en cas d’accident, in: SJ 2013 II p. 260; FREI, op. cit., p. 174). Selon cette interprétation, le droit préférentiel ne peut être appliqué que lorsqu’un montant de dommage est établi, qui peut être comparé au montant des dommages-intérêts. Ce n’est pas le cas pour la réparation morale; on ne peut pas déterminer numériquement le montant de la réparation morale sans motif de réduction et, s’il y en a un, son impact financier. Il n’y a pas de taux de réduction applicable. Au contraire, la réparation morale doit être fixée ex aequo et bono en tenant compte de tous les facteurs pertinents. Pour cette raison, le droit préférentiel ne peut pas être appliqué directement. L’une des variables de calcul, le dommage total, est indéterminée. C’est pourquoi seule une application par analogie des dispositions sur le droit préférentiel en matière de quote-part est envisageable, en réduisant la prestation d’assurance concernée pour le recours selon le taux de réduction prévu par le droit de la responsabilité civile (OFTINGER/STARK, op. cit., p. 442 § 8 N. 55).

Consid. 2.3
Si la solution de compromis a été partiellement approuvée (FRÉSARD-FELLAY, Le recours, op. cit., p. 368 n. 1108 ss.), elle a été critiquée par une partie importante de la doctrine (arrêt cité 4A_631/2017 E. 4.3; FRÉSARD-FELLAY, CR LPGA, N. 46 ad Art. 73 LPGA; ARNAUD NUSSBAUMER, L’arrêt du TF 4A_631/2017 du 24.4.2018: une précision jurisprudentielle discrète mais importante en matière de droit préférentiel du lésé, in: HAVE 2018 p. 401 ss 402; THOMAS KOLLER, Quotenvorrecht und Genugtuungsleistungen, in: AJP 1997 p. 1427 ss.; GURZELER, op. cit., p. 122 s.; FREI, op. cit., p. 174; WERRO, La responsabilité civile, 3e éd. 2017, p. 420 N 1485). La doctrine n’est pas unanime sur la question de savoir si la solution de compromis simplifie (FRÉSARD-FELLAY, Le recours, op. cit., p. 368 n. 1108 ss) ou complique (KOLLER, op. cit., p. 1431 s.) le règlement des cas de responsabilité civile.

La doctrine récente ne voit aucune raison d’écarter ou de limiter l’application du droit préférentiel selon l’art. 73 al. 1 LPGA en matière de réparation morale (BREHM, Berner Kommentar, 5e éd. 2021, N. 83-83c ad Art. 47 OR; LANDOLT, op. cit., p. 338 s. § 21.I.B.2 Rz. 1207 ss.; KLETT/MÜLLER, op. cit., N. 34 ad Art. 73 ATSG; WERRO/ PERRITAZ, in: Commentaire romand, Code des obligations I, 3e éd. 2021, N. 26 ad Art. 47 CO; MARC M. HÜRZELER, Extrasystemische Koordination: Regress der Sozialversicherer auf Haftpflichtige, in: Recht der Sozialen Sicherheit, Steiger-Sackmann/Mosimann [Hrsg.], 2014, p. 1336 Rz. 36.23; PETER BECK, Zusammenwirken von Schadenausgleichsystemen, in: Haftung und Versicherung, Weber/Münch [Hrsg.], 2. Aufl. 2015, p. 301 Rz. 6.148 [ci-après: BECK, Zusammenwirken]; cf. GURZELER, op. cit., p. 122 s.; FREI, op. cit., p. 174 s.). Même les adversaires initiaux du droit préférentiel partiel se prononcent désormais, par rapport à la solution de compromis, pour l’application du droit préférentiel complet (KELLER, op. cit., p. 225 ; BECK, Zusammenwirken, op. cit., p. 301, no 6.148).

Consid. 2.4
Le Tribunal fédéral a également reconnu qu’en cas de réduction en raison d’un état pathologique préexistant, il n’y avait pas de raison de priver le lésé du droit préférentiel prévu à l’art. 73 al. 1 LPGA (arrêt 4A_631/2017 consid. 4.5 cité). Il a laissé ouverte la question de savoir si la solution intermédiaire à la base de l’ATF 123 III 306 consid. 9b et de l’arrêt 4C.152/1997 consid. 7b avait encore sa raison d’être sous le régime de la LPGA, du moins en cas de réduction de la réparation morale pour faute concomitante (arrêt 4A_631/2017 consid. 4.5 cité).

Consid. 2.5
En l’espèce, l’instance précédente n’a pas réduit la réparation morale en raison d’un état maladif préexistant, mais en raison d’une faute concomitante. Se pose ainsi la question, laissée ouverte dans l’arrêt cité 4A_631/2017 consid. 4.5, de savoir si l’ATF 123 III 306 est encore pertinent. L’instance précédente ne justifie pas pourquoi elle n’applique pas le droit préférentiel partiel. On n’arrive à sa solution que si l’on n’accorde à la personne lésée aucun droit préférentiel en matière de réparation morale, contrairement à la jurisprudence du Tribunal fédéral (ATF 123 III 306 consid. 9b; arrêts cités 4C.152/1997 consid. 7b; 4A_631/2017 consid. 4.5).

Consid. 2.6
Bien que le texte de loi ne mentionne toujours que le dommage pour le droit préférentiel, cela s’applique indépendamment du motif de réduction (faute concomitante ou état maladif préexistant) et ne s’oppose pas à l’application du droit préférentiel partiel selon l’arrêt cité 4A_631/2017. Le législateur a réglé le principe et l’étendue de la subrogation à l’assureur dans les art. 72 ss LPGA. Selon l’art. 74 al. 2 let. e LPGA, l’indemnité pour atteinte à l’intégrité et l’indemnité à titre de réparation morale constituent notamment des prestations de même nature. Le législateur est donc conscient que les prétentions en réparation morale sont également concernées par la subrogation. Le fait qu’il n’ait pas prévu de réglementation particulière à cet égard dans l’art. 73 LPGA plaide en faveur du fait que les indemnités à titre de réparation morale doivent en principe être également régies par le droit préférentiel, d’autant plus que le Tribunal fédéral a déjà reconnu le droit préférentiel dans sa jurisprudence publiée (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316), bien que sous une forme atténuée, avant l’entrée en vigueur de la LPGA, et que le législateur ne voulait rien changer à la conception antérieure du droit préférentiel (KIESER, op. cit., n. 13 ad art. 73 LPGA et les références).

Consid. 2.7
Au vu de ce qui précède, il convient de se demander si le législateur aurait voulu s’en tenir à la solution de compromis de l’ATF 123 III 306 consid. 9b. Cependant, l’arrêt cité 4A_631/2017 consid. 4.5 ne partait déjà pas de cette hypothèse, sinon le Tribunal fédéral n’aurait pas pu y appliquer le droit préférentiel complet. En effet, l’ATF 123 III 306 ne concernait nullement un traitement particulier de la faute concomitante, mais abordait des problèmes généraux liés à la fixation de la réparation morale, qui se posent de la même manière pour tous les motifs de réduction :

Consid. 2.7.1
L’ATF 123 III 306 oppose la doctrine qui s’exprimait contre l’application du droit préférentiel – parce que la nature et la méthode de calcul de la réparation morale diffèrent de la fixation des dommages-intérêts – à celle qui ne reconnaît pas de différences essentielles avec les dommages-intérêts – se basant sur le fait que la jurisprudence actuelle tend vers un traitement analogue du dommage et de la réparation morale, et qu’il est approprié que le lésé soit d’abord entièrement indemnisé avant que des tiers qui ont encaissé des cotisations ou des primes n’entrent en jeu (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316 ; OVERNEY, op. cit, p. 254). Le Tribunal fédéral a suivi la position intermédiaire qui, tout en reconnaissant les différences entre la réparation morale et les dommages-intérêts, préconise néanmoins une application analogique du droit préférentiel dans une mesure réduite (OFTINGER/STARK, op. cit., p. 442 § 8 N. 55). Si l’ATF 123 III 306 était appliqué qu’aux seuls cas de faute concomitante, il ne conserverait en aucun cas sa signification initiale, mais celle-ci devrait être redéfinie (NUSSBAUMER, op. cit., p. 403).

Consid. 2.7.2
Il n’est pas évident de voir en quoi les différences entre l’indemnité à titre de réparation morale et les dommages-intérêts, invoquées par les opposants au droit préférentiel, justifieraient un traitement différent selon le motif de réduction (faute concomitante ou état maladif préexistant). Dans ce dernier cas, ces différences ne s’opposaient toutefois pas à l’application du droit préférentiel complet dans ce dernier cas (arrêt cité 4A_631/2017 consid. 4.5). Cela peut aussi s’expliquer par le fait que la fixation du montant de la réparation morale est certes une décision selon l’équité et que son calcul ne doit donc pas se faire selon des critères schématiques. Le montant de l’indemnité à titre de réparation morale ne doit pas être évalué selon des tarifs fixes, mais doit être adapté au cas d’espèce. Cela n’exclut toutefois pas de procéder à l’évaluation du préjudice immatériel en deux phases : une phase de calcul objective avec un montant de base comme point de repère et une phase ultérieure prenant en compte les particularités du cas d’espèce (base de responsabilité, faute [concomitante], situation individuelle du lésé) (ATF 132 II 117 consid. 2.2.3 et les références). C’est ainsi qu’a procédé le tribunal dans l’arrêt 4A_631/2017 cité, de sorte que l’influence en pourcentage de l’état maladif préexistant sur le montant de la réparation morale était évidente (arrêt cité 4A_631/2017 consid. 3.3). L’instance précédente a également procédé de la sorte dans le jugement attaqué et a expressément indiqué que la part de faute concomitante était (au moins) d’un quart. Sur ce point, le cas à juger ne se distingue pas de l’arrêt 4A_631/2017 cité, lequel n’est pas compatible avec l’ATF 123 III 306. Il a d’ailleurs été compris dans la doctrine comme le signe d’un abandon imminent et bienvenu de l’ATF 123 III 306 (BREHM, op. cit., N. 83c ad Art. 47 OR; NUSSBAUMER, op. cit., p. 403; WEBER, Der Personenschaden im Wandel, in: Personen-Schaden-Forum 2021, p. 46).

Consid. 2.7.3
Si l’ATF 123 III 306 était limité aux cas de faute concomitante, il n’y aurait certes plus de contradiction avec l’arrêt 4A_631/2017 cité, mais la solution de compromis à la base de l’ATF 123 III 306 prendrait une importance que ni son auteur ni le Tribunal fédéral ne lui ont jamais attribuée. Même si des raisons pourraient éventuellement être trouvées pour un traitement différencié des motifs de réduction (et donc aussi pour la poursuite de la jurisprudence établie dans l’ATF 123 III 306 dans le sens d’un droit préférentiel partiel pour les cas de faute concomitante) (cf. KOLLER, op. cit., p. 1430; arrêt cité 4A_631/2017 consid. 4.5), il convient de noter qu’il en va de même, par analogie, pour le dommage (FRÉSARD-FELLAY, Le recours, op. cit., p. 380 n. 1148), pour lequel le législateur n’a pas prévu de traitement particulier de la faute concomitante dans le cadre du droit préférentiel (hormis l’art. 73 al. 2 LPGA). De ce point de vue, un traitement particulier de l’indemnité à titre de réparation morale en cas de réduction due à une faute concomitante ne semble pas indiqué.

Consid. 2.7.4
Si la faute concomitante de la victime devait effectivement influencer l’ampleur du préjudice moral (cf. KELLER, op. cit., p. 223), il faudrait alors distinguer si une réduction est effectuée en considérant que le tort à supporter apparaît plus petit en raison du motif de réduction que sans celui-ci (cette réduction resterait non affectée par le droit préférentiel), ou si la prétention en réparation morale de la personne lésée est réduite parce qu’il ne semble pas approprié, au vu du motif de réduction, de faire supporter à la personne responsable l’indemnité pleine correspondant au tort subi (ici le droit préférentiel s’applique).

Consid. 2.8
Ainsi, il existe des raisons pertinentes qui s’opposent au maintien de la solution selon l’ATF 123 III 306. Le recourant bénéficie en principe du droit préférentiel.

Consid. 3
Il ne ressort pas de l’arrêt attaqué que le préjudice moral ou les souffrances subies à la suite de l’écrasement de la main pendant le travail auraient été diminués par le fait qu’ils n’ont pas été causés uniquement par l’absence de dispositif de protection, mais aussi par une faute concomitante – les douleurs et les restrictions subies par le recourant n’en sont pas affectées. La décision attaquée ne peut pas être comprise ainsi. Sous cet angle également, le recourant peut se prévaloir du droit préférentiel. L’intimé conteste toutefois le calcul de la réparation morale effectué par l’instance précédente. En effet, le recourant ne peut déduire une quelconque prétention fondée sur le droit préférentiel que dans la mesure où l’indemnité à titre de réparation morale non réduite en raison d’une faute concomitante dépasse l’indemnité pour atteinte à l’intégrité.

Consid. 3.1
La défenderesse conteste le fait que l’instance inférieure ait augmenté l’indemnité de base de trois fois 10%.

Consid. 3.1.1 [résumé]
L’instance précédente a conclu que la défenderesse n’avait pas contesté certains changements de personnalité et le trouble de stress post-traumatique. Cependant, la défenderesse affirme que cette interprétation est erronée. Elle soutient n’avoir jamais reconnu ces éléments dans sa réponse, mais avoir simplement cité des expertises psychiatriques et des décisions de l’assurance-accidents et de l’AI. La défenderesse insiste sur le fait qu’elle n’a pas admis ces circonstances, mais les a au contraire contestées dans sa réponse

Consid. 3.1.2
Il est en outre contesté qu’un autre supplément doive être vu dans la perte de la carrière professionnelle ou dans la réinsertion infructueuse du recourant et dans l’atteinte à l’avenir économique. Les explications correspondantes dans les mémoires sont maintenues.

Consid. 3.2
Le recourant fait valoir que le recours joint est étranger à la procédure devant le Tribunal fédéral. L’objet du litige dans cette procédure est uniquement l’application du droit préférentiel. Les arguments avancés par la défenderesse doivent être écartés.

Consid. 3.3
L’objection du recourant n’est pas pertinente : la défenderesse aurait dû déposer son propre recours si elle avait voulu modifier en sa faveur le résultat de la décision attaquée (c’est-à-dire dans le dispositif). En ce sens, il n’existe effectivement pas de possibilité de former un recours joint (ATF 134 III 332 consid. 2.5). En revanche, selon une jurisprudence constante, il est admissible de contester dans la réponse au recours les considérants de l’instance précédente qui peuvent avoir des effets défavorables pour la partie ayant obtenu gain de cause dans la procédure cantonale. Cela correspondait à une pratique constante sous l’empire de l’OJ (déjà ATF 61 II 125 consid. 1; 118 II 36 consid. 3) et continue à s’appliquer sans changement sous le régime du recours en matière civile (arrêt du Tribunal fédéral 4A_605/2019 du 27 mai 2020 consid. 2.2 et la référence). Toutefois, les mêmes exigences de motivation que pour un recours s’appliquent. La réponse au recours n’y satisfait pas, dans la mesure où elle conteste la décision attaquée :

Consid. 3.3.1
Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, les simples renvois au dossier ne sont pas pertinents ; il faut exposer dans l’acte de recours lui-même en quoi le jugement attaqué viole le droit (ATF 143 II 283 consid. 1.2.3; 140 III 115 consid. 2; 133 II 396 consid. 3.2 avec références). De plus, le simple fait de s’en tenir aux arguments développés dans les écritures cantonales ne satisfait pas à l’exigence d’une discussion suffisante de la décision attaquée. Il n’y a pas lieu d’entrer en matière sur le grief relatif à l’avenir économique.

Consid. 3.3.2
Mais même en faisant abstraction de cela, la défenderesse ne démontre pas suffisamment ce qu’elle prétend avoir exposé précisément dans les passages cités par l’instance précédente (cf. sur les exigences y relatives : arrêts du Tribunal fédéral 4A_125/2024 du 5 août 2024 consid. 4.3; 4A_438/2023 du 9 janvier 2024 consid. 1.3.2; chacun avec références) et en quoi il serait manifestement insoutenable de conclure qu’elle n’a pas contesté les allégations de la partie adverse. Le fait qu’il n’y ait pas eu de reconnaissance expresse ne signifie pas que l’intimée ait contesté de manière juridiquement suffisante les allégations de la partie adverse, d’autant plus qu’aux endroits indiqués, elle ne fait «aucune remarque» sur certaines allégations du recours et renvoie elle-même à des pièces jointes à la demande. Une citation d’une expertise ainsi que des décisions de l’assurance-accidents ou de l’AI peut également indiquer que les allégations du demandeur ne sont pas contestées. La défenderesse devrait démontrer où et dans quelle mesure elle prétend avoir clairement contesté les circonstances invoquées par l’instance précédente. Une simple affirmation ne suffit pas à satisfaire aux exigences de motivation.

Consid. 3.4
Les griefs soulevés par la défenderesse s’avèrent insuffisamment motivés, de sorte que la décision attaquée demeure inchangée à cet égard. Elle ne soulève pas, dans sa réponse au recours, d’objections motivées de manière juridiquement suffisante contre le montant réclamé par le recourant. En l’absence d’arguments suffisamment étayés concernant l’ampleur de la réduction due à la faute concomitante, qui est fixée dans la décision attaquée à au moins 25%, la réduction effectuée par l’instance précédente est également maintenue sur ce point.

Consid. 4
Ainsi, le recours s’avère fondé, l’arrêt attaqué doit être annulé et la défenderesse doit être condamnée à payer au recourant CHF 9’500 avec intérêts à 5% depuis le 8 octobre 2010.

Conformément à l’issue de la procédure, la défenderesse est tenue de payer les frais et dépens pour la procédure devant le Tribunal fédéral, l’art. 65 al. 4 let. c LTF s’appliquant aux frais de justice. La cause est renvoyée à l’instance précédente pour qu’elle statue à nouveau sur les frais et dépens de la procédure cantonale.

 

Le TF admet le recours du lésé.

 

 

Remarques personnelles

Dans l’affaire jugé par le Tribunal fédéral, le montant dû par le responsable a été fixé à CHF 9’500, soit la différence entre l’indemnité pour tort moral fixé par l’instance cantonale à CHF 41’000 et l’indemnité pour atteinte à l’intégrité de CHF 31’500.

Cet arrêt du Tribunal fédéral marque un progrès significatif dans la protection des victimes. En clarifiant l’application du droit préférentiel en matière de tort moral, notre Haute Cour met fin à une pratique controversée issue de l’ATF 123 III 306, renforçant ainsi considérablement la position des victimes. Désormais, celles-ci peuvent bénéficier pleinement du droit préférentiel, y compris pour les indemnités pour tort moral, ce qui représente une avancée majeure dans la reconnaissance de leurs droits.

Cette décision uniformise le traitement du droit préférentiel, qu’il s’agisse de dommages matériels ou de tort moral, simplifiant ainsi la pratique juridique et assurant une plus grande cohérence dans l’application de la loi. Cette approche s’aligne parfaitement avec l’esprit de la LPGA et l’intention du législateur de protéger les intérêts des victimes d’accidents. En reconnaissant que la fixation de l’indemnité pour tort moral ne se distingue pas fondamentalement de l’indemnité pour dommage matériel, le Tribunal fédéral justifie un traitement similaire, ce qui contribue à une meilleure équité dans l’indemnisation des victimes.

En conclusion, cette décision représente une évolution positive du droit en faveur d’une meilleure protection des victimes. Elle reflète une compréhension plus nuancée et équitable des préjudices subis, notamment en ce qui concerne le tort moral, et devrait contribuer à l’avenir à une indemnisation plus juste et complète des victimes.

 

Arrêt 4A_312/2024 consultable ici

 

Proposition de citation : 4A_312/2024 (d) du 05.12.2024, in assurances-sociales.info – ionta (https://assurances-sociales.info/2025/01/4a_312-2024)

 

 

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