Arrêt du Tribunal fédéral 9C_283/2024 (f) du 27.06.2025
Notion d’invalidité et d’incapacité de travail – Syndrome douloureux somatoforme et d’affections psychosomatiques comparables / 7 LPGA – 8 LPGA – 16 LPGA – 4 al. 1 LAI
Valeur probante des expertises judiciaires – Un diagnostic ne suffit pas à déterminer une incapacité de travail
Résumé
Assurée ayant obtenu une demi-rente d’invalidité en raison de troubles psychiques et physiques, puis à qui la cour cantonale a reconnu une rente entière sur la base d’expertises judiciaires. Le Tribunal fédéral a relevé que les constatations médicales n’étaient pas suffisamment détaillées pour évaluer objectivement la gravité des atteintes invoquées ni pour apprécier leur impact réel sur la capacité de travail. Les juges cantonaux ont donc, selon lui, accordé une valeur probante excessive à une expertise lacunaire.
Le Tribunal fédéral rappelle que la nature d’un diagnostic ne suffit pas à déterminer une incapacité de travail. Ce qui importe, ce sont les limitations fonctionnelles concrètes qui en découlent, lesquelles doivent être examinées de manière structurée et cohérente au regard des exigences professionnelles. Constatant l’insuffisance de l’évaluation médicale respectant pleinement les exigences en la matière (cf. ATF 141 V 281), il renvoie la cause à la juridiction cantonale afin qu’elle complète l’instruction et statue à nouveau sur le droit de l’assurée à une rente supérieure à une demi-rente.
Faits
Assurée, née en 1968, a exercé comme secrétaire médicale à plein temps dès août 2000 puis à 80% dès septembre 2009. En arrêt de travail complet depuis le 10.11.2015, puis partiel dans le cadre de reprises thérapeutiques, elle a déposé le 22.02.2017 une demande de prestations AI en raison d’un syndrome d’épuisement professionnel. L’assurée a tenté une reprise de son travail à 50% en avril 2017 puis a séjourné dans une institution de réadaptation psychosomatique en juillet-août 2017.
L’office AI a recueilli divers rapports médicaux, organisé des mesures préparatoires – interrompues prématurément – et mis en œuvre une expertise psychiatrique. L’expert, dans un rapport du 17 juin 2019, a diagnostiqué des troubles dépressifs récurrents moyens avec syndrome somatique et des troubles paniques, limitant la capacité de travail dans son activité habituelle ou toute autre activité également adaptée à 50% depuis 2016.
Sur le plan somatique, le médecin du SMR a convoqué l’assurée pour une évaluation et a retenu un syndrome polyalgique compatible avec un syndrome d’Ehlers-Danlos hypermobile, une hypermobilité bénigne ou une fibromyalgie. L’assurée disposait d’une capacité de travail de 70% dans son activité habituelle ou toute autre activité adaptée depuis le 10.11.2015. Après une enquête économique sur ménage, l’office AI a octroyé une demi-rente dès le 01.08.2017 (décision du 23.02.2021).
Procédure cantonale (arrêt ATAS/204/2024 – consultable ici)
L’assurée a produit de nouveaux rapports psychiatriques. La cour cantonale a procédé à l’audition des parties, puis a ordonné une expertise judiciaire (psychiatrie et rhumatologie). L’expert rhumatologue a retenu un syndrome douloureux chronique, tandis que l’expert psychiatre a diagnostiqué des troubles envahissants du développement, notamment un syndrome d’Asperger, un trouble de l’anxiété généralisée et un trouble dépressif récurrent (actuellement en rémission). Selon lui, l’assurée est incapable d’exercer son activité depuis 2015 et ne peut envisager qu’une activité protégée à très faible taux.
Par jugement du 27.03.2024, admission du recours par le tribunal cantonal, octroyant une rente entière d’invalidité dès le 01.08.2017.
TF
Consid. 2.2
Comme l’ont rappelé les premiers juges, le Tribunal fédéral a revu et modifié en profondeur le schéma d’évaluation de la capacité de travail, respectivement de l’incapacité de travail, en cas de syndrome douloureux somatoforme et d’affections psychosomatiques comparables. Il a notamment abandonné la présomption selon laquelle les troubles somatoformes douloureux ou leurs effets pouvaient être surmontés par un effort de volonté raisonnablement exigible (ATF 141 V 281 consid. 3.4 et 3.5) et introduit un nouveau schéma d’évaluation au moyen d’un catalogue d’indicateurs (ATF 141 V 281 consid. 4). Le Tribunal fédéral a ensuite étendu ce nouveau schéma d’évaluation aux autres affections psychiques ou psychosomatiques (ATF 143 V 409 et 418; 145 V 215). Aussi, le caractère invalidant d’atteintes à la santé psychique doit être établi dans le cadre d’un examen global, en tenant compte de différents indicateurs, dont notamment les limitations fonctionnelles et les ressources de la personne assurée, de même que le critère de la résistance du trouble psychique à un traitement conduit dans les règles de l’art (ATF 143 V 409 consid. 4.4).
Consid. 3.1 [résumé]
L’office recourant soutient que la cour cantonale a arbitrairement accordé pleine valeur probante à l’expertise de l’expert judiciaire psychiatre. Il reproche à ce dernier un diagnostic insuffisamment motivé de trouble du spectre autistique, fondé principalement sur le test « Quotient du spectre de l’autisme (AQ-10) » sans corroboration clinique, anamnestique ni référence aux critères diagnostiques reconnus. Selon l’office AI, l’assurée, âgée de 56 ans, présentait un parcours social et professionnel sans altération significative, et les restrictions décrites relevaient d’un trouble anxieux. Il souligne l’absence d’éléments cliniques pertinents (troubles cognitifs, perceptifs ou du moi) et conteste les conclusions rétrospectives de l’expert depuis 2015.
Consid. 3.2 [résumé]
L’assurée soutient au contraire que l’expert judiciaire psychiatre a fondé son diagnostic sur une analyse détaillée de l’anamnèse et sur les critères internationaux du syndrome d’Asperger, en reliant les symptômes observés à ceux-ci. L’expert avait décrit une évolution marquée par des épisodes d’épuisement et de dépression depuis 2011, avec une incapacité totale de travail dès 2015, en expliquant que son niveau d’intelligence – évalué de manière objective à l’aide d’un test reconnu – avait masqué les signes autistiques depuis l’enfance. Il avait en outre observé des particularités gestuelles et mimiques confirmant le diagnostic, de sorte que l’examen de l’impact d’une éventuelle fibromyalgie était superflu face à une incapacité totale due au syndrome d’Asperger.
Consid. 4.1
En l’occurrence, comme le relève l’office recourant, le diagnostic de troubles envahissants du développement, même s’il était posé de manière fondée (question qui peut être laissée ouverte, voir infra consid. 4.3), ne peut pas à lui seul justifier une incapacité de travail totale dans toute activité. Ce qui importe dans l’évaluation de la capacité de travail, ce n’est pas uniquement la nature du diagnostic, mais les limitations fonctionnelles qui en résultent. Les déficits fonctionnels, qui du point de vue conceptuel font partie du diagnostic posé selon les règles de l’art, doivent être comparés aux exigences de la vie professionnelle et convertis en une éventuelle diminution de la capacité de travail à l’aide d’une grille d’évaluation normative et structurée (notamment des indicateurs du degré de gravité fonctionnel et de cohérence). De cette manière, les limitations fonctionnelles mises en évidence par l’expert peuvent être confirmées ou écartées par les organes de l’assurance-invalidité après un soigneux examen de plausibilité en fonction des circonstances du cas particulier (ATF 141 V 281 consid. 2.1.2 et les références).
Consid. 4.2
À cet égard, en se contentant d’affirmer que l’expertise judiciaire psychiatrique répondait aux « réquisits » nécessaires à la reconnaissance de sa pleine valeur probante, et qu’elle était détaillée et convaincante, la juridiction cantonale n’a pas constaté les éléments de fait suffisants pour que le Tribunal fédéral puisse juger des griefs soulevés par l’office recourant (art. 112 al. 1 let. b LTF). Cette appréciation est de plus arbitraire dans son résultat.
À l’inverse de ce que soutient implicitement la juridiction cantonale, l’expert psychiatre ne s’est pas exprimé sur le caractère prononcé des éléments et des symptômes pertinents pour les différents diagnostics, en particulier ceux de troubles envahissants du développement et d’anxiété généralisée. Au contraire, il s’est fondé essentiellement sur la manière dont l’assurée elle-même ressentait et assumait ses facultés de travail depuis 2015, pour recommander son intégration dans un atelier spécialisé, alors qu’il aurait été tenu d’établir, au moyen d’une évaluation fonctionnelle rigoureuse conforme aux exigences de l’ATF 141 V 281, la mesure de ce qui était raisonnablement exigible le plus objectivement possible. Au regard du parcours de l’assurée, qui a travaillé durant plus de trente ans, en dernier lieu en qualité de secrétaire dans un service de psychiatrie hospitalière, l’expert n’a en particulier pas apporté d’éléments suffisants pour apprécier la gravité de l’atteinte à la santé à l’aide de tous les éléments à disposition provenant de l’étiologie et de la pathogenèse déterminante pour le diagnostic en tant qu’échelle de mesure pour voir si elle prive l’assurée de ses ressources.
De plus, il manque dans l’expertise une discussion approfondie du « contexte social » de l’assurée, l’office recourant soutenant à juste titre que les interactions sociales de celle-ci étaient limitées selon l’anamnèse principalement en raison du trouble anxieux. Or, alors qu’il retient que l’anxiété généralisée était de « gravité légère » selon les tests psychométriques et que les vulnérabilités psychologiques liées aux émotions et au dynamisme ne justifiaient pas une incapacité de travail, l’expert judiciaire n’a pas discuté le niveau d’activité de l’assurée avant et après 2015. Il n’a donc pas considéré le niveau d’activité de l’assurée dans son environnement habituel par rapport à l’incapacité de travail invoquée concrètement. L’expertise judiciaire ne permet dès lors pas d’examiner si ces comorbidités psychiatriques, en tant qu’échelle de mesure, privent l’assurée de certaines ressources. En d’autres termes, l’expertise judiciaire ne fournit manifestement pas les éléments cliniques et documentaires nécessaires permettant d’évaluer de manière objective la gravité de l’atteinte à la santé et l’étendue de la diminution de la capacité de travail qu’elle entraîne pour l’assurée.
Consid. 4.3
Ensuite des éléments qui précèdent, alors que les conclusions de l’expertise se heurtent à la réalité concrète et observable de la vie professionnelle de l’assurée pendant plus de trente ans, l’expert judiciaire n’a pas exposé d’éléments détaillés et convaincants susceptibles de permettre de comprendre ou de suivre ses conclusions. Dans ces circonstances, la question de savoir si les troubles envahissants du développement, notamment de type syndrome d’Asperger, ont été diagnostiqués selon les règles de l’art peut rester ouverte. Il appartiendra au nouvel expert psychiatrique d’examiner cette problématique ab novo, puis de se prononcer avec l’expert rhumatologue au terme d’une discussion interdisciplinaire.
Consid. 5
En conclusion, en l’absence d’une évaluation médicale qui satisfasse pleinement aux exigences en la matière (cf. ATF 141 V 281) et permette de se prononcer sur le droit de l’assurée à une rente supérieure à une demi-rente dès le 1 er août 2017, il convient de renvoyer la cause à l’autorité précédente (art. 107 al. 2 LTF) pour qu’elle mette en oeuvre les mesures d’instruction qui s’imposent sur le plan médical, puis statue à nouveau.
Le TF admet le recours de l’office AI.
Arrêt 9C_283/2024 consultable ici