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8C_419/2024 (f) du 26.05.2025 – Rente d’invalidité – Rechute – Capacité de travail exigible – Effets secondaires habituels et notoirement connus de la forte médication antalgique prescrite à l’assurée

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_419/2024 (f) du 26.05.2025

 

Consultable ici

 

Rente d’invalidité – Rechute / 16 LPGA – 11 OLAA

Capacité de travail exigible – Effets secondaires habituels et notoirement connus de la forte médication antalgique prescrite à l’assurée

Valeur probante de l’expertise médicale judiciaire – Frais d’expertise judiciaire à charge de l’assurance-accidents

 

Résumé
À la suite d’un accident survenu en 1988 et de multiples interventions à la hanche gauche, l’état de santé s’est aggravé dès 2016 sous forme de coxodynies chroniques, avec boiterie de type Trendelenburg, limitations marquées (positions tolérées < 30 minutes, périmètre de marche < 20 minutes) et effets secondaires d’une forte médication antalgique. L’expertise judiciaire a confirmé la cohérence de ces atteintes avec le traumatisme et les chirurgies, retenu qu’une capacité de 50% avait subsisté jusqu’en 2018, puis qu’aucune activité, même sédentaire avec alternance des positions, n’était plus exigible en raison des douleurs et des troubles de la concentration et de la vigilance. La cour cantonale a accordé une « rente entière », après stabilisation fin septembre 2019, et a mis les frais d’expertise à la charge de l’assureur-accidents en raison de lacunes et contradictions des appréciations médicales administratives. Le recours de l’assureur-accidents a été rejeté par le TF.

Cf. également mon commentaire en fin d’article.

 

Faits
Le 03.08.1988, l’assurée, née en 1969 et employée comme téléphoniste, a perdu la maîtrise de son véhicule et a percuté un arbre, ce qui lui a occasionné une fracture comminutive diaphysaire du fémur gauche ainsi qu’une fracture trimalléolaire à gauche. Par décision du 12.11.1990, l’assurance-accidents lui a alloué une indemnité pour atteinte à l’intégrité de 15%, sans rente dès lors que les séquelles ne réduisaient pas sa capacité de gain de manière importante.

En raison d’un raccourcissement du fémur gauche et d’un défaut d’axe de rotation dus aux suites de la première opération, elle a annoncé plusieurs rechutes (1991, 1992, 1994, 1995), prises en charge. Par décision du 28.02.1997, une rente d’invalidité LAA a été octroyée dès le 01.11.1996, fondée sur une incapacité de gain de 50%.

Le 30.08.2016, l’employeuse auprès de laquelle l’assurée travaillait comme téléopératrice à 50% a communiqué une nouvelle rechute de l’accident du 03.08.1988. En incapacité de travail totale, elle se plaignait de douleurs lombaires basses et de douleurs à la hanche gauche et a consulté plusieurs spécialistes. Selon ceux-ci, il existait deux problématiques : l’une lombaire (mal-alignement lombo-sacré avec hypolordose L4–S1), l’autre à la hanche gauche (insuffisance chronique des abducteurs sur rupture des tendons moyen et petit; dégénérescence graisseuse du moyen fessier, stade IV selon Goutallier).

En avril 2017, le docteur F.__ a pratiqué une arthrodèse L4–S1. L’assurance-accidents a refusé de prester pour les troubles du dos, mais a accepté la prise en charge de l’opération du 20.02.2018 par le docteur E.__ (exploration de la péri-hanche gauche avec cure de hernie fasciale et bursectomie trochantérienne) ainsi que l’incapacité en découlant. Selon ce médecin, l’intervention avait amélioré la fonction de la hanche, mais des douleurs persistaient autour de la péri-hanche gauche.

En août 2019, le médecin-conseil, spécialiste en chirurgie orthopédique, a procédé à un examen final. Dans son rapport du 02.09.2019, complété le 30.09.2019, il a considéré l’état stabilisé et a retenu des limitations fonctionnelles (pas de marche et de station debout ou assise prolongées supérieures à 30 minutes, pas d’accroupissement et d’agenouillement, port de charges extrêmement limité, position assise limitée à 20 minutes). Tout en relevant que de moindres surcharges mécaniques entraînaient des douleurs rendant toute activité impossible et nécessitant une période de repos de plusieurs mois, il a indiqué qu’une activité sédentaire avec alternance assise/debout était exigible. Il a estimé qu’il n’y avait pas lieu de revoir le taux d’atteinte à l’intégrité de 15% fixé en 1990.

L’assurance-accidents a mis fin au paiement des soins médicaux et des indemnités journalières dès le 01.10.2019. Par décision du 21.11.2019, elle a refusé d’augmenter la rente d’invalidité LAA, considérant l’absence d’aggravation notable. L’assurée a formé opposition, en produisant notamment un rapport du docteur G.__ du 23.06.2020 faisant état d’une lésion évolutive de la hanche et de la fesse gauches depuis l’accident, entraînant une incapacité de travail majeure. Sur la base d’une nouvelle appréciation du médecin-conseil du 27.11.2020, l’assurance-accidents a écarté l’opposition (décision sur opposition du 11.12.2020).

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/513/2024 – consultable ici)

Dans le cadre de son recours, l’assurée a produit plusieurs rapports médicaux, dont un rapport du 10.07.2018 du docteur F., selon lequel elle souffrait essentiellement d’une douleur fessière gauche et les lombalgies, certes liées à une atteinte dégénérative, étaient également influencées par la boiterie en rapport avec la lésion de la musculature fessière gauche.

La cour cantonale a mis en œuvre une expertise médicale judiciaire (mandat au professeur J.).

Par arrêt du 26.06.2024, la cour cantonale a admis partiellement le recours en ce sens que l’assurée a droit à une rente entière d’invalidité LAA dès le 01.10.2019 et a mis les frais de l’expertise judiciaire, par 7’754 fr. 40, à la charge de l’assurance-accidents.

 

TF

Consid. 3
(…) S’agissant de la valeur probante d’une expertise judiciaire, on rappellera que le juge ne s’écarte en principe pas sans motifs impérieux des conclusions d’une expertise médicale judiciaire (ATF 143 V 269 consid. 6.2.3.2), la tâche de l’expert étant précisément de mettre ses connaissances spéciales à la disposition de la justice afin de l’éclairer sur les aspects médicaux d’un état de fait donné. Selon la jurisprudence, peut notamment constituer une raison de s’écarter d’une expertise judiciaire le fait que celle-ci contient des contradictions ou qu’une surexpertise ordonnée par le tribunal en infirme les conclusions de manière convaincante. En outre, lorsque d’autres spécialistes émettent des opinions contraires aptes à mettre sérieusement en doute la pertinence des déductions de l’expert, on ne peut pas exclure, selon les cas, une interprétation divergente des conclusions de ce dernier par le juge ou, au besoin, une instruction complémentaire sous la forme d’une nouvelle expertise médicale (ATF 135 V 465 consid. 4.4 et la référence citée).

Consid. 4 [résumé]
En substance, l’expert judiciaire a constaté que les tendinopathies des fessiers, la hernie du fascia lata, la bursite prétronchantérienne, l’ossification hétérotopique (opérée en 2012) ainsi que l’insuffisance chronique des adducteurs avec rupture des muscles moyen et petit fessiers (opérée en 2018) étaient en relation de causalité avec les interventions chirurgicales à la hanche gauche et avec la boiterie de type Trendelenburg à gauche, source de surcharge musculaire. Il a retenu qu’une aggravation était survenue depuis 2016 sous la forme de coxodynies chroniques prédominant sur les lombalgies, empêchant de rester assise/couchée/debout plus de 30 minutes, d’effectuer des accroupissements, limitant la force et la mobilité du membre inférieur gauche et réduisant le périmètre de marche à moins de 20 minutes; la station assise le dos droit était impossible en raison de tensions trochantériennes influençant les maux de dos; la montée des escaliers se faisait marche par marche et le port de charges était limité. Les plaintes et limitations décrites étaient cohérentes avec les lésions anatomiques, explicables par le traumatisme et les chirurgies subies.

Interpellé sur la capacité de travail dans l’activité habituelle en lien (probable) avec l’accident de 1988 et son évolution, il a déclaré qu’au vu de l’examen clinique et de l’anamnèse, l’assurée, qui avait pu maintenir une capacité de 50% jusqu’en 2018, n’était plus en mesure de reprendre son activité professionnelle, cette incapacité étant en lien direct avec les coxodynies gauches. À la question de la capacité dans une activité adaptée, il a répondu qu’aucune activité n’était compatible avec des douleurs chroniques obligeant à changer de position tous les quarts d’heure et avec l’usage d’opiacés susceptibles d’entraîner des troubles de la concentration et de la vigilance.

Consid. 5 [résumé]
La cour cantonale a considéré que l’expertise judiciaire répondait aux réquisits jurisprudentiels permettant de lui reconnaître une pleine valeur probante et qu’il n’y avait aucun motif de s’en écarter. Se fondant sur les conclusions du professeur J.__, elle a retenu que l’état de santé de l’assurée en lien avec l’accident de 1988 s’était aggravé au point de la rendre incapable d’exercer une quelconque activité professionnelle. Partant, elle a jugé que l’assurée, dont l’état s’était stabilisé à la fin septembre 2019, avait droit à une « rente entière » d’invalidité à compter du 1er octobre 2019.

Consid. 6.2 [résumé]
Selon la jurisprudence, c’est la tâche du médecin de porter un jugement sur l’état de santé, en particulier d’indiquer dans quelle mesure celui-ci a évolué et pour quelles activités l’assuré est incapable de travailler (ATF 140 V 193 consid. 3.2; 125 V 256 consid. 4 et les arrêts cités).

La lecture des considérations de l’expert judiciaire montre qu’il constate une aggravation des séquelles depuis 2016 et qu’il considère, vu l’importance et le caractère difficilement contrôlable des coxodynies obligeant à changer de position tous les quarts d’heure, que la capacité de travail est désormais marginale et, partant, inexploitable. En cela, l’expert judiciaire a porté un jugement sur l’évolution de l’état de santé et la capacité de travail de l’assurée qui relève de son champ de compétence quoi qu’en dise l’assurance-accidents.

On peut au demeurant relever que, dans ses appréciations médicales, le médecin-conseil a lui-même souligné que de moindres surcharges mécaniques étaient de nature à entraîner des douleurs rendant toute activité impossible et nécessitant une période de repos et de traitement de l’ordre de quelques mois. C’est d’ailleurs un des motifs qui ont conduit la cour cantonale à ordonner une expertise judiciaire, y voyant une contradiction avec le fait que le médecin-conseil avait néanmoins conclu à l’exigibilité d’une activité sédentaire avec alternance assise/debout.

Quant aux troubles de la concentration et de la vigilance évoqués par l’expert judiciaire, il s’agit d’effets secondaires habituels et notoirement connus de la forte médication antalgique prescrite à l’assurée.

Il s’ensuit qu’en l’absence de raisons de s’écarter de l’expertise judiciaire (cf. consid. 3 supra), la cour cantonale était fondée à en suivre les conclusions.

Consid. 8.2
Selon la jurisprudence, les frais d’expertise peuvent être mis à la charge de l’assurance-invalidité ou de l’assureur-accidents lorsque les résultats de l’instruction mise en oeuvre dans la procédure administrative n’ont pas une valeur probatoire suffisante pour trancher des points juridiquement essentiels (ATF 139 V 225 consid. 4.3; 137 V 210 consid. 4.4.1 et 4.4.2). Cette règle ne saurait toutefois entraîner la mise systématique des frais d’une expertise judiciaire à la charge de l’autorité administrative. Encore faut-il que l’autorité administrative ait procédé à une instruction présentant des lacunes ou des insuffisances caractérisées et que l’expertise judiciaire serve à pallier les manquements commis dans la phase d’instruction administrative. En d’autres termes, il doit exister un lien entre les défauts de l’instruction administrative et la nécessité de mettre en oeuvre une expertise judiciaire. En revanche, lorsque l’autorité administrative a respecté le principe inquisitoire et fondé son opinion sur des éléments objectifs convergents ou sur les conclusions d’une expertise qui répondait aux exigences jurisprudentielles, la mise à sa charge des frais d’une expertise judiciaire ordonnée par l’autorité judiciaire de première instance, pour quelque motif que ce soit (à la suite par exemple de la production de nouveaux rapports médicaux ou d’une expertise privée), ne saurait se justifier (ATF 143 V 269 consid. 3.3; 140 V 70 consid. 6.1; 139 V 496 consid. 4.4).

Consid. 8.3 [résumé]
En l’espèce, la cour cantonale a motivé la mise à charge des frais par des lacunes caractérisées dans les appréciations du médecin-conseil relevées dans son ordonnance d’expertise, qui avaient rendu nécessaire une expertise judiciaire. L’assurance-accidents ne discute pas cette motivation et se borne à affirmer que son médecin-conseil s’est prononcé « de manière approfondie ». On ne peut que confirmer le point de vue cantonal : les considérations du médecin-conseil ont varié et manquent de cohérence. Dans ses appréciations de septembre 2019, il souligne que de moindres surcharges mécaniques risquent de provoquer une incapacité de travail de longs mois, ce qui contredit l’exigibilité d’une reprise d’activité professionnelle dans la même mesure qu’auparavant; dans son appréciation de novembre 2020, il admet des limitations plus conséquentes mais les attribue ni au membre inférieur gauche ni au rachis, évoquant une surcharge due à un déséquilibre bassin–rachis et à une dysplasie fémoro-acétabulaire, diagnostic absent du dossier. Dans ces conditions, l’avis du médecin-conseil, sur lequel reposait la décision sur opposition, ne pouvait avoir valeur probante et une instruction complémentaire s’imposait. L’appréciation sur dossier produite par l’assureur-accidents en procédure cantonale ne saurait y pallier. Les frais de l’expertise judiciaire ont donc été mis à juste titre à la charge de l’assurance-accidents.

 

Le TF rejette le recours de l’assurance-accidents.

 

Arrêt 8C_419/2024 consultable ici

 

 

Commentaire

A mes yeux, cet arrêt présente un double intérêt.

Premièrement, il confirme le rôle essentiel du médecin-expert dans l’évaluation de la capacité résiduelle de travail. Le médecin-expert reste dans son champ de compétence lorsqu’il conclut à l’inexistence d’une capacité de travail exploitable. En l’espèce, les limitations fonctionnelles et les douleurs chroniques, attestées médicalement et démontrées par un examen clinique complet, constituent précisément la matière sur laquelle le médecin doit se prononcer. Le médecin-expert peut ainsi conclure à l’inexistence d’une capacité de travail exploitable (consid. 6.2 de l’arrêt du Tribunal fédéral). Par conséquent, lorsque l’expert judiciaire constate que les douleurs, la nécessité de changer continuellement de position et d’autres limitations rendent toute activité impraticable, ses conclusions s’imposent au juge, sauf contradiction manifeste ou lacune patente.

Deuxièmement, l’arrêt souligne l’importance particulière des effets secondaires d’une médication antalgique lourde, comme la morphine et ses dérivés (cf. l’arrêt du tribunal cantonal ATAS/513/2024 consid. 4.1.5). Ces substances sont notoirement connues pour altérer la concentration et la vigilance (consid. 6.2 de l’arrêt du Tribunal fédéral). Le Tribunal fédéral rappelle qu’il s’agit d’éléments médicaux objectivement constatables et parfaitement intégrés dans l’analyse de la capacité de travail. En d’autres termes, on ne saurait examiner exclusivement les limitations fonctionnelles « mécaniques » (comme la boiterie ou la réduction du périmètre de marche) sans considérer simultanément les conséquences induites par la médication indispensable au contrôle des douleurs. Il incombe donc au médecin-expert, au médecin traitant ou au médecin-conseil d’évaluer ces effets secondaires et d’en tenir compte dans les limitations fonctionnelles et dans l’estimation de la capacité de travail exigible.

En définitive, cet arrêt apporte une clarification précieuse. D’une part, le médecin-expert agit dans son rôle lorsqu’il conclut à l’absence de toute capacité de travail exploitable en raison de limitations sévères. D’autre part, une forte médication antalgique doit être prise en compte dans l’évaluation de la capacité de travail, ses effets secondaires étant notoirement connus.

 

 

8C_628/2024 (f) du 25.03.2025 – Capacité de travail exigible – Valeur probante de l’expertise pluridisciplinaire

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_628/2024 (f) du 25.03.2025

 

Consultable ici

 

Capacité de travail exigible – Valeur probante de l’expertise pluridisciplinaire / 16 LPGA – 44 LPGA

 

Assurée, née en 1974 et titulaire d’une formation d’employée de commerce, a exercé en tant que comptable indépendante sous une raison individuelle créée en septembre 2013, jusqu’à la faillite de cette dernière en février 2020. En janvier 2020, elle a sollicité des prestations auprès de l’office AI, invoquant un trouble bipolaire de type 2 et un syndrome douloureux somatoforme persistant, diagnostiqués depuis 2002.

L’office AI a ordonné plusieurs mesures d’instruction, incluant la collecte d’avis médicaux et une expertise pluridisciplinaire (avec volets en médecine interne, rhumatologie, psychiatrie et bilan neuropsychologique). Dans leur rapport du 13 mai 2022, les experts ont conclu à une capacité de travail, définie par le volet psychiatrique, de 0% entre décembre 2019 et février 2022 et de 50% dès mars 2022, dans toute activité. Une enquête économique complémentaire a été réalisée pour évaluer l’activité indépendante.

Se fondant sur l’avis de son SMR, aux termes duquel l’assurée présentait une capacité de travail similaire dans toute activité, y compris dans l’activité habituelle, l’office AI a admis que le taux d’invalidité se confondait avec celui de l’incapacité de travail. Par décision du 26.07.2023, procédant à une comparaison en pour-cent, l’office AI a reconnu à l’assuré le droit à une rente entière d’invalidité à partir du 01.07.2020 puis à une demi-rente d’invalidité dès le 01.03.2022.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/737/2024 – consultable ici)

Par jugement du 27.09.2024, admission partielle du recours par le tribunal cantonal et maintien du droit à une rente entière d’invalidité dès le 01.03.2022.

 

TF

Consid. 4 [résumé]
La cour cantonale a mis en doute la valeur probante de l’expertise pluridisciplinaire, soulignant que l’évaluation d’une capacité de travail durable de 50% dès fin février 2022 paraissait contredite par les données médicales. Bien que l’état psychique de l’assurée se soit partiellement amélioré après ses hospitalisations en 2021-2022, les scores de dépression (BDI-II : 29) et d’anxiété (échelle de Hamilton : 23) indiquaient toujours une pathologie sévère. La conclusion de l’expert, selon laquelle l’assurée avait recouvré une capacité de travail durable de 50% dès la fin de sa dernière hospitalisation ne convainquait pas, dès lors que cet expert faisait état, de décembre 2019 à février 2022, d’une évolution trop chaotique et de périodes d’amélioration trop courtes ou trop fluctuantes pour attester d’une amélioration pérenne. De plus, l’anamnèse dressée par l’expert psychiatre indiquait des difficultés dans le classement des archives des anciens clients de l’assurée, difficultés qui avaient également été relevées lors de l’enquête économique effectuée en août 2022, soit près de cinq mois plus tard. La juridiction cantonale a encore souligné que la psychiatre traitante avait attesté d’une incapacité totale de travail de l’assurée depuis qu’elle la suivait (octobre 2022).

Sur le plan somatique, le constat du rhumatologue – qui excluait tout impact incapacitant des diagnostics de fibromyalgie, syndrome lombo-vertébral chronique ou obésité – a été jugé insuffisamment motivé. La cour cantonale a notamment relevé l’absence d’examen concret des répercussions fonctionnelles de ces pathologies et l’omission d’analyser spécifiquement la fibromyalgie conformément à la jurisprudence, ni lors de l’évaluation consensuelle.

Cela étant, la cour cantonale a considéré qu’il n’était pas indispensable de compléter l’instruction. S’appuyant sur les limitations fonctionnelles établies (difficultés à mobiliser ses ressources pendant un long moment, mauvaise gestion de son stress, fatigabilité, difficultés de concentration, d’attention et de mémoire de travail) et le bilan neuropsychologique révélant des atteintes cognitives moyennes, la cour cantonale a estimé que l’activité habituelle de comptable – exigeant de fortes capacités attentionnelles – n’était pas la mieux adaptée aux limitations fonctionnelles de l’assurée et qu’une profession moins exigeante sur le plan intellectuel correspondait mieux aux aptitudes de cette dernière.

Elle a dès lors rejeté la méthode de comparaison en pour-cent utilisée par l’office AI au profit de la méthode ordinaire de comparaison des revenus, s’appuyant sur l’ESS 2020. Elle a évalué le revenu d’invalide à l’aide de la table TA1_tirage_skill_level, ligne « total », appliquant le niveau de compétences 1 puis le niveau 2, et tenant compte d’une capacité de travail de 50% « en partant de l’hypothèse que les conclusions des experts […] au sujet de la capacité de travail […] soient probantes ». Elle a conclu que dans toutes les hypothèses, le taux d’invalidité n’était pas inférieur à 70%.

Consid. 6.1
En l’occurrence, la cour cantonale a considéré que les experts ne motivaient pas de façon suffisante leurs conclusions sur la capacité de travail ; elle n’en a pas pour autant formellement nié le caractère probant.

Cela étant, elle a émis des doutes sur le caractère durable de l’amélioration de l’état de santé psychique de l’assurée et sur sa capacité à travailler à 50% dès le 01.03.2022. Ses doutes résultaient de ses constatations relatives à la situation médicale, où elle reprenait le contenu du volet psychiatrique de l’expertise du 13.05.2022, qu’elle comparait aux lettres de sortie des récentes hospitalisations de l’assurée (séjour au service de psychiatrie adulte de l’Hôpital B.__ du 30.11.2021 au 10.01.2022; séjour à la Clinique C.__ du 08.02.2022 au 28.02.2022), à ses déclarations lors de l’enquête économique effectuée en août 2022 et à l’avis de la psychiatre traitante qui la suivait depuis octobre 2022.

La juridiction cantonale a également mis en doute le fait que l’activité habituelle de comptable apparaisse comme réellement adaptée aux limitations fonctionnelles de l’assurée. Pour autant, elle a renoncé à compléter l’instruction, laissant ouverte la question de la valeur probante de l’expertise, tout comme celle de la capacité de travail dont disposait l’assurée dès le 01.03.2022. Elle a ensuite retenu, nonobstant ses doutes, que l’assurée n’était en mesure que de reprendre à 50% une activité professionnelle adaptée à ses limitations fonctionnelles – l’activité exercée précédemment étant exclue dans ce contexte -, ce qui justifiait d’appliquer la méthode ordinaire de comparaison des revenus pour l’évaluation de l’invalidité.

En procédant ainsi, la juridiction cantonale a agi de manière contradictoire et arbitraire. Elle ne pouvait pas, sans nier la valeur probante de l’expertise ni compléter l’instruction par une nouvelle expertise, s’écarter des constatations des experts relatives à la capacité résiduelle de travail de l’assurée dans l’activité habituelle. On rappellera, comme le fait du reste valoir l’office AI recourant, que la capacité de travail dont dispose l’assurée dès le 01.03.2022 – dans son activité habituelle de comptable et dans une activité adaptée – a une influence sur l’évaluation du revenu d’invalide, et corollairement sur la quotité de la rente. Eu égard aux doutes – fondés – sur cet aspect, ainsi que sur la question de l’amélioration – durable ou non – de l’état de santé de l’assurée au 01.03.2022 (art. 88a al. 1 RAI), l’instruction médicale doit être complétée.

 

Le TF admet le recours de l’office AI, annule le jugement cantonal et la décision, la cause étant renvoyée à l’office AI pour mise en œuvre d’une nouvelle expertise et nouvelle décision.

 

Arrêt 8C_628/2024 consultable ici

 

8C_344/2024 (f) du 26.03.2025 – Valeur probante d’une expertise médicale – 44 LPGA / Divergences entre les appréciations d’observation professionnelle et médicales

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_344/2024 (f) du 26.03.2025

 

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Valeur probante d’une expertise médicale / 44 LPGA

Divergences entre les appréciations d’observation professionnelle et médicales

 

Assuré né en 1996, titulaire d’un CFC d’informaticien, entame en 2017 une formation complémentaire de technicien en informatique interrompue le 20.12.2018 à la suite d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Le 06.02.2019, il dépose une demande AI.

L’office AI lui a octroyé successivement plusieurs mesures : observation professionnelle (02.06.2020 – 31.08.2020), entraînement progressif au travail en tant qu’informaticien (01.09.2020 – 30.11.2020), soutien à la recherche d’emploi (08.01.2021 – 02.05.2021) et placement à l’essai au sein de la société C.__ Sàrl avec coaching (03.05.2021 – 15.07.2021). La réintégration de l’assuré sur le marché du travail n’ayant pas réussi, l’Office AI met fin à l’aide au placement le 16.07.2021.

Par préavis du 27.04.2022, l’office AI a indiqué son intention de rejeter la demande de rente, estimant le degré d’invalidité inférieur à 30%. L’assuré a contesté cette décision les 02.05.2022 et 07.06.2022, tout en bénéficiant d’un mandat de soutien auprès de la fondation D.__ d’août 2022 à février 2023.

Le SMR a ordonné une expertise bidisciplinaire, confiée aux Dr E.__ (neurologue FMH) et Dr F.__ (psychiatre-psychothérapeute FMH), certifiés SIM. Leur rapport du 24.01.2023 a conduit l’office AI à allouer à l’assuré, par décision du 16.05.2023, un trois quarts de rente d’invalidité à partir du 01.12.2020.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 28.05.2024, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 2.3
Le tribunal peut accorder une pleine valeur probante à une expertise mise en œuvre dans le cadre d’une procédure administrative au sens de l’art. 44 LPGA, aussi longtemps qu’aucun indice concret ne permet de douter de son bien-fondé (ATF 135 V 465 consid. 4.4; 125 V 351 consid. 3b/bb). En effet, au vu de la divergence consacrée par la jurisprudence entre un mandat thérapeutique et un mandat d’expertise (ATF 124 I 170 consid. 4), on ne saurait remettre en cause une expertise ordonnée par l’administration ou le juge et procéder à de nouvelles investigations du seul fait qu’un ou plusieurs médecins traitants ont une opinion distincte de celle exprimée par les experts. Il n’en va différemment que si ces médecins traitants font état d’éléments objectivement vérifiables ayant été ignorés dans le cadre de l’expertise et qui sont suffisamment pertinents pour remettre en cause les conclusions de l’expertise (arrêt 8C_816/2023 du 28 août 2024 consid. 3.2 et l’arrêt cité).

Consid. 2.4
Par ailleurs, il appartient avant tout aux médecins, et non aux spécialistes de l’orientation professionnelle, de se prononcer sur la capacité de travail d’un assuré souffrant d’une atteinte à la santé et sur les éventuelles limitations résultant de celles-ci (ATF 140 V 193 consid. 3.2; arrêts 9C_462/2022 du 31 mai 2023 consid. 4.2.2.1; 9C_441/2019 du 28 octobre 2019 consid. 3.1). Cependant, les organes d’observation professionnelle ont pour fonction de compléter les données médicales en examinant concrètement dans quelle mesure l’assuré est à même de mettre en valeur une capacité de travail et de gain sur le marché du travail (arrêt 9C_1035/2009 du 22 juin 2010 consid. 4.1, in SVR 2011 IV n° 6 p. 17). Au regard de la collaboration étroite, réciproque et complémentaire, selon la jurisprudence, entre les médecins et les organes d’observation professionnelle (cf. ATF 107 V 17 consid. 2b), on ne saurait toutefois dénier toute valeur aux renseignements d’ordre professionnel recueillis à l’occasion d’un stage pratique pour apprécier la capacité résiduelle de travail de l’assuré en cause. En effet, dans les cas où les appréciations (d’observation professionnelle et médicale) divergent sensiblement, il incombe à l’administration, respectivement au tribunal de confronter les deux évaluations et, au besoin, de requérir un complément d’instruction (arrêts 9C_68/2017 du 18 avril 2017 consid. 4.4.2; 9C_512/2013 du 16 janvier 2014 consid. 5.2.1 et les arrêts cités).

Consid. 3.1 [résumé]
Les juges cantonaux ont accordé une pleine force probante au rapport d’expertise bidisciplinaire du 24.01.2023, tant sur le plan formel que matériel. Ils ont retenu que l’assuré présentait une phobie sociale, un probable syndrome d’Asperger et des séquelles d’un AVC survenu quatre ans auparavant, sans déficit sensitivomoteur mais avec une fatigue persistante, une fatigabilité accrue et des troubles neuropsychologiques durables.

La juridiction cantonale a fait sienne l’appréciation consensuelle des experts, qui ont estimé la capacité de travail à 50% dans l’activité habituelle et entre 60% et 70% dans une activité adaptée, à savoir une activité évitant le stress et exercée dans un milieu de travail bienveillant, avec peu d’exposition au regard des autres et le moins possible de contacts avec la clientèle ou des collègues, ainsi que de changements de collègues, de clients ou encore de responsables.

Sur cette base, le taux d’invalidité a été fixé à 61% dès le 01.12.2021, ouvrant droit à un trois-quarts de rente d’invalidité.

Consid. 3.2 [résumé]
L’assuré reproche à la juridiction inférieure d’avoir fondé son jugement sur une expertise du 24.01.2023 qu’il juge lacunaire et inexacte. Il relève que le psychiatre expert a évoqué un syndrome d’Asperger « à confirmer » sans en examiner l’incidence sur la capacité de travail. Les juges cantonaux auraient également écarté les conclusions du psychiatre traitant de l’assuré, du 19.06.2023, en retenant un rapport de complaisance de la part de ce dernier, alors qu’il serait le seul à s’être intéressé au diagnostic d’Asperger, à l’avoir confirmé et à s’être exprimé sur les limitations de la capacité de travail en lien avec ce diagnostic.

L’assuré dénonce l’absence dans l’expertise d’éléments clés des rapports d’observation professionnelle, notamment ceux de la Fondation B.__ concernant ses limitations sur le marché ordinaire. Il souligne une contradiction dans l’évaluation du rendement à 50-60% par l’Orif, calculé sur une base horaire réduite à 60%, ce qui ramènerait sa capacité réelle à 30-36%.

L’assuré critique en outre le fait que les juges cantonaux aient suivi les conclusions de l’expert-psychiatre concernant sa capacité de travail en dépit du fait que celles-ci divergeaient de celles issues des rapports d’observation professionnelle et que l’expert-psychiatre ne se soit pas exprimé au sujet de ces divergences. L’assuré argue également que sa capacité de travail est nulle sur le premier marché de l’emploi, les conditions-cadres spécifiées par les experts dans une activité adaptée étant typiques de celles d’un atelier protégé, ce que les juges cantonaux n’auraient pas retenu.

Consid. 4.1
Les griefs de l’assuré à l’encontre du jugement entrepris, en tant qu’il reconnaît une pleine valeur probante à l’expertise bidisciplinaire ordonnée par l’office AI, sont fondés dans une large mesure.

Dans la partie « résumé médico-assécurologique commun », en particulier, cette expertise mentionne le rapport final de l’Orif du 19.07.2021 en indiquant que le rendement de l’assuré y était évalué entre 50 et 60%. Comme le souligne l’assuré, elle omet de préciser que ce rendement limité n’était obtenu que sur une activité exercée à 60%, ce qui entraîne une présentation erronée de la capacité de travail effective de l’assuré constatée par l’Orif (30 à 36%, et non 50 à 60%). Certes, l’expert-psychiatre et l’expert-neurologue mentionnent ensuite que la précédente activité était exercée à raison de quatre heures par jour seulement. Toutefois, l’ambiguïté demeure, dès lors qu’ils font état d’une capacité de travail de 40 à 60% dans cette activité sans discuter des constatations effectuées lors des stages professionnels, relatives à une capacité de travail notablement inférieure et qui sont à peine évoquées. L’expert-psychiatre n’expose par ailleurs pas comment il aboutit pour sa part au constat d’une capacité de travail globale de 40 à 60% dans cette activité, tout en admettant une performance globale réduite dans la même mesure sur un temps de présence limité à quatre heures par jour, ce qui paraît contradictoire.

Enfin, au regard de la capacité de travail tout de même très limitée constatée lors de stages sous l’égide de l’assurance-invalidité dans un environnement déjà très bienveillant, les constatations de l’expert-psychiatre relatives à une capacité de travail de 70 à 80% dans une activité exercée à plein temps, divergent manifestement de celles effectuées par l’Orif, même si l’on prend en considération les limitations mentionnées par l’expert, relatives à la nécessité d’un employeur présentant une bienveillance supérieure à la norme, ainsi que d’éviter autant que possible le regard des autres et les impératifs d’interaction sociale régulière, de même que les contacts avec les collègues ou la clientèle aussi restreints que possible, même par téléphone. L’expert-psychiatre ne pouvait passer purement et simplement sous silence ces divergences.

Selon les juges cantonaux, l’expert-psychiatre a estimé de manière convaincante que les troubles psychiques de l’assuré ne sont que faiblement incapacitants, en mettant en relief les ressources conséquentes dont il disposait. Il avait ainsi pu terminer sa scolarité et obtenir un certificat fédéral de capacité, disposait de très bonnes compétences en informatique, apprenait rapidement, était consciencieux, discipliné et réaliste, mais aussi méthodique, analytique et orienté vers les détails. Il pouvait également compter sur le soutien de sa famille. En outre, toujours selon la Cour cantonale, l’expert-psychiatre avait considéré que la capacité de travail de l’assuré pouvait encore être améliorée par une prise en charge plus serrée et spécifique des troubles d’anxiété sociale, avec une intensification de la médication. Sur ce dernier point, on doit toutefois constater que l’expert-psychiatre a évoqué un probable syndrome d’Asperger, en laissant ce diagnostic ouvert dès lors qu’il devrait être confirmé par de plus amples investigations.

Or il est pour le moins prématuré de se prononcer sur les possibilités de prise en charge médicale et d’amélioration des symptômes ainsi que de la capacité résiduelle de travail, notamment par un traitement médicamenteux, sans préalablement vérifier la pertinence du diagnostic de syndrome d’Asperger, comme le relève à juste titre l’assuré. Par ailleurs, en ce qui concerne les ressources de l’assuré, les juges cantonaux, comme l’expert-psychiatre, ont dans une large mesure retranscrit la description qu’en faisait lui-même l’assuré dans son curriculum vitae. Cela prête à discussion et il aurait convenu d’en vérifier la pertinence, ou du moins de l’étayer par les observations faites lors des stages professionnels.

Enfin, l’assuré a produit en instance cantonale un rapport de la Fondation D.__, qui constate l’échec de toutes les tentatives d’insertion professionnelle de l’assuré pendant un accompagnement de six mois et recommande une activité auprès d’un employeur bienveillant non pas sur le premier marché du travail, mais sur le « deuxième marché du travail », autrement dit dans un milieu protégé. Les juges cantonaux ont totalement passé sous silence ces conclusions, qui paraissent, comme les constatations de l’Orif, difficilement compatibles avec la capacité résiduelle de travail de 70 à 80% constatée par l’expert-psychiatre sur le marché primaire de l’emploi, même auprès d’un employeur bienveillant et en limitant autant que possible tous contacts sociaux.

Consid. 4.2
Il ressort de ce qui précède que l’expertise bidisciplinaire présente des lacunes que l’on ne peut ignorer, dans la mesure où l’anamnèse socio-professionnelle comporte des imprécisions notables et où les experts, en particulier l’expert-psychiatre, n’exposent pas de manière claire pourquoi ils se distancient de l’évaluation de la capacité de travail lors des stages professionnels effectués par l’assuré.

Au vu de leurs constatations peu claires, pour autant qu’elles ne soient pas même contradictoires, relatives à la capacité de travail dans les activités effectuées pendant ces stages, il n’est d’ailleurs pas sûr qu’ils aient pris la mesure des empêchements présentés par l’assuré, quand bien même ils en ont retenu que les contacts sociaux devaient être limités autant que possible.

L’analyse des ressources de l’assuré est relativement sommaire, se limitant au constat d’une scolarité obligatoire et de l’obtention d’un certificat fédéral de capacité ainsi qu’à la retranscription des qualités que se prête l’assuré dans son curriculum vitae ainsi qu’à la référence à un soutien par la famille et le réseau de soins.

Le diagnostic psychiatrique reste également à préciser, ce qui ne permet pas de tirer de conclusions sur les possibilités d’amélioration des symptômes et de la capacité de travail par un traitement, contrairement à ce que les juges cantonaux ont pris en considération dans leur appréciation.

Dans ces conditions, la juridiction cantonale ne pouvait pas, sans arbitraire, attribuer une pleine valeur probante à l’expertise et statuer sans autre mesure d’instruction, en passant également sous silence les conclusions du rapport de la Fondation D.__. La cause lui sera donc renvoyée afin qu’elle ordonne une nouvelle expertise bidisciplinaire et statue à nouveau.

Le TF admet le recours de l’assuré.

 

Arrêt 8C_344/2024 consultable ici

 

8C_271/2024 (f) du 11.10.2024 – Capacité de travail exigible de 100% mais exercice de l’ancienne activité (non adaptée) à 60% – Détermination du revenu d’invalide

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_271/2024 (f) du 11.10.2024

 

Consultable ici

 

Revenu d’invalide pour un assuré ayant subi une amputation transtibiale / 16 LPGA

Obligation de réduire le dommage / 21 al. 4 LPGA

Capacité de travail exigible de 100% mais exercice de l’ancienne activité (non adaptée) à 60% – Détermination du revenu d’invalide

 

Assuré, né en 1962, disposant d’un CFC de ramoneur, travaillait depuis 1989 comme agent d’exploitation spécialisé auprès de l’entreprise B.__ SA. Le 03.07.2019, il a subi une chute en montagne pendant son travail, entraînant une fracture ouverte du pilon tibial de la jambe droite. Malgré plusieurs interventions chirurgicales, son état s’est détérioré, menant à une amputation transtibiale droite le 30.04.2020 en raison d’un retard de consolidation, avec pseudarthrose septique et insuffisance vasculaire.

L’assuré a été hospitalisé pour réadaptation à deux reprises, d’abord du 04.03.2020 au 30.04.2020, puis du 05.05.2020 au 07.08.2020. Une évaluation médicale effectuée le 01.10.2020 a objectivé une bonne évolution à presque cinq mois de l’amputation. Il a été relevé les limitations fonctionnelles suivantes : pas de position prolongée debout, pas de marche en terrain irrégulier ou en pente, pas de montée ou descente d’escaliers de manière fréquente, pas de port de charges de plus de 10 kg de manière fréquente et montée ou descente d’échelle très occasionnellement seulement. La marche sur les échafaudages devait être évitée et l’assuré devait pouvoir utiliser des bâtons de marche pour la marche prolongée.

Le 17.02.2021, l’employeur a proposé un poste à 65%, mais l’assurance-accidents a exprimé des doutes quant à la prise en charge des 35% restants. Le médecin-conseil a confirmé, le 01.03.2021, qu’une activité adaptée à plein temps était exigible, sous réserve de pauses régulières (minimum quatre par jour) afin de soigner le moignon.

L’assuré a commencé un travail à temps partiel le 24.05.2021 pour trois semaines, prolongé ensuite pour évaluation. À la suite de cette période, son rendement a été fixé à 40% puis à 50%.

L’état de santé de l’assuré étant stabilisé, l’assurance-accidents a mis fin au paiement des soins médicaux et des indemnités journalières avec effet au 30.09.2021 (sous réserve de contrôles médicaux et des traitements symptomatiques). Par décision du 17.09.2021, confirmée sur opposition, elle a reconnu à l’assuré le droit à une rente d’invalidité d’un taux de 25% dès le 01.10.2021. Elle a notamment déterminé le revenu d’invalide sur la base des données statistiques issues de l’Enquête suisse sur la structure des salaires (ESS). En outre, elle lui a accordé une IPAI de 35%.

L’assuré a été engagé à un taux d’activité de 60% auprès de l’entreprise B.__ SA dès le 01.10.2021.

L’office AI a accordé à l’assuré une rente entière d’invalidité du 01.07.2020 au 31.12.2020, au motif que, dès le 16.09.2020, toute activité légère et adaptée à son état de santé était exigible de sa part, à 100%, avec un rendement normal; dès lors, elle a fixé le taux d’invalidité à 32%.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 04.04.2024, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 4.2
Le revenu d’invalide doit être évalué avant tout en fonction de la situation professionnelle concrète de la personne assurée. Lorsque l’activité exercée après la survenance de l’atteinte à la santé repose sur des rapports de travail particulièrement stables, qu’elle met pleinement en valeur la capacité de travail résiduelle exigible et que le gain obtenu correspond au travail effectivement fourni et ne contient pas d’éléments de salaire social, c’est le revenu effectivement réalisé qui doit être pris en compte pour fixer le revenu d’invalide (ATF 139 V 592 consid. 2.3; 135 V 297 consid. 5.2). En l’absence d’un revenu effectivement réalisé, soit lorsque la personne assurée, après la survenance de l’atteinte à la santé, n’a pas repris d’activité lucrative ou alors aucune activité normalement exigible, le revenu d’invalide peut être évalué sur la base de salaires fondés sur les données statistiques résultant de l’ESS (ATF 148 V 419 consid. 5.2; 148 V 174 consid. 6.2; 139 V 592 consid. 2.3; 135 V 297 consid. 5.2). Aux fins de déterminer le revenu d’invalide, le salaire fixé sur cette base peut à certaines conditions faire l’objet d’un abattement de 25% au plus (ATF 148 V 174 consid. 6.3; 129 V 472 consid. 4.2.3; 126 V 75 consid. 5b/aa-cc).

Consid. 6.2
L’assuré soutient que, durant toute la procédure administrative, l’assurance-accidents n’aurait proposé aucune autre démarche de réinsertion que celle chez son ancien employeur. Il serait donc contraire à la bonne foi de lui reprocher indirectement cette réinsertion, en lui imposant un autre emploi. À ce propos, il sied de rappeler que la réadaptation professionnelle incombe en principe aux organes de l’assurance-invalidité (cf. art. 19 al. 1 LAA et art. 15 ss LAI). En l’espèce, l’office AI a constaté qu’un droit théorique à un reclassement (art. 17 LAI) existait, dès lors que l’activité exercée auparavant n’était plus réalisable à 100%; toutefois, les conditions subjectives du droit à cette mesure n’étaient pas réalisées, parce que l’assuré souhaitait conserver son activité habituelle adaptée à 60%. Le grief soulevé par l’assuré est ainsi infondé. La cour cantonale a en outre exposé à juste titre que le principe général de l’obligation de diminuer le dommage valable en droit des assurances sociales, ancré notamment à l’art. 21 al. 4 LPGA, exige de l’assuré de mettre en œuvre tout ce qu’on peut raisonnablement attendre de lui pour atténuer les conséquences de son accident (ATF 134 V 109 consid. 10.2.7; 129 V 460 consid. 4.2).

Consid. 6.3.1
Il ressort des constatations de l’arrêt attaqué et des protocoles d’entretien que l’assuré ne peut pas reprendre l’activité qu’il avait exercé auprès de B.__ SA avant l’accident à cause des limitations fonctionnelles qu’il présente. L’employeur a fait un effort pour lui attribuer des travaux qui sont adaptées à ces limitations et qu’il est encore en mesure d’accomplir. Cependant, l’employeur a souligné qu’il n’a pas la possibilité de regrouper certaines activités pour en faire une occupation à 100% en raison de l’organisation du travail et qu’il ne pourra pas toujours assurer une occupation durable de 65 à 70%. Finalement, il a engagé l’assuré dès le 01.10.2021 à un taux de 60%. Ce taux d’occupation est ainsi dû principalement à l’impossibilité pour l’employeur d’offrir à l’assuré un taux d’activité supérieur.

Consid. 6.3.2
Si une augmentation du taux d’occupation n’est pas possible selon les indications de l’employeur, le revenu correspondant à la capacité de travail résiduelle (dépassant le taux d’activité effectivement mis en œuvre), peut être déterminé, selon la jurisprudence, en fonction des donnés statistiques, pour autant qu’une telle possibilité de gain puisse être réalistement envisagée au regard du marché du travail équilibré (arrêts 9C_140/2017 du 18 août 2017 consid. 5.4; 8C_7/2014 du 10 juillet 2014 consid. 7 et 8, in SVR 2014 IV n° 37 p. 130; MARGIT MOSER-SZELESS, in Commentaire romand, Loi sur la partie générale des assurances sociales, 2018, n° 30 ad art. 16 LPGA).

Consid. 6.3.3
En l’espèce l’employeur n’a pas pu proposer un taux d’occupation supérieur à 60%. Le maintien de cet emploi est par ailleurs justifié au vu des circonstances. En ce qui concerne le salaire exact dès le 01.10.2021, il ne figure pas au dossier, mais l’assuré admet que sa perte de gain, s’il travaille à 60% exclusivement pour B.__ SA, est de 40%. On peut ainsi partir du principe que son revenu effectif se situe à 60% du salaire de 87’075 fr. qu’il gagnait avant l’accident, soit autour de 52’245 fr. Compte tenu de l’éventail d’emplois diversifiés disponibles sur le marche équilibré du travail, la nature et l’importance des troubles présentés par l’assuré ne constituent pas des obstacles irrémédiables à la reprise d’une activité professionnelle à 40%.

Consid. 6.3.4
Par conséquent, il sied de déterminer le revenu d’invalidité sur la base du salaire que réalise l’assuré pour son activité de 60% auprès de B.__ SA et d’y ajouter un salaire hypothétique, qui est pris en compte à raison de 40%. Ce dernier se détermine sur la base de l’ESS 2018 (tableau TA1_tirage_skill_level, total homme, niveau de compétence 1, en tenant compte de l’horaire normal de travail de la branche économique et de l’évolution des salaires nominaux, soit 68’761 fr. 80, selon le calcul de l’assurance-accidents qui n’est pas remis en question par l’assuré). Pour une activité à 40%, il correspond à un montant de 27’504 fr. 70. Même en prenant en considération, par hypothèse, un abattement maximal de 25%, le revenu à prendre en considération (20’628 fr. 50), additionné à celui réalisé auprès de B.__ SA (52’245 fr.), exclurait un taux d’invalidité supérieur à celui constaté par l’assurance-accidents. Il n’en va pas différemment en prenant en considération une diminution de rendement de 10% pour tenir compte de la nécessité de faire des pauses. Il s’ensuit que le recours est mal fondé.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 8C_271/2024 consultable ici

 

8C_104/2024 (d) du 22.10.2024, destiné à la publication – Prestations de l’assurance-invalidité en cas d’obésité : adaptation de la jurisprudence

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_104/2024 (d) du 22.10.2024, destiné à la publication

 

Arrêt 8C_104/2024 consultable ici

Communiqué de presse du TF du 21.11.2024 consultable ici

 

Prestations de l’assurance-invalidité en cas d’obésité : adaptation de la jurisprudence

 

Le Tribunal fédéral adapte sa jurisprudence concernant le droit aux prestations de l’assurance-invalidité en cas d’obésité. Le fait que l’obésité soit en principe accessible à un traitement ne s’oppose ainsi plus d’emblée au droit à une rente. Il peut toutefois être attendu des personnes concernées qu’elles suivent des traitements qui peuvent raisonnablement être exigés d’elles pour remédier à l’atteinte, tels qu’une thérapie diététique ou un programme d’activité physique.

Conformément à la jurisprudence antérieure, l’obésité (surpoids important) n’entraînait en principe pas d’invalidité donnant droit à une rente. Une obésité ne relevait de l’assurance-invalidité que s’il en résultait une atteinte à la santé physique ou psychique ou si de telles atteintes en étaient la cause. Cette jurisprudence considérait en fin de compte que le surpoids important pouvait être surmonté par un effort de volonté. Cette pratique s’était développée sur la base de celle concernant les addictions. Le Tribunal fédéral a par la suite cependant adapté (suite également à la modification de sa pratique concernant les troubles dépressifs légers ou moyens) sa jurisprudence en la matière (ATF 145 V 215, communiqué de presse du 5 août 2019). Selon dite jurisprudence, il faudrait à l’avenir déterminer dans chaque cas, dans le cadre d’une procédure probatoire structurée, dans quelle mesure l’atteinte influe sur la capacité de travail de la personne assurée.

On ne voit pas de raison de maintenir la jurisprudence spécifique rendue jusqu’ici en matière d’obésité. A cet égard, il convient de tenir compte du fait que l’obésité est une maladie somatique (physique) chronique et complexe. La jurisprudence doit par conséquent être modifiée en ce sens que le fait qu’un traitement de l’obésité soit en principe possible ne s’oppose pas per se à un droit à la rente. Il convient ainsi de se demander pour chaque cas particulier dans quelle mesure la maladie restreint la capacité de travail. Bien évidemment, l’obligation de diminuer le dommage s’applique aussi en cas d’obésité. Un droit à une rente d’invalidité suppose en ce sens que la personne concernée entreprenne les traitements qui peuvent raisonnablement être exigés d’elle, tels que des thérapies diététiques, médicamenteuses ou comportementales ou encore un programme d’activité physique.

Dans le cas concret, le Tribunal fédéral admet partiellement le recours d’une femme présentant une obésité de classe III et un indice de masse corporelle de 58, qui avait demandé sans succès une rente d’invalidité. Il va de soi que la recourante n’a en tous les cas pas la possibilité de retrouver immédiatement une capacité de travail à 100%. L’Office AI devra rendre une nouvelle décision ; à cet effet, des examens médicaux devront également être effectués au regard de l’obligation de réduire le dommage.

 

Arrêt 8C_104/2024 consultable ici

Communiqué de presse du TF du 21.11.2024 consultable ici

 

NB : le même jour que le communiqué de presse du TF, l’office fédéral de la statistique a publié les résultats de l’enquête suisse sur la santé (communiqué de presse de l’OFS du 21.11.2024).

En 2022, 31% des personnes de 15 ans ou plus vivant en Suisse étaient en surpoids et 12% étaient obèses. La proportion de personnes présentant ces affections variait toutefois selon le groupe de population. Les hommes étaient par exemple davantage touchés que les femmes. Les personnes obèses ou en surpoids souffraient plus fréquemment de maladies cardiovasculaires, de diabète ou d’autres maladies chroniques que les personnes de poids normal. L’obésité allait en outre plus souvent de pair avec des symptômes sévères de dépression. Ce sont là quelques-uns des résultats de la nouvelle publication de l’OFS consacrée au surpoids et à l’obésité.

Selon l’OFS, le surpoids et l’obésité peuvent favoriser l’apparition de maladies chroniques, provoquer des troubles physiques et détériorer la qualité de vie des personnes atteintes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnaît l’obésité comme une maladie chronique complexe. Critère essentiel en la matière, le poids corporel est notamment influencé par le sexe, l’âge et le niveau de formation.

Les personnes sans formation post-obligatoire souffraient davantage de surpoids et d’obésité en 2022. Le gradient social s’est fait sentir davantage chez les femmes que chez les hommes : en tenant compte de l’âge, les hommes sans formation post-obligatoire avaient respectivement 2,4 et 1,4 fois plus de risques d’être obèses ou en surpoids que les hommes ayant achevé une formation du degré tertiaire. Les femmes sans formation post-obligatoire présentaient un risque 2,9 fois plus élevé d’être obèses et un risque 2,0 fois plus grand d’être en surpoids que les femmes titulaires d’un diplôme du degré tertiaire

Publication de l’OFS « Enquête suisse sur la santé 2022 – Surpoids et obésité » disponible ici

 

9F_11/2024 (f) du 16.09.2024 – Demande de révision d’un arrêt du Tribunal fédéral / Nouvelle expertise – Appréciation différente insuffisante comme motif de révision

Arrêt du Tribunal fédéral 9F_11/2024 (f) du 16.09.2024

 

Consultable ici

 

Demande de révision d’un arrêt du Tribunal fédéral / 123 LTF – 124 LTF

Nouvelle expertise – Appréciation différente insuffisante comme motif de révision

 

Par décision du 12.04.2018, l’office AI a reconnu le droit de l’assuré à une rente entière d’invalidité du 01.12.2016 au 30.06.2017. Saisi d’un recours du prénommé contre cette décision, le tribunal cantonal l’a rejeté. Statuant le 14.05.2019 sur le recours formé par l’assuré contre cet arrêt, le Tribunal fédéral l’a rejeté (arrêt 9C_146/2019).

Le 29.05.2024, l’assuré a présenté une demande de révision de l’arrêt du Tribunal fédéral 9C_146/2019 du 14.05.2019 fondée sur l’art. 123 al. 2 let. a LTF. Sur le rescindant, il requiert l’annulation de cet arrêt (ainsi que celles de l’arrêt cantonal et de la décision administrative). Sur le rescisoire, il conclut principalement à l’octroi de trois quarts de rente d’invalidité à compter du 01.12.2016 et subsidiairement au renvoi de la cause à la juridiction cantonale pour complément d’instruction et nouvelle décision « tenant compte des faits pertinents découverts après coup invoqués à l’appui de la présente demande de révision ».

 

TF

Consid. 1
Le Tribunal fédéral n’ayant pas le droit de procéder à une reformatio in pejus (cf. art. 107 al. 1 LTF), il n’y a pas lieu de revenir sur le droit du requérant à une rente entière d’invalidité du 01.12.2016 au 30.06.2017. Sa conclusion principale tendant à l’octroi de trois quarts de rente d’invalidité à compter du 01.12.2016 doit dès lors être interprétée en ce sens qu’il requiert la reconnaissance du droit à trois quarts de rente à partir du 01.07.2017.

Consid. 2
En vertu de l’art. 123 al. 2 let. a LTF, la révision peut être demandée dans les affaires civiles et les affaires de droit public, si le requérant découvre après coup des faits pertinents ou des moyens de preuve concluants qu’il n’avait pas pu invoquer dans la procédure précédente, à l’exclusion des faits ou moyens de preuve postérieurs à l’arrêt.

Selon la jurisprudence, ne peuvent justifier une révision que les faits qui se sont produits jusqu’au moment où, dans la procédure principale, des allégations de faits étaient encore recevables, mais qui n’étaient pas connus du requérant malgré toute sa diligence; en outre, ces faits doivent être pertinents, c’est-à-dire qu’ils doivent être de nature à modifier l’état de fait qui est à la base de l’arrêt entrepris et à conduire à un jugement différent en fonction d’une appréciation juridique correcte (ATF 134 III 669 consid. 2.2 et les références). Les preuves, quant à elles, doivent servir à prouver soit les faits nouveaux importants qui motivent la révision, soit des faits qui étaient certes connus lors de la procédure précédente, mais qui n’avaient pas pu être prouvés, au détriment du requérant. Si les nouveaux moyens sont destinés à prouver des faits allégués antérieurement, le requérant doit aussi démontrer qu’il ne pouvait pas les invoquer dans la précédente procédure. Une preuve est considérée comme concluante lorsqu’il faut admettre qu’elle aurait conduit le juge à statuer autrement s’il en avait eu connaissance dans la procédure principale. Ce qui est décisif, c’est que le moyen de preuve ne serve pas à l’appréciation des faits seulement, mais à l’établissement de ces derniers. Ainsi, il ne suffit pas qu’une nouvelle expertise donne une appréciation différente des faits; il faut bien plutôt des éléments de fait nouveaux, dont il résulte que les bases de la décision entreprise comportaient des défauts objectifs. Pour justifier la révision d’une décision, il ne suffit pas que l’expert tire ultérieurement, des faits connus au moment du jugement principal, d’autres conclusions que le tribunal. Il n’y a pas non plus motif à révision du seul fait que le tribunal paraît avoir mal interprété des faits connus déjà lors de la procédure principale. L’appréciation inexacte doit être, bien plutôt, la conséquence de l’ignorance ou de l’absence de preuve de faits essentiels pour le jugement (cf. ATF 127 V 353 consid. 5b et les références; cf. également arrêt 8F_2/2016 du 27 juin 2016 consid. 1).

Consid. 3
Aux termes de l’art. 124 al. 1 let. d LTF, une demande de révision fondée sur l’art. 123 al. 2 let. a LTF doit être déposée devant le Tribunal fédéral dans les 90 jours qui suivent la découverte du motif de révision, mais au plus tôt dès la notification de l’expédition complète de l’arrêt. En l’espèce, le requérant n’a eu connaissance du motif de révision invoqué qu’à réception du projet de décision daté du 29.02.2024. L’office AI lui indiquait qu’il entendait rejeter la nouvelle demande de prestations qu’il avait présentée en avril 2020, en l’informant qu’il ressortait de l’expertise rhumatologique diligentée auprès de la Dre B.__, spécialiste en médecine physique et réadaptation et en rhumatologie (rapport du 15.12.2023 et complément du 07.02.2024), qu’il existait potentiellement des faits nouveaux en relation avec la demande de prestations qu’il avait déposée en mai 2016. Agissant par acte du 29.05.2024, l’assuré a donc respecté le délai légal de 90 jours.

Consid. 4.1
À l’appui de sa demande de révision, le requérant invoque l’existence d’un moyen de preuve nouveau, à savoir le rapport d’expertise de la Dre B.__. Il expose que le médecin y a indiqué qu’un examen supplémentaire de scintigraphie osseuse SPECT-CT avait été effectué le 24.10.2023 et qu’il avait mis en évidence qu’il présentait une instabilité L5-S1 et une pseudarthrose de la cage depuis l’intervention de spondylodèse dorsale L5-S5 et fusion intercorporelle avec cage (TLIF) qu’il avait subie le 09.06.2016, dont le Dr C.__, spécialiste en médecine interne générale et en rhumatologie et médecin au SMR, n’avait pas eu connaissance lors de l’examen clinique rhumatologique qu’il avait réalisé le 06.09.2017. En se référant à l’avis de la Dre B.__, qui a été confirmé par le Dr D.__, médecin au SMR (rapport du 12.02.2024), le requérant affirme que ce nouveau diagnostic justifie de retenir une capacité de travail de 50% dans une activité adaptée, avec une diminution de rendement de 10% depuis juin 2016, en lieu et place de la capacité de travail de 75% retenue à l’époque par le Dr C.__ depuis le 10.03.2017, tant dans l’activité habituelle de polisseur que dans une activité adaptée. Le requérant soutient que les faits mis en évidence par la Dre B.__ sont des faits nouveaux pertinents, de nature à modifier l’état de fait sur lequel il y a lieu de se fonder afin d’évaluer son taux d’invalidité. Il en déduit que si le Tribunal fédéral avait disposé d’un « état de fait complet » au moment de rendre l’arrêt 9C_146/2019 du 14.05.2019, le droit à « trois quarts de rente » lui eût été reconnu, avec pour conséquence qu’il eût admis le recours qu’il avait déposé contre l’arrêt du 21.01.2019.

Consid. 4.2 [résumé]
L’argumentation du requérant est mal fondée. Quoi qu’il en dise, le rapport d’expertise de la Dre B.__ et son complément ne sont pas un motif de révision de l’arrêt 9C_146/2019 du 14.05.2019, conformément à la jurisprudence précédemment rappelée (consid. 2 supra). En effet, selon celle-ci, il ne suffit pas, pour justifier la révision d’une décision, que l’expert tire ultérieurement, des faits connus au moment du jugement principal, d’autres conclusions que le tribunal. Autrement dit, la seule éventualité que les troubles de la personne assurée – connus et dont les conséquences ont été soigneusement examinées – soient qualifiés différemment ne constitue pas un fait pertinent au sens de la jurisprudence (cf. arrêt 9F_5/2014 du 8 mai 2014).

En l’espèce, l’état de santé de l’assuré était connu au moment où le Tribunal fédéral avait rendu l’arrêt 9C_146/2019 du 14.05.2019 et les conséquences de ses atteintes à la santé avaient été examinées. Un examen rhumatologique réalisé par le Dr C.__ avait diagnostiqué des lombosciatalgies chroniques et des discopathies, concluant à une capacité de travail totale avec une diminution de rendement de 25%. L’assuré avait également produit des rapports de ses médecins traitants mentionnant un « failed back surgery syndrome » et une incapacité totale de travail. Dans l’arrêt initial, le Tribunal avait noté que le Dr C.__ avait relativisé ce diagnostic, ses conclusions étant corroborées par celles du Dr E.__, neurologue.

Le rapport d’expertise de la Dre B.__, présenté comme motif de révision, ne concernait que l’appréciation des faits déjà établis et non l’établissement de nouveaux faits déterminants. Par conséquent, ce rapport ne constitue pas un motif de révision au sens de l’art. 123 al. 2 let. a LTF. La demande de révision est par conséquent mal fondée.

 

Le TF rejette la demande de révision de l’assuré.

 

Arrêt 9F_11/2024 consultable ici

 

8C_291/2024 (f) du 02.09.2024 – Notion d’invalidité – Décision rendue par les autorités françaises relative au degré d’invalidité ne lie pas les autorités suisses / 7 LPGA – 8 LPGA – ALCP

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_291/2024 (f) du 02.09.2024

 

Consultable ici

 

Capacité de travail exigible – Valeur probante de l’expertise pluridisciplinaire / 16 LPGA – 44 LPGA

Notion d’invalidité – Décision rendue par les autorités françaises relative au degré d’invalidité ne lie pas les autorités suisses / 7 LPGA – 8 LPGA – ALCP

 

Assuré, né en 1979, de nationalité française et domicilié en France, a été victime d’un accident de la circulation le 17.02.2016. Le 29.12.2016, dépôt d’une demande AI. Après avoir recueilli le dossier médical de l’assuré auprès de l’assurance-accidents et de l’assureur perte de gain, a mis en œuvre une expertise pluridisciplinaire (rhumatologie, médecine générale, psychiatrie, neurologie et neuropsychologie ; rapport du 06.09.2019). Les experts ont conclu à l’absence de limitations fonctionnelles et à une capacité de travail de 100 % dans l’activité habituelle dès le 17.05.2016.

Par projet de décision du 13.09.2019, l’office AI a informé l’assuré qu’il entendait rejeter sa demande de prestations AI. L’assuré ayant contesté ce projet de décision, l’Office de l’assurance-invalidité pour les assurés résidant à l’étranger (ci-après: OAIE) a confirmé, par décision du 07.11.2019, le projet de décision du 13.09.2019.

 

Procédure cantonale (arrêt C-6396/2019 – consultable ici)

Par jugement du 08.04.2024, rejet du recours par le Tribunal administratif fédéral.

 

TF

Consid. 5.1
L’expertise pluridisciplinaire du 06.09.2019 a conclu à l’absence de diagnostics et de limitations fonctionnelles ayant un impact sur la capacité de travail de l’assuré. Plusieurs diagnostics sans incidence sur la capacité de travail ont été retenus, notamment des troubles de personnalité, des céphalées, et divers problèmes physiques. L’expertise a établi que la capacité de travail de l’assuré était de 100% dans son activité habituelle et adaptée, sur les plans psychiatrique, neurologique et de médecine interne. En rhumatologie, la capacité de travail était de 100% dès le 17.05.2016, soit trois mois après l’accident. La cour cantonale a jugé que l’expertise pluridisciplinaire avait pleine valeur probante, les experts ayant examiné toutes les atteintes alléguées par l’assuré, motivé leurs conclusions de manière claire et circonstanciée, et pris en compte les rapports médicaux antérieurs pertinents. Les conclusions de l’expertise ont été confirmées par le médecin du SMR.

Consid. 5.3
Compte tenu de son pouvoir d’examen restreint, il n’appartient pas au Tribunal fédéral de procéder une nouvelle fois à l’appréciation des preuves administrées, mais à la partie recourante d’établir en quoi celle opérée par l’autorité cantonale serait manifestement inexacte ou incomplète, ou en quoi les faits constatés auraient été établis au mépris des règles essentielles de procédure. En l’occurrence, la juridiction cantonale a rappelé que le rapport d’expertise pluridisciplinaire du 06.09.2019 avait pleine valeur probante et que les experts s’étaient prononcés sur l’ensemble de la documentation médicale pertinente ainsi que sur les atteintes alléguées par l’assuré. En se limitant à arguer qu’il y aurait lieu de réévaluer objectivement son taux invalidité en tenant compte des nombreux diagnostics retenus par ses médecins français, à savoir un syndrome cervico-céphalique avec raideur cervicale, un syndrome de stress post-traumatique sévère et une névrose post-traumatique sévère sans perspective évolutive, l’assuré ne tente nullement d’établir, au moyen d’une argumentation précise et étayée, le caractère insoutenable de la constatation des faits opérée par les premiers juges et de l’appréciation juridique qu’ils ont faite de la situation.

Consid. 5.4
C’est par ailleurs en vain que l’assuré se réfère à des décisions rendues par la caisse d’assurance maladie (CPAM) et la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) lui reconnaissant un état d’invalidité « réduisant des deux-tiers au moins ses capacités de travail et de gain » ainsi qu’une invalidité « Catégorie 2 » reconnaissant son incapacité d’exercer une quelconque profession à compter du 8 octobre 2019. Ces pièces ne sont en effet pas pertinentes pour l’issue du présent litige, parce que la reconnaissance par les autorités françaises compétentes d’une incapacité totale de travail n’aurait pas d’influence sur l’examen du droit à une rente de l’assurance-invalidité suisse. En effet, le degré d’invalidité d’un assuré qui prétend une telle prestation est déterminé exclusivement d’après le droit suisse, même lorsque, comme en l’espèce, les dispositions de l’Accord du 21 juin 1999 entre la Confédération suisse, d’une part, et la Communauté européenne et ses Etats membres, d’autre part, sur la libre circulation des personnes (ALCP; RS 0.142.112.681) sont applicables à la contestation devant les autorités suisses (ATF 130 V 253 consid. 2.4; arrêts 9C_315/2018 du 5 mars 2019 consid. 2.2, 9C_486/2022 du 17 août 2023 consid. 2.2). Contrairement à ce que soutient l’assuré, la décision rendue par les autorités françaises relative à son degré d’invalidité ne lie pas les autorités suisses en application de l’art. 46 par. 3 du Règlement CE n° 883/2004, dès lors que la concordance des conditions relatives au degré d’invalidité entre les législations suisse et française n’est pas reconnue à l’annexe VII.

Enfin les premiers juges ont dûment pris en considération les documents médicaux établis en France, dont ils ont apprécié la valeur probante comme ils l’ont fait pour les documents médicaux établis en Suisse.

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

 

Arrêt 8C_291/2024 consultable ici

 

9C_265/2023 (f) du 19.08.2024 – Atteinte à la santé – Syndrome douloureux somatoforme et affections psychosomatiques comparables – Indicateurs standards / Valeur probante de l’expertise médicale judiciaire vs de l’avis du SMR

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_265/2023 (f) du 19.08.2024

 

Consultable ici

 

Atteinte à la santé – Syndrome douloureux somatoforme et affections psychosomatiques comparables – Indicateurs standards / 6 LPGA – 7 LPGA – 8 LPGA – 16 LPGA

Valeur probante de l’expertise médicale judiciaire vs de l’avis du SMR

La capacité de réaliser des tâches spécifiques de manière isolée ne reflète en effet pas la capacité de travail ni l’adaptation sociale et professionnelle globale de l’assuré

 

Assuré, né en 1961, chauffeur professionnel. Dépôt de la demande AI le 26.06.2019.

L’office AI a recueilli notamment l’avis du psychiatre traitant, puis réalisé une expertise psychiatrique. Le médecin expert a diagnostiqué – sans répercussion sur la capacité de travail – des troubles dépressifs récurrents (moyens, puis légers depuis janvier 2016) ainsi que des traits de personnalité émotionnellement labile; l’assuré pouvait exercer son activité habituelle ou toute autre activité adaptée à ses aptitudes à 100% depuis janvier 2016. L’office AI a nié le droit de l’assuré à des prestations de l’assurance-invalidité.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/138/2023 – consultable ici)

La cour cantonale a tenu une audience de comparution personnelle des parties et entendu l’épouse de l’assuré ainsi que le psychiatre traitant et le médecin expert. Le tribunal cantonal a ensuite mis en œuvre une expertise psychiatrique, avec bilan neuropsychologique. L’expert médical judiciaire a diagnostiqué – avec répercussion sur la capacité de travail – un trouble de la personnalité narcissique (d’intensité moyenne à sévère) et une dysthymie (correspondant à des affects dépressifs chroniques d’intensité légère). Selon l’expert, l’assuré présentait une capacité de travail de 40% dans toute activité depuis 2013. L’office AI a déposé la prise de position de la Dre E.__, spécialiste en médecine interne générale et médecin auprès de son SMR.

Par jugement du 02.03.2023, admission du recours par le tribunal cantonal, annulant la décision et renvoyant la cause pour nouvelle décision au sens des considérants.

 

TF

Consid. 3.2
Comme l’ont rappelé les juges cantonaux, le Tribunal fédéral a revu et modifié en profondeur le schéma d’évaluation de la capacité de travail, respectivement de l’incapacité de travail, en cas de syndrome douloureux somatoforme et d’affections psychosomatiques comparables. Il a notamment abandonné la présomption selon laquelle les troubles somatoformes douloureux ou leurs effets pouvaient être surmontés par un effort de volonté raisonnablement exigible (ATF 141 V 281 consid. 3.4 et 3.5) et introduit un nouveau schéma d’évaluation au moyen d’un catalogue d’indicateurs (ATF 141 V 281 consid. 4). Le Tribunal fédéral a ensuite étendu ce nouveau schéma d’évaluation aux autres affections psychiques ou psychosomatiques (ATF 143 V 409 et 418; 145 V 215). Aussi, le caractère invalidant d’atteintes à la santé psychique doit être établi dans le cadre d’un examen global, en tenant compte de différents indicateurs, dont notamment les limitations fonctionnelles et les ressources de la personne assurée, de même que le critère de la résistance du trouble psychique à un traitement conduit dans les règles de l’art (ATF 143 V 409 consid. 4.4).

Consid. 4.1 [résumé]
La juridiction cantonale, se basant sur l’expertise judiciaire, a conclu que l’assuré disposait d’une capacité de travail de 40% dans une activité adaptée à ses limitations fonctionnelles. L’expertise a été jugée conforme aux exigences, ayant été réalisée avec une connaissance approfondie du dossier médical et après plusieurs entretiens et une évaluation neuropsychologique. L’expert avait aussi consulté les proches de l’assuré ainsi que ses médecins traitants. L’analyse contenait une anamnèse détaillée et des diagnostics bien motivés. L’expert justifiait de manière convaincante son désaccord avec l’expertise antérieure, en expliquant les incohérences relevées chez l’assuré, notamment liées à un trouble de la personnalité narcissique. La juridiction a estimé qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter des conclusions de cette expertise. Elle a ainsi renvoyé l’affaire à l’office AI pour qu’il procède à une comparaison des revenus, en prenant en compte une capacité de travail réduite à 40% à partir du 01.12.2019, six mois après la demande de prestations.

 

Consid. 5
En l’occurrence, mise à part l’affirmation générale que la « capacité de gain » (recte: l’incapacité de travail [art. 6 LPGA]) de l’assuré avait été correctement analysée à la lumière des indicateurs développés par la jurisprudence, l’arrêt attaqué ne comporte aucun exposé – même  succinct – des motifs pour lesquels les constatations de l’expert judiciaire permettaient de conclure à une capacité de travail de 40% à l’aune des indicateurs pertinents (ATF 141 V 281 consid. 7). La simple mention de l’absence de « contradiction manifeste » dans l’expertise est insuffisante.

L’atteinte à la santé ouvrant droit à des prestations de l’assurance-invalidité constitue une notion juridique, et non pas une notion médicale. L’appréciation de la capacité de travail ne saurait par conséquent se résumer à trancher, sur la base de critères formels, quel rapport médical remplit au mieux les critères jurisprudentiels en matière de valeur probante (arrêt 9C_55/2016 du 14 juillet 2016 consid. 3.2 et les références). Si la provenance et la qualité formelle sont des facteurs permettant d’apprécier la portée d’un document médical, l’autorité précédente devait cependant expliquer pourquoi et dans quelle mesure les constatations médicales permettaient de conclure à une incapacité de travail déterminante à l’aune des indicateurs pertinents. Elle ne pouvait pas déléguer cette appréciation juridique à un médecin (cf. ATF 141 V 281 consid. 7; arrêt 8C_824/2023 du 4 juillet 2024 consid. 2.3).

 

Consid. 6.1
Les indicateurs standards devant être pris en considération en général sont classés d’après leurs caractéristiques communes (sur les catégories et complexes d’indicateurs, cf. ATF 141 V 281 consid. 4.1.3). Les indicateurs appartenant à la catégorie « degré de gravité fonctionnel » forment le socle de base pour l’évaluation des troubles psychiques (ATF 141 V 281 consid. 4.3).

Consid. 6.2
Les diagnostics posés par l’expert judiciaire et les constatations médicales y relatives ont été exposés conformément aux exigences de la jurisprudence.

L’expert judiciaire a constaté que, dans le cadre d’une décompensation d’un trouble de la personnalité narcissique consécutivement à des événements de vie marquants depuis 2013 (faillite de son entreprise, péjoration du rapport avec les membres de sa famille, rupture de contact avec ses sœurs et conflit autour de son logement), l’assuré s’était installé dans une position victimaire cherchant réparation, avec une sensibilité accrue à la critique, une souffrance liée au décalage entre ses aspirations et la réalité, une irritabilité accrue, un désintérêt pour les relations de proximité, un refus de l’autorité et un repli sur soi. Le trouble narcissique, qui était le principal moteur de l’invalidité, impliquait une sensibilité accrue à la critique, une intolérance aux actes d’autorité, une difficulté à concilier les aspirations de grandeur (relevées par sa référence au passé) et sa réalité d’homme à l’aide sociale, et des réactions colériques avec irritabilité et repli sur soi face aux impératifs de vie familiale et sociale. Les affects dépressifs étaient de sévérité légère (dysthymie) et n’étaient pas « per se » invalidants. La dysthymie devenait en revanche invalidante dans son interaction avec le trouble de la personnalité. Elle ajoutait une vision pessimiste de l’avenir, une tristesse tenace sans possibilité de se projeter dans l’avenir et un repli sur soi qui empêchait des interactions sociales.

Consid. 6.3
Concernant le complexe « atteinte à la santé », les constatations sur les manifestations concrètes de l’atteinte à la santé diagnostiquée aident à séparer les limitations fonctionnelles qui sont dues à une atteinte à la santé des conséquences (directes) de facteurs non assurés (ATF 141 V 281 consid. 4.3.1.1 et la référence). Le point de départ est le degré de gravité minimal inhérent au diagnostic.

Consid. 6.3.1
On ne saurait déduire – comme semble le proposer le médecin du SMR dans son avis – l’absence de gravité des atteintes à la santé de l’assuré en raison de l’exercice d’une activité lucrative sans problème majeur apparent jusqu’à l’âge de 52 ans (2013). Une telle conclusion méconnaîtrait – surtout en l’absence d’une prise en charge médicale adéquate – la problématique de la décompensation d’un trouble de la personnalité (narcissique) consécutivement à des événements de vie. Cependant, le fait d’avoir pu travailler pendant une longue période est un élément important à considérer dans l’évolution de la situation médicale (dans ce sens, voir arrêt 9C_618/2019 du 16 mars 2020 consid. 8.2.1.2).

En ce qui concerne ensuite les circonstances indiquant une possible exagération, l’expert judiciaire a relevé que la symptomatologie était clairement majorée par l’assuré qui considérait que l’accès à une rente de l’assurance-invalidité était un droit dont il était privé. Ainsi, lors des entretiens, l’assuré avait été très peu authentique, utilisant des superlatifs pour décrire sa situation (contrastant avec une clinique pauvre en symptômes), et les tests neuropsychologiques avaient mis en évidence des éléments en faveur d’une majoration des symptômes. De plus, l’assuré s’était révélé rapidement irritable si l’expert n’épousait pas son point de vue, se montrant amer et désillusionné, et avait pu également tenir des discours contradictoires ou proposer des théories explicatives (p. ex. la mort accidentelle de son frère qui aurait changé toute sa vie) de manière très inauthentique avec un discours plaqué.

Consid. 6.3.2
S’agissant des manifestations concrètes de l’atteinte à la santé, l’assuré ne présentait pas de pathologie psycho-développementale ni de trouble addictologique. Son intelligence était préservée et l’atteinte neuropsychologique était modeste (compte tenu de la majoration des symptômes observée). Le trouble de la personnalité était de sévérité moyenne, réfractaire au traitement psychiatrique intégré et dont la plus-value était limitée. Le travail psychothérapeutique était nécessaire et entrepris, mais chez un assuré avec des faibles capacités de mentalisation et un attachement manifeste aux bénéfices secondaires escomptés. L’observance thérapeutique (« compliance ») était bonne, mais sans aucun effet notable.

La vie sociale et affective de l’assuré était affectée de manière très significative. Le poids de la souffrance endurée était moyen chez un homme détaché affectivement, adoptant une position victimaire, souffrant du décalage entre son image du passé et sa réalité actuelle, mais également très inauthentique au contact, majorant ses symptômes en partie à cause des bénéfices secondaires escomptés. En termes de ressources, celles-ci étaient limitées, mais existantes sur le plan intellectuel. La composante affective était en revanche très limitée avec son trouble de la personnalité et sa dysthymie. L’assuré bénéficiait d’un soutien familial significatif.

Consid. 6.3.3
En ce qui concerne la cohérence des troubles, l’assuré présentait des limitations relativement homogènes touchant l’intégration dans un groupe, l’adaptation aux règles et la flexibilité, la relation à deux, la proactivité, l’endurance et la résistance, la planification des tâches, et la capacité de contact et de conversation avec des tiers (associées à une atteinte légère, mais existante, de la flexibilité mentale, du contrôle inhibiteur, de l’auto-activation et de l’attention sélective mais aussi de la vitesse de traitement de l’information et de l’attention).

Les deux pathologies (trouble de la personnalité et dysthymie) avaient un caractère chronique, peu susceptible d’être modifié par des interventions pharmacologiques. Les ressources psychiques de l’assuré étaient limitées à cause de son trouble de la personnalité, qui impliquait une installation dans une position victimaire cherchant réparation à ce jour. Le trouble de la personnalité diminuait clairement les ressources adaptatives sur le plan mental et psychique. L’atteinte neuropsychologique était en revanche modeste, compte tenu de la majoration des symptômes observée, et touchait en premier lieu la vitesse de traitement, les fonctions exécutives et attentionnelles. L’expertisé pouvait compter sur le soutien de son épouse et de ses enfants, mais aussi sur celui d’une sœur. L’assuré bénéficiait d’un soutien familial significatif.

Consid. 6.4
Il résulte des éléments qui précèdent que l’expert judiciaire a clairement pris en considération le fait que l’assuré majorait ses symptômes, dans une tentative de renforcer sa revendication d’une rente de l’assurance-invalidité (consid. 6.3.1 supra). Dès lors, au moment de se prononcer sur la capacité de travail de l’assuré, l’expert a expliqué que ses conclusions tenaient compte des ressources, de l’analyse fonctionnelle, des indicateurs jurisprudentiels et de la majoration des symptômes. Cela démontre une approche rigoureuse et critique de l’expert, prenant en compte la possibilité de simulation ou d’exagération des symptômes pour des bénéfices secondaires. Tout au long de son rapport, l’expert a de plus insisté sur le fait que le trouble de la personnalité narcissique, de sévérité moyenne, diminuait significativement les ressources adaptatives de l’assuré sur le plan mental et psychique et était – quoi qu’en dise l’office AI – peu susceptible d’être modifié par des interventions pharmacologiques. Il a encore mis en évidence la complexité des symptômes et leur interaction avec la dysthymie.

Dans ce cadre, l’expert a retenu que l’assuré présentait des limitations relativement homogènes touchant l’intégration dans un groupe, l’adaptation aux règles et la flexibilité, la relation à deux, la proactivité, l’endurance et la résistance, la planification des tâches, et la capacité de contact et de conversation avec des tiers (associées à une atteinte légère, mais existante, de la flexibilité mentale, du contrôle inhibiteur, de l’auto-activation et de l’attention sélective mais aussi de la vitesse de traitement de l’information et de l’attention). Ces limitations, documentées et soutenues par des tests neuropsychologiques, illustrent une diminution réelle et mesurable des capacités adaptatives de l’assuré. On ne voit pas – et l’office AI ne l’explique pas – en quoi le fait que l’assuré peut conduire une voiture ou rédiger ses prises de position dans la présente procédure changerait quoi que ce soit aux conclusions de l’expert (qui lui reconnaît une capacité de travail de 40%). La capacité de réaliser des tâches spécifiques de manière isolée ne reflète en effet pas la capacité de travail ni l’adaptation sociale et professionnelle globale de l’assuré. Au demeurant, l’office AI admet que l’environnement psychosocial de l’assuré n’est plus « intact ».

Ainsi, les constatations et appréciations de l’expert sont fondées, cohérentes et prennent en compte tous les éléments pertinents pour évaluer la capacité de travail de l’assuré à l’aune des indicateurs pertinents, y compris les tentatives de l’assuré de majorer ses symptômes pour des bénéfices secondaires. Les limitations fonctionnelles de l’assuré et la nature chronique de ses troubles justifient les conclusions tirées par l’expert sur sa capacité de travail. Il n’y a pas lieu de s’écarter des conclusions de l’expertise judiciaire, suivies par les juges cantonaux.

Consid. 7
C’est finalement en vain que l’office AI affirme que la juridiction cantonale a écarté de manière arbitraire la première expertise psychiatrique. Compte tenu du trouble de la personnalité de l’assuré, qui le conduit à se montrer parfois « très théâtral », la juridiction cantonale a retenu sans arbitraire que l’assuré n’avait pas répondu de manière authentique aux questions posées par l’expert mandaté par l’office AI, de sorte que son rapport ne relevait pas d’une évaluation probante de la capacité de travail de l’assuré.

 

Le TF rejette le recours de l’office AI.

 

 

Arrêt 9C_265/2023 consultable ici

 

8C_661/2023 (f) du 21.05.2024 – Rente d’invalidité et marché équilibré du travail – 28 al. 1 LAI – 16 LPGA / Nécessité d’un horaire de travail flexible pour une assurée atteinte d’une endométriose – Capacité de travail exigible de 50% sur le mois

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_661/2023 (f) du 21.05.2024

 

Consultable ici

 

Rente d’invalidité et marché équilibré du travail / 28 al. 1 LAI – 16 LPGA

Nécessité d’un horaire de travail flexible pour une assurée atteinte d’une endométriose – Capacité de travail exigible de 50% sur le mois

 

Assurée, née en 1991, est au bénéfice d’un diplôme d’études de commerce, d’un diplôme de Fitness Training Instructor ainsi que d’un diplôme et d’un certificat attestant d’une formation dans le domaine de l’immobilier. Le 23.04.2020, elle a demandé des prestations de l’assurance-invalidité en raison des conséquences d’une endométriose dont elle souffrait depuis l’âge de treize ans.

A la suite d’une instruction complémentaire, le SMR a conclu, le 05.05.2021, qu’il était raisonnablement exigible de retenir une capacité de travail d’au moins 50% dans une activité adaptée dès décembre 2019. Les limitations fonctionnelles étaient les suivantes : pas de port de charges ni de déplacements de longue durée, possibilité d’alterner différentes positions et d’accéder facilement à des toilettes et flexibilité des horaires. Il se fondait en particulier sur un rapport établi le 26.04.2021 par la Dre B.__, spécialiste FMH en médecine interne générale. L’assurée a fait un stage auprès des Établissements publics pour l’intégration (ci-après: les ÉPI) du 20.09.2021 au 19.12.2021 en tant qu’assistante administrative à raison de 20 heures par semaine. Dans le rapport subséquent établi le 03.03.2022, le maître de réadaptation professionnelle a conclu que l’assurée avait les capacités nécessaires pour exercer avec compétence et professionnalisme une activité dans le domaine administratif (secrétariat); le seul frein constaté au cours du stage avait été le grand nombre d’absences pour maladie, lesquelles nécessitaient une flexibilité d’horaires qui était impossible à réaliser dans l’économie ordinaire. La division de réadaptation professionnelle a proposé de retenir un taux d’invalidité de 55% pour l’assurée, en tenant compte d’un temps de travail raisonnablement exigible de 50% et d’un abattement de 10%, en raison du taux d’occupation. Le 09.06.2022, une conseillère en réadaptation professionnelle a précisé que durant le stage, aucune difficulté n’avait été observée sur le plan physique et que l’assurée n’avait pas formulé de plaintes. Ses absences étaient liées à son atteinte à la santé. Celle-ci influait l’horaire de travail et la nature des tâches, qui ne devaient pas être demandées dans des délais courts et urgents. Sur un marché du travail équilibré, l’assurée pourrait occuper un poste à 50% dans le domaine administratif en organisant son horaire sur le mois. Elle avait de très bonnes capacités d’adaptation sur des tâches complexes, une grande polyvalence et était rapidement autonome.

Par décision du 03.11.2022, l’OAI a octroyé à l’assurée une demi-rente d’invalidité fondée sur un taux de 55% dès le 01.12.2020, sous réserve des indemnités journalières déjà versées.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/671/2023 – consultable ici)

Par jugement du 06.09.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.1
On rappellera préalablement que l’invalidité consiste en une diminution des possibilités de gain de l’assuré sur un marché équilibré du travail si cette diminution résulte d’une atteinte à la santé et si elle persiste après les traitements et les mesures de réadaptation exigibles (cf. art. 7 al. 1 et 8 al. 1 LPGA).

Consid. 3.2
Chez les assurés actifs, le degré d’invalidité doit être déterminé sur la base d’une comparaison des revenus. Pour cela, le revenu que l’assuré aurait pu obtenir s’il n’était pas invalide est comparé avec celui qu’il pourrait obtenir en exerçant l’activité qui peut raisonnablement être exigée de lui après les traitements et les mesures de réadaptation, sur un marché du travail équilibré (art. 16 LPGA). Aux termes de l’art. 28 al. 1 LAI (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2021 [modification de la LAI du 19 juin 2020, Développement continu de l’AI; RO 2021 705]) déterminant en l’espèce (ATF 148 V 21 consid. 5.3 et les références), le droit à une rente d’invalidité présuppose notamment que l’assuré a présenté une incapacité de travail (art. 6 LPGA) d’au moins 40% en moyenne durant une année sans interruption notable et qu’au terme de cette année, il est invalide (art. 8 LPGA) à 40% au moins. Selon l’échelonnement des rentes prévu à l’art. 28 al. 2 LAI, l’assuré a droit à une rente entière s’il est invalide à 70% au moins, à un trois quarts de rente s’il est invalide à 60% au moins, à une demi-rente s’il est invalide à 50% au moins ou à un quart de rente s’il est invalide à 40% au moins.

Consid. 5
La notion de marché équilibré du travail est une notion théorique et abstraite qui sert de critère de distinction entre les cas tombant sous le coup de l’assurance-chômage et ceux qui relèvent de l’assurance-invalidité. Elle implique, d’une part, un certain équilibre entre l’offre et la demande de main d’œuvre et, d’autre part, un marché du travail structuré de telle sorte qu’il offre un éventail d’emplois diversifiés, tant au regard des exigences professionnelles et intellectuelles qu’au niveau des sollicitations physiques (ATF 110 V 273 consid. 4b; arrêts 9C_597/2018 du 18 janvier 2019 consid. 5.2; 9C_326/2018 du 5 octobre 2018 consid. 6.2).

Lorsqu’il s’agit d’examiner dans quelle mesure un assuré peut encore exploiter économiquement sa capacité résiduelle de gain sur le marché du travail entrant en considération pour lui (art. 7 al. 1 et 16 LPGA), on ne saurait subordonner la concrétisation des possibilités de travail et des perspectives de gain à des exigences excessives; cet examen s’effectue de façon d’autant plus approfondie que le profil d’exigibilité est défini de manière restrictive. Il s’ensuit que pour évaluer l’invalidité, il n’y a pas lieu d’examiner la question de savoir si un invalide peut être placé eu égard aux conditions concrètes du marché du travail, mais uniquement de se demander s’il pourrait encore exploiter économiquement sa capacité résiduelle de travail lorsque les places de travail disponibles correspondent à l’offre de la main d’oeuvre. On ne saurait toutefois se fonder sur des possibilités de travail irréalistes. Ainsi, on ne peut parler d’une activité exigible au sens de l’art. 16 LPGA, lorsqu’elle ne peut être exercée que sous une forme tellement restreinte qu’elle n’existe pratiquement pas sur le marché général du travail ou que son exercice suppose de la part de l’employeur des concessions irréalistes et que, de ce fait, il semble exclu de trouver un emploi correspondant (ATF 138 V 457 consid. 3.1; arrêts 9C_304/2018 du 5 novembre 2018 consid. 5.1.1; 9C_941/2012 du 20 mars 2013 consid. 4.1.1).

Consid. 6.1
Selon les constatations de la doctoresse B.__ telles que rapportées par la cour cantonale, l’assurée disposait d’une capacité de travail de 100% hors des périodes de crises. La doctoresse a ainsi proposé de retenir une capacité de travail réduite à 50% pour tenir compte des périodes de crises qui survenaient en général une fois par mois pendant quelques jours. D’un point de vue médical, une activité à 50% était envisageable si l’assurée pouvait bénéficier d’horaires flexibles sur un mois. La cour cantonale a encore relevé que les absences de l’assurée pendant le stage aux ÉPI avaient été plus fréquentes que celles avancées par la doctoresse B.__.

Consid. 6.2
On ne saurait suivre l’assurée lorsqu’elle soutient que les limitations fonctionnelles qu’entraînent son atteinte à la santé, en particulier la nécessité d’un horaire de travail flexible, rendent illusoire toute recherche d’emploi, y compris sur un marché de l’emploi réputé équilibré. On doit au contraire admettre qu’un tel marché du travail est suffisamment diversifié et qu’il comprend, dans le domaine administratif tout au moins, des emplois permettant d’organiser relativement librement son temps de travail sur le mois, pour un engagement à 50%. Ce n’était pas le cas lors du stage de trois mois aux ÉPI, où le taux d’activité de l’assurée avait d’emblée été limité à 20 heures par semaine, alors que selon les constatations médicales l’assurée avait une capacité de travail entière (8 heures par jour) en dehors de ses crises liées à l’endométriose. Cette capacité de travail a été fixée médicalement à 50% au lieu de 100% pour tenir compte de la flexibilité des horaires que requérait l’état de santé de l’assurée. Celle-ci dispose donc en réalité d’une capacité (fonctionnelle) totale de travail avec un rendement moyen sur le mois diminué de 50%, compte tenu de ses jours d’absence lors de crises.

Quant à l’argument selon lequel l’assurée avait chaque fois perdu ses emplois précédents en raison de son taux d’absentéisme pour des raisons de santé, il ne saurait davantage remettre en cause ses possibilités réelles de réinsertion sur le marché équilibré de l’emploi à 50%. Dans sa dernière activité professionnelle, l’assurée était engagée à 100% (ou 8 heures par jour; cf. questionnaire de l’assurance-invalidité pour l’employeur) et il ne ressort par ailleurs d’aucune autre pièce au dossier que l’assurée avait été engagée à un taux inférieur à 100% dans les autres emplois exercés précédemment. Par rapport à sa situation professionnelle antérieure, ses absences pour cause de maladie ne seraient désormais plus un obstacle financier pour un employeur potentiel.

 

Le TF rejette le recours de l’assurée.

 

Arrêt 8C_661/2023 consultable ici

 

8C_546/2023 (f) du 28.03.2024 – Capacité de travail dans l’activité habituelle vs dans une activité adaptée – Revenu d’invalide / Abattement sur le salaire statistique (années de service, limitations fonctionnelles pour un genou) nié

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_546/2023 (f) du 28.03.2024

 

Consultable ici

 

Capacité de travail dans l’activité habituelle vs dans une activité adaptée – Activité habituelle partiellement adaptée aux limitations fonctionnelles – Revenu d’invalide / 16 LPGA

Abattement sur le salaire statistique (années de service, limitations fonctionnelles pour un genou) nié

 

Assuré, né en 1973, travaille depuis 2011 comme opérateur logistique. Le 03.08.2014, il a glissé dans les escaliers à son domicile et ressenti une douleur au genou gauche. Les investigations médicales ont mis en évidence des antécédents opératoires (résection d’un kyste para-méniscal externe) et des troubles dégénératifs débutants. Le spécialiste en chirurgie orthopédique a pratiqué une arthroscopie du genou gauche en mars 2015 puis une arthroscopie et méniscectomie quasi totale du ménisque externe en juin 2017. L’assuré a été en mesure de reprendre son activité à 100% après ces opérations. En octobre 2020, le chirurgien traitant a procédé à l’implantation d’une prothèse unicompartimentale (PUC) externe du genou gauche. A la suite de cette opération, l’assuré a repris progressivement son activité à un taux de 80%. Se fondant sur un rapport de son médecin-conseil, spécialiste en chirurgie orthopédique et traumatologie de l’appareil locomoteur, l’assurance-accidents a, par décision du 21.02.2022, confirmée sur opposition le 03.10.2022, mis un terme au versement des indemnités journalières et à la prise en charge du traitement médical au 30.04.2022, refusé le droit à une rente d’invalidité et accordé à l’assuré une indemnité pour atteinte à l’intégrité (IPAI), fondée sur un taux de 10%.

 

Procédure cantonale (arrêt 605 2022 189 – consultable ici)

Par jugement du 01.07.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.2
Conformément à l’art. 16 LPGA, pour évaluer le taux d’invalidité, le revenu que l’assuré aurait pu réaliser s’il n’était pas invalide est comparé avec celui qu’il pourrait obtenir en exerçant l’activité qui peut raisonnablement être exigée de lui après les traitements et les mesures de réadaptation, sur un marché du travail équilibré. La comparaison des revenus s’effectue, en règle générale, en chiffrant aussi exactement que possible les montants de ces deux revenus et en les confrontant l’un avec l’autre, la différence permettant de calculer le taux d’invalidité (méthode ordinaire de la comparaison des revenus; ATF 137 V 334 consid. 3.1.1).

Consid. 3.3
Le revenu d’invalide doit être évalué avant tout en fonction de la situation professionnelle concrète de l’assuré. En l’absence d’un revenu effectivement réalisé, soit lorsque la personne assurée, après la survenance de l’atteinte à la santé, n’a pas repris d’activité lucrative ou alors aucune activité normalement exigible, le revenu d’invalide peut être évalué sur la base de salaires fondés sur les données statistiques résultant de l’Enquête suisse sur la structure des salaires (ESS) (ATF 148 V 419 consid. 5.2, 174 consid. 6.2; 139 V 592 consid. 2.3). Aux fins de déterminer le revenu d’invalide, le salaire fixé sur cette base peut à certaines conditions faire l’objet d’un abattement de 25% au plus (ATF 148 V 419 consid. 5.2, 174 consid. 6.3; 129 V 472 consid. 4.2.3).

Consid. 3.4
Dans le domaine des assurances sociales, le juge fonde généralement sa décision sur les faits qui, faute d’être établis de manière irréfutable, apparaissent comme les plus vraisemblables, c’est-à-dire qui présentent un degré de vraisemblance prépondérante. Il ne suffit donc pas qu’un fait puisse être considéré seulement comme une hypothèse possible; la vraisemblance prépondérante suppose que, d’un point de vue objectif, des motifs importants plaident pour l’exactitude d’une allégation, sans que d’autres possibilités revêtent une importance significative ou entrent raisonnablement en considération. Il n’existe par conséquent pas de principe selon lequel l’administration ou le juge devrait statuer, dans le doute, en faveur de l’assuré (ATF 135 V 39 consid. 6.1). Par ailleurs, la procédure est régie par le principe inquisitoire, selon lequel les faits pertinents de la cause doivent être constatés d’office par le juge. Ce principe n’est cependant pas absolu. Sa portée est restreinte par le devoir des parties de collaborer à l’instruction de l’affaire. Celui-ci comprend en particulier l’obligation des parties d’apporter, dans la mesure où cela peut raisonnablement être exigé d’elles, les preuves commandées par la nature du litige et des faits invoqués, faute de quoi elles risquent de devoir supporter les conséquences de l’absence de preuves (cf. art. 43 et 61 let. c LPGA; voir également ATF 139 V 176 consid. 5.2; 125 V 193 consid. 2).

 

Consid. 5.4
Dans ses réponses apportées le 29.10.2022 à un questionnaire soumis par le mandataire de l’assuré, le spécialiste en médecine interne générale et médecin traitant a indiqué, s’agissant de la pleine capacité de travail exigible retenue par l’assureur-accidents, qu’une reprise à plein temps était illusoire, relevant que l’orthopédiste traitant attestait toujours d’une incapacité de travail de 20%. Malgré des activités déjà allégées par l’employeur, l’assuré était toujours gêné au niveau du genou gauche qui enflait et lâchait surtout en fin de journée. Toutes les limitations fonctionnelles retenues par le médecin-conseil étaient exactes, mais l’expérience à sa place actuelle avait démontré qu’il y avait d’autres limitations tenant essentiellement au temps de travail, le médecin traitant énonçant à cet égard un facteur d’épuisement de « l’organe » handicapé souvent ignoré par les experts. Ce faisant, il se prononce sur l’exigibilité au regard de l’activité actuelle exercée par l’assuré. Ses réponses ne sont pas de nature à mettre en doute les conclusions du médecin-conseil quant à la capacité de travail entière dans une activité adaptée qui ne nécessite pas de position en porte-à-faux du membre inférieur gauche, de position à genoux ou accroupie, d’utilisation répétée d’escaliers, de déplacements en terrain accidenté ni de port de charges lourdes. La fatigue de l’articulation du genou liée à l’activité physique de l’assuré a été en outre expressément prise en compte par le médecin-conseil. Par ailleurs, rien au dossier ne permet d’attester une adaptation du poste de travail respectivement un allègement des activités par l’employeur. En l’état, l’activité d’opérateur logistique, reprise à 80%, n’est pas adaptée aux séquelles de l’accident. Au regard de la description du poste de travail contenue dans les rapports d’entretien de l’assureur-accidents, il s’agit d’une activité physique avec des ports de charges jusqu’à 30 kg, avec pour tâches principales la manutention de colis, la gestion du stock et le chargement des camions. Compte tenu en particulier du port de charges, cette activité n’est pas raisonnablement exigible.

Consid. 5.5
Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’écarter de la capacité de travail de 100% dans une activité adaptée retenue par l’assurance-accidents sur la base de l’appréciation de son médecin-conseil.

 

Consid. 6.2.1
Selon la jurisprudence, la mesure dans laquelle les salaires ressortant des statistiques doivent être réduits dépend de l’ensemble des circonstances personnelles et professionnelles du cas particulier (limitations liées au handicap, âge, années de service, nationalité/catégorie d’autorisation de séjour et taux d’occupation). Il n’y a pas lieu de procéder à des déductions distinctes pour chacun des facteurs entrant en considération. Il faut bien plutôt procéder à une évaluation globale, dans les limites du pouvoir d’appréciation, des effets de ces facteurs sur le revenu d’invalide, compte tenu de l’ensemble des circonstances du cas concret (ATF 148 V 419 consid. 5.3, 174 consid. 6.3; 126 V 75 consid. 5b/bb).

Consid. 6.2.2
Le point de savoir s’il y a lieu de procéder à un abattement sur le salaire statistique en raison de circonstances particulières (liées au handicap de la personne ou d’autres facteurs) est une question de droit qui peut être examinée librement par le Tribunal fédéral (ATF 148 V 419 consid. 5.4; 146 V 16 consid. 4.2; 142 V 178 consid. 2.5.9). En revanche, l’étendue de l’abattement sur le salaire statistique dans un cas concret constitue une question relevant du pouvoir d’appréciation, qui est soumise à l’examen du juge de dernière instance uniquement si la juridiction cantonale a exercé son pouvoir d’appréciation de manière contraire au droit (ATF 148 V 419 consid. 5.4; 137 V 71 consid. 5.1).

Consid. 6.2.3
En l’espèce, la prise en compte d’un abattement lié aux années de service n’est pas justifiée dans le cadre du choix du niveau de compétences 1 de l’ESS, l’influence de la durée de service sur le salaire étant peu importante dans cette catégorie d’emplois qui ne nécessitent ni formation ni expérience professionnelle spécifique (arrêt 8C_706/2022 du 5 décembre 2023 consid. 6.3.1 et l’arrêt cité).

Pour le surplus, les séquelles de l’accident ne sont pas de nature à justifier un abattement. Les limitations au genou gauche ne restreignent la capacité de l’assuré que dans certaines positions (position en porte-à-faux du membre inférieur gauche, position à genoux et accroupie) et situations bien particulières (utilisation répétée d’escaliers, déplacement en terrain accidenté, port de charges lourdes). Ces limitations, qui ne sont pas inhabituelles, sont compatibles avec des activités simples et légères, et ne requièrent pas des concessions telles, de la part d’un employeur, qu’un abattement sur le salaire tiré de l’ESS s’imposerait pour en tenir compte.

C’est ainsi à bon droit que la cour cantonale n’a procédé à aucun abattement.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 8C_546/2023 consultable ici