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Cour de justice de l’Union européenne Affaire C-913/19 – Litige transfrontalier entre un professionnel qui s’est vu transférer la créance d’une victime d’un accident de la circulation sur une entreprise d’assurances et cette entreprise : la Cour précise les règles de compétence juridictionnelle

Cour de justice de l’Union européenne Affaire C-913/19 – Arrêt du 20.05.2021

 

Communiqué de presse du 20.05.2021 consultable ici

Arrêt de la CJUE consultable ici

 

Le 28 février 2018, un accident de la route survenu en Pologne implique deux véhicules entrés en collision. La personne responsable de l’accident avait souscrit un contrat d’assurance de la responsabilité civile automobile auprès de Gefion Insurance A/S (ci-après « Gefion »), compagnie d’assurances ayant son siège au Danemark. Le 1er mars 2018, la personne lésée a loué un véhicule de remplacement auprès de l’atelier de réparation auquel son véhicule endommagé avait été confié. En règlement de cette prestation de location, cette personne a transféré à l’atelier de réparation la créance sur Gefion. Le 25 juin 2018, l’atelier de réparation a ensuite cédé cette même créance à CNP spółka z ograniczoną odpowiedzialnością.

Par lettre du 25 juin 2018, CNP a demandé à Gefion de lui verser le montant facturé pour la location du véhicule de remplacement.

Par lettre du 16 août 2018, Crawford Polska sp. z o.o., société établie en Pologne et chargée par Gefion du règlement du sinistre, a partiellement approuvé la facture relative à la location du véhicule de remplacement et accordé à CNP une partie du montant facturé pour cette location. Dans la partie finale de cette lettre, Crawford Polska a indiqué qu’une réclamation pouvait être introduite à son égard, en sa qualité d’organisme agréé par Gefion, ou directement à l’encontre de Gefion, « soit selon les règles de compétence générale, soit devant la juridiction du domicile ou du siège du preneur d’assurance, de l’assuré, du bénéficiaire ou de l’ayant droit en vertu du contrat d’assurance ».

Le 20 août 2018, CNP a assigné Gefion devant le Sąd Rejonowy w Białymstoku (tribunal d’arrondissement de Białystok, Pologne).

Le 11 décembre 2018, une injonction de payer a été émise par cette juridiction.

Gefion a formé opposition à l’injonction de payer en contestant la compétence des juridictions polonaises pour connaître du litige. Dans ce contexte, la juridiction polonaise a décidé de solliciter la Cour de justice quant à l’interprétation du règlement (UE) n° 1215/2012 sur la compétence judiciaire en matière civile et commerciale.

Par son arrêt de ce jour, la Cour examine, premièrement, la question de savoir si le droit de l’Union fait obstacle à ce que, en cas de litige entre, d’une part, un professionnel ayant acquis une créance initialement détenue par une personne lésée sur une entreprise d’assurances et, d’autre part, cette même entreprise d’assurances, la compétence juridictionnelle soit fondée, le cas échéant, de manière autonome, sur les dispositions de l’article 7 du règlement n° 1215/2012 en vertu desquelles sont compétents les tribunaux du lieu où le fait dommageable s’est produit (point 2) et ceux du lieu de situation d’une succursale, d’une agence ou de tout autre établissement d’une entreprise principale, pour des actions introduites contre cette dernière au titre d’activités impliquant la succursale, l’agence ou l’établissement (point 5) (article 7, points 2 et 5).

Elle rappelle à cet égard que la section 3 du chapitre II du règlement n° 1215/2012, intitulée « Compétence en matière d’assurances », établit un système autonome de répartition des compétences juridictionnelles en matière d’assurances. L’objectif de cette section est de protéger la partie la plus faible au contrat au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales, et qu’un tel objectif implique que l’application des règles de compétence spéciales prévues à cette section (prévues aux articles 10 à 16 du règlement no 1215/2012) ne soit pas étendue à des personnes pour lesquelles cette protection ne se justifie pas. Par ailleurs, si un cessionnaire des droits de la personne lésée, qui peut être lui-même considéré comme partie faible, doit pouvoir profiter des règles spéciales de compétence juridictionnelle (définies aux dispositions combinées de l’article 11, paragraphe 1, sous b), et de l’article 13, paragraphe 2, du règlement no 1215/2012), aucune protection spéciale ne se justifie dans les rapports entre des professionnels du secteur des assurances, dont aucun d’entre eux ne peut être présumé se trouver en position de faiblesse par rapport à l’autre. En l’espèce, CNP a pour activité le recouvrement de créances auprès d’entreprises d’assurances. Cette circonstance, qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier, fait obstacle à ce que cette société puisse être considérée comme étant une partie en position de faiblesse par rapport à la partie adverse, de sorte qu’elle ne saurait bénéficier des règles spéciales de compétence juridictionnelle.

Par conséquent, la section 3 du chapitre II du règlement no 1215/2012 ne s’applique pas en cas de litige entre, d’une part, un professionnel ayant acquis une créance détenue, à l’origine, par une personne lésée sur une entreprise d’assurances de responsabilité civile et, d’autre part, cette même entreprise d’assurances de responsabilité civile, de sorte qu’il n’y a pas d’obstacle à ce que la compétence juridictionnelle pour connaître d’un tel litige soit fondée, le cas échéant, sur l’article 7, point 2, ou sur l’article 7, point 5, de ce règlement.

Deuxièmement, la Cour poursuit en examinant si une société qui exerce, dans un État membre, en vertu d’un contrat conclu avec une entreprise d’assurances établie dans un autre État membre, au nom et pour le compte de cette dernière, une activité de liquidation de dommages dans le cadre de l’assurance de responsabilité civile automobile doit être considérée comme étant une succursale, une agence ou tout autre établissement, au sens de l’article 7, point 5, du règlement n° 1215/2012. Elle relève à cet égard que la règle de compétence spéciale prévue par cette disposition est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions qui peuvent être appelées à en connaître, qui justifie une attribution de compétence à ces dernières pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès.

La Cour rappelle que deux critères permettent de déterminer si une contestation est relative à l’exploitation d’une succursale, d’une agence ou de tout autre établissement. En premier lieu, ces notions supposent l’existence d’un centre d’opérations qui se manifeste d’une façon durable vers l’extérieur comme le prolongement d’une maison mère. Ce centre doit être pourvu d’une direction et être matériellement équipé de façon à pouvoir négocier avec des tiers qui sont ainsi dispensés de s’adresser directement à la maison mère. En second lieu, le litige doit concerner soit des actes relatifs à l’exploitation d’une succursale, soit des engagements pris par celle-ci au nom de la maison mère.

Concernant le premier critère, la Cour souligne que Crawford Polska dispose, en tant que personne morale, d’une existence juridique indépendante et est pourvue d’une direction. Par ailleurs, il apparaît qu’elle a tout pouvoir pour exercer l’activité de règlement et de liquidation des sinistres, ce qui produit des effets juridiques pour l’entreprise d’assurances, de sorte que Crawford Polska doit être regardée comme étant un centre d’opérations qui se manifeste d’une façon durable vers l’extérieur comme le prolongement d’une maison mère. En revanche, il appartiendra à la juridiction nationale de vérifier si ce centre est matériellement équipé de façon à pouvoir négocier avec des tiers et à dispenser ceux-ci de s’adresser directement à la maison mère.

Quant au second critère, la Cour observe que Gefion a mandaté Crawford Polska pour procéder au règlement et à la liquidation du sinistre au principal. En outre, c’est Crawford Polska elle-même qui a pris, au nom et pour le compte de Gefion, la décision de n’accorder à CNP qu’une partie de l’indemnisation demandée. Or, si cette circonstance devait être confirmée par la juridiction nationale, il en résulterait que Crawford Polska n’a pas été un simple intermédiaire chargé de transmettre des informations, mais a contribué activement à la situation juridique à l’origine du litige devant la juridiction polonaise. Ce litige devrait être alors regardé, compte tenu de l’implication de Crawford Polska dans la relation juridique entre les parties au principal, comme concernant des engagements pris par Crawford Polska au nom de Gefion.

 

 

Communiqué de presse du 20.05.2021 consultable ici

Arrêt de la CJUE consultable ici

 

 

4A_362/2020 (f) du 22.01.2021 – Responsabilité civile – Prescription – 60 CO (teneur jusqu’au 31.12.2019) / Dies a quo du délai de prescription – Connaissance cumulative du dommage et de la personne qui en est l’auteur / Abus de droit – 2 al. 2 CC

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_362/2020 (f) du 22.01.2021

 

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Responsabilité civile – Prescription / 60 CO (teneur jusqu’au 31.12.2019)

Dies a quo du délai de prescription – Connaissance cumulative du dommage et de la personne qui en est l’auteur

Abus de droit / 2 al. 2 CC

 

N.B.__ et C.B.__ sont propriétaires d’une parcelle sur laquelle est érigé un bâtiment construit avant 1800 (ci-après: le bâtiment historique).

A.__ sont propriétaires d’une parcelle mitoyenne, occupée depuis 1990 par la station de pompage de…. Avant cela, cette parcelle abritait une ancienne centrale de télécommunication. Les deux bâtiments sont séparés par une cour. A.__ ont installé à l’époque de la construction de leur immeuble un joint d’étanchéité sur leur parcelle, lequel longe le bas de la façade est du bâtiment des propriétaires B.__.

Les propriétaires B.__ ont rencontré des problèmes d’infiltration d’eau dans le bâtiment historique en 2005-2006, puis en 2008-2009 et ont procédé à des travaux qui ont permis de les juguler.

En 2012, et surtout en 2013 à la suite de fortes intempéries, ils ont derechef constaté des dégâts d’eau. Les locaux étaient devenus insalubres et les locataires du sous-sol/rez inférieur avaient dû quitter les lieux. Le seul moyen d’investigation avait été de détruire les locaux, de mettre les murs et les sols – soit les dallages – à nu et de procéder à l’enlèvement des plafonds. C’est alors, après avoir effectué des tests in situ, que leur architecte, C.__, et eux se sont rendu compte que l’eau provenait du mur mitoyen avec A.__.

Selon l’architecte prénommé, le joint installé par A.__ s’était détérioré, ce qui avait causé les dégâts. Dans un rapport du 13.01.2014, il pointe la responsabilité du joint horizontal installé au pied de la façade, sans exclure que le joint vertical entre les deux immeubles soit également la source d’infiltrations d’eau. Le dommage total y est chiffré à 384’524 fr. pour les années 2013 et 2014 dont le 85% devrait être assumé par A.__, soit 326’845 fr. 40. Ce rapport a été communiqué à A.__.

Sur la base de ce rapport, les propriétaires B.__ ont entrepris les travaux préconisés par l’architecte en créant un nouveau mur extérieur et en posant une ferblanterie et une protection sur le joint longeant la façade est de leur bâtiment, afin d’en assurer son étanchéité. Ces travaux se sont achevés fin juillet 2014 et les locaux ont été reloués au début du même mois. Les infiltrations ont totalement cessé depuis leur achèvement.

Les propriétaires B.__ et A.__ n’ont pas pu s’entendre, ces derniers contestant leur responsabilité et le contenu du rapport du 13.01.2014.

N.B.__ et A.__ ont mandaté d’un commun accord D.__ SA afin de procéder à une expertise du bâtiment et de déterminer l’éventuelle responsabilité de A.__.

D.__ SA a délivré son rapport le 26.02.2015. Il dédouane A.__ de toute responsabilité en retenant qu’aucun manquement n’a été révélé s’agissant de la station de pompage alors que, dans le bâtiment historique, la construction du sous-sol n’a pas été réalisée dans les règles de l’art et ne permet pas de se prémunir durablement de l’humidité dans le terrain.

L’architecte des propriétaires B.__ a, à la lecture de ce rapport, décidé de dresser une contre-expertise. Le 28.04.2015, il a délivré un second rapport dans lequel, après avoir chiffré les travaux entrepris en 2013 et 2014 à 325’945 fr. 60 et la perte locative à 42’408 fr., il procède à la répartition suivante : à la charge de A.__, l’entier de la perte locative, l’essentiel des travaux entrepris en 2013 (62’240 fr. sur 63’960 fr. après déduction d’une facture de géomètre) et le 67% des travaux entrepris en 2014 (165’665 fr. 60 sur 261’985 fr. 60), déduction faite d’un montant de 14’705 fr. à titre de vétusté (car une partie des locaux avait été rénovée douze ans auparavant), ce qui fait un total de 270’313 fr. 60; le solde à la charge des propriétaires B.__.

Cette contre-expertise a été communiquée le 21.05.2015 à A.__ accompagnée d’une mise en demeure de verser la somme de 270’313 fr. 60 au 15.06.2015. Par réponse du 02.06.2015, A.__ ont persisté dans leur refus.

Le 15.06.2015, les propriétaires B.__ ont requis une poursuite contre A.__ pour la somme susdite, dont le commandement de payer a été frappé d’opposition.

 

Procédures cantonales

Le 26.08.2016, N.B.__ et C.B.__ ont assigné A.__ en justice en paiement de 270’313 fr. 60, somme qu’ils réduiront ultérieurement à 267’000 fr, plus intérêts. A.__ ont conclu au rejet de la demande. Ils ont invoqué la prescription au motif que le délai d’un an avait commencé à courir au plus tard le 13.01.2014, date du rapport de l’architecte C.__.

Un expert judiciaire a été nommé en la personne de E.__, lequel a délivré son rapport le 04.11.2018.

Par jugement du 29.10.2019, le Tribunal de première instance de Genève a condamné A.__ à verser aux demandeurs la somme de 217’706 fr. plus intérêts et prononcé la mainlevée définitive de l’opposition à concurrence de ce montant. Le premier juge a estimé que les prétentions en dommages-intérêts des propriétaires B.__ n’étaient pas prescrites. En date du 26.03.2014, même si certains éléments laissaient supposer que les infiltrations avaient pu provenir du bâtiment mitoyen de A.__, ils n’avaient pas encore de connaissance certaine de l’auteur du dommage, raison pour laquelle ils s’en étaient remis à D.__ SA pour en déterminer l’origine et le responsable. D.__ SA n’avait pas reconnu la responsabilité de A.__; ce n’était donc qu’après la remise du rapport de contre-expertise de l’architecte C.__ du 28.04.2015 que les propriétaires B.__ avaient pu retenir que la responsabilité de A.__ était engagée. Le délai de prescription avait commencé à courir le 28.04.2015 et avait été interrompu par la notification du commandement de payer, le 28.08.2015. Les propriétaires B.__ avaient ensuite agi en justice dans un délai d’un an à compter de cette date. S’agissant des responsabilités, le Tribunal s’est fondé sur le rapport d’expertise judiciaire dont il ressortait que plusieurs facteurs avaient joué un rôle dans la survenance du dommage. Constatant que l’expert n’avait pu associer un coût à un problème précis, il a statué en équité et fait supporter à A.__ le 60% des coûts relatifs aux années 2013 et 2014 et aux propriétaires B.__ le 40% restant.

Statuant sur appel de A.__, la Cour de justice de Genève a, par arrêt du 05.05.2020 (C/16647/2016, ACJC/614/2020), confirmé le jugement entrepris. La cour cantonale a raisonné en deux étapes. En premier lieu, elle a considéré que le dies a quo de la prescription remontait au 14.01.2014, c’est-à-dire le lendemain de la réception par les demandeurs du rapport de l’architecte C.__. Selon les juges cantonaux, ce rapport imputait clairement au défendeur la responsabilité du principe d’étanchéité entre les deux immeubles; il chiffrait également le montant total du dommage à 384’524 fr. sur la base des devis des entreprises. Contrairement à l’opinion du premier juge, la date déterminante ne correspondait donc pas à la réception du rapport de contre-expertise de l’architecte C.__ du 28.04.2015. Certes, ce dernier rapport chiffrait exactement le montant du dommage sur la base non plus des devis, mais des factures des entreprises qui avaient, dans l’intervalle, exécuté les travaux. Cela étant, les demandeurs ne pouvaient différer leur demande jusqu’à en connaître la somme exacte : l’ampleur du préjudice ne résultait pas d’une situation évolutive et des infiltrations subséquentes ne s’étaient pas produites. Si les réflexions de la cour cantonale s’étaient arrêtées là, il lui eût fallu conclure que la prescription était acquise. Les juges cantonaux ont toutefois estimé que A.__ excipait abusivement de la prescription. Le 26.03.2014, les parties avaient mandaté d’un commun accord D.__ SA aux fins d’effectuer une expertise destinée à déterminer tant les causes des dommages survenus que leur imputation. Il s’agissait d’une démarche qui avait incité les demandeurs à ne pas se préoccuper de l’interruption du délai de prescription, dès lors qu’ils étaient maintenus dans la confiance que cette expertise-là aboutirait à une solution amiable et dans le sens de leurs intérêts. Toujours selon les juges cantonaux, l’abus de droit avait infléchi le cours de la prescription : le délai avait couru du 14.01.2014 au 25.03.2014, puis il avait été suspendu du 26.03.2014 au 26.02.2015, date à laquelle D.__ SA avait rendu son rapport. Il avait repris son cours le lendemain, soit le 27.02.2015, et avait été interrompu par la réquisition de poursuite des demandeurs à la suite de laquelle le commandement de payer du 28.08.2015 avait été notifié. Au final, il n’avait donc pas atteint une année.

 

TF

Prescription

L’art. 60 al. 1 CO exige la connaissance cumulative du dommage et de la personne qui en est l’auteur.

Selon la ligne tracée par la jurisprudence, le créancier connaît suffisamment le dommage lorsqu’il apprend, touchant son existence, sa nature et ses éléments, les circonstances propres à fonder et à motiver une demande en justice; le créancier n’est pas admis à différer sa demande jusqu’au moment où il connaît le montant absolument exact de son préjudice, car le dommage peut devoir être estimé selon l’art. 42 al. 2 CO. Au demeurant, le dommage est suffisamment défini lorsque le créancier détient assez d’éléments pour qu’il soit en mesure de l’apprécier (ATF 111 II 55 consid. 3a p. 57; 109 II 433 consid. 2 p. 434). Le créancier est en mesure de motiver sa demande lorsqu’il connaît le montant réel (maximal) de son dommage. Il lui est en effet toujours possible de réduire en tout temps ses conclusions en cours d’instance (art. 227 al. 3 CPC; arrêt 4A_509/2015 du 11 février 2016 consid. 3.2), s’il se révèle que sa demande était trop élevée (ATF 74 II 30 consid. 1c), en particulier s’il est parvenu à diminuer le dommage.

Le délai de l’art. 60 al. 1 CO part du moment où le lésé a effectivement connaissance du dommage au sens indiqué ci-dessus, et non de celui où il aurait pu découvrir l’importance de sa créance en faisant preuve de l’attention commandée par les circonstances (ATF 136 III 322 consid. 4.1; 131 III 61 consid. 3.1.1; arrêt 4A_52/2020 du 19 août 2020 consid. 3.3.2). Cette jurisprudence ne va cependant pas jusqu’à protéger celui qui se désintéresse de la question du dommage. Le lésé est tenu d’avoir un comportement conforme à la bonne foi (art. 2 CC). S’il connaît les éléments essentiels du dommage, on peut attendre de lui qu’il se procure les informations nécessaires à l’ouverture d’une action (ATF 109 II 433 consid. 2 p. 435, confirmé notamment par l’arrêt 2C.3/2005 du 10 janvier 2007 consid. 5.1; arrêt 4A_454/2010 du 6 janvier 2011 consid. 3.1).

Quant à la connaissance de la personne, auteur du dommage au sens de l’art. 60 al. 1 CO, elle n’est pas acquise dès l’instant où le lésé présume que la personne en cause pourrait devoir réparer le dommage, mais seulement lorsqu’il connaît les faits qui fondent son obligation de réparer; en revanche, il n’est pas nécessaire qu’il connaisse également le fondement juridique de ce devoir; en effet, l’erreur de droit – qu’elle soit excusable ou non – n’empêche pas le cours de la prescription (ATF 131 III 61, consid. 3.1.2, 82 II 43 consid. 1a; arrêts 4C.182/2004 du 23 août 2004 consid. 5.2.1, 4C.234/1999 du 12 janvier 2000 consid. 5c/cc).

 

Dies a quo du délai de prescription

En l’espèce, la cour cantonale n’a pas méconnu ces principes en retenant que les propriétaires B.__ avaient eu une connaissance suffisante du dommage ainsi que de la personne responsable à réception du premier rapport de leur architecte, daté du 13.01.2014.

Les propriétaires B.__ ont beau jeu de prétendre qu’en janvier 2014, de fortes incertitudes subsistaient quant à la cause du dommage, c’est-à-dire la personne du responsable. En réalité, après la mise à nu des locaux et la réalisation de tests in situ, leur architecte a été catégorique sur le fait que l’eau provenait du mur mitoyen du bâtiment historique avec A.__, l’étanchéité de leur construction, respectivement du joint horizontal installé par leurs soins, étant déficiente. Certes, ce même architecte a déclaré lors de son audition comme témoin avoir continué à « se méfier » de, autrement dit à évaluer, l’hypothèse selon laquelle l’eau provenait également des sous-sols en plus des murs. La cour cantonale ne l’a nullement passée sous silence. Toutefois, à supposer réalisée, cette hypothèse, qu’il n’a – entre parenthèses – lui-même pas jugée suffisamment sérieuse pour justifier d’emblée la réalisation de travaux de réfection, n’aurait en tout état de cause constitué qu’une cause additionnelle du dommage. L’architecte a estimé que le 85% du dommage total, soit 326’845 fr. 40, était à la charge de A.__. Les propriétaires B.__ estiment avoir obtenu des informations suffisantes uniquement à la lecture du second rapport de leur architecte, daté du 28.04.2015. Ils méconnaissent toutefois que ce dernier a déclaré qu’il n’y avait « aucune différence » entre son rapport du 13.01.2014 et la contre-expertise du 28.04.2015. Ils avancent encore qu’auparavant, la situation n’était pas « clairement établie » et en veulent pour preuve que les deux expertises – i.e. celle de leur architecte et celle de D.__ SA – parvenaient à des résultats contradictoires. Cette lecture des événements ne convainc toutefois pas. Le rapport de cette société n’a fait que les convaincre de la justesse des conclusions de leur architecte, que ce dernier a confirmées en se fendant – spontanément à l’en croire, démontrant ainsi que ses convictions étaient solidement ancrées – d’une contre-expertise. Ils ont d’ailleurs aussitôt brandi celle-ci à l’appui de leurs prétentions contre A.__. La responsabilité de ce dernier ne relevait donc pas seulement du domaine des hypothèses; les propriétaires B.__ n’avaient pas de raison d’en douter dès le moment où le premier rapport de leur architecte qui ne comportait pas moins de 138 pages la pointait du doigt après que des tests l’ont révélée.

Quant au montant du dommage, les propriétaires B.__ font valoir qu’ils n’avaient aucune certitude que les travaux préconisés dans ce rapport permettraient d’éviter les infiltrations d’eau; raison pour laquelle, nonobstant les travaux entrepris, leur architecte avait fait réaliser un faux-plancher technique et amovible afin de pouvoir constater à tout moment l’état du sol. Ils prêtent toutefois au doute des vertus dont il est dépourvu en la circonstance. Car si les propriétaires B.__ se trouvaient en proie à une telle hésitation quant à savoir si les travaux indiqués seraient suffisants, ils devaient se procurer les informations pour chiffrer ceux qui s’imposeraient en complément. Rien n’indique que cela fût impossible ou disproportionné dans le cas d’espèce. L’on peut fort bien concevoir que – comme l’a exprimé l’expert judiciaire – le problème de l’étanchéité soit parmi ceux qui sont les plus difficiles à résoudre dans le domaine de la construction et qu’il soit très difficile de résoudre à 100% un semblable problème. Cela étant, le principe de la prescription serait vidé de son essence si le délai ne commençait à courir qu’à partir du moment où les demandeurs devaient bénéficier d’une certitude absolue. Le fait qu’il s’agisse in casu d’un court délai de prescription ne change rien à cela.

Le dies a quo du délai de prescription relatif d’un an est bien celui retenu dans le jugement attaqué, à savoir le 14.01.2014.

 

Abus de droit – 2 al. 2 CC

A teneur de l’art. 2 al. 2 CC, l’abus manifeste d’un droit n’est pas protégé par la loi. Cette règle permet au juge de corriger les effets de la loi dans certains cas où l’exercice d’un droit allégué créerait une injustice manifeste. Le juge apprécie la question au regard des circonstances concrètes. Les cas typiques en sont l’absence d’intérêt à l’exercice d’un droit, l’utilisation d’une institution juridique de façon contraire à son but, la disproportion manifeste des intérêts en présence, l’exercice d’un droit sans ménagement et l’attitude contradictoire. L’abus de droit doit être admis restrictivement, comme l’exprime l’adjectif « manifeste » utilisé dans le texte légal (ATF 143 III 279 consid. 3.1 p. 281; 135 III 162 consid. 3.3.1 p. 169 et les arrêts cités).

Le débiteur commet un abus de droit au sens de l’art. 2 al. 2 CC en se prévalant de la prescription non seulement lorsqu’il amène astucieusement le créancier à ne pas agir en temps utile, mais aussi lorsque, sans mauvaise intention, il a un comportement qui incite le créancier à renoncer à entreprendre des démarches juridiques pendant le délai de prescription et que, selon une appréciation raisonnable, fondée sur des critères objectifs, ce retard apparaît compréhensible. Ainsi, quand le débiteur – alors que le délai de prescription courait encore – a déterminé le créancier à attendre, il abuse de son droit en lui reprochant ensuite de n’avoir pas agi après s’être prévalu de la prescription (venire contra factum proprium; ATF 143 III 348 consid. 5.5.1; 128 V 236 consid. 4a; 113 II 269 consid. 2e et les réf.; cf. également ATF 131 III 430 consid. 2). Le comportement en cause peut par exemple consister à maintenir le créancier dans l’espoir que des discussions aboutiront à une solution favorable à ses intérêts (cf. arrêt C.114/1987 du 6 juillet 1987 consid. 4; KARL SPIRO, Die Begrenzung privater Rechte durch Verjährungs-, Verwirkungs- und Fatalfristen, vol. I, 1975, p. 245 ss). Le comportement du débiteur doit être en relation de causalité avec le retard à agir du créancier (ATF 143 III 348 consid. 5.5.1; 128 V 236 consid. 4a).

En l’espèce, la cour cantonale a considéré que le fait pour A.__ de mandater un expert d’un commun accord avec les propriétaires B.__ constituait une démarche qui avait incité ces derniers à ne pas se préoccuper de l’interruption du délai de prescription « dès lors qu’ils étaient maintenus dans la confiance que cette expertise-là aboutirait à une solution amiable et dans le sens de leurs intérêts », ajoutant encore « en effet, cette expertise avait notamment pour but de déterminer tant les causes des dommages survenus que l’imputation de ceux-ci ».

Ces considérations ne sauraient être partagées. En l’absence d’assurances expresses de son adverse partie, pour quelle raison le créancier serait-il incité à renoncer à entreprendre des démarches juridiques tant qu’une expertise conjointe est en cours ? Le résultat de celle-ci n’est pas d’emblée acquis; elle peut parfaitement parvenir à une conclusion défavorable à ses intérêts. C’est précisément ce qui s’est produit en l’occurrence, à mesure que le rapport d’expertise de D.__ SA exonère A.__ de toute responsabilité. Sans désemparer, les propriétaires B.__ ont dès lors eu recours à une contre-expertise de leur propre architecte pour en infirmer les conclusions, avant de requérir la poursuite puis d’agir en justice. La cour cantonale a toutefois considéré que les propriétaires B.__ étaient « maintenus dans la confiance que cette expertise-là aboutirait à une solution amiable et dans le sens de leurs intérêts ». A ce stade pourtant, les propriétaires B.__ et A.__ n’avaient pas pu s’entendre, ces derniers contestant leur responsabilité et le contenu du premier rapport de l’architecte C.__ du 13.01.2014. Et les questions soumises à l’expert ne contenaient pas le germe d’un aveu de A.__ d’une quelconque responsabilité. Elles tendaient tout simplement à déterminer quel était le responsable des dégâts et le montant du dommage. Les propriétaires B.__ étaient visiblement persuadés de leur bon droit, disposant d’un rapport tranché de leur architecte mettant en cause le bâtiment de A.__. Cela étant, ils ne pouvaient pour autant présumer que l’expert mandaté conjointement adhérerait à ces conclusions et que A.__ se rangerait nécessairement aux résultats de la nouvelle expertise : ils ne s’y sont eux-mêmes pas pliés. Ils devaient envisager que l’expert en cause exprime un avis divergent et, soit obtenir une renonciation expresse à invoquer la prescription de leur adverse partie, soit interrompre le cours de celle-ci, ce qu’ils ont fait ultérieurement – mais tardivement – en requérant une poursuite à son encontre. Leur retard à agir n’est objectivement pas compréhensible.

Partant, il n’y a rien d’abusif pour A.__ à invoquer la prescription de la créance en dommages-intérêts. Contrairement à ce qu’avancent les propriétaires B.__ en invoquant l’équité, cette institution n’est pas ici détournée de son but.

 

La prescription d’un an qui a débuté le 14.01.2014 est ainsi échue le 14.01.2015 sans avoir été interrompue. Elle fait ainsi échec à l’exigibilité de la créance invoquée par les propriétaires B.__.

 

Le TF admet le recours de A.__, réformant l’arrêt de la cour cantonale, en ce sens que la demande des propriétaires B.__ contre A.__ est intégralement rejetée.

 

 

Arrêt 4A_362/2020 consultable ici

 

 

4A_631/2017 (f) du 24.04.2018 – Tort moral – 47 CO / Prédisposition constitutionnelle liée – 44 CO / Droit préférentiel du lésé – 73 al. 1 LPGA

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_631/2017 (f) du 24.04.2018

 

Consultable ici

 

Tort moral / 47 CO

Prédisposition constitutionnelle liée / 44 CO

Droit préférentiel du lésé / 73 al. 1 LPGA

 

A.___, née en 1959, a travaillé comme aide-soignante à 80%. Par le passé, elle a souffert de diverses atteintes à la santé, notamment de lombalgies chroniques ainsi que de troubles anxieux et dépressifs nécessitant un traitement psychiatrique. Une aggravation de ses douleurs lombaires l’a conduite à subir une opération des vertèbres lombaires L4-L5 le 28.10.2013. A la suite de cette intervention, A.___ a été en incapacité de travail à 100%. Selon l’avis de plusieurs médecins, les pronostics de santé étaient favorables, de sorte que l’intéressée aurait pu progressivement reprendre le travail entre les mois de mars et mai 2014.

Le 04.01.2014, A.___ (ci-après : la lésée) et B.___, né en 1978, ont eu une altercation verbale dans le parking souterrain de leur immeuble, vraisemblablement en raison d’un problème de stationnement. La lésée a déclaré que le prénommé s’était énervé et s’était moqué d’elle. Elle-même l’avait traité de «con, connard». Une fois cet échange terminé, la lésée a tourné le dos à B.___ et s’est dirigée vers la porte de l’immeuble. B.___ s’est alors avancé rapidement vers elle et l’a violemment poussée contre le mur. La lésée est tombée en heurtant le mur. Elle n’a pas pu se relever. Elle a été transportée aux HUG en ambulance. Les médecins ont diagnostiqué une fracture par éclatement de la vertèbre L2 et une fracture interarticulaire du pouce. La lésée a été opérée les 07.01.2014 et 17.01.2014 au service de neurochirurgie des HUG. Sortie de l’hôpital le 22.01.2014, elle n’a pas repris le travail depuis lors.

En mars 2014, la lésée a déposé une plainte pénale contre B.___, lequel a été condamné pour lésions corporelles graves par négligence, selon l’ordonnance pénale entrée en force.

 

Procédures cantonales

La lésée a saisi le Tribunal de première instance d’une requête de conciliation dirigée contre B.___. Le 01.04.2015, elle a déposé devant cette même autorité une demande concluant au paiement de 50’000 fr. pour le tort moral subi. Elle a chiffré à 70’000 fr. l’indemnité qui lui serait due à ce titre, dont elle a déduit l’indemnité pour atteinte à l’intégrité qu’elle estimait pouvoir percevoir de l’assureur-accidents (correspondant selon elle au 25% de son salaire assuré de 68’880 fr.). Par jugement du 05.01.2017, le Tribunal de première instance a condamné B.___ à verser à la lésée une indemnité pour tort moral de 50’000 fr. plus intérêts à 5% [l’an] dès le 04.01.2014.

Appel interjeté par B.___. Pour en fixer le montant du tort moral, la Cour cantonale de justice a appliqué la méthode des deux phases. Dans un premier temps, elle a constaté que les experts mandatés par l’assureur-accidents avaient fixé à 25% le taux de l’atteinte subie par la demanderesse, en se fondant sur la table 7 (relative aux affections de la colonne vertébrale) élaborée par la SUVA pour l’indemnisation des atteintes à l’intégrité selon la LAA. La Cour de justice a fixé l’indemnité de base à 31’500 fr., compte tenu du montant maximal du gain assuré en vigueur le jour de l’événement dommageable (126’000 fr. x 25%). Dans une seconde phase, la Cour a jugé que ce montant de 31’500 fr. devait être doublé et porté à 63’000 fr. en raison des circonstances de l’espèce.

L’autorité cantonale a ensuite estimé que le montant susmentionné de 63’000 fr. devait être réduit en raison de l’état maladif antérieur de la lésée (prédisposition constitutionnelle liée). Il ressortait en effet du dossier que 60% des lombalgies dont elle souffrait étaient en lien avec l’agression subie, ce qui signifiait que 40% des douleurs résultaient de son état antérieur. En revanche, le trouble psychogène était dû à l’agression. En définitive, la responsabilité du défendeur dans les atteintes à la santé de la lésée était de 80% (soit la moyenne entre 60% pour les souffrances physiques et 100% pour les souffrances psychiques). Il convenait dès lors de réduire de 20% le montant de 63’000 fr., pour aboutir à une indemnité de 50’000 fr. (montant arrondi). La cour cantonale a ajouté qu’en comparaison avec la jurisprudence, cette somme paraissait équitable et proportionnée aux atteintes dont souffrait la lésée. Après déduction de l’indemnité pour atteinte à l’intégrité due par l’assureur-accidents (31’500 fr.), la Cour aboutissait au montant de 18’500 fr. (plus intérêts à 5% l’an dès le 04.01.2014).

 

TF

Tort moral et prédisposition constitutionnelle liée

En vertu de l’ art. 47 CO, le juge peut, en tenant compte de circonstances particulières, allouer à la victime de lésions corporelles une indemnité équitable à titre de réparation morale. Cette indemnité doit compenser le préjudice que représente une atteinte au bien-être moral. Le principe même d’une indemnisation du tort moral et l’ampleur de la réparation dépendent essentiellement de la gravité de l’atteinte et de la possibilité d’adoucir de façon sensible, par le versement d’une somme d’argent, la douleur physique ou morale (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 315; cf. aussi ATF 141 III 97 consid. 11.2; 132 II 117 consid. 2.2.2). En principe, tous les motifs de réduction de l’art. 44 CO peuvent être pris en compte, en particulier la faute concomitante de la victime (ATF 123 II 210 consid. 3b p. 214).

Le raisonnement de la Cour de justice n’est pas remis en cause par les parties. En particulier, l’application de la méthode des deux phases (cf. ATF 132 II 117 consid. 2.2.3; arrêt 6B_531/2017 du 11 juillet 2017 consid. 3.3.2), la fixation d’une indemnité de base à 31’500 fr. et d’une pleine indemnité à 63’000 fr. ne sont pas critiquées. N’est pas non plus discutée la constatation de fait quant à l’existence d’une prédisposition constitutionnelle liée, par opposition à une prédisposition indépendante (cf. ATF 131 III 12 consid. 4; 113 II 86 consid. 3b; arrêt 4A_77/2011 du 20 décembre 2011 consid. 3.3.1), ou encore l’application d’un taux de réduction de 20% pour tenir compte de cette prédisposition (art. 44 CO).

 

Droit préférentiel du lésé

Les parties sont divisées uniquement sur le point de savoir qui, de l’assureur LAA ou de la lésée, doit supporter la réduction de quelque 20% (13’000 fr.) due à la prédisposition constitutionnelle liée. La lésée plaide qu’en vertu du droit préférentiel du lésé, cette charge incombe entièrement à l’assureur LAA.

Selon l’art. 24 al. 1 LAA, l’assuré a droit à une indemnité équitable pour atteinte à l’intégrité en cas d’atteinte importante et durable à son intégrité physique, mentale ou psychique en suite d’un accident.

Cette indemnité est de même nature que l’indemnité à titre de réparation morale (art. 74 al. 2 let. e LPGA). Elle tombe de ce fait sous le coup de la subrogation instituée par l’art. 72 al. 1 LPGA en faveur de l’assureur social, lequel, dès la survenance de l’événement dommageable, est subrogé, jusqu’à concurrence des prestations légales, aux droits de l’assuré contre le tiers responsable (cf. ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316, à propos des art. 41 et 43 aLAA).

La loi transfère à l’assureur tout ou partie de la créance du lésé envers le tiers responsable (ou son assurance responsabilité civile). Le lésé perd ainsi ses droits contre le tiers, à concurrence de la prétention subrogatoire de l’assureur. Ce mécanisme tend à éviter une surindemnisation du lésé (ATF 131 III 360 consid. 6.1; arrêt 4A_307/2008 du 27 novembre 2008 consid. 3.1.3; cf. aussi ATF 124 V 174 consid. 3b; GHISLAINE FRÉSARD-FELLAY, Le recours subrogatoire de l’assurance-accidents sociale contre le tiers responsable ou son assureur, 2007, p. 104-107).

Le transfert de créance intervient « jusqu’à concurrence des prestations légales » de l’assureur. La créance subrogatoire de l’assureur est ainsi plafonnée aux prestations que l’assureur doit légalement à l’assuré/lésé (FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 89 n° 283). La loi limite toutefois l’étendue de la créance subrogatoire à divers égards. A teneur de l’art. 73 al. 1 LPGA, l’assureur n’est subrogé aux droits de l’assuré que dans la mesure où les prestations qu’il alloue, jointes à la réparation due pour la même période par le tiers responsable, excèdent le dommage causé par celui-ci. Cette disposition institue un droit préférentiel en faveur du lésé. Lorsque le responsable civil (ou son assureur) n’est pas tenu de réparer l’intégralité du dommage, notamment en raison de motifs fondés sur l’art. 44 CO, l’indemnité réduite revient prioritairement au lésé, qui peut ainsi compléter les prestations concordantes de l’assureur social jusqu’à ce qu’il obtienne réparation de la totalité du préjudice effectivement subi. L’assureur social a droit à l’éventuel solde subsistant ; il supporte ainsi la réduction de l’indemnité due par le responsable civil (ATF 117 II 609 consid. 11c p. 627; 93 II 407 consid. 6; cf. aussi l’arrêt précité 4A_77/2011 consid. 3.3.1 et ATF 131 III 12 consid. 4 p. 14 et consid. 7.1. PETER BECK, in Haftung und Versicherung, 2e éd. 2015, § 6 n° 6.136 ss; FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 321 ss, spéc. p. 324 s.). Le droit préférentiel suscite des discussions lorsque le motif de réduction réside dans une faute concomitante du lésé (cf. par exemple les auteurs cités par FRANZ WERRO, La responsabilité civile, 3e éd. 2017, n° 1813; FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 380 s.).

En matière de tort moral, le Tribunal fédéral n’a appliqué qu’un droit préférentiel partiel dans une affaire publiée aux ATF 123 III 306.

Le Tribunal fédéral a constaté une controverse doctrinale en ce domaine. Certains auteurs s’opposaient à l’application du droit préférentiel du lésé au motif que le tort moral se distinguait, par sa nature et les modalités de sa fixation, du dommage économique. D’autres rétorquaient que la jurisprudence récente tendait à traiter de façon analogue tort moral et dommage économique ; de surcroît, il était normal que le lésé soit entièrement indemnisé avant que des tiers ayant encaissé des cotisations ou des primes d’assurance puissent se retourner contre le responsable.

Le Tribunal fédéral a opté pour une solution intermédiaire conduisant à faire supporter simultanément au lésé et à l’assureur-accidents LAA la réduction pour faute concomitante du lésé (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316 s.). En vertu du droit préférentiel « normal », l’assureur-accidents aurait entièrement supporté la différence de 20% (24’000 fr.) entre le préjudice moral subi (120’000 fr.) et l’indemnité réduite due par le tiers responsable (96’000 fr.); sa créance subrogatoire, plafonnée à 70’000 fr., aurait été réduite à 46’000 fr. (70’000 fr. – 24’000 fr.). Le Tribunal fédéral a cependant appliqué le taux de réduction de 20% à l’indemnité LAA due par l’assureur-accidents (70’000 fr.), ce qui revenait à réduire la créance subrogatoire de 14’000 fr. seulement au lieu de 24’000 fr. (70’000 – 20% = 56’000 fr.). Le solde de 10’000 fr. a été supporté par le lésé, qui n’a obtenu que 110’000 fr. pour son préjudice moral, au lieu de 120’000 fr. avec le droit préférentiel normal (ATF 123 III 306 consid. 9b p. 316 s.; cf. les tableaux de FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 367 et BECK, op. cit., § 6 n° 6.147).

Cette solution a encore été appliquée dans une affaire rendue l’année suivante, où l’indemnité de l’art. 47 CO avait également été réduite pour faute concomitante du lésé (arrêt 4C.152/1997 du 25 mars 1998 consid. 7b).

La doctrine s’est montrée critique (cf. en particulier l’analyse de THOMAS KOLLER, Quotenvorrecht […], in PJA 1997 p. 1428 ss). Un courant apparemment majoritaire considère que le droit préférentiel du lésé devrait pleinement s’appliquer à l’indemnité pour tort moral (BECK, op. cit., § 6 n° 6.148). Qu’il s’agisse de tort moral ou de dommage stricto sensu, le juge doit commencer par établir le préjudice, avant de fixer l’indemnité due par le responsable en tenant compte d’éventuels facteurs de réduction tels que la faute concomitante du lésé (WERRO, op. cit., nos 1424 et 1485; BEATRICE GURZELER, Beitrag zur Bemessung der Genugtuung, 2005, p. 122 in fine et 123; ALEXANDRE GUYAZ, Le tort moral en cas d’accident: une mise à jour, in SJ 2013 II 260 nbp 199). La solution de l’ATF 123 III 306 s’écarterait sans fondement suffisant de l’art. 73 al. 1 LPGA, qui parle de dommage sans distinguer entre les différents postes (MARC M. HÜRZELER, in Recht der Sozialen Sicherheit, 2014, § 36 n° 36.23; FRANÇOIS KOLLY, Le droit préférentiel du lésé, in Colloques et journées d’études 1999-2001 [IRAL éd.], p. 652 nbp 17). Il n’y aurait pas de motif de traiter différemment les dommages matériel et immatériel (HARDY LANDOLT, Genugtuungsrecht, vol. 2, 2013, p. 230 n. 674; ROLAND BREHM, Berner Kommentar, 4e éd. 2013, n° 83c ad art. 47 CO; MAX SIDLER, Schaden – Haftung – Versicherung, 1999, § 10 n° 10.38).

Un auteur est cependant d’avis que la solution de l’ATF 123 III 306 favorise le règlement des sinistres et offre le mérite de la praticabilité (FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 368 s.).

En l’occurrence, la cour cantonale n’a pas appliqué le droit préférentiel du lésé, que ce soit dans la forme prévue par l’art. 73 al. 1 LPGA ou dans la forme partielle appliquée à l’ATF 123 III 306. Selon l’arrêt attaqué, la lésée doit supporter entièrement la réduction de 13’000 fr. due à son état maladif antérieur. Force est d’admettre que les juges cantonaux auraient dû prendre en compte le droit préférentiel du lésé. Se pose toutefois la question de savoir si la méthode partielle controversée de l’ATF 123 III 306 doit trouver application.

La doctrine a relevé non sans raison une évolution de la jurisprudence, dont il ressort que la fixation de l’indemnité pour tort moral, laquelle n’est rien d’autre que la réparation d’un préjudice, ne se distingue pas essentiellement de l’indemnité pour le dommage stricto sensu, en ce sens qu’il est possible de fixer tout d’abord le préjudice moral subi, puis d’appliquer d’éventuels facteurs de réduction (ATF 124 III 182 consid. 4d p. 186; 116 II 733 consid. 4f p. 735). Il faut également concéder que l’art. 73 al. 1 LPGA parle de « dommage » (Schaden, danno) sans distinguer entre dommage matériel et immatériel, et que la subrogation intervient pour les « prestations légales » qu’alloue l’assureur social (art. 72 al. 1 LPGA; cf. KOLLER, op. cit., p. 1431), lequel doit aussi indemniser le préjudice moral en vertu de l’art. 24 LAA. Il sied en outre de relever que la concordance fonctionnelle entre l’indemnité de l’art. 24 LAA et l’indemnité pour tort moral a certes été discutée, mais qu’au moment d’introduire la LPGA, le législateur a décidé de confirmer cette concordance à l’art. 74 al. 2 let. e (cf. ATF 125 II 169 consid. 2d; FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 538 s.).

Reste à savoir s’il est légitime que l’assureur social supporte économiquement la réduction de l’indemnité pour le préjudice moral, qui n’a pas vocation à couvrir un besoin économique de base. Encore une fois, l’art. 24 LAA impose une telle indemnisation à l’assureur-accidents, même si cela est inhabituel en matière d’assurance sociale (cf. FRÉSARD-FELLAY, op. cit., p. 542 s. n° 1635). Lorsque la réduction de l’indemnité pour tort moral est due à un état maladif préexistant, il paraît conforme à l’esprit de l’assurance sociale et du droit préférentiel du lésé que l’assureur assume cette réduction, plutôt que le lésé. Le cas présent se distingue à cet égard de l’ATF 123 III 306, où la réduction de l’indemnité civile était due à une faute concomitante du lésé.

Eu égard aux considérations qui précèdent, il faut admettre qu’aucune raison ne justifie de priver la lésée du droit préférentiel prévu par l’art. 73 al. 1 LPGA. Peut rester indécise la question de savoir si la solution consacrée par l’ATF 123 III 306 garde sa raison d’être lorsque la réduction de la responsabilité civile est due à une faute concomitante du lésé.

 

En tenant compte du droit préférentiel du lésé, la lésée peut réclamer au responsable civil la différence entre le préjudice moral effectivement subi (63’000 fr.) et l’indemnité pour atteinte à l’intégrité due par l’assureur-accidents (31’500 fr.), soit 31’500 fr. (63’000 fr. – 31’500 fr.). Ce montant reste dans les limites de l’indemnité due par le défendeur (50’000 fr.).

Le solde de 18’500 fr. (50’000 fr. – 31’500 fr.) constitue la prétention subrogatoire de l’assureur-accidents. L’indemnité qu’il doit à la lésée (31’500 fr.), plus la réparation due pour la même période par le tiers responsable (50’000 fr.), excèdent en effet de 18’500 fr. le dommage causé par celui-ci (63’000 fr.).

Le recours doit dès lors être admis sur ce point et l’arrêt attaqué réformé en ce sens que le défendeur doit verser à la demanderesse une indemnité pour tort moral de 31’500 fr., plus intérêts à 5% l’an dès le 04.01.2014.

 

Le TF admet le recours de la lésée.

 

 

Arrêt 4A_631/2017 consultable ici

 

 

4A_547/2019 (f) du 09.07.2020 – Responsabilité des collectivités publiques cantonales – Responsabilité médicale – 61 al. 1 CO / Illicéité – Consentement éclairé du patient – Absence de certitude scientifique et devoir d’information du médecin

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_547/2019 (f) du 09.07.2020

 

Consultable ici

 

Responsabilité des collectivités publiques cantonales – Responsabilité médicale / 61 al. 1 CO

Illicéité – Consentement éclairé du patient – Absence de certitude scientifique et devoir d’information du médecin

 

Depuis son enfance, A.__ (ci-après : le lésé ou le patient), né en 1966, titulaire d’un CFC de mécanicien-électricien et d’un diplôme d’ingénieur ETS, souffre d’une épilepsie temporale gauche résistante aux traitements médicamenteux. Ce trouble se manifestait par des crises invalidantes avec des pertes de conscience à une fréquence de trois à quatre fois par mois. Le lésé avait toutefois toujours effectué son activité professionnelle normalement.

A partir de 1997, le lésé, qui était suivi par le Prof. D.__ de l’Hôpital X.__, a souhaité se soumettre à une évaluation pré-chirurgicale. Celle-ci a eu lieu lors d’une hospitalisation à l’hôpital Z.__et le Prof. E.__, alors neurochirurgien à l’hôpital X.__ comptant parmi les spécialistes mondiaux du traitement de l’épilepsie, y a collaboré. Les examens neuropsychologiques réalisés dans ce cadre révèlent notamment des troubles mnésiques en modalité verbale, un défaut du mot ponctuel, une difficulté de calculation et des troubles mnésiques sur matériel verbal fluctuant.

Le lésé a fait une crise d’épilepsie ayant nécessité une brève hospitalisation aux urgences du de l’hôpital X.__ le 03.07.1998.

Entre juillet et septembre 1998, deux entretiens ont eu lieu avec le lésé : lors du premier, qui réunissait le lésé, son amie et le Prof. D.__, le lésé a pu poser des questions sur l’indication d’une intervention chirurgicale; les risques opératoires lui ont été exposés; le lésé a déclaré comprendre la nécessité d’une intervention, mais a préféré l’envisager fin 1998 ou début 1999; lors du second entretien, qui s’est tenu avec le lésé, sa compagne, ses parents et les Prof. D.__ et E.__, le lésé a souhaité une intervention plus précoce en raison de la survenue récente de crises épileptiques avec chutes.

S’agissant des risques de l’opération, les informations suivantes lui ont été communiquées: en principe, 1% de risque d’infection, 1% de risque d’hémorragie et 2% de risque de complications neurologiques, le risque minimal étant dès lors de 4%. Il s’agissait d’une évaluation globale, fondée sur les statistiques des grandes études mondiales de l’époque, qui tenait compte tant des risques vitaux que des risques à la santé.

Le lésé a finalement opté pour l’opération en raison de la récidive de ses crises d’épilepsie.

Il est établi que le lésé n’a pas été informé spécifiquement d’ un risque de séquelles cognitives et neuropsychologiques (soit des atteintes qui entravent les fonctions courantes du cerveau, comme les troubles de la mémoire, de la concentration et de l’acquisition).

Ayant pris connaissance du résultat des évaluations pré-chirurgicales et, après les entretiens menés avec ses médecins, le lésé a pris la décision de se soumettre à l’amygdalo-hippocampectomie sélective gauche qui lui avait été proposée.

Le 02.10.1998, le lésé a été opéré par le Prof. E.__.

Durant les premières années qui ont suivi l’opération, le lésé n’a plus eu de crises d’épilepsie et il a cessé de prendre son traitement épileptique le 22.10.2001. L’opération a par contre été suivie de troubles au niveau du langage et de la compréhension, d’une certaine faiblesse de l’hémicorps droit ainsi que d’une amputation du champ visuel vers la partie supérieure droite.

Depuis l’opération, le lésé a été en incapacité totale de travail, notamment en raison de difficultés de concentration et de mémorisation, de troubles d’organisation et de planification, de troubles de compréhension orale et de difficultés de rédaction en français.

Par décision du 09.08.2000, l’office AI a admis un degré d’invalidité du lésé de 80% dès le 01.09.1999, relevant notamment que celui-ci présentait de graves troubles mnésiques, des difficultés de compréhension et une importante fatigabilité. Il a également été observé que le lésé avait changé de personnalité depuis l’opération : il ne parvenait plus à maîtriser ses émotions, paniquait devant tout imprévu et se distinguait par une émotivité à fleur de peau; dans les contacts avec les tiers, il devait faire de gros efforts de concentration, il n’arrivait plus à suivre une conversation à plusieurs et se mettait à l’écart, donnant l’impression d’être de trop.

 

Procédures cantonales

Le lésé et la Fondation B.__ (ci-après : la fondation) ont ouvert action contre l’Etat de Vaud (le lésé ayant été opéré par le Prof. E.__, alors neurochirurgien à l’hôpital X.__) le 11.06.2006.

Deux expertises ont été mises en œuvre (Prof. F.__, médecin-chef en neurochirurgie à l’Hôpital universitaire de Bâle, rapport du 28.03.2011 et Prof. G.__, neurologue à l’Hôpital d’instruction des Armées du Val de Grâce à Paris, rapport du 10.12.2012). Par jugement du 28.05.2018, rejet des conclusions des demandeurs par la Cour civile.

 

Par arrêt du 26.09.2019 (consultable ici), rejet par la Cour d’appel civile des appels interjetés par chacun des demandeurs et confirmation du jugement entrepris.

 

TF

Responsabilité des collectivités publiques cantonales

La responsabilité des collectivités publiques cantonales, des fonctionnaires et des employés publics des cantons à l’égard des particuliers pour le dommage qu’ils causent dans l’exercice de leur charge est en principe régie par les art. 41 ss CO, mais les cantons sont libres de la soumettre au droit public cantonal en vertu des art. 59 al. 1 CC et 61 al. 1 CO (ATF 128 III 76 consid. 1a; 127 III 248 consid. 1b).

Lorsque le canton adopte une réglementation, la responsabilité de la collectivité publique et de ses agents est donc soumise au droit public cantonal. Si celle-ci renvoie aux dispositions du Code des obligations, celui-ci s’applique à titre de droit cantonal supplétif (ATF 126 III 370 consid. 5).

Le canton de Vaud a fait usage de cette faculté en édictant la loi du 16 mai 1961 sur la responsabilité de l’État, des communes et de leurs agents (ci-après: LRECA/VD; RS 170.11). Cette loi règle la réparation des dommages causés illicitement ou en violation de devoirs de service dans l’exercice de la fonction publique cantonale ou communale (art. 1, 3 et 4 LRECA/VD). A la différence du droit privé qui subordonne la responsabilité aquilienne à une faute (art. 41 CO), le texte de l’art. 4 LRECA/VD n’exige, pour engager la responsabilité de l’État, qu’un acte objectivement illicite, un dommage et un lien de causalité entre l’un et l’autre (arrêt 4A_132/2014 du 2 juin 2014 consid. 2.1 et les arrêts cités). L’art. 8 LRECA/VD prévoit, en outre, que les dispositions du Code des obligations relatives aux obligations résultant d’actes illicites sont, au surplus, applicables par analogie à titre de droit cantonal supplétif.

Il en résulte que le Tribunal fédéral n’examine la question de l’illicéité de l’intervention chirurgicale que sous l’angle de l’arbitraire (art. 106 al. 2 LTF; arrêt 4A_453/2014 du 23 février 2015 consid. 3.1 et les arrêts cités).

 

Illicéité

En matière de responsabilité médicale, l’illicéité peut reposer sur deux sources distinctes :

  • la violation des règles de l’art, d’une part, et
  • la violation du devoir de recueillir le consentement éclairé du patient, d’autre part.

Devant le Tribunal fédéral, les recourants ne contestent pas que l’opération a été menée selon les règles de l’art et il n’y a donc pas lieu de s’y arrêter. Ils reprochent par contre aux juges cantonaux d’avoir retenu que le lésé avait donné son consentement éclairé à l’amygdalo-hippocampectomie qu’il a subie le 02.10.1998.

 

Consentement éclairé du patient

L’exigence d’un consentement éclairé se déduit directement du droit du patient à la liberté personnelle et à l’intégrité corporelle, qui est un bien protégé par un droit absolu (ATF 133 III 121 consid. 4.1.1 p. 128 et les arrêts cités). Le médecin qui fait une opération sans informer son patient ni en obtenir l’accord commet un acte contraire au droit et répond du dommage causé, que l’on voie dans son attitude la violation de ses obligations de mandataire ou une atteinte à des droits absolus et, partant, un délit civil. L’illicéité d’un tel comportement affecte l’ensemble de l’intervention et rejaillit de la sorte sur chacun des gestes qu’elle comporte, même s’ils ont été exécutés conformément aux règles de l’art (ATF 133 III 121 consid. 4.1.1 p. 128 et les arrêts cités).

Une atteinte à l’intégrité corporelle, à l’exemple d’une intervention chirurgicale, est illicite à moins qu’il n’existe un fait justificatif (ATF 133 III 121 consid. 4.1.1 p. 128 et les arrêts cités). Dans le domaine médical, la justification de l’atteinte réside le plus souvent dans le consentement du patient; pour être efficace, le consentement doit être éclairé, ce qui suppose de la part du praticien de renseigner suffisamment le malade pour que celui-ci donne son accord en connaissance de cause (ATF 133 III 121 consid. 4.1.1 p. 129 et les arrêts cités).

Le devoir d’information du médecin résulte également de ses obligations contractuelles, comme le confirment la doctrine et une jurisprudence constante (ATF 133 III 121 consid. 4.1.2 p. 129 et les arrêts cités).

Le médecin doit donner au patient, en termes clairs, intelligibles et aussi complets que possible, une information sur le diagnostic, la thérapie, le pronostic, les alternatives au traitement proposé, les risques de l’opération, les chances de guérison, éventuellement sur l’évolution spontanée de la maladie et les questions financières, notamment relatives à l’assurance (ATF 133 III 121 consid. 4.1.2 p. 129 et les arrêts cités). Des limitations voire des exceptions au devoir d’information du médecin ne sont admises que dans des cas très précis, par exemple lorsqu’il s’agit d’actes courants sans danger particulier et n’entraînant pas d’atteinte définitive ou durable à l’intégrité corporelle, s’il y a une urgence confinant à l’état de nécessité ou si, dans le cadre d’une opération en cours, il y a une nécessité évidente d’en effectuer une autre (ATF 133 III 121 consid. 4.1.2 p. 129 et les arrêts cités).

La portée du devoir d’information du médecin (y compris sur les risques de l’opération) est fonction de l’état de la science médicale. On ne saurait (logiquement) imposer au médecin de donner au patient des renseignements qui ne sont pas encore compris dans cet état (sur ce critère généralement utilisé en lien avec le devoir de diligence du médecin, cf. arrêt 4C.345/1998 du 29 mars 1999 consid. 4b; ATF 120 II 248 consid. 2c et les références; 93 II 19 consid. 2).

C’est au médecin qu’il appartient d’établir qu’il a suffisamment renseigné le patient et obtenu le consentement éclairé de ce dernier préalablement à l’intervention (ATF 133 III 121 consid. 4.1.3 p. 129 et les arrêts cités; sur le consentement hypothétique du patient, cf. ATF 133 III 121 consid. 4.1.3 p. 130 et les arrêts cités).

 

Dans le cas d’espèce, on ne peut suivre les recourants lorsqu’ils affirment que la cour cantonale a sombré dans l’arbitraire en refusant d’admettre un risque spécifique de séquelles neuropsychologiques en 1998. La décision prise par les juges précédents sur ce point s’appuie sur les deux expertises judiciaires : en effet, tant l’expert suisse (Prof. F.__ de Bâle) que l’expert français (Prof. G.__ de Paris) ont confirmé qu’un tel risque spécifique n’avait pas encore été retenu par la science médicale à la fin des années nonante.

L’expert suisse a implicitement admis que le risque de provoquer une atteinte comme celle survenue chez le patient se situait « autour de 1-2% (…) en accord avec les données de la littérature scientifique et l’expérience de [son] centre », étant ici précisé que le pourcentage évoqué vise les risques généraux, alors identifiés, d’infection, d’hémorragie et de complications neurologiques.

Quant à l’expert français, il n’a pas non plus individualisé le risque neuropsychologique, mais a considéré qu’il était englobé dans le pourcentage des séquelles majeures alors connues. Il a explicitement relevé que les publications scientifiques évoquant le risque spécifique et significatif de troubles neuropsychologiques, notamment la diminution des performances mnésiques post-opératoires, étaient postérieures à l’opération litigieuse.

On ne peut même pas dire, comme le font les recourants, qu’à la fin des années 1990 le risque spécifique était « identifié » (ce qui sous-entend que seul le degré exact du risque restait à discuter). Selon les constatations cantonales, le débat était en effet beaucoup plus large (et son issue incertaine) puisque, pour certains scientifiques, il n’y avait « pas de séquelles possibles » si l’hippocampe était atrophié, alors que pour d’autres, « c’était possible ».

 

Absence de certitude scientifique et devoir d’information du médecin

Au moment de procéder à la subsomption, les recourants reviennent – au moins implicitement – sur l’application des conditions fondant le consentement éclairé du patient. Renvoyant à l’ATF 132 II 305, ils insistent sur le fait que l’ « absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives ». Ils tentent ainsi de dresser un parallèle entre ce précédent publié (qui avait pour objet la concrétisation, par les autorités compétentes, du principe de précaution dans le cadre de la gestion de la crise dite de « la vache folle ») et le devoir d’information du médecin (préalable nécessaire au consentement du patient) pour en inférer que, le risque lié aux atteintes neuropsychologiques étant déjà débattu en 1998, le médecin devait en informer son patient.

Il n’y a pas lieu d’examiner la légitimité du parallèle préconisé par les recourants puisque, même si on l’admettait (par hypothèse), ceux-ci ne pourraient rien en tirer : dans le précédent auquel ils renvoient, le Tribunal fédéral a certes rappelé le devoir des autorités compétentes d’agir « même en cas d’incertitude scientifique », mais il a ajouté que cela ne valait que pour les mesures qui « paraiss[ai]ent propres » à prévenir la propagation de l’épizootie « d’après l’état de la science et de l’expérience » (ATF 132 II 305 consid. 4.3 p. 321). Si on tente un parallèle avec le cas d’espèce, force est de constater que, à la fin des années 1990, le milieu médical n’avait pas encore les connaissances,  » d’après l’état de la science et de l’expérience « , pour prescrire aux chirurgiens de fournir aux patients (qui projetaient de se soumettre à une intervention chirurgicale du type amygdalo-hippocampectomie) une information sur le risque spécifique d’atteintes neuropsychologiques (ce risque n’étant pas identifié spécifiquement). Partant, le renvoi à ce précédent n’est d’aucun secours aux recourants.

 

L’absence d’acte illicite scelle le sort du recours, l’illicéité étant une condition nécessaire de la responsabilité médicale.

 

Le TF rejette les recours du lésé et de la Fondation.

 

 

Arrêt 4A_547/2019 consultable ici

 

 

5A_16/2020 (f) du 18.08.2020 – Responsabilité du propriétaire foncier – 679 CC / Qualité de propriétaire exclusive de parcelles – Légitimation passive / Rupture du lien de causalité adéquate nié

Arrêt du Tribunal fédéral 5A_16/2020 (f) du 18.08.2020

 

Consultable ici

 

Responsabilité du propriétaire foncier / 679 CC

Qualité de propriétaire exclusive de parcelles – Légitimation passive

Rupture du lien de causalité adéquate nié

 

A.__ est propriétaire d’unités d’étages de l’immeuble construit sur la parcelle n° xxx de la commune de U.__ (ci-après: commune). Celle-ci est propriétaire des parcelles n° yyy et zzz adjacentes.

Le 16.07.2007, la société B.__ SA (ci-après: B.__) a proposé à la commune d’acheter les parcelles n° yyy et zzz pour y construire un immeuble. Le 12.09.2007, la commune a accepté la proposition et la vente projetée a été portée au budget 2008.

Le 21.01.2008, B.__ a adressé à la commune une demande d’autorisation de construire et son projet a été mis à l’enquête publique le 01.02.2008. Le 21.04.2008, le Secrétariat cantonal des constructions (ci-après: SCC) a préavisé favorablement le projet sous certaines conditions et réserves.

Dans l’intervalle, le 10.03.2008, B.__ a, en qualité de maître de l’ouvrage, conclu avec l’entreprise générale C.__ Sàrl (ci-après: C.__), radiée par la suite du registre du commerce, un contrat portant sur la construction d’un immeuble livrable clés en mains sur les parcelles n° yyy et zzz. Le contrat était soumis à la double condition de l’achat du terrain par B.__ à la commune et de l’obtention du permis de construire.

Le 14.05.2008, la commune a délivré à B.__ l’autorisation de construire, assortie des charges et conditions posées par le SCC. La commune a informé oralement la société C.__ de cette décision et lui a communiqué qu’elle pouvait entamer immédiatement les travaux sans attendre formellement la signature de l’acte de vente. A la demande de B.__, en exécution du contrat d’entreprise du 10.03.2008, C.__ a débuté des travaux de démolition le 20.05.2008 et de terrassement le 26.05.2008.

Le 28.05.2008, les travaux de terrassement ont dû être interrompus en urgence en raison de l’apparition de fissures de l’immeuble sis sur la parcelle adjacente n° xxx dont A.__ est copropriétaire. Des mesures d’urgence ont dû être prises pour stabiliser le bâtiment et des travaux de consolidation se sont poursuivis jusqu’en juillet 2008.

A cette date, aucun contrat de vente n’avait été signé entre B.__ et la commune. Celle-ci était toujours inscrite au registre foncier en qualité de propriétaire des deux parcelles.

Par décision du 06.06.2008, la commune a notifié notamment à A.__ l’interdiction d’habiter ou de pénétrer dans le bâtiment sis sur la parcelle n° xxx. Les locataires du précité, qui ont dû évacuer leur logement le 28.05.2008, n’ont pas pu réintégrer celui-ci, faute de remise en état définitive.

D’après le rapport d’expertise judiciaire, il appartenait à B.__ de prendre différentes mesures préparatoires aux travaux ou de les confier à un spécialiste. Des travaux de sous-murage auraient aussi dû être exécutés avant le début des travaux. Il a retenu que la cause du sinistre était le terrassement effectué plus bas que le niveau des fondations de l’immeuble de A.__, sans précaution particulière, sans contrôle, sans reprises en sous-œuvre, et sans report des charges de l’immeuble de A.__ plus bas que le niveau du fond de fouille du projet d’immeuble. Ces manquements ont provoqué un tassement des fondations de l’immeuble adjacent et, par lien de cause à effet, des fissures et dégâts au bâtiment.

 

Procédures cantonales

Par jugement du 30.04.2015, la Cour civile du Tribunal cantonal valaisan a condamné C.__ Sàrl en liquidation à verser à A.__ les montants de 700’000 fr. à titre de frais de réparation, de 4’510 fr. 70 par mois dès le 28.05.2008, avec intérêt à 5% dès le 1er jour de chaque mois, jusqu’à exécution complète des travaux de réfection, jusqu’à concurrence d’un montant total maximal de 608’944 fr. 50, à titre de perte locative, et de 6’821 fr. 45 avec intérêt à 5% dès le 01.10.2009.

Statuant par jugement du 31.01.2018 sur la demande de A.__, le Juge des districts de Martigny et St-Maurice (ci-après: juge de district) a condamné la commune et B.__ à verser à A.__, solidairement entre elles, et sous déduction d’éventuels versements que C.__ aurait effectués au demandeur en exécution du jugement du 30.04.2015, les montants de 643’661 fr. à titre de frais de réfection, 530’250 fr., avec intérêt de 5% l’an dès le 28.03.2013, à titre de perte locative, de 6’821 fr. 45, avec intérêt à 5% l’an dès le 01.10.2009, à titre de dommages-intérêts, et de 24’270 fr. 25, avec intérêt à 5% l’an dès le 16.11.2012, à titre de dommages-intérêts.

B.__ n’a pas formé d’appel contre ce jugement. La commune l’a en revanche fait, concluant au rejet de la demande en paiement formée par A.__. Par arrêt du 19.11.2019, la Cour civile du Tribunal cantonal valaisan a très partiellement admis cet appel. Elle l’a en outre condamnée à verser à A.__, sous déduction d’éventuels versements que C.__ Sàrl aurait effectués à ce créancier en exécution du jugement précité, 608’944 fr. 50 à titre de perte locative, solidairement (et à concurrence de ce montant) avec B.__.

 

TF

S’agissant de l’absence de légitimation passive, l’autorité cantonale a fait une analyse tant de la doctrine que de la jurisprudence sur l’extension du cercle des défendeurs à une action fondée sur l’art. 679 CC, relevant en particulier que, aux ATF 132 II 689 et 143 III 242, le Tribunal fédéral avait exclu la responsabilité du propriétaire uniquement dans l’hypothèse où celui-ci avait constitué en faveur d’un tiers un droit de superficie permettant à son bénéficiaire d’exercer seul, en vertu d’un droit réel indépendant, la maîtrise juridique et de fait sur le bien-fonds. Elle a alors jugé que, en l’espèce, la situation du maître de l’ouvrage était bien différente de celle d’un superficiaire dont la construction relève de sa propriété exclusive. Aucun acte de vente n’ayant été instrumenté en la forme authentique lors de la survenance du sinistre, il ne disposait même pas d’une créance tendant au transfert de la propriété. Etant encore précisé que le maître de l’ouvrage avait été tenu pour responsable sur la base des règles générales de la responsabilité délictuelle, et non sur celle de l’art. 679 CC, il existait d’autant moins de raison d’exclure la qualité pour défendre de la commune. Elle a ajouté que celle-ci était également intervenue en qualité d’autorité habilitée à prendre des décisions dans le domaine de la construction et pouvait donc à tout moment intimer aux sociétés impliquées d’interrompre les travaux. Il lui appartenait aussi de s’assurer du respect des conditions et charges assortissant l’autorisation de construire. Dès lors, on ne pouvait considérer le maître de l’ouvrage comme disposant seul de la maîtrise de fait sur les biens-fonds lors de la survenance du sinistre. En conséquence, elle a retenu que la commune, inscrite en qualité de propriétaire exclusive des parcelles n° yyy et zzz lors de l’apparition des fissures, disposait de la légitimation passive.

S’agissant de la rupture du lien de causalité adéquate, l’autorité cantonale a rappelé la nature objective de la responsabilité du propriétaire foncier, les motivations du législateur pour ériger une responsabilité de ce type, les faits constitutifs de celle-ci ainsi que les règles sur la causalité. Elle a relevé en particulier que le propriétaire foncier ne dispose pas de preuve libératoire, étant donné que le fait générateur ne suppose aucune violation d’un devoir de diligence. Elle a alors jugé que, en permettant au maître de l’ouvrage d’exercer la maîtrise de fait sur ses terrains avant même le transfert de propriété, la commune avait, en toute connaissance du projet de construction, contribué à réaliser le dommage subi par A.__. Elle a ajouté, s’agissant des attentes de la commune vis-à-vis du comportement du maître de l’ouvrage, que la renonciation aux services d’un ingénieur au motif que les parties au contrat d’entreprise s’estimaient être en mesure de procéder eux-mêmes aux travaux de fouille n’était guère exceptionnelle dans la pratique; il n’était pas imprévisible non plus pour la commune que le futur acquéreur de ses terrains ne respectât pas scrupuleusement les règles de l’art de construire.

Au vu de ce qui précède, l’autorité cantonale a retenu que les conditions de l’art. 679 CC étaient réunies et que la commune devait assumer l’entier du dommage causé à A.__, solidairement avec le maître de l’ouvrage.

 

Responsabilité selon l’art. 679 CC

L’art. 679 al. 1 CC introduit une responsabilité du propriétaire d’immeuble pour les dommages causés à ses voisins à la suite d’une violation des art. 684 ss CC. Il s’agit d’une responsabilité objective, qui existe indépendamment d’une faute du propriétaire et suppose la réalisation de trois conditions matérielles: un excès dans l’utilisation du fonds, soit un dépassement des limites assignées à la propriété foncière par le droit de voisinage, une atteinte aux droits du voisin ainsi qu’un rapport de causalité naturelle et adéquate entre l’excès et l’atteinte (ATF 143 III 242 consid. 3.1).

Le propriétaire foncier a qualité pour défendre à une action fondée sur l’art. 679 CC non seulement lorsqu’il cause lui-même le dommage, mais également quand celui-ci est le fait d’une tierce personne qui utilise directement l’immeuble et qui y est autorisée en vertu du droit privé ou public. Le propriétaire peut ainsi être recherché pour le fait de l’entrepreneur qui accomplit des travaux sur son immeuble, ou encore pour le comportement de son locataire ou de son fermier (ATF 83 II 375 consid. 2). Il est en effet inhérent à la responsabilité causale que le propriétaire foncier réponde du comportement de tiers qui utilisent son fonds avec son consentement (ATF 120 II 15 consid. 2a). Cela étant, le Tribunal fédéral a reconnu la qualité pour défendre non seulement au propriétaire d’immeuble, mais aussi – nonobstant la lettre de l’art. 679 CC – au titulaire d’un droit réel limité qui a l’usage du bien-fonds, en particulier au bénéficiaire d’un droit de superficie, ou encore au titulaire d’un droit personnel permettant d’utiliser le fonds (locataire, fermier), tout en relevant que le dernier point est controversé en doctrine (ATF 132 III 689 consid. 2.2.1). Il a même retenu que lorsque le superficiaire, exerçant seul la maîtrise de fait et de droit sur le bien-fonds, cause un dommage parce qu’il excède son droit, la responsabilité du propriétaire du fonds de base n’est pas engagée à raison de l’usage d’un droit sur lequel il n’a plus aucune maîtrise. Il a toutefois laissé indécise la question de savoir si la qualité pour défendre doit toujours être déniée au propriétaire du fonds de base, ou si elle devrait être reconnue dans des cas où il aurait conservé une certaine maîtrise de fait sur l’immeuble et contribué à causer le dommage (ATF 132 précité consid. 2.3.4).

A l’instar de STEINAUER, il convient de considérer que cette conception large de la qualité pour défendre doit assurer une meilleure protection du demandeur, et non nuire à celui-ci. C’est pourquoi la responsabilité d’un titulaire de droit réel limité ou de droit personnel ne devrait exclure celle du propriétaire du fonds que si le but pour lequel ce droit a été accordé n’était pas porteur de risques pour le voisinage (STEINAUER, Les droits réels, tome II, 5ème éd., 2020, n° 2773).

En l’espèce, la motivation de l’autorité cantonale doit être confirmée et il peut entièrement y être renvoyé : à l’évidence, n’ayant même pas cédé de droit personnel sur ses biens-fonds et étant parfaitement en mesure de faire cesser des travaux qu’elle avait par ailleurs autorisés, la situation de la commune n’est en rien comparable à celle du propriétaire foncier qui concède un droit de superficie. C’est aussi à raison, au vu de la nature objective de la responsabilité instaurée par l’art. 679 CC qui vise à assurer une protection accrue des voisins et du propre rôle de la commune dans la réalisation des travaux, que l’autorité cantonale a considéré que le fait de la commune restait en causalité adéquate avec le dommage causé à A.__. En effet, il suffit de rappeler que la causalité adéquate ne peut être interrompue que par un événement extraordinaire ou exceptionnel auquel on ne pouvait s’attendre et qui revêt une importance telle qu’il s’impose comme la cause la plus immédiate du dommage et relègue à l’arrière-plan les autres facteurs ayant contribué à le provoquer – y compris le fait imputable à la partie recherchée (entre autres: ATF 143 III 242 consid. 3.7; arrêt 4A_494/2019 du 25 juin 2020 consid. 7.1 et les autres références). Une interruption ne peut manifestement pas entrer en considération en l’espèce, comme l’a justement retenu l’autorité cantonale avec les arguments auxquels il suffit de renvoyer également.

 

Le TF rejette le recours de la commune de U.__.

 

 

Arrêt 5A_16/2020 consultable ici

 

 

6B_71/2020 (f) du 12.06.2020 – Collision entre un piéton cheminant sur une route principale, de nuit, vêtu d’habits sombres, et une automobile – Homicide par négligence – 117 CP / Rappel de la notion de négligence / Rupture du lien de causalité adéquate en matière de circulation routière – Rappel jurisprudentiel

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_71/2020 (f) du 12.06.2020

 

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Collision entre un piéton cheminant sur une route principale, de nuit, vêtu d’habits sombres, et une automobile – Homicide par négligence / 117 CP

Rappel de la notion de négligence

Rupture du lien de causalité adéquate en matière de circulation routière – Rappel jurisprudentiel – Pas d’interruption du lien de causalité adéquate in casu

 

Le 31.12.2016 au soir, D.B.__, né en 1995, a quitté son domicile à Pully et s’est rendu en bus à F.__, pour y passer le réveillon avec des amis chez E.__. Lors de cette soirée, il a consommé de l’alcool. Vers 3h30, D.B.__, qui présentait alors un taux d’alcool compris entre 1.99 g/kg et 2.86 g/kg a quitté le domicile de E.__ pour rentrer chez lui à pied, en traversant un bois sur quelque 100 mètres pour rejoindre la route principale de Lausanne à Bulle.

A.__ a terminé son service en qualité de maître d’hôtel à Lausanne le 01.01.2017 vers 2h00, puis il a fêté la nouvelle année avec son équipe. Peu avant 3h30, il s’est mis au volant de son véhicule automobile pour rentrer chez lui.

A Savigny, sur la route principale de Lausanne à Bulle, le 01.01.2017, vers 3h45, après un panneau indiquant la fin de la limitation de vitesse à 60 km/h, alors qu’il circulait au volant de sa voiture à une vitesse comprise entre 70 et 75 km/h, feux de croisement enclenchés, sur un tronçon rectiligne et humide qui était dépourvu d’éclairage public, A.__ a aperçu seulement tardivement D.B.__, qui portait des vêtements sombres et qui se trouvait debout sur la partie gauche de sa voie de circulation. A.__ a alors freiné, heurtant quasiment simultanément D.B.__ – qui était de dos – à la face postérieure de la jambe droite. Ce dernier a chuté sur le véhicule et a été emporté sur une distance de 27 mètres, avant d’être projeté au sol. A.__ a immobilisé sa voiture sur la partie droite de la chaussée et s’est immédiatement rendu auprès de D.B.__ pour lui porter secours.

Cette nuit-là, des nappes de brouillard étaient présentes par intermittence. Au moment des faits, la visibilité était bonne et il n’y avait pas de brouillard à l’endroit où l’accident s’est produit.

Après l’intervention des secours, D.B.__ a été acheminé au CHUV où sa mort cérébrale a été constatée le 02.01.2017. Dans son rapport, le Centre universitaire romand de médecine légale (ci-après: CURML) a conclu que le décès de D.B.__ était la conséquence d’un traumatisme cranio-cérébral sévère. L’analyse de l’ensemble des données a permis au CURML de conclure que la collision s’était probablement produite entre l’avant gauche de la voiture et l’arrière de la victime, laquelle était debout lors de l’accident.

La police a établi un rapport préalable le 01.01.2017 puis un autre rapport le 07.04.2017. Durant l’intervention de la police sur les lieux de l’accident, le brouillard était présent par intermittence. La police cantonale a établi un cahier technique contenant notamment un cahier de photographies de la route sur laquelle circulait A.__, du lieu de l’accident et de la voiture du prénommé, des vues scanner 3D et des relevés techniques. Les photographies montrent une route cantonale rectiligne dépourvue d’éclairage public, de trottoir et de passage piéton, bordée d’un côté par une forêt la surplombant et de l’autre par une zone industrielle située en contrebas d’un talus et délimitée par une barrière.

Le casier judiciaire suisse de A.__ fait état d’une condamnation à une peine pécuniaire de 25 jours-amende avec sursis et à une amende, prononcée le 28.03.2013 par le ministère public de l’arrondissement de Lausanne, pour conduite en état d’incapacité de conduire (taux d’alcool qualifié). Selon l’extrait de son fichier ADMAS, A.__ a fait l’objet de sept mesures administratives en matière de circulation routière entre 2002 et 2013, à savoir deux avertissements pour vitesse excessive, deux avertissements pour conduite en état d’ébriété, deux retraits de permis de conduire d’une durée d’un mois pour vitesse excessive et un retrait de permis de conduire d’une durée de quatre mois pour conduite en état d’ébriété qualifié.

 

Procédures cantonales

Par jugement du 01.02.2019, le Tribunal de police a reconnu A.__ coupable d’homicide par négligence et l’a condamné à une peine pécuniaire de 75 jours-amende à 50 fr. le jour, avec sursis pendant deux ans. A.__ a été condamné à verser aux parents de D.B.__ des indemnités à titre de dommages et intérêts ainsi qu’en réparation du tort moral subi.

Par jugement du 02.10.2019 (arrêt 328 [PE17.000001-MRN/AWL]), admission partielle de l’appel formé par A.__ par la Cour d’appel pénale du Tribunal cantonal, concernant la quotité de la peine, qu’elle a ramenée à 30 jours-amende à 50 fr. le jour, avec sursis pendant deux ans. Elle l’a rejeté pour le surplus. Les appels joints des parents de D.B.__ ont été rejetés.

La Cour d’appel pénale a retenu que A.__ a fait preuve d’une inattention de plusieurs secondes contraire aux art. 31 al. 1 LCR et 3 al. 1 OCR. S’il avait voué toute l’attention que l’on pouvait attendre de lui à la route, il aurait pu voir suffisamment tôt la victime qui se trouvait debout, ce qui lui aurait permis de freiner et de dévier sa trajectoire pour tenter d’éviter le choc. En définitive, elle a retenu que A.__ n’est pas resté constamment maître de son véhicule de façon à pouvoir se conformer aux devoirs de la prudence et qu’il a fait preuve d’une inattention fautive. La cour cantonale a admis la causalité naturelle et adéquate et a exclu une rupture de cette dernière, relevant que la présence d’un piéton au milieu d’une route cantonale, à un endroit qui n’est ni désert ni isolé, n’est pas à ce point insolite et imprévisible qu’elle relègue à l’arrière-plan la faute du conducteur qui l’a heurté.

 

TF

Aux termes de l’art. 117 CP, celui qui, par négligence, aura causé la mort d’une personne sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Selon l’art. 12 al. 3 CP, agit par négligence quiconque, par une imprévoyance coupable, commet un crime ou un délit sans se rendre compte des conséquences de son acte ou sans en tenir compte. L’imprévoyance est coupable quand l’auteur n’a pas usé des précautions commandées par les circonstances et par sa situation personnelle.

Une condamnation pour homicide par négligence nécessite la réalisation de trois éléments constitutifs, à savoir le décès d’une personne, une négligence, ainsi qu’un rapport de causalité naturelle et adéquate entre les deux premiers éléments (ATF 122 IV 145 consid. 3 p. 147; cf. arrêt 6B_704/2018 du 2 novembre 2018 consid. 4.1).

 

 

Négligence

Deux conditions doivent être remplies pour qu’il y ait négligence :

  • En premier lieu, il faut que l’auteur viole les règles de la prudence, c’est-à-dire le devoir général de diligence institué par la loi pénale, qui interdit de mettre en danger les biens d’autrui pénalement protégés contre les atteintes involontaires. Un comportement dépassant les limites du risque admissible viole le devoir de prudence s’il apparaît qu’au moment des faits, son auteur aurait dû, compte tenu de ses connaissances et de ses capacités, se rendre compte de la mise en danger d’autrui. Pour déterminer le contenu du devoir de prudence, il faut donc se demander si une personne raisonnable, dans la même situation et avec les mêmes aptitudes que l’auteur, aurait pu prévoir, dans les grandes lignes, le déroulement des événements et, le cas échéant, quelles mesures elle pouvait prendre pour éviter la survenance du résultat dommageable. Lorsque des prescriptions légales ou administratives ont été édictées dans un but de prévention des accidents, ou lorsque des règles analogues émanant d’associations spécialisées sont généralement reconnues, leur violation fait présumer la violation du devoir général de prudence.
  • En second lieu, la violation du devoir de prudence doit être fautive, c’est-à-dire qu’il faut pouvoir reprocher à l’auteur une inattention ou un manque d’effort blâmable (ATF 145 IV 154 consid. 2.1 p. 158; 135 IV 56 consid. 2.1 p. 64 et références citées).

S’agissant d’un accident de la route, il convient de se référer aux règles de la circulation routière (ATF 143 IV 138 consid. 2.1 p. 140; 122 IV 133 consid. 2a p. 135).

L’art. 31 al. 1 LCR prescrit que le conducteur devra rester constamment maître de son véhicule de façon à pouvoir se conformer aux devoirs de la prudence. Cela signifie qu’il doit être à tout moment en mesure de réagir utilement aux circonstances (arrêts 6B_1300/2019 du 11 février 2020 consid. 1.3; 6B_221/2018 du 7 décembre 2018 consid. 2.2). L’art. 3 al. 1 de l’ordonnance sur les règles de la circulation routière (OCR; RS 741.11) précise notamment que le conducteur vouera son attention à la route et à la circulation. Le degré de l’attention requise par l’art. 3 al. 1 OCR s’apprécie au regard des circonstances d’espèce, telles que la densité du trafic, la configuration des lieux, l’heure, la visibilité et les sources de danger prévisibles (ATF 137 IV 290 consid. 3.6 p. 295 et les références citées; arrêt 6B_1300/2019 du 11 février 2020 consid. 1.3).

Compte tenu des circonstances du cas d’espèce, dont l’arbitraire n’a pas été démontré, impliquant un véhicule sur un tronçon rectiligne à la sortie d’une zone limitée à 60 km/h, la nuit du réveillon, la visibilité étant bonne, il pouvait être attendu de A.__ – qui avait travaillé de nuit et rentrait à une heure tardive –, qu’il voue toute son attention à la route et garde la maîtrise de son véhicule de sorte à éviter un obstacle sur sa propre voie de circulation.

En tant que A.__ conteste avoir fait preuve d’inattention, son grief repose sur son appréciation des faits tels qu’ils auraient dû être retenus, selon lui, par la cour cantonale. Dans cette mesure, sa critique est vaine, les circonstances de l’accident ayant été établies sans arbitraire. La cour cantonale pouvait, sans violer le droit fédéral, retenir qu’en vouant toute l’attention que l’on pouvait attendre de lui à la route, A.__ aurait pu apercevoir la victime et freiner ou dévier sa trajectoire pour tenter d’éviter le choc.

A.__ ne saurait rien déduire en sa faveur de la règle selon laquelle le conducteur doit avant tout porter attention, outre sur sa propre voie de circulation, sur les dangers auxquels on doit s’attendre et peut ne prêter qu’une attention secondaire à d’éventuels comportements inhabituels ou aberrants (cf. ATF 122 IV 225 consid. 2c p. 228; arrêt 6B_69/2017 du 28 novembre 2017 consid. 2.2.1), dans la mesure où, en l’espèce, le danger se présentait précisément sur sa propre voie et dans son sens de circulation, sur lesquels il devait porter toute son attention.

Pour le surplus, c’est en vain que A.__ prétend avoir fait preuve de toute la prudence recommandée en roulant entre 70 et 75 km/h sur un tronçon limité à 80 km/h, dès lors qu’aucun excès de vitesse ne lui est reproché, et étant établi que la visibilité était bonne, sans que l’usage des feux de croisement ne remette en cause cet aspect d’après les constatations cantonales.

 

Rupture du lien de causalité

Un comportement est la cause naturelle d’un résultat s’il en constitue l’une des conditions sine qua non, c’est-à-dire si, sans lui, le résultat ne se serait pas produit; il s’agit là d’une question de fait (ATF 138 IV 57 consid. 4.1.3 p. 61; 138 IV 1 consid. 4.2.3.3 p. 9). Lorsque la causalité naturelle est établie, il faut encore rechercher si le comportement incriminé est la cause adéquate du résultat. Tel est le cas lorsque, d’après le cours ordinaire des choses et l’expérience de la vie, le comportement était propre à entraîner un résultat du genre de celui qui s’est produit. Il s’agit d’une question de droit que le Tribunal fédéral revoit librement (ATF 138 IV 57 consid. 4.1.3 p. 61; 133 IV 158 consid. 6.1 p. 168). Selon la jurisprudence, la causalité adéquate sera admise même si le comportement de l’auteur n’est pas la cause directe ou unique du résultat. Peu importe que le résultat soit dû à d’autres causes, notamment à l’état de la victime, à son comportement ou à celui de tiers (ATF 131 IV 145 consid. 5.2 p. 148). Il y a en revanche rupture de ce lien de causalité adéquate, l’enchaînement des faits perdant sa portée juridique, si une autre cause concomitante – par exemple une force naturelle, le comportement de la victime ou celui d’un tiers – propre au cas d’espèce constitue une circonstance tout à fait exceptionnelle ou apparaît si extraordinaire que l’on ne pouvait pas s’y attendre. Cependant, cette imprévisibilité de l’acte concurrent ne suffit pas en soi à interrompre le lien de causalité adéquate. Il faut encore que cet acte ait une importance telle qu’il s’impose comme la cause la plus probable et la plus immédiate de l’événement considéré, reléguant à l’arrière-plan tous les autres facteurs qui ont contribué à amener celui-ci, notamment le comportement de l’auteur (ATF 134 IV 255 consid. 4.4.2 p. 265 s.; 133 IV 158 consid. 6.1 p. 168).

En matière de circulation routière, le Tribunal fédéral a jugé que la présence inattendue d’un piéton traversant une autoroute n’était pas plus imprévisible que celle d’animaux errants ou blessés, de victimes d’accidents, d’objets tombés sur la chaussée ou de véhicules immobilisés, de tels obstacles n’étant pas considérés si rares qu’on puisse en faire abstraction sur une autoroute (ATF 100 IV 279 consid. 3d p. 284). Dans un arrêt concernant un piéton cheminant sur une route cantonale vers 22h30, ce comportement n’a pas été considéré comme étant exceptionnel au point d’interrompre le lien de causalité entre le comportement fautif du conducteur automobile et le décès de la victime (arrêt 6B_1023/2010 du 3 mars 2011 consid. 3.2).

En l’espèce, le lien de causalité naturelle n’est pas discuté.

Une inattention fautive de plusieurs secondes au volant d’un véhicule automobile circulant entre 70 et 75 km/h, à la sortie d’une zone limitée à 60 km/h, sur une route principale qui longe une zone industrielle, de nuit, favorise l’avènement d’un accident.

Si la présence d’un piéton au milieu d’une route principale en pleine nuit est inhabituelle, elle n’est pas extraordinaire, le soir du réveillon, connu comme étant un événement festif impliquant notamment de la consommation d’alcool et des comportements inattendus sur les routes, en particulier au moment du retour au domicile. Aussi, le comportement de la victime portant des vêtements sombres et se tenant debout au milieu de la chaussée, est certes dangereux, il n’apparaît toutefois pas extraordinaire au point de reléguer à l’arrière-plan le comportement fautif de l’auteur.

La cour cantonale n’a pas ignoré le comportement dangereux de la victime mais a considéré qu’il s’agissait d’une faute concomitante qui n’était pas insolite et imprévisible au point de reléguer à l’arrière-plan la faute de A.__ et d’interrompre le lien de causalité. Ce raisonnement ne souffre aucune contradiction, contrairement à ce que suggère A.__. Partant, la faute de la victime, autant qu’elle n’est pas interruptive du lien de causalité, est sans pertinence dès lors qu’il n’existe pas de compensation des fautes en droit pénal (ATF 122 IV 17 consid. 2c/cc p. 24; arrêt 6B_69/2017 du 28 novembre 2017 consid. 2.3.2).

La présente affaire se distingue de celles dont se prévaut A.__, dans lesquelles une rupture du lien de causalité a été retenue au motif que la victime s’était soudainement élancée sur la chaussée lors du passage de la voiture (arrêt 6S.287/2004 du 24 septembre 2004 consid. 2.5), ou la victime s’était couchée sans raison sur les voies d’une autoroute (arrêt 6B_291/2015 du 18 janvier 2016 consid. 3.2, qui distingue expressément ce comportement de celui d’une personne qui déambule de manière inconsciente sur la route). Aussi, A.__ ne saurait rien en déduire en sa faveur.

En définitive, c’est sans violer le droit fédéral que la cour cantonale a admis la causalité naturelle et adéquate entre la négligence fautive de A.__ et le décès de la victime et a exclu la rupture du lien de causalité.

 

Le TF rejette le recours de A.__.

 

 

Arrêt 6B_71/2020 consultable ici

 

 

4A_123/2020 (f) du 30.07.2020 – Diffusion d’un communiqué à des partenaires et fournisseurs de l’employeur sur le licenciement de l’employé (directeur général adjoint) – Atteinte à la personnalité et atteinte à la réputation professionnelle de l’employé – 328 CO – 28 ss CC / Indemnité pour tort moral – 49 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_123/2020 (f) du 30.07.2020

 

Consultable ici

 

Diffusion d’un communiqué à des partenaires et fournisseurs de l’employeur sur le licenciement de l’employé (directeur général adjoint) – Atteinte à la personnalité et atteinte à la réputation professionnelle de l’employé / 328 CO – 28 ss CC

Indemnité pour tort moral / 49 CO

Publication d’un rectificatif / 28a al. 2 CC

 

La société B.__ SA fabrique des pièces destinées à l’horlogerie et à d’autres produits de luxe. Par contrat de travail du 30.06.2014, elle a engagé A.__ en qualité de directeur général adjoint pour une durée indéterminée. Celui-ci était doté d’une longue expérience professionnelle dans le domaine des produits de luxe, mais n’avait qu’une expérience minime en matière d’horlogerie ; l’administratrice de la société l’a engagé pour ses qualités de gestionnaire.

Par courrier du 26.08.2015, l’employeuse a licencié le prénommé pour le 31.10.2015, en le libérant de l’obligation de travailler dès le 31.08.2015.

Dans la foulée, l’employeuse a adressé le communiqué suivant à ses partenaires et fournisseurs [soulignements à l’instar du texte original, réd.] : « Concerne : Communication adressée à nos partenaires et fournisseurs concernant la résiliation du contrat de travail de Monsieur A.__ / (…) nous vous communiquons la résiliation du contrat de travail de Monsieur A.__ pour le 31 octobre 2015. Nous vous informons également du fait que Monsieur A.__ a été libéré de l’obligation de travailler durant le délai de congé et qu’il ne fait dès lors plus partie du personnel de notre société dès et y compris le 31 août 2015. Nous nous en remettons au professionnalisme de chacun et nous ne doutons pas que vous tiendrez compte de cette information de manière rigoureuse dans le cadre de vos relations avec notre société. Nous attirons votre attention sur le fait qu’étant donné la fin des rapports contractuels de cet employé, votre devoir de confidentialité vaut désormais également à l’égard de A.__. La direction de la société se tient bien entendu à votre disposition pour répondre à toute question relative à la présente communication. (…) »

L’employé licencié a à son tour adressé le message électronique suivant aux fournisseurs de l’employeuse : « (…) Le Roi est mort… Longue vie à la Reine! / Chers partenaires et pour certains amis, Il me plaît à penser que vous avez été surpris de recevoir il y a quelques jours un communiqué annonçant la radiation de mon contrat. Et bien vous allez rire… étant en arrêt maladie durant cette semaine précisément suite à une intervention chirurgicale, j’ai été informé de cette gentille missive ‘en live’ par vous-mêmes! (…) Beaumarchais avait donc raison… ‘Empressons-nous de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer’! Après deux années, Madame C.__ [administratrice de la société, réd.] a donc décidé de reprendre la barre de son bateau ce qui est finalement dans la normale des choses, seule la méthode est discutable! (…) »

En octobre 2015, une société spécialisée dans le recrutement des cadres a annoncé à l’employé que sa cliente avait souhaité interrompre leurs pourparlers pourtant avancés, suite au communiqué de l’employeuse qui semblait mettre très sérieusement en doute son intégrité.

En novembre 2015, une entreprise a signifié à l’employé qu’elle renonçait à collaborer avec lui en raison de ce même communiqué, qui pouvait être la suite d’une faute professionnelle. Elle n’entendait pas prendre un quelconque risque pour son image.

Le travailleur congédié s’est trouvé incapable de travailler, de sorte que l’échéance du contrat a été repoussée au 31.01.2016. En mars 2016, il a fondé sa propre société de conseils, qu’il prodigue dans le domaine du luxe à l’exclusion de l’horlogerie.

 

Procédures cantonales

Selon ses dernières conclusions, il prétendait à l’indemnisation de ses jours de vacances non pris (9’846 fr. 70) ainsi qu’à une indemnité de 40’000 fr. pour le préjudice causé par l’atteinte grave à sa personnalité. Il exigeait en outre qu’un rectificatif fût publié dans diverses revues, et adressé à tous les destinataires du communiqué par lequel l’employeuse avait annoncé son licenciement. Par jugement du 25.02.2019, le Tribunal civil a rejeté la demande.

Par jugement du 29.01.2020, rejet de l’appel de l’employé par le tribunal cantonal (arrêt n° 44; PT16.035908-191699 – consultable ici).

 

TF

L’art. 328 CO enjoint à l’employeur de respecter la personnalité du travailleur. Cette disposition concrétise en droit du travail la protection qu’offrent les art. 28 ss CC contre les atteintes aux droits de la personnalité.

L’atteinte, au sens des art. 28 ss CC, est réalisée par tout comportement humain, tout acte de tiers qui cause d’une quelconque manière un trouble aux biens de la personnalité d’autrui en violation des droits qui la protègent (ATF 136 III 296 consid. 3.1 p. 302; 120 II 369 consid. 2 p. 371). Il y a violation de la personnalité notamment lorsque l’honneur d’une personne est terni, lorsque sa réputation sociale et professionnelle est dépréciée (ATF 143 III 297 consid. 6.4.2 p. 308; 129 III 715 consid. 4.1 p. 722).

L’atteinte portée aux biens de la personnalité entraîne une modification de l’état de ces biens, que l’on appelle lésion (Verletzung/lesione; cf. les versions allemande et italienne de l’art. 28 CC; PIERRE TERCIER, Le nouveau droit de la personnalité, 1984, n° 573). Il n’est pas nécessaire que l’honneur soit effectivement lésé; il suffit que le comportement incriminé soit propre à ternir celui-ci (FRANZ RIKLIN, Der straf- und zivilrechtliche Ehrenschutz im Vergleich, in RPS 1983 p. 36; en droit pénal, cf. ATF 103 IV 22 consid. 7 p. 23). Cela étant, pour qu’il y ait atteinte au sens de l’art. 28 CC, la perturbation doit présenter une certaine intensité (STEINAUER/FOUNTOULAKIS, Droit des personnes physiques et de la protection de l’adulte, 2014, n° 554; ANDREAS MEILI, in Basler Kommentar, 6e éd. 2018, n° 38 ad art. 28 CC; THOMAS GEISER, Die Persönlichkeitsverletzung insbesondere durch Kunstwerke, 1990, p. 97 s.; cf. aussi ATF 129 III 715 consid. 4.1 p. 723).

L’atteinte à la personnalité peut avoir des répercussions sur le patrimoine ou le bien-être de la victime, et lui occasionner ainsi un préjudice. Il sied à cet égard de distinguer l’atteinte à la personnalité du préjudice qu’elle peut entraîner (TERCIER, op. cit., nos 572-575; STEINAUER/FOUNTOULAKIS, op. cit., no 555; MEILI, op. cit., n° 41 ad art. 28 CC). La première (atteinte) est l’objet des actions défensives énoncées à l’art. 28a al. 1 CC, tandis que le second (préjudice) est l’objet des actions réparatrices mentionnées à l’art. 28a al. 3 CC. Un rapport de causalité naturelle et adéquate doit être établi entre l’atteinte à la personnalité et le préjudice invoqué (TERCIER, op. cit., nos 1857 ss, 2014 et 2134; STEINAUER/FOUNTOULAKIS, op. cit., nos 555, 601, 608 et 614).

 

In casu, le communiqué de l’employeuse a inspiré aux juges cantonaux les réflexions suivantes:

  • L’employeuse avait mis en exergue le terme « résiliation », et le fait que celle-ci prenait effet « dès et y compris le 31 août 2015 » ; ce faisant, elle avait insisté sur le fait que l’employé ne faisait plus partie du personnel de l’entreprise, avec effet immédiat. Une telle accentuation pouvait induire toutes sortes de spéculations quant aux motifs du licenciement, et potentiellement porter atteinte à la réputation de la personne concernée. Deux témoins avaient relevé le caractère brutal et surprenant du communiqué. Deux autres témoins avaient attesté de l’influence négative qu’il pouvait exercer sur des employeurs potentiels dans le milieu concerné – soit un milieu relativement fermé dans lequel tout se sait. Cependant, en réaction à ce communiqué, l’employé avait adressé une réponse d’un goût douteux aux fournisseurs. Selon un cinquième témoin, il n’était pas sérieux d’envoyer un tel message dans ce milieu, sauf à « se tirer une balle dans le pied ».
  • Si le communiqué litigieux de l’employeuse était susceptible de porter atteinte à l’avenir professionnel de l’employé, la réaction pour le moins inadéquate de l’intéressé était aussi de nature à lui causer du tort. Le lien de causalité naturelle entre le comportement de l’employeuse et l’atteinte invoquée n’était pas établi. Le fait que l’employé n’avait jusqu’à son engagement aucune expérience dans l’horlogerie pouvait aussi influer sur son parcours dans le secteur.
  • Par surabondance, le travailleur n’avait pas établi avoir subi une atteinte sérieuse à sa personnalité, respectivement à son avenir professionnel. Il n’était pas établi qu’il n’aurait plus pu exercer dans le domaine du luxe comme par le passé. Il n’avait pas non plus démontré, par certificat médical ou autre preuve à l’appui, qu’il aurait subi le dommage allégué.

En s’interrogeant sur le lien de causalité entre le comportement de l’employeuse (diffusion d’un communiqué sur le licenciement) et « l’atteinte invoquée » par le travailleur congédié, le tribunal cantonal s’est en réalité placé sur le terrain des actions réparatrices. Il est question d’avenir professionnel, et de l’influence négative du communiqué auprès d’employeurs potentiels. Une atteinte à la réputation professionnelle peut empêcher un travailleur de retrouver un emploi dans le milieu concerné, et justifier le cas échéant des dommages-intérêts. La cour cantonale a toutefois exclu une telle prétention au motif que le lien de causalité naturelle entre la diffusion du communiqué et le prétendu préjudice faisait défaut (pour une affaire de ce type, cf. arrêt 5A_170/2013 du 3 octobre 2013 consid. 7.2). La question de la causalité naturelle ressortit au fait ; or, l’employé se borne à mettre en exergue les deux courriers attestant des refus d’emploi imputés au communiqué de l’employeuse, sur un mode appellatoire dépourvu du grief d’arbitraire qui exclut déjà toute rediscussion. Au demeurant, on ne voit pas que l’autorité cantonale aurait enfreint le droit fédéral en excluant une prétention en dommages-intérêts sur la base d’un état de fait aussi peu étayé. Devant le Tribunal fédéral, l’employé lui-même ne parle plus que de préjudice moral.

 

L’indemnité pour tort moral (art. 49 CO) suppose que l’atteinte à la personnalité revête une certaine gravité, objective et subjective. Savoir si l’atteinte est suffisamment importante pour justifier une somme d’argent dépend des circonstances du cas concret ; le juge dispose à cet égard d’un vaste pouvoir d’appréciation que le Tribunal fédéral revoit avec retenue (ATF 129 III 715 consid. 4.4 p. 725; cf. aussi ATF 115 II 156 consid. 1; arrêt 4A_482/2017 du 17 juillet 2018 consid. 4.1). En l’occurrence, les deux instances vaudoises ont considéré que l’employé n’avait pas établi la gravité des souffrances physiques ou psychiques consécutives à l’atteinte subie par la diffusion du communiqué litigieux. Force est d’admettre qu’une telle analyse n’appelle aucune critique. Pour pouvoir l’infléchir, il eût fallu s’appuyer sur un état de fait autre. Or, une fois encore, l’employé ne le remet pas valablement en question en se bornant à soutenir que les grandes souffrances sont le plus souvent silencieuses et en évoquant des certificats médicaux qui attesteraient d’un état dépressif ou d’une anxiété. Dans ces circonstances, une violation de l’art. 49 CO ne saurait être retenue – ce qui n’exclut pas encore que le communiqué de l’employeuse ait pu attenter à la personnalité de l’employé, cette question souffrant en l’occurrence de rester indécise.

 

L’employé a encore sollicité la publication d’un rectificatif dans diverses revues, et la communication de celui-ci aux destinataires du courrier litigieux émis par l’employée à propos de son licenciement. Cette mesure prévue par l’art. 28a al. 2 CC vise à éliminer les conséquences d’une atteinte illicite à la personnalité; elle est soumise aux principes d’adéquation et de proportionnalité. Le requérant doit justifier d’un intérêt suffisant  (ausreichend) à une telle mesure, intérêt qui n’est pas nécessairement émoussé par un long écoulement du temps (cf. ATF 135 III 145 consid. 5.1 p. 151; 104 II 1 consid. 4, à propos de la publication d’un jugement; arrêt 5A_639/2014 du 8 septembre 2015 consid. 11.2.1; arrêt précité 5A_170/2013 consid. 5.3; MEILI, op. cit., n° 10 ad art. 28a CC; TERCIER, op. cit., n° 1007). En l’espèce, on ne saurait inférer de circonstances aussi nébuleuses que les conditions précitées seraient réalisées. L’employé s’est plaint essentiellement de l’effet néfaste du communiqué sur son avenir professionnel ; il a toutefois fondé sa propre société en mars 2016, un mois après la fin de son délai de congé, sans avoir justifié d’aucune recherche d’emploi. De surcroît, un temps important s’est écoulé, ne serait-ce qu’entre le communiqué litigieux et le prononcé du jugement de première instance. Enfin, on ignore tout du contenu que le rectificatif sollicité devrait revêtir. Pour ce motif déjà, la prétention fondée sur l’art. 28a al. 2 CC pouvait être rejetée.

 

Le TF rejette le recours de l’employé.

 

 

Arrêt 4A_123/2020 consultable ici

 

 

4A_140/2020 (f) du 09.07.2020 – Piéton traversant la chaussée en dehors d’un passage pour piétons – Collision avec une voiture à 4m80 du passage pour piétons / Faute grave exclusive du piéton – Absence de responsabilité de l’automobiliste – 58 al. 1 LCR – 59 al. 1 LCR

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_140/2020 (f) du 09.07.2020

 

Consultable ici

 

Piéton traversant la chaussée en dehors d’un passage pour piétons – Collision avec une voiture à 4m80 du passage pour piétons

Faute grave exclusive du piéton – Absence de responsabilité de l’automobiliste / 58 al. 1 LCR – 59 al. 1 LCR

 

Le 03.03.2010 vers 18h55, X.__ cheminait à pied sur un trottoir. Elle a entrepris de traverser la chaussée en dehors mais à moins de cinquante mètres d’un passage pour piétons. Au même moment, sur sa droite, une automobile conduite par W.__ sortait d’un giratoire, s’engageait dans l’avenue et franchissait le passage pour piétons le plus proche. L’avant gauche de cette automobile a heurté X.__, laquelle a subi de graves blessures. Il faisait nuit et la chaussée était mouillée.

 

Procédure cantonale

L’action ouverte contre la compagnie d’assurances devant le Tribunal de première instance a été rejeté le 19.06.2019, au motif que l’automobiliste n’était pas responsable. La Chambre civile de la Cour de justice a statué le 05.02.2020 sur l’appel de X.__ ; elle a confirmé le jugement (arrêt C/4705/2017, ACJC/201/2020).

 

TF

A teneur de l’art. 58 al. 1 LCR, la personne blessée par suite de l’emploi d’un véhicule automobile peut demander réparation au détenteur de ce véhicule ; l’art. 65 al. 1 LCR l’autorise à élever ses prétentions directement contre l’assureur de la responsabilité civile du détenteur.

En vertu de l’art. 59 al. 1 et 2 LCR, le détenteur et son assureur sont libérés de leur responsabilité s’ils prouvent que l’accident a été causé par la force majeure ou par une faute grave du lésé ou d’un tiers, sans que le détenteur ou les personnes dont il est responsable n’aient commis de faute, et sans qu’une défectuosité du véhicule n’ait contribué à l’accident (al. 1) ; si néanmoins le détenteur et l’assureur ne parviennent pas à se libérer mais prouvent qu’une faute du lésé a contribué à l’accident, le juge fixe l’indemnité en tenant compte de toutes les circonstances (al. 2).

Il est constant qu’aucune défectuosité de l’automobile conduite par W.__ n’a contribué à l’accident survenu le 03.03.2010. En l’état de la cause, il est également constant que ce conducteur n’a commis aucune faute. Pour le surplus, les autorités cantonales retiennent que la piétonne a commis, elle, une faute grave en traversant la chaussée hors d’un passage pour piétons et sans prêter une attention suffisante au trafic. Par suite, ces autorités exonèrent l’automobiliste de toute responsabilité sur la base de l’art. 59 al. 1 LCR.

 

Selon les constatations de la Cour de justice, le conducteur n’a pas vu la piétonne traverser la chaussée et son véhicule l’a heurtée à 4m80 du passage pour piétons. La vitesse du véhicule était comprise entre 10 et 20 km/h. La Cour a rejeté les allégations de la piétonne selon lesquelles le choc s’est produit sur le passage pour piétons, après qu’elle avait vu le véhicule approcher, croisé le regard du conducteur et cru que celui-ci la laisserait traverser.

La piétonne conteste qu’une faute grave lui soit imputable. Avec raison, elle souligne que la preuve de sa faute grave incombait à l’automobiliste, conformément au libellé de l’art. 59 al. 1 LCR (cf. ATF 124 III 182 consid. 4a p. 184). De cette règle, il ne résulte toutefois pas que ses propres allégations concernant notamment l’emplacement où la collision s’est produite, d’une part, et le contact visuel prétendument établi entre elle et le conducteur, d’autre part, dussent être présumées conformes à la vérité ; il lui appartenait au contraire d’en apporter la preuve.

Selon les constatations de la Cour de justice, la piétonne a entrepris de traverser la chaussée hors du passage pour piétons, soit selon une trajectoire où elle ne jouissait pas de la priorité, devant une automobile qui approchait. Aucun élément de la situation ne l’autorisait objectivement à présumer que le conducteur l’avait vue et s’arrêterait pour la laisser passer. « L’attention accrue » qui est exigée des conducteurs dans le voisinage des passages pour piétons, selon l’argumentation présentée, n’était à cet égard pas suffisante. La piétonne ne prétend pas avoir momentanément manqué de la capacité de discernement nécessaire (cf. ATF 105 II 209 consid. 3 p. 212). Elle a adopté un comportement très hautement dangereux, à l’opposé de celui attendu d’une personne raisonnablement préoccupée de sa propre sécurité. Conformément à l’appréciation des juges d’appel, ce comportement est une faute grave aux termes de l’art. 59 al. 1 LCR. Ainsi, toutes les conditions cumulatives prévues par cette disposition sont accomplies, d’où il résulte que l’automobiliste n’assume aucune responsabilité.

 

Le TF rejette le recours de la piétonne.

 

 

Arrêt 4A_140/2020 consultable ici

 

 

Arrêt de la CrEDH Frick c. Suisse du 30.06.2020 (f) – Requête no 23405/16 – Suicide dans une cellule de police – Tort moral octroyé à la mère

Arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme Frick c. Suisse du 30.06.2020 (f) – Requête no 23405/16

 

Consultable ici

Communiqué de presse de la CrEDH du 30.06.2020 disponible ici

 

Défaut de prévenir le suicide commis de façon inhabituelle par un détenu vulnérable laissé dans une cellule de police sans surveillance durant quarante minutes – Possibilité de pallier le risque réel et imminent de suicide avec un effort raisonnable et non exorbitant – Défaut d’appeler un psychiatre urgentiste / 2 CEDH (matériel)

Refus injustifié de déclencher une procédure pénale complète en l’absence « d’indices minimaux » d’un comportement punissable des agents de police / 2 CEDH (procédural)

 

La requérante, Mme Sonja Frick, est une ressortissante suisse, née en 1956 et résidant à Berikon.

L’affaire concernait le manquement allégué de l’État à son obligation de protéger la vie du fils de la requérante, qui s’était suicidé dans une cellule de police, ainsi qu’à son devoir de mener une enquête effective sur les circonstances du décès.

Le dimanche 28 septembre 2014, aux environs de 21 heures, à Birmensdorf (canton de Zurich), le fils de la requérante, D.F., âgé de quarante ans, causa un accident au volant d’une voiture appartenant à son employeur. Il se trouvait en état d’ébriété et sous l’influence de médicaments. Il ne subit pas de blessures sérieuses ni ne causa pas de dommages à des tiers.

En vue d’établir un rapport, les policiers dépêchés sur les lieux de l’accident décidèrent d’impliquer dans la procédure Mme Frick, appelée par son fils et arrivée entre-temps sur les lieux de l’accident.

Pour l’établissement des preuves, il fut considéré nécessaire d’obtenir de D.F. un échantillon de sang et d’urine. Les deux policiers amenèrent D.F. à l’hôpital, où ils furent rejoints par Mme Frick, qui les avait suivis dans sa propre voiture. À l’hôpital, après avoir été mis au courant de la nécessité de procéder à d’autres examens, D.F. devint beaucoup plus agité.

Aux alentours de 22 h 50, un policier appela la centrale de gestion du trafic de la police cantonale de Zurich, depuis l’hôpital, et l’informa qu’il était nécessaire d’envoyer un médecin à la base routière d’Urdorf, au motif que D.F., qui allait y être conduit, avait exprimé des intentions suicidaires.

Aux environs de 23 h 15, D.F. arriva avec les deux policiers et la requérante à la base routière d’Urdorf.

Sur place, les agents de police décidèrent d’amener D.F. dans une cellule située au sous-sol de la base routière. D.F. commença à s’opposer violemment contre son placement dans la cellule et essaya de s’enfuir. Après que D.F. eut été ramené par la force dans sa cellule par les policiers, ces derniers réussirent finalement à le convaincre d’y rester jusqu’à l’arrivée du médecin.

Vers 00 h 35, le médecin qui avait été convoqué, arriva à la base routière. Il décida de différer sa visite en cellule à D.F. jusqu’à l’arrivée d’un renfort policier.

À l’arrivée d’autres policiers à la base routière, le médecin se rendit avec eux, à 01 h 05, dans la cellule de D.F., où ils trouvèrent ce dernier pendu à une grille de ventilation.

Dans le cadre de l’enquête préliminaire de police, les agents de police ainsi que les médecins furent interrogés.

Par une décision du 30 avril 2015, la Cour suprême cantonale n’autorisa pas l’ouverture de la poursuite pénale, pour absence de soupçons d’infractions pénales. Elle estima qu’il n’existait aucun indice selon lequel les agents impliqués dans les événements ayant mené au suicide de D.F. avaient commis une violation de leurs devoirs de service.

Mme Frick déposa un recours contre cette décision devant le Tribunal fédéral.

Le Tribunal fédéral rejeta le recours (arrêt 1C_306/2015 du 14.10.2015). Le Tribunal fédéral estima qu’aucune négligence n’avait été démontrée concernant l’acheminement de D.F. à la base routière. Il considéra en outre que la décision d’enfermer D.F. dans la cellule était justifiable étant donné que celui-ci était agressif et récalcitrant. Pour le Tribunal fédéral, l’instance inférieure n’avait pas violé le droit fédéral en refusant l’ouverture d’une enquête pénale pour homicide involontaire contre les agents de police.

Invoquant l’article 2 (droit à la vie), la requérante soutenait que les autorités n’avaient pas répondu à l’obligation positive de prendre préventivement des mesures pour protéger son fils contre lui-même. Elle estimait que les investigations effectuées par les autorités n’avaient pas satisfait aux exigences de l’article 2 CEDH.

Violation de l’article 2 (droit à la vie)

Violation de l’article 2 (enquête)

 

En droit – Article 2 (volet matériel)

a) Connaissance par les autorités du risque de suicide et de la vulnérabilité particulière de D.F. – Sur les lieux de l’accident, l’agent de police A.S. avait immédiatement discuté des allusions suicidaires de D.F. avec la requérante pour prendre des mesures en conséquence. Le policier C.R. à la base routière avait été informé du risque suicidaire préalablement à la venue de D.F.

D.F. a montré dès le premier contact avec la police un comportement inhabituel, de dépendance émotionnelle à sa mère dans une situation qui lui faisait peur. Il avait causé un accident sous l’emprise de l’alcool et de médicaments. En outre, la possibilité d’un placement à des fins d’assistance avait été discutée entre A.S. et la requérante. Enfin, à la base routière, D.F. avait été placé seul dans une cellule.

Or, dans son rapport d’autopsie, l’Institut de médecine légale (IRMZ) a indiqué que le placement seul dans une cellule individuelle, des pensées suicidaires « actuelles », des tentatives de suicide dans le passé et un « problème d’alcool » étaient des facteurs de risque associés à des suicides en détention et qu’au moins deux de ces facteurs étaient réunis dans le cas de D.F.

Les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance, sur le moment, que D.F. risquait de commettre un suicide et qu’il s’agissait d’un risque certain et immédiat pour sa vie. Et les autorités disposaient de suffisamment d’éléments pour avoir connaissance de la vulnérabilité particulière de D.F. Par conséquent, les autorités auraient dû conclure qu’il avait indéniablement besoin d’une surveillance étroite.

 

b) Omission de prendre les mesures nécessaires pour parer au risque de suicide – Les agents de police ont procédé aux mesures de sécurité et prévention usuelles dans la cellule de la base routière, en retirant, entre autres, ses chaussures, sa ceinture en cuir et une chaînette à l’intéressé, afin qu’il ne disposât plus d’objets au moyen desquels il aurait pu s’étrangler ou se faire du mal d’une quelque autre manière. Mais D.F. s’est suicidé de manière inhabituelle. Cependant, cinq agents de police se trouvaient à la base routière et la garde de D.F. aurait été possible, en la présence de la requérante, dans un bureau. De plus, la piste envisagée de transférer D.F. dans une cellule munie d’un système de vidéosurveillance n’a jamais été poursuivie par les agents de police.

Les autorités n’ont pas pu laisser D.F. seul dans une cellule sans surveillance pendant quarante minutes sans méconnaître le droit à la vie au sens de l’article 2. Les autorités auraient, avec un effort raisonnable et non exorbitant, pu pallier le risque de suicide de D.F., dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance. La responsabilité des autorités réside dans le fait d’avoir traité D.F. comme une personne capable de résister au stress et aux pressions subis, sans prêter suffisamment d’attention à sa situation personnelle. Indépendamment de la question de savoir si les agents de police ont agi ou non selon les règles applicables dans une telle situation, en ne reconnaissant pas D.F. comme une personne appelant un traitement particulier, elles ont engagé la responsabilité de leur État en vertu de la Convention.

 

Conclusion : violation (unanimité).

Article 2 (volet procédural) : Selon le Tribunal fédéral, il faut disposer d’« indices minimaux » d’un comportement punissable pour l’octroi de l’autorisation par la Cour suprême pour le déclenchement d’une procédure pénale complète. L’autorisation en question nécessite la probabilité d’une responsabilité pénale moins élevée que celle requise pour l’ouverture d’une instruction. Cela vaut d’autant plus pour des infractions graves, et, en particulier, si le jugement pénal porte sur la mort d’une personne.

Lors de l’examen du volet matériel de l’article 2, la CrEDH a conclu à la responsabilité des autorités dans la méconnaissance du droit à la vie de D.F.

Ni la Cour suprême cantonale ni le Tribunal fédéral ne se sont référés au rapport d’autopsie de l’IRMZ indiquant les facteurs de risque associés à des suicides en détention, et, en particulier, n’a pris en compte les observations concernant les deux critères qui étaient réunis dans le cas de D.F.

L’IRMZ a également indiqué qu’il aurait mieux valu appeler un psychiatre urgentiste au lieu d’un simple médecin urgentiste. Le Tribunal fédéral a rejeté l’argument formulé à ce sujet par la requérante estimant que la qualification du médecin n’importait pas, étant donné que celui-ci était arrivé après le décès de D.F. Or la CrEDH juge assez convaincante la thèse défendue par la requérante selon laquelle un psychiatre urgentiste aurait pu donner des instructions précises aux agents de police par téléphone en vue de limiter, voire éliminer le risque de suicide. À cet égard, le Tribunal fédéral l’a considéré non pertinente étant donné qu’il n’y avait eu à aucun moment de contact direct entre les agents de police et le médecin urgentiste. Cependant, il appartient aux États contractants d’organiser leurs services et de former leurs agents de manière à leur permettre de répondre aux exigences de la Convention.

Enfin, le compte rendu de la réunion du Conseil d’État du canton de 2011 préconise qu’une personne manifestant des intentions suicidaires soit placée dans une cellule double ou, si les circonstances l’exigent, surveillée constamment. De surcroît, il semble privilégier le recours à un psychiatre urgentiste, même s’il n’exclut pas un médecin urgentiste dans certaines circonstances. Ces deux recommandations n’ont pas été suivies dans le cas de D.F.

Ainsi la CrEDH n’est pas convaincue qu’il n’existait pas d’« indices minimaux » d’un comportement punissable de la part des agents impliqués dans les événements ayant mené à la mort de D.F. Par conséquent, on ne saurait estimer que la façon dont le système de justice pénale suisse a répondu à l’allégation crédible de violation de l’article 2 face à la situation d’un individu ayant exprimé des intentions suicidaires claires et répétées, dénoncée en l’occurrence, a permis d’établir la pleine responsabilité des agents de l’État quant à leur rôle dans les événements en cause. Partant, le système en place n’a pas garanti la mise en œuvre effective des dispositions du droit interne assurant le respect du droit à la vie, en particulier la fonction dissuasive du droit pénal.

Il s’ensuit qu’il y a eu une absence, face à la situation de vulnérabilité particulière du fils de la requérante, d’une protection adéquate « par la loi », propre à sauvegarder le droit à la vie, ainsi qu’à prévenir, à l’avenir, tout agissement similaire mettant la vie en danger.

 

La CrEDH a conclu à l’octroi des sommes suivantes :

  • 5 796 EUR pour dommage matériel ;
  • 50 000 EUR pour dommage moral ;
  • 22 307 EUR pour frais et dépens.

 

 

Remarques personnelles :

Selon l’actuelle pratique, le tort moral octroyé à un parent pour la perte d’un enfant adulte s’élève généralement entre CHF 20’000-CHF 25’000. C’est d’ailleurs le montant articulé par la partie défenderesse (CHF 20’000 pour la violation du volet matériel de l’art. 2 CEDH + CHF 5’000 pour la violation de l’obligation procédurale de cet article). Les juges de la Cour européenne des droits de l’Homme relèvent qu’il n’existait pas d’intention d’entraîner la mort de la part des agents impliqués dans les événements. Constatant qu’est en jeu en l’espèce une violation du devoir de protéger la vie d’autrui et statuant en équité, la Cour a octroyé à la mère la somme de EUR 50’000 pour dommage moral.

 

 

Arrêt de la CrEDH Frick c. Suisse du 30.06.2020 (f) consultable ici

Note d’information sur la jurisprudence de la CrEDH 241 disponible ici

Communiqué de presse de la CrEDH du 30.06.2020 disponible ici

 

 

4A_587/2019 (f) du 17.04.2020 – Responsabilité de l’employeur – 328 al. 2 CO – 41 al. 1 OPA / Fardeau de la preuve – Travailleur devant prouver l’inobservation d’une mesure exigible selon l’art. 328 al. 2 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_587/2019 (f) du 17.04.2020

 

Consultable ici

 

Responsabilité de l’employeur / 328 al. 2 CO – 41 al. 1 OPA

Fardeau de la preuve – Travailleur devant prouver l’inobservation d’une mesure exigible selon l’art. 328 al. 2 CO

 

B.__ SA se consacre à la fabrication et à la vente de produits alimentaires pour animaux. A.__ a travaillé à son service en qualité d’ouvrier de 2000 à 2014, hormis une année en 2004.

Des « produits pour le lait » étaient entreposés sur palettes dans les locaux de l’employeuse. Le 12.12.2012, exécutant son travail, A.__ s’est approché d’une palette posée au sol et il a entrepris d’en ouvrir le film d’emballage et de prélever de la marchandise. Trois autres palettes étaient empilées à proximité. Les deux palettes supérieures ont basculé et sont tombées sur A.__. Cet événement lui a causé de graves lésions corporelles.

 

Procédures cantonales

L’employé a ouvert action contre B.__ SA. La Chambre patrimoniale a fait accomplir une expertise. Rejet de l’action par arrêt du 11.04.2019.

Par jugement du 13.11.2019, rejet du recours par la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal.

 

TF

L’art. 328 al. 2 CO oblige l’employeur à prendre les mesures commandées par l’expérience pour protéger la vie, la santé et l’intégrité personnelle du travailleur, applicables en l’état de la technique et adaptées aux conditions de l’exploitation, dans la mesure où les rapports de travail et la nature du travail permettent équitablement de l’exiger.

Sur la base de l’expertise judiciaire, la Cour d’appel retient que l’empilement des palettes répondait à des critères de sécurité suffisants du point de vue des risques de chute. Elle juge que l’employeuse n’a commis aucun manquement au regard de cette disposition légale et que sa responsabilité n’est donc pas engagée.

Devant le Tribunal fédéral, l’employé admet que l’art. 328 al. 2 CO « est tout à fait général et ne dit pas spécifiquement quelles mesures de précaution doivent être prises par un employeur pour échapper à sa responsabilité ». Il invoque l’art. 41 al. 1 de l’ordonnance sur la prévention des accidents et des maladies professionnelles (OPA; RS 832.30). Cette règle prescrit que les objets et matériaux doivent être transportés et entreposés de façon qu’ils ne puissent pas se renverser, tomber ou glisser, et par là constituer un danger. Selon l’argumentation présentée, la règle a été violée du fait même que deux palettes ont basculé et sont tombées.

Il est vrai que l’événement survenu le 12.12.2012 s’inscrit manifestement parmi ceux que l’art. 41 al. 1 OPA a pour but prévenir. Toutefois, cette règle n’est pas moins « générale » que l’art. 328 al. 2 CO. Elle ne prescrit pas « spécifiquement », elle non plus, les mesures à appliquer pour la prévention des renversements, chutes et glissements d’objets ou matériaux. La Cour d’appel juge avec raison que cette même règle n’institue pas de responsabilité causale de l’exploitant, c’est-à-dire indépendante de toute faute, par suite des chutes d’objets ou de matériaux qui surviennent au cours de l’exploitation. La Cour juge aussi avec raison que le travailleur recherchant l’employeur doit alléguer et prouver l’inobservation d’une mesure exigible selon l’art. 328 al. 2 CO.

 

Le TF rejette le recours de l’employé.

 

 

Arrêt 4A_587/2019 consultable ici