Arrêt du Tribunal fédéral 1C_474/2020 (f) du 19.04.2021
Violation grave des règles de la circulation – Retrait du permis de conduire / 15c LCR
Suivre un véhicule à une distance d’environ 10 mètres sur plus de 400 mètres, à environ 100 km/h, tout en utilisant son téléphone portable, est une faute grave / 34 al. 4 LCR – 12 al. 1 OCR
Le 19.10.2017, A.__ circulait sur l’autoroute A5 à Neuchâtel. Il a été arrêté par la police parce qu’il avait suivi, à une distance d’environ 10 mètres sur la voie de gauche, un véhicule sur plus de 400 mètres, à une vitesse d’environ 100 km/h, tout en utilisant son téléphone portable. De plus, à la sortie de l’autoroute, il n’avait pas indiqué, à deux reprises, un changement de direction. Pour ces faits, il a été condamné, sur le plan pénal, à une amende de 400 francs. Il ne s’est pas opposé à la procédure simplifiée.
Par décision du 19.12.2017, le Service cantonal des automobiles et de la navigation (ci-après : SCAN) lui a retiré son permis de conduire pour une durée de 3 mois considérant que le cas était grave. Le 22.01.2020, le Département du développement territorial et de l’environnement (ci-après : le Département) a confirmé cette décision.
Procédure cantonale
A.__ a recouru devant la Cour de droit public du Tribunal cantonal du canton de Neuchâtel qui, par arrêt du 31.07.2020, a rejeté le recours. La cour cantonale a a souligné que, dans le cas d’espèce, à supposer qu’il suivait le véhicule à une distance de 15 mètres à une vitesse de 85 km/h, l’intéressé ne disposait que de 0,6 secondes pour s’arrêter et que si la distance était de 20 mètres, il n’aurait disposé que de 0,84 secondes, fondant par là même la qualification de faute grave. Elle a aussi signalé qu’une condamnation pénale pour une infraction simple selon l’art. 90 al. 1 LCR n’excluait pas le prononcé d’une mesure administrative pour infraction grave.
TF
L’autorité administrative statuant sur un retrait du permis de conduire ne peut en principe pas s’écarter des constatations de fait d’un jugement pénal entré en force. La sécurité du droit commande en effet d’éviter que l’indépendance du juge pénal et du juge administratif ne conduise à des jugements opposés, rendus sur la base des mêmes faits. L’autorité administrative ne peut s’écarter du jugement pénal que si elle est en mesure de fonder sa décision sur des constatations de fait inconnues du juge pénal ou qui n’ont pas été prises en considération par celui-ci, s’il existe des preuves nouvelles dont l’appréciation conduit à un autre résultat, si l’appréciation à laquelle s’est livré le juge pénal se heurte clairement aux faits constatés ou si le juge pénal n’a pas élucidé toutes les questions de droit, en particulier celles qui touchent à la violation des règles de la circulation (ATF 139 II 95 consid. 3.2 p. 101). Cela vaut non seulement lorsque le jugement pénal a été rendu au terme d’une procédure publique ordinaire au cours de laquelle les parties ont été entendues et des témoins interrogés, mais également à certaines conditions, lorsque la décision a été rendue à l’issue d’une procédure sommaire, même si la décision pénale se fonde uniquement sur le rapport de police. Il en va notamment ainsi lorsque la personne impliquée savait ou aurait dû prévoir, en raison de la gravité des faits qui lui sont reprochés, qu’il y aurait également une procédure de retrait de permis. Dans cette situation, la personne impliquée est tenue, en vertu des règles de la bonne foi, de faire valoir ses moyens dans le cadre de la procédure pénale, le cas échéant en épuisant les voies de recours à sa disposition. Elle ne peut pas attendre la procédure administrative pour exposer ses arguments (ATF 123 II 97 consid. 3c/aa p. 104; voir aussi arrêts 1C_403/2020 du 20 juillet 2020 consid. 3 et 1C_470/2019 du 31 janvier 2020 consid. 5.1.2).
L’automobiliste a été condamné le 06.11.2017 à une amende de 400 francs pour les faits figurant dans le rapport de police du 31.10.2017 que l’automobiliste a admis; il ne s’est pas opposé à la procédure simplifiée. Le 10.11.2017, soit 4 jours après le prononcé de l’amende, le SCAN a écrit à l’automobiliste, lui résumant les faits en indiquant que les infractions susmentionnées pouvaient, à première vue, entraîner le retrait du permis de conduire et lui impartissait un délai pour l’exercice de son droit d’être entendu tout en soulignant le devoir de s’opposer à une condamnation pénale sous peine d’être lié par l’appréciation retenue par cette autorité. Ce n’est qu’à réception de cette lettre que l’automobiliste a indiqué que, s’agissant du non-respect de la distance de sécurité, il ne pouvait se prononcer car il n’avait pas l’impression d’être aussi proche du véhicule le devançant, tout en admettant avoir utilisé son téléphone portable sans dispositif et avoir oublié, à deux reprises, d’annoncer un changement de direction. Comme le souligne la cour cantonale, l’automobiliste a admis, dans un premier temps, les faits puis à réception de la première lettre du SCAN, les a mis en doute pour finir par les contester une fois la décision du retrait de permis prise à son encontre.
S’agissant de l’approximation de la distance entre les deux véhicules, la cour cantonale a indiqué que les policiers se trouvaient dans un tunnel avec une bonne visibilité qui leur permettait d’évaluer la distance de sécurité entre les deux véhicules et que l’utilisation du terme « environ » avait pour seule fonction d’indiquer qu’une légère différence était possible. A cet égard, il est insuffisant d’affirmer péremptoirement que les constatations des agents de police ne seraient pas fiables au seul motif qu’aucun moyen technique ne les corroborerait; l’automobiliste a d’ailleurs souligné que l’utilisation de tels moyens techniques pour mesurer la distance de sécurité n’était pas formellement exigée par le droit fédéral (cf. art. 9 al. 1 let. c de l’ordonnance sur le contrôle de la circulation routière du 28 mars 2007 [OCCR]) (arrêt 1C_30/2017 du 21 avril 2017, consid. 3.3.).
La portée de ce grief se trouve en outre relativisée dans la mesure où le Tribunal cantonal a procédé, bien qu’intervenant en tant que juge administratif, à un examen circonstancié des critiques de l’automobiliste portant sur l’établissement des faits; il a en particulier, pour calculer le temps de freinage, diminué la vitesse à 85 km/h, prenant en compte dans son calcul une marge de sécurité de 15 km/h, et augmenté la distance à 15 mètres en lieu et place des 10 mètres retenus dans le rapport de police, pour arriver à la conclusion que l’automobiliste ne disposait que de 0,6 secondes pour s’arrêter. Ce faisant, la cour cantonale a pris en compte le fait que la distance et la vitesse retenues dans le rapport de police, admis par l’automobiliste, résultaient de constatations faites par la police et que de légères variations étaient possibles.
Selon l’art. 34 al. 4 LCR, le conducteur observera une distance suffisante envers tous les usagers de la route, notamment pour croiser, dépasser et circuler de front ou lorsque des véhicules se suivent. L’art. 12 al. 1 OCR prévoit que, lorsque des véhicules se suivent, le conducteur se tiendra à une distance suffisante du véhicule qui le précède, afin de pouvoir s’arrêter à temps en cas de freinage inattendu.
Il n’existe pas de règle absolue sur ce qu’il faut entendre par « distance suffisante » au sens de l’art. 34 al. 4 LCR; cela dépend des circonstances concrètes, notamment des conditions de la route, de la circulation et de la visibilité, de même que de l’état des véhicules impliqués. Le sens de cette règle de circulation est avant tout de permettre au conducteur, même en cas de freinage inopiné du véhicule qui précède, de s’arrêter derrière lui. La jurisprudence n’a pas fixé de distances minimales à respecter au-delà desquelles il y aurait infraction simple, moyennement grave ou grave à la LCR. Elle a toutefois admis que la règle des deux secondes ou du « demi-compteur » (correspondant à un intervalle de 1.8 secondes) étaient des standards minimaux habituellement reconnus (ATF 131 IV 133 consid. 3.1 p. 135; 104 IV 92 consid. 2b p. 194). Un cas peut être grave lorsque l’intervalle entre les véhicules est inférieur à 0.8, voire 0.6 seconde (ATF 131 IV 133 consid. 3.2.2 p. 137).
Ainsi, une faute grave a notamment été retenue lorsqu’un automobiliste a, sur une distance de 800 mètres environ et à une vitesse supérieure à 100 km/h, suivi le véhicule le précédant sur la voie de gauche de l’autoroute avec un écart de moins de 10 mètres, correspondant à 0.3 seconde de temps de parcours (ATF 131 IV 133; arrêts 1C_356/2009 du 12 février 2010; 1C_7/2010 du 11 mai 2010; 1C_274/210 du 7 octobre 2010), lorsque, à une vitesse de 110 km/h, il a suivi la voiture précédente sur 1’200 mètres à une distance oscillant entre 5 et 10 mètres (0.32 seconde [arrêt 1C_502/2011 du 6 mars 2012]) ou encore lorsqu’il a circulé à une vitesse de 125 km/h, à nouveau sur 1’200 mètres, à une distance de 15 mètres du véhicule qui le précédait (0.4 seconde [arrêt 1C_446/2011 du 15 mars 2012]). En revanche, la faute a été qualifiée de moyennement grave au sens de l’art. 16b LCR lorsqu’un conducteur a suivi, à une vitesse de 100 km/h, une voiture à une distance entre 20 et 25 mètres (0.9 seconde [arrêt 1C_424/2012 du 15 janvier 2013]) et lorsque l’écart entre les véhicules était de 26 mètres pour une vitesse de 124 km/h (0.8 seconde [arrêt 1C_183/2013 du 21 juin 2013]).
Il y a tout d’abord lieu de rappeler que si les faits retenus dans la procédure pénale lient en principe les autorités administratives (ATF 139 II 95 consid. 3.2 p. 101 s. et les arrêts cités), il en va différemment des questions de droit, en particulier de l’appréciation de la faute et de la mise en danger (arrêts 1C_548/2012 du 6 août 2013 consid. 2.1; 1C_353/2011 du 12 janvier 2010 consid. 2.1 et les références).
En l’occurrence, l’automobiliste a suivi un véhicule sur plus de 400 mètres, sur la voie de gauche de l’autoroute, à une vitesse d’environ 100 km/h en n’observant qu’une distance d’environ 10 mètres, soit un intervalle correspondant à 0.36 secondes. Ces faits constituent clairement une faute grave au sens de l’art. 15c al. 1 let. a et al. 2 let. a LCR. Comme l’a souligné la cour cantonale, même si l’on applique à l’automobiliste la marge de sécurité 15 km/h prévue en cas de mesure de vitesse effectuée au moyen d’un véhicule-suiveur, sans système calibré (art. 8 let. i de l’ordonnance de l’OFROU), l’écart entre les véhicules était de 15 mètres à une vitesse de 85 km/h, soit un intervalle correspondant à 0.6 secondes. Dès lors, la qualification retenue par la cour cantonale ne prête pas le flanc à la critique surtout si l’on retient que l’infraction a été commise, certes sur une distance de moins d’un demi-kilomètre, mais sur la voie de dépassement, infraction à laquelle il faut ajouter l’utilisation du téléphone portable et l’oubli, à deux reprises, d’indiquer le changement de direction.
Partant, la juridiction cantonale n’a pas procédé de manière arbitraire, ni violé le droit fédéral en confirmant la mesure prononcée par le Département.
Contrairement à ce que suppose l’automobiliste, l’infraction réprimée par l’art. 90 ch. 1 LCR n’implique pas de déterminer si son comportement a joué un rôle primordial ou non dans l’accident. Les règles de la circulation sont des prescriptions de sécurité destinées à prévenir les accidents. L’infraction visée par l’art. 90 ch. 1 LCR est conçue comme un délit formel de mise en danger abstrait, de sorte qu’il suffit de violer une règle de comportement imposée par la loi pour que l’infraction soit consommée, indépendamment de la survenance d’un danger concret ou d’une lésion (ATF 92 IV 33 consid. 1 p. 34; arrêt 6B_965/2010 du 17 mai 2011 consid. 3.2; cf. YVAN JEANNERET, Les dispositions pénales de la loi sur la circulation routière, 2007, n. 17 ad art. 90 LCR).
Il s’ensuit que la condamnation de l’automobiliste en vertu de l’art. 90 ch. 1 LCR ne viole pas le droit fédéral.
Le TF rejette le recours de l’automobiliste.
Arrêt 1C_474/2020 consultable ici