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9C_57/2020 (f) du 16.02.2021 – Notification de décisions de prestations complémentaires envoyées à l’assuré incapable de discernement, dépourvu de représentant légal / Vice de procédure particulièrement grave – Décisions entachées de nullité

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_57/2020 (f) du 16.02.2021

 

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Notification de décisions de prestations complémentaires envoyées à l’assuré incapable de discernement, dépourvu de représentant légal

Vice de procédure particulièrement grave – Décisions entachées de nullité

Pas de représentation de l’assuré par l’établissement où il séjourne, qui s’occupe de ses affaires, est autorisé à requérir les prestations complémentaires au nom de l’assuré et à les percevoir

 

Assuré, né en 1971, souffre d’un retard mental et réside au Village de D.__ depuis septembre 2001, où la Fondation D.__ (ci-après : la fondation) accueille des personnes en situation de handicap. A partir du 01.01.2001, il a bénéficié de prestations complémentaires fédérales et cantonales à sa rente de l’assurance-invalidité (décision du Service des prestations complémentaires [ci-après : le SPC] du 03.01.2001), puis, uniquement de prestations complémentaires fédérales, depuis le 01.01.2009 (décision du 12.12.2008). Dès son arrivée au Village de D.__, les décisions d’octroi de prestations complémentaires lui ont été envoyées à l’adresse de la fondation.

Entre le 04.12.2015 et le 22.02.2016, la fondation a informé à 3 reprises le SPC qu’elle avait constaté, en remplissant la dernière demande de révision périodique, que le prix de pension pris en compte à titre de dépenses reconnues dans toutes les décisions de prestations complémentaires rendues depuis le 01.01.2012 avait été fixé à 47’450 fr., alors que le prix de pension s’était en réalité élevé à un montant supérieur. Le SPC a expliqué qu’en raison d’une erreur de saisie informatique commise en 2001, le prix de pension n’avait pas été adapté depuis lors, et que la situation allait être corrigée pour le futur, à compter de janvier 2016, conformément aux principes régissant la reconsidération des décisions entrées en force. Après que la fondation a requis du SPC qu’il rendît une décision formelle, celui-ci a répondu que dans la mesure où la fondation n’était pas concernée par la prise en compte d’un prix de pension erroné, que l’assuré ou ses représentants légaux ne s’étaient pas manifestés auprès de lui et que les décisions erronées étaient entrées en force, il n’entrerait pas en matière sur la demande de reconsidération pour la période antérieure au 01.01.2016.

A la suite du décès de la mère de l’assuré, le Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant a instauré une curatelle de portée générale en faveur de l’intéressé (ordonnance du 30.09.2016). Par l’intermédiaire de l’avocate mandatée par ses co-curateurs, l’assuré a demandé au SPC de constater la nullité de toutes les décisions rendues à son égard de 2001 à 2015, au motif que celles-ci ne lui avaient pas été valablement notifiées. Le 19.06.2018, le SPC a confirmé son refus d’entrer en matière sur la demande de reconsidération pour la période antérieure à janvier 2016. Dans la mesure où le courrier du 19.06.2018 ne présentait pas les caractéristiques que doit revêtir une décision, la mandataire de l’assuré a prié le SPC de rendre une décision répondant aux exigences légales.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/1092/2019 – consultable ici)

Le 17.08.2018, l’assuré a formé « recours » contre la « décision » du 19.06.2018 devant le tribunal cantonal compétent.

Par jugement du 26.11.2019, la juridiction cantonale a rejeté la demande d’appel en cause de la fondation, déclaré irrecevable le recours en tant qu’il est dirigé contre un refus de reconsidération du SPC, et l’a rejeté pour le surplus.

 

TF

On constate que les décisions rendues par le SPC entre 2001 et 2015 ont bien été adressées à l’assuré, à son lieu de résidence à la fondation.

Il ressort des constatations des juges cantonaux que l’assuré était incapable de discernement et n’a jamais pu s’occuper de ses affaires administratives, ce que celui-ci fait précisément valoir, et que le SPC ne conteste pas (sur la capacité de discernement, cf. ATF 144 III 264 consid. 6 p. 271 ss; arrêt 8C_538/2017 du 30 novembre 2017 consid. 3). Il ne dispose dès lors pas de l’exercice des droits civils (art. 13 CC a contrario et 17 CC; ATF 77 II 7 consid. 2 p. 9; arrêt 5A_81/2015 du 28 mai 2015 consid. 4.1), et n’était donc pas en mesure de désigner un représentant volontaire (art. 32 CO), par exemple en la personne d’un de ses parents. L’assuré n’a pas non plus eu de représentants légaux une fois devenu majeur, avant que ne soit instaurée une curatelle en sa faveur à la suite du décès de sa mère survenu en juillet 2016. On ajoutera qu’il n’a apparemment pas fait l’objet d’une mesure maintenant l’autorité parentale au sens de l’art. 385 al. 3 aCC (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2012, RO 1977 237; cf. aussi art. 14 al. 2 Tit. fin. CC).

A la lecture du jugement entrepris, on constate que si la cour cantonale a admis que les décisions avaient été valablement notifiées à l’assuré, à son adresse à la fondation, elle n’a pas abordé la question de la représentation de l’assuré.

En l’occurrence, le fait qu’en sa qualité d’établissement où séjourne l’assuré et qui s’occupe en permanence de ses affaires, la fondation soit autorisée à requérir les prestations complémentaires au nom de l’assuré (art. 20 al. 1 OPC-AVS/AI en relation avec l’art. 67 al. 1 RAVS), à percevoir directement ces prestations (art. 20 al. 1 LPGA, 1 al. 2 OPGA et 22 al. 1 LPCC) et à se voir notifier les décisions y relatives (art. 10 RPFC et 12 al. 3 RPCC-AVS/AI) n’implique pas qu’elle fût également habilitée à représenter l’assuré en ce qui concerne les prestations complémentaires. En l’absence de pouvoir de représentation, la fondation n’était pas autorisée à recevoir de façon valable, sur le plan juridique, des décisions de prestations complémentaires au nom et pour le compte de l’assuré. A cet égard, on rappellera que la légitimation du tiers de contester des décisions de manière indépendante et en son propre nom (cf. ATF 138 V 292 consid. 4.3.1 p. 297; 130 V 560 consid. 4.3 p. 568; arrêt 8C_338/2013 du 12 août 2013 consid. 3.2) n’entraîne pas un pouvoir de représentation.

On constate ainsi que les décisions de prestations complémentaires rendues par le SPC entre 2001 et 2015 et envoyées à l’assuré, à son adresse à la fondation, ont été notifiées à une personne incapable de discernement, qui était dépourvue de représentant légal. En conséquence, lesdites décisions ne sont pas parvenues valablement à l’assuré (cf., sur la condition de la capacité de discernement pour recevoir une déclaration de volonté entraînant des effets juridiques, voire un acte juridique, BUCHER/AEBI-MÜLLER, in Berner Kommentar, Zivilgesetzbuch, Art. 11-19d ZGB, 2e éd. 2017, n. 86 ad art. 12 CC). Or en présence d’un vice de procédure particulièrement grave, les décisions sont entachées de nullité. A cet égard, il n’y a lieu d’admettre la nullité, hormis les cas expressément prévus par la loi, qu’à titre exceptionnel, lorsque les circonstances sont telles que le système d’annulabilité n’offre manifestement pas la protection nécessaire; entrent principalement en considération comme motifs de nullité de graves vices de procédure ainsi que l’incompétence qualifiée de l’autorité qui a rendu la décision. La nullité d’un acte étatique doit être relevée d’office par toute autorité (ATF 130 III 430 consid. 3.3 p. 434; 122 I 97 consid. 3a/aa p. 98 s. et les références; arrêt 5A_364/2012 du 20 décembre 2012 consid. 5.2.1). Compte tenu de l’importance de la protection des personnes incapables de discernement, la nullité des décisions en cause doit être constatée (cf. arrêts U 485/06 du 19 juillet 2007 consid. 2; K 66/89 du 28 août 1990 consid. 3c/ee), également sous l’angle de la sécurité du droit (ATF 132 II 21 consid. 3.1 p. 27 et les arrêts cités).

Au vu de la nullité des décisions rendues entre 2001 et 2015 par le SPC à l’égard de l’assuré, la cause doit lui être renvoyée pour qu’il statue à nouveau sur le droit de celui-ci à des prestations complémentaires pour la période antérieure au 01.01.2016 conformément aux dispositions légales, notamment celles sur l’extinction du droit aux prestations.

 

 

Le TF admet le recours de l’assuré, annule le jugement cantonal et renvoie la cause au SPC pour qu’il statue à nouveau sur le droit aux prestations complémentaires de l’assuré pour la période antérieure à 2016.

 

 

Arrêt 9C_57/2020 consultable ici

 

 

127 V 219 (f) du 10.08.2001 – Droit d’un assuré de consulter le dossier (dès 2003 : 47 LPGA) / Langue de l’expertise – Droit de l’assuré à l’exécution de l’expertise dans sa langue maternelle, pour autant qu’il s’agisse d’une des langues officielles de la Confédération / Traduction du rapport d’expertise (allemand => français)

Arrêt du Tribunal fédéral 127 V 219 (f) du 10.08.2001

 

ATF 127 V 219 consultable ici

 

Droit d’un assuré de consulter le dossier (dès 2003 : 47 LPGA)

Langue de l’expertise – Droit de l’assuré à l’exécution de l’expertise dans sa langue maternelle, pour autant qu’il s’agisse d’une des langues officielles de la Confédération

Traduction du rapport d’expertise (allemand => français)

 

Assuré, domicilié dans l’un des trois districts francophones du canton de Berne, au bénéfice d’une demi-rente AI (invalidité 50%) depuis le 01.06.1993.

L’assuré ayant demandé à bénéficier d’une rente entière en raison d’une aggravation de son invalidité, il a notamment dû se soumettre à une expertise auprès du Centre d’observation médicale de l’AI (COMAI). Ayant reçu de ce dernier des documents rédigés en allemand, il a protesté et l’Office AI du canton de Berne lui a fait envoyer des formulaires rédigés en français. Le 04.01.2000, l’assuré s’est adressé au COMAI pour demander « poliment » à pouvoir se faire examiner par des médecins ou dans un hôpital de sa région, déclarant qu’il avait peur de se présenter « devant une commission médicale de langue allemande, comprenant mal (son) dossier ». Répondant à sa lettre le 14.01.2000, l’Office AI indiquait notamment: « Selon renseignements pris auprès de ce centre, la question de la langue ne pose pas de problème. Les experts peuvent s’entretenir en français ». En date du 23.03.2000, le COMAI a livré son rapport, rédigé en allemand et long de onze pages, plus deux rapports annexes, de respectivement six et quatre pages, également en allemand.

Le 17.05.2000, l’Office AI a demandé à l’assuré de l’autoriser à transmettre le rapport d’expertise à ses médecins traitants. Deux jours plus tard, ledit office lui a fait part d’un préavis aux termes de laquelle il était prévu de maintenir son droit à une demi-rente d’invalidité, soit, en fait, de rejeter sa demande d’augmentation de la rente. Le 22.05.2000, l’assuré a répondu à l’Office AI qu’il faisait « objection » à cette décision, car il estimait qu’il y avait eu « vices de forme dans la procédure suivie par le centre d’observation médical de X », ses « droits élémentaires de patient » n’ayant pas été respectés. En guise de réponse, l’Office AI lui a écrit pour l’inviter à préciser par écrit quels points du préavis il contestait et pour quelles raisons exactement.

L’assuré a écrit à l’Office AI pour lui faire part de ses griefs. En particulier, il se plaignait d’avoir été examiné par des médecins ne parlant et ne comprenant pas le français, de sorte qu’il avait dû s’entretenir avec eux par le truchement d’une traductrice, ce qui était particulièrement malvenu en ce qui concerne l’examen psychiatrique. L’office lui a répondu en indiquant d’une part qu’il faisait parvenir une copie de l’expertise du COMAI à son médecin traitant et, d’autre part, que pour la question de la langue, il constatait qu’une traductrice professionnelle et qualifiée avait servi d’interprète lors des examens, comme il l’avait souhaité.

Par lettres des 12.07.2000 et 28.07.2000, l’assuré a demandé à l’Office AI de lui faire parvenir le rapport d’expertise en français, ce que l’office a refusé, en précisant que « seules la correspondance et les décisions peuvent être envoyées en français ». Par décision du 18.08.2000, l’Office AI a rejeté la demande de révision et maintenu le droit de l’assuré à une demi-rente.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 14.12.2000, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Droit de consulter le dossier [ATF 127 V 219 consid. 1]

L’assuré qui se voit refuser par un organe de l’assurance sociale le droit de consulter son dossier dans le cadre d’une procédure le concernant doit contester ce refus devant le juge des assurances sociales (arrêt non publié M. du 16 septembre 1999, C 418/98).

Les juges cantonaux, en se référant notamment à THOMAS LOCHER, Grundriss des Sozialversicherungsrechts, 2e édition, Berne 1997, p. 343-344, ont rejeté le grief en considérant que selon l’interprétation traditionnelle, il n’y a pas de violation du droit d’être entendu lorsque l’autorité administrative refuse d’envoyer des copies du dossier à un administré non représenté par un avocat, tout en autorisant une consultation du dossier au siège de l’autorité (ATF 108 Ia 7 consid. 2b; cf. dans la doctrine récente les développements de MICHELE ALBERTINI, Der verfassungsmässige Anspruch auf rechtliches Gehör im Verwaltungsverfahren des modernen Staates, thèse Berne 1999, p. 249 ss).

Cette opinion n’est plus compatible avec les principes développés par la jurisprudence du Tribunal fédéral relative à la communication des données personnelles dans le domaine des assurances sociales. On ne voit pas, en effet, ce qui justifierait de traiter différemment l’assuré qui demande à un assureur social de lui communiquer par écrit les données personnelles le concernant, indépendamment de prétentions fondées sur le droit des assurances, et celui qui présente cette requête dans le cadre de l’instruction d’une demande de prestations. Or, si dans le premier cas la jurisprudence lui reconnaît un tel droit (ATF 125 II 323 consid. 3b et les références), il n’y a aucune raison de le lui refuser dans le second.

Peu importe, à cet égard, ce que prévoit la réglementation spécifique au domaine concerné en matière de communication du dossier. S’agissant de l’assurance-invalidité, l’art. 73bis al. 4 RAI donne à l’OFAS la compétence d’édicter des instructions « sur les détails de la procédure… de consultation du dossier », ce qu’il a fait dans sa circulaire sur l’obligation de garder le secret et sur la communication des données dans le domaine de l’AVS/AI/APG/PC/AF. Dans sa version valable depuis le 1er janvier 2001, cette circulaire prévoit la possibilité de communiquer les données personnelles à la personne concernée (ch. m. 25 ss), y compris, en principe, quand il s’agit de renseignements et de dossiers médicaux (ch. m. 36). Une réglementation analogue figurait antérieurement aux ch. m. 18 et 25 de la circulaire valable lorsque les faits déterminants en l’espèce se sont produits. Au demeurant, de telles directives administratives, selon une jurisprudence constante, n’ont pas valeur de règles de droit et ne lient pas le juge (ATF 125 V 379 consid. 1c).

Par ailleurs, lorsqu’il a demandé à recevoir une copie du rapport d’expertise, l’assuré n’était pas assisté par un avocat. Il est vrai que l’Office AI a communiqué le rapport en question à son médecin traitant. Pourtant, à aucun moment l’office n’a prétendu que la connaissance, par l’assuré, du rapport d’expertise était de nature à lui être dommageable, ce qui, selon les instructions de l’OFAS (ancien ch. m. 25 et actuel ch. m. 36 de la circulaire précitée), aurait pu justifier l’envoi du rapport au médecin traitant plutôt qu’à l’assuré (comp. art. 8 al. 3 LPD). Or, ici encore, on ne voit pas pourquoi il faudrait se montrer plus restrictif que dans le cadre de la législation fédérale sur la protection des données, de sorte qu’on ne saurait considérer, en principe, que la communication au médecin traitant de l’assuré d’une copie d’un rapport d’expertise épuise le droit de ce dernier à la communication écrite d’un tel document (comp. ATF 123 II 541 consid. 3d).

On ajoutera qu’un auteur a récemment soutenu que le droit de se faire remettre une copie du rapport d’expertise dont on a fait l’objet, dans le domaine de l’assurance-invalidité, peut se déduire directement de la garantie constitutionnelle du droit d’être entendu (STÉPHANE BLANC, La procédure administrative en assurance-invalidité, thèse Fribourg 1999, p. 281, qui se fonde sur la thèse d’ALEXANDER DUBACH, Das Recht auf Akteneinsicht, Zurich 1990, p. 165, dont l’opinion est à vrai dire plus nuancée et se rapporte à un cas assez particulier traité par la jurisprudence [consid. 4 non publié de l’arrêt ATF 105 Ia 285 ]).

Quoi qu’il en soit, au vu de ce qui précède, le refus de l’Office AI de communiquer au recourant personnellement une copie du rapport d’expertise médicale du COMAI du 23 mars 2000 n’était pas justifié, de sorte que sur ce point le recours apparaît bien fondé.

 

Langue de l’expertise – Traduction du rapport d’expertise [ATF 127 V 219 consid. 2]

Aux termes de l’art. 8 al. 2 Cst., nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de sa langue. D’autre part, la liberté de la langue est garantie (art. 18 Cst.). Selon l’art. 70 al. 1 Cst., les langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien, le romanche étant aussi langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche. Les cantons déterminent leurs langues officielles (art. 70 al. 2, première phrase Cst.). Selon l’art. 6 de la Constitution du canton de Berne (RSB 101.1), le français et l’allemand sont les langues nationales et officielles de ce canton (al. 1er); le français est la langue officielle dans le Jura bernois (al. 2 let. a) et toute personne peut s’adresser dans la langue officielle de son choix aux autorités compétentes pour l’ensemble du canton (al. 4).

D’après la jurisprudence rendue sous l’empire de la Constitution de 1874, la liberté de la langue faisait partie des libertés non écrites de la Constitution fédérale. Elle garantit l’usage de la langue maternelle, ou d’une autre langue proche, voire de toute langue de son choix. Lorsque cette langue est en même temps une langue nationale, son emploi était en outre protégé par l’art. 116 al. 1 aCst. (ATF 122 I 238 consid. 2a et b, ATF 121 I 198 consid. 2a, ATF 106 Ia 302 consid. 2a). Dans les rapports avec les autorités toutefois, la liberté de la langue est limitée par le principe de la langue officielle. En effet, sous réserve de dispositions particulières (par exemple les art. 5 par. 2 et 6 par. 3 lettre a CEDH), il n’existe en principe aucun droit à communiquer avec les autorités dans une autre langue que la langue officielle (Praxis 2000 no 40 p. 217 consid. 3). Ces principes ont été formalisés dans la Constitution de 1999, notamment aux art. 18 et 70 (cf. MARCO BORGHI, La liberté de la langue et ses limites, in: DANIEL THÜRER/JEAN-FRANÇOIS AUBERT/JÖRG-PAUL MÜLLER [éd.], Droit constitutionnel suisse, Zurich 2001, § 38).

En l’espèce, il est constant que l’assuré est un francophone établi dans le Jura bernois. Dès le début de la procédure d’expertise ordonnée par l’Office AI, il a demandé à pouvoir se faire examiner par des médecins ou dans un hôpital de sa région, déclarant qu’il avait peur de se présenter « devant une commission médicale de langue allemande, comprenant mal (son) dossier ». Cette question a été au centre du différend qui l’oppose à l’Office AI, indépendamment du problème de fond. Or, on ne comprend pas pourquoi l’office s’est obstiné, dans ces circonstances, à faire examiner l’assuré par les médecins d’un COMAI situé en Suisse alémanique, alors que de tels centres existent aussi en Suisse romande. Il paraît s’être agi, en l’occurrence, d’une mesure purement vexatoire, sans aucune justification objective, d’ordre médical notamment.

Or, compte tenu du statut particulier de cette institution propre à l’assurance-invalidité et de l’importance de son rôle dans l’instruction des faits d’ordre médical (cf. l’art. 72bis RAI et ATF 123 V 177 consid. 4), on doit exiger de la part des organes d’exécution le strict respect des droits fondamentaux des assurés qui doivent, dans le cadre de leur obligation de collaborer à l’établissement des faits pertinents, se soumettre à une expertise auprès d’un tel Centre d’observation médicale. La liberté de la langue d’une part et la garantie de ne pas subir de discrimination en raison de sa langue d’autre part s’inscrivent au rang de ces droits.

Cela ne signifie cependant pas qu’un assuré peut demander dans tous les cas qu’une expertise médicale soit conduite et rédigée dans une langue qu’il comprend. Il faut, à cet égard, s’en tenir à la règle d’après laquelle, on l’a vu, seules les langues officielles de la Confédération peuvent être utilisées dans les relations avec les autorités (cf. ALBERTINI, op.cit., p. 342 ss). Restent réservées les règles procédurales relatives à l’assistance d’un interprète qui ne sont toutefois pas en cause ici.

Dès lors, quand un assuré qui doit se soumettre à une expertise dans un COMAI demande à l’office compétent de désigner un centre d’observation médicale où l’on s’exprime dans l’une des langues officielles de la Confédération qu’il maîtrise, il y a lieu, en principe, de donner suite à sa requête, à moins que des raisons objectives justifient une exception. A défaut, l’assuré a le droit non seulement d’être assisté par un interprète lors des examens médicaux – comme cela a d’ailleurs été le cas en l’espèce – mais encore d’obtenir gratuitement une traduction du rapport d’expertise du COMAI.

Certes, la jurisprudence ne reconnaît pas à un assuré ou à son mandataire le droit de se faire traduire les pièces du dossier rédigées dans une langue qu’il ne maîtrise pas ou de manière seulement imparfaite (RCC 1983 p. 392; arrêt non publié V. du 3 novembre 1992, I 50/92). Sur ce point, le jugement attaqué est conforme à la loi. Mais, comme on l’a vu, ce n’est pas la question qui se pose ici.

En l’occurrence, l’Office AI n’a jamais soutenu qu’il existait une raison quelconque empêchant que l’expertise du recourant ait lieu dans un COMAI situé en Suisse romande, alors même que celui-ci l’avait demandé dès qu’il a été informé qu’il devrait se soumettre à une telle expertise.

C’est dès lors à bon droit que l’assuré se plaint de n’avoir pu obtenir de l’Office AI une traduction française du rapport établi par le COMAI. Le recours est bien fondé sur ce point également.

Aussi convient-il d’annuler le jugement attaqué ainsi que la décision administrative et d’inviter l’Office AI à faire parvenir à l’assuré, à bref délai, une copie du rapport susmentionné, accompagnée d’une traduction en langue française. L’office reprendra ensuite l’instruction de la cause au fond, après avoir donné à l’assuré recourant l’occasion de s’exprimer sur le contenu de cette expertise médicale.

 

Le TF admet le recours de l’assuré.

 

 

ATF 127 V 219 consultable ici

Arrêt I 78/01 consultable ici

 

 

 

Remarque : liberté est prise de rappeler cet ancien arrêt du TF, d’il y a 20 ans. Lorsque l’assuré, non représenté, demande la copie de son dossier, il arrive encore que l’office AI ne le lui adresse pas malgré l’art. 47 al. 1 lit. a LPGA ou n’envoie les pièces médicales au médecin traitant, même lorsque l’atteint n’est que strictement somatique (art. 47 al. 2 LPGA est généralement évoqué par les assureurs sociaux pour des données de la sphère psychique).

 

Dans la pratique, arrive-t-il souvent que des italophones demandent à pouvoir être examiné dans leur langue ? Font-ils référence à l’ATF 127 V 219 pour ce faire ? La problématique de la langue a toute son importance en particulier dans les expertises psychiatriques (cf. arrêts du TF I 28/06 du 26.04.2006 consid. 3.1 ; I 664/01 du 16.01.2004 consid. 5.1.2 ; I 357/02 du 07.05.2003 consid. 3.3 ; U 348/01 du 05.07.2002 consid. 2c).

 

A noter qu’il y a lieu de se plaindre de ce grief rapidement (arrêts du TF I 443/03 du 05.08.2004 consid. 3.3 ; I 245/00 du 30.12.2003 consid. 4.1.1 ; I 25/03 du 07.11.2003 consid. 4.2) et qu’il ne faut pas attendre la procédure de recours (cf. arrêts du TF 8C_430/2020 du 15.12.2020 consid. 2.2 ; 8C_432/2020 du 15.12.2020 consid. 2.2 ; 9C_37/2011 du 20.06.2011 consid. 4.2 ; I 313/03 du 31.03.2004 consid. 3 ; I 808/02 du 12.08.2003 consid. 2.1 ; I 790/02 du 02.07.2003 consid. 2.2) ou d’indiquer que, lors d’un premier examen, des difficultés de communication étaient déjà présentes (arrêt du TF U 369/02 du 06.08.2003 consid. 3.2).

 

Si l’examen est réalisé dans la langue maternelle de l’assuré, qui doit être une des langues officielles de la Confédération, il faudra également traduire le rapport dans la langue officielle du canton (ATF 128 V 34 ; arrêts du TF 9C_37/2011 du 20.06.2011 consid. 4.1 ; I 313/03 du 31.03.2004 consid. 4).

 

Si l’examen s’est déroulé en français mais que le rapport est rédigé en allemand, l’assuré est en droit d’en demander la traduction (cf. arrêt du TF I 657/04 du 20.10.2005).

 

Traduction des rapports établis par la division Médecine des assurances de la CNA : les principes tirés des ATF 127 V 219 et 128 V 34 sont applicables par analogie (arrêt du TF 8C_90/2014 du 19.12.2014).

 

 

 

8C_534/2020 (i) du 17.02.2021 – Notion d’accident – 4 LPGA / Rouler avec un moutain bike dans un nid de poule de 15 cm de profondeur sur une route asphaltée n’est pas extraordinaire [même dans notre pays]

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_534/2020 (i) du 17.02.2021

 

Consultable ici

NB : traduction personnelle, seul l’arrêt fait foi

 

Notion d’accident / 4 LPGA

Rouler avec un moutain bike dans un nid de poule de 15 cm de profondeur sur une route asphaltée n’est pas extraordinaire [même dans notre pays]

 

Assuré, éducateur spécialisé, né en 1983, a fait annoncer par son employeur, le 01.06.2017, l’accident dont il a été victime le 24.05.2017, sur la route de montagne Monti Motti à Gudo. Description : « En pédalant sur la chaussée, il a heurté une bosse irrégulière, ce qui lui a causé un traumatisme au testicule droit. »

Par décision, confirmée sur opposition, l’assurance-accidents a nié la notion accidentelle et nié le lien de causalité naturelle entre les troubles et l’événement du 24.05.2017.

 

Procédure cantonale

Selon le tribunal cantonal, le facteur extérieur est la secousse du mountain bike et l’impact sur la selle qui en résultait. Le facteur extraordinaire est le nid de poule de 50 cm de long et 15 cm de profondeur sur une route asphaltée. Selon les juges cantonaux, dans notre pays, cela doit certainement être considéré comme un événement inhabituel sur une route asphaltée. La situation aurait été différente si l’événement s’était déroulé sur un sentier ou un parcours de VTT.

Par jugement du 06.07.2020, admission du recours par le tribunal cantonal, annulation de la décision litigieuse, renvoyant la cause à l’assurance-accidents pour instruction complémentaire et nouvelle décision au sens des considérants.

 

TF

Au sens de l’art. 4 LPGA, est réputée accident toute atteinte dommageable, soudaine et involontaire, portée au corps humain par une cause extérieure extraordinaire qui compromet la santé physi­que, mentale ou psychique ou qui entraîne la mort. Les éléments constitutifs de l’accident – qui sont une atteinte dommageable, le caractère soudain de l’atteinte, le caractère involontaire de l’atteinte, le facteur extérieur de l’atteinte et, enfin, le caractère extraordinaire du facteur extérieur – doivent être remplis cumulativement. Il résulte de la définition même de l’accident que le caractère extraordinaire de l’atteinte ne concerne pas les effets du facteur extérieur, mais seulement ce facteur lui-même. Le facteur extérieur est considéré comme extraordinaire lorsqu’il excède, dans le cas particulier, le cadre des événements et des situations que l’on peut, objectivement, qualifier de quotidiens ou d’habituels (ATF 142 V 219 consid. 4.3.1 p. 221; 134 V 72 consid. 2.2 p. 74 s.; 129 V 402 consid. 2.1 p. 404; 122 V 230 consid. 1 p. 233; 121 V 35 consid. 1a p. 38 et les références). Dès lors, il importe peu que le facteur extérieur ait entraîné, le cas échéant, des conséquences graves ou inattendues (ATF 142 V 219 consid. 4.3.1 p. 221; 134 V 72 consid. 4.3.1 p. 79 s.; 129 V 402 consid. 2.1 p. 404).

Passer dans un nid de poule d’environ 15 cm de profondeur avec un vélo amortissant les chocs ne constitue pas un facteur extérieur extraordinaire capable de justifier un accident. La situation est comparable à celle d’un cycliste qui saute d’un trottoir sur la route, ce qui est parfaitement normal pour un vélo. Les quelques centimètres supplémentaires entre un nid de poule et un trottoir ne changent rien à l’extraordinaireté/au caractère extraordinaire. Le Tribunal fédéral a également exclu la possibilité d’un accident en roulant sur un dos d’âne (arrêt U 79/98 du 20 juillet 2000 consid. 3a). Il en va de même pour un changement d’allure lors d’une promenade à cheval (arrêt U 296/05 du 14 février 2006 consid. 1.1, publié in SVR 2006 UV n. 18) ou un freinage d’urgence en voiture sans qu’il y ait collision (arrêt 8C_325/2008 du 17 décembre 2008 consid. 2.2). Le caractère extraordinaire a également été refusé dans le cas d’un exercice sportif non réussi (arrêt 8C_189/2010 du 9 juillet 2010 consid. 5.2).

En l’espèce, le fait que l’assuré n’aurait pas vu le nid de poule ou le fait que la route en question était asphaltée ne sont pertinents. Le plan du projet définitif d’amélioration de la route Medoscio-Monti Motti présenté par l’assuré n’est pas davantage utile. Au contraire, le nombre de cassis [nid de poules/trous] sur toute la longueur de la route laisse penser que l’état de la route était dégradé sur de longs tronçons et que la présence de diverses bosses, nids de poule et irrégularités était prévisible, à tel point que – selon la propre déclaration de l’assuré – des travaux d’assainissement étaient nécessaires.

La cour cantonale a donc violé le droit fédéral en considérant que le facteur extérieur de caractère extraordinaire était rempli.

 

Le TF admet le recours de l’assurance-accidents.

 

 

Arrêt 8C_534/2020 consultable ici

 

 

8C_145/2020 (f) du 04.02.2021 – destiné à la publication – Reconsidération d’une rente d’invalidité (53 al. 2 LPGA) après une révision ayant procédé un examen matériel du droit à une rente d’invalidité (17 LPGA) – Précision de la jurisprudence

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_145/2020 (f) du 04.02.2021, destiné à la publication

 

Consultable ici

 

Reconsidération d’une rente d’invalidité (53 al. 2 LPGA) après une révision ayant procédé un examen matériel du droit à une rente d’invalidité (17 LPGA)

 

Assurée, née en 1965, serveuse, a subi un accident de la circulation routière le 22.07.1993. Polytraumatisme sévère touchant en particulier les deux membres inférieurs ainsi que le poignet droit, engendrant de nombreuses interventions chirurgicales.

Se fondant sur le rapport d’expertise du 11.04.1997, établi dans le cadre d’une procédure d’assurance-invalidité, ainsi que sur le rapport d’expertise du 23.04.1999, l’assurance-accidents a rendu le 04.01.2002 une décision par laquelle elle a reconnu à l’assurée, outre une indemnité pour atteinte à l’intégrité de 50%, le droit à une rente complémentaire d’invalidité avec effet au 01.01.2002 sur la base d’un taux invalidité de 100%.

Ensuite d’une première procédure de révision initiée en février 2008, lors de laquelle un mandat d’expertise a été confié à un spécialiste FMH en chirurgie orthopédique et traumatologie de l’appareil locomoteur, l’assurance-accidents a informé l’assurée par avis du 25.06.2008 que son taux d’invalidité n’avait pas changé.

Dans le cadre d’une deuxième procédure de révision entamée en septembre 2017, l’assurance-accidents a confié un mandat d’expertise à un spécialiste FMH en chirurgie orthopédique et traumatologie de l’appareil locomoteur et spécialiste de la colonne vertébrale. Sur la base des conclusions contenues dans le rapport d’expertise, et après avoir recueilli les déterminations de l’assurée, l’assurance-accidents a rendu le 19.03.2018 une décision par laquelle elle a supprimé le droit à une rente d’invalidité avec effet au 31.05.2018. Elle a motivé cette décision par le fait que le médecin-expert avait mis en évidence des éléments objectivement vérifiables, de nature notamment clinique et diagnostique, qui avaient été ignorés dans le cadre des appréciations médicales précédentes. En tenant compte des seules séquelles accidentelles, l’assurée serait immédiatement à même d’effectuer à temps plein et sans perte de rendement une activité sédentaire adaptée à ses limitations. Cette décision a été confirmée sur opposition le 20.05.2019.

 

Procédure cantonale

La cour cantonale a d’abord exclu une modification du droit à une rente d’invalidité complémentaire en constatant, au titre de la révision matérielle (art. 17 al. 1 LPGA), que les considérations du nouveau médecin-expert, sur lesquelles se fondait la décision litigieuse, n’exprimaient en réalité qu’une autre appréciation d’une situation médicale demeurée pour l’essentiel inchangée depuis l’expertise ayant fait l’objet de la décision sur révision du 25.06.2008.

Les constatations de la nouvelle expertise ne constituaient pas non plus des faits nouveaux au sens de l’art. 53 al. 1 LPGA, pouvant donner lieu à une révision procédurale de la décision initiale de rente du 04.01.2002.

Examinant ensuite si la décision initiale de rente du 04.01.2002 pouvait être reconsidérée au motif qu’elle était manifestement erronée, compte tenu de la problématique rachidienne préexistante à l’accident du 22.07.1993 et qui a été rendue symptomatique par celui-ci, la cour cantonale a retenu que c’était manifestement à tort que l’assurance-accidents s’était abstenue d’instruire la question du retour à un statu quo sine vel ante, question de fait qui aurait dû être éclaircie par les médecins. Finalement, c’était au mépris de la loi, en particulier de l’art. 16 LPGA, que, contrairement aux appréciations médicales, l’assurance-accidents avait reconnu l’assurée totalement incapable de travailler et avait fixé son taux d’invalidité à 100% sans avoir procédé préalablement à la comparaison du revenu que celle-ci aurait pu obtenir si elle n’avait pas été invalide avec celui qu’elle aurait pu réaliser en exerçant l’activité adaptée décrite par les médecins.

Par jugement du 17.01.2020, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Révision de la rente d’invalidité – 17 al. 1 LPGA

Si le taux d’invalidité du bénéficiaire de la rente subit une modification notable, la rente est, d’office ou sur demande, révisée pour l’avenir, à savoir augmentée ou réduite en conséquence, ou encore supprimée (art. 17 al. 1 LPGA).

Tout changement important des circonstances propre à influencer le degré d’invalidité, et donc le droit à la rente, peut motiver une révision. La rente peut être révisée non seulement en cas de modification sensible de l’état de santé, mais aussi lorsque celui-ci est resté en soi le même, mais que ses conséquences sur la capacité de gain ont subi un changement important (ATF 144 I 103 consid. 2.1 p. 105; 134 V 131 consid. 3 p. 132). Tel est le cas lorsque la capacité de travail s’améliore grâce à l’accoutumance ou à une adaptation au handicap. En revanche, une simple appréciation différente d’un état de fait qui, pour l’essentiel, est demeuré inchangé n’appelle pas une révision au sens de l’art. 17 al. 1 LPGA (ATF 144 I 103 consid. 2.1 p. 105; 141 V 9 consid. 2.3 p. 10 s. et les références).

La base de comparaison déterminante dans le temps pour l’examen d’une modification du degré d’invalidité lors d’une révision de la rente est constituée par la dernière décision entrée en force qui repose sur un examen matériel du droit à la rente avec une constatation des faits pertinents, une appréciation des preuves et une comparaison des revenus conformes au droit (ATF 133 V 108).

 

Reconsidération – 53 al. 2 LPGA

Aux termes de l’art. 53 al. 2 LPGA, l’assureur peut revenir sur les décisions ou les décisions sur opposition formellement passées en force lorsqu’elles sont manifestement erronées et que leur rectification revêt une importance notable.

Pour juger s’il est admissible de reconsidérer une décision pour le motif qu’elle est manifestement erronée, il faut se fonder sur les faits et la situation juridique existant au moment où cette décision a été rendue, compte tenu de la pratique en vigueur à l’époque (ATF 140 V 77 consid. 3.1 p. 79; cf. 138 V 147 consid. 2.1 p. 149; 125 V 383 consid. 3 p. 389 et les références). Par le biais de la reconsidération, on corrigera une application initiale erronée du droit (arrêt 8C_706/2019 du 28 août 2020 consid. 4.2, destiné à la publication). Un changement de pratique ou de jurisprudence ne saurait en principe justifier une reconsidération (ATF 117 V 8 consid. 2c p. 17; 115 V 308 consid. 4a/cc p. 314). L’exigence du caractère manifestement erroné de la décision est en règle générale réalisée lorsque le droit à des prestations d’assurance a été admis en application des fausses bases légales ou que les normes déterminantes n’ont pas été appliquées ou l’ont été de manière incorrecte (ATF 140 V 77 précité consid. 3.1 p. 79; 138 V 147 consid. 2.1 p. 149; 125 V 383 consid. 3 p. 389 et les références).

 

La juridiction cantonale semble partir du principe que la décision initiale du 04.01.2002 pouvait être reconsidérée nonobstant l’avis rendu le 25.06.2008, par lequel l’assurance-accidents avait confirmé, à l’issue d’une procédure de révision, le droit de l’assurée à une rente d’invalidité fondée sur un taux d’invalidité de 100%.

Certes, la jurisprudence admet que l’administration peut revenir en tout temps sur une décision manifestement erronée, même si les conditions pour une révision ne sont pas remplies (ATF 105 V 29 consid. 1c p. 30; 99 V 103 consid. 2 p. 103 s.; 98 V 100 consid. 5 p. 104; arrêt I 859/05 du 10 mai 2006 consid. 2.2). Dans plusieurs arrêts, le Tribunal fédéral a en outre considéré que le fait qu’une rente d’invalidité ait été confirmée dans le cadre de procédures de révision effectuées périodiquement n’empêchait pas la reconsidération d’une décision (initiale) de rente manifestement erronée (arrêt 9C_401/2014 du 26 novembre 2014 consid. 4.1 avec renvoi à l’arrêt I 859/05 du 10 mai 2006 consid. 2.2 qui renvoie lui-même à l’ATF 105 V 29 précité; confirmé en dernier lieu par arrêt 8C_680/2017 du 7 mai 2018 consid. 4.1.1, publié in SVR 2018 IV 59 p. 190). Dans l’arrêt 9C_125/2013 du 12 février 2014 (consid. 4.4 avec renvoi au consid. 4.1 in fine, non publiés aux ATF 140 V 15), le Tribunal fédéral a explicitement laissé ouverte la question de savoir s’il fallait maintenir l’ancienne jurisprudence selon laquelle les titres de révocation (reconsidération; révision) devaient être examinés séparément pour chaque décision (arrêt I 130/05 du 10 novembre 2005 consid. 3), ou si, à la lumière de l’ATF 133 V 108 et des arrêts subséquents (arrêts 9C_101/2011 du 21 juillet 2011 consid. 5.2 par renvoi à 9C_562/2008 du 3 novembre 2008 consid. 6.2.1), il fallait admettre que la décision initiale restait sans effet nonobstant la reconsidération de la décision sur révision (cf. ég. MEYER/REICHMUTH, Bundesgesetz über die Invalidenversicherung [IVG], 3e éd. 2014, n° 45 ad art. 30-31).

A l’ATF 140 V 514, le Tribunal fédéral a tranché cette question. Dans ce cas, l’office de l’assurance-invalidité avait initialement reconnu à l’assuré le droit à une demi-rente d’invalidité, laquelle a été augmentée dans le cadre d’une révision à une rente entière, ce qui s’est avéré manifestement erroné et a entraîné la reconsidération de la décision sur révision. Le Tribunal fédéral a considéré que si une rente d’invalidité était révisée à la hausse ou à la baisse (art. 17 al. 1 LPGA), la décision sur révision remplaçait la décision révisée (ATF 140 V 514 consid. 5.2 p. 520). Il a précisé qu’il en allait de même lorsque la rente allouée était confirmée après un examen matériel du droit à une rente d’invalidité (cf. ATF 133 V 108). Si, par la suite, la décision sur révision était à son tour révisée ou reconsidérée, la décision initiale ne renaissait pas, sous réserve de la nullité de la décision sur révision. Par conséquent, le droit à une rente devait être examiné librement pour le futur (« ex nunc et pro futuro »), même dans le cas où aucun titre de révocation n’existait en relation avec cette décision antérieure (ATF 140 V 514 précité consid. 5.2 p. 520; cf. ég. arrêts 8C_117/2019 du 21 mai 2019 consid. 5.1, publié in SVR 2020 UV n°1 p. 1; 8C_288/2016 du 14 novembre 2016 consid. 3.3).

 

En l’espèce, l’assurance-accidents a rendu le 04.01.2002 une décision par laquelle elle a reconnu à l’assurée le droit à une rente complémentaire d’invalidité sur la base d’un taux invalidité de 100%. A l’issue d’une première procédure de révision, elle a informé l’assurée, par avis du 25.06.2008, que son taux d’invalidité n’avait pas changé et qu’elle continuait dès lors de bénéficier de la même rente perçue jusque-là. Cette décision se fondait sur une expertise où le médecin-expert était parvenu à la conclusion qu’à l’exclusion du spondylolisthésis avec lyse L5/S1 préexistant à l’accident, tous les autres troubles avaient un lien de causalité naturelle certain avec l’accident et qu’aucune activité lucrative n’était raisonnablement exigible.

A l’aune des principes jurisprudentiels cités ci-avant, il y a lieu de constater que la décision sur révision du 25.06.2008, qui reposait sur un examen matériel du droit à la rente avec une constatation des faits pertinents et une appréciation des preuves au sens de l’ATF 133 V 108, s’est substituée à la décision initiale de rente du 04.01.2002. Par conséquent, seule la seconde décision pouvait faire l’objet d’une révision ou d’une reconsidération, à l’exclusion de la première. Si une pratique différente a été admise par le passé, il sied désormais de considérer qu’à la suite des ATF 133 V 108 et 140 V 514, une telle pratique est dépassée.

 

Le TF admet le recours de l’assuré et renvoie la cause au tribunal cantonal afin qu’il l’examine également sous l’aspect d’une éventuelle reconsidération et qu’elle rende ensuite une décision sur le droit de l’assurée à une rente complémentaire d’invalidité au-delà du 31.05.2018

 

 

Arrêt 8C_145/2020 consultable ici

 

 

8C_620/2020 (d) du 03.02.2021 – Stabilisation de l’état de santé – 19 LAA / Prise en charge de traitement médical malgré la capacité de travail 100% exigible dans une activité adaptée

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_620/2020 (d) du 03.02.2021

 

Consultable ici

NB : traduction personnelle ; seul l’arrêt original fait foi

 

Stabilisation de l’état de santé / 19 LAA

Prise en charge de traitement médical malgré la capacité de travail 100% exigible dans une activité adaptée

 

Assuré, né en 1969, s’est blessé à l’épaule et au poignet droits le 24.05.2014 lors d’un match de football (chute après collision). Le médecin traitant l’a adressé à un spécialiste en chirurgie orthopédique et traumatologie, qui a diagnostiqué une épaule gelée lors de sa consultation du 11.07.2014. A l’issue de l’examen du 03.02.2015, le médecin d’arrondissement a conclu que l’assuré était capable de travailler toute la journée pour des activités modérées/moyennement lourdes (« mittelschwere »).

Le 17.09.2015, le spécialiste en chirurgie orthopédique a procédé à une ténotomie du biceps, une décompression sous-acromiale et une suture du tendon sus-épineux. L’assuré a séjourné en clinique de réadaptation du 27.04.2016 au 01.06.2016. Le 13.02.2017, le médecin d’arrondissement a conclu que la capacité de travail de l’assuré était entière dans des activités légères à modérément difficiles malgré la mobilité limitée de l’épaule droite et les douleurs.

L’assurance-accidents a mis fin au versement des indemnités journalières au 31.03.2017. Par décision, confirmée sur opposition, l’assurance-accidents a octroyé une IPAI de 10% et nié le droit à une rente d’invalidité (degré d’invalidité : 7,63%).

 

Procédure cantonale

Par jugement du 07.01.2020, admission du recours par le tribunal cantonal, annulant la décision sur opposition, renvoyant la cause à l’assurance-accidents pour la prise en charge des frais médicaux, en particulier les investigations (arthroscopie diagnostique avec prélèvement de biopsie) en lien avec une suspicion d’infection de bas grade. La cour cantonale a renoncé à une appréciation définitive de l’IPAI et de la rente d’invalidité.

 

TF

Selon l’art. 19 al. 1 LAA, lorsqu’il n’y a plus lieu d’attendre de la continuation du traitement médical une sensible amélioration de l’état de santé de l’assuré et que les éventuelles mesures de réadaptation de l’assurance-invalidité ont été menées à terme, l’assureur doit mettre fin au paiement du traitement médical et des indemnités journalières et examiner le droit à une rente d’invalidité et à une IPAI (ATF 134 V 109 consid. 4.1 p. 114).

Selon les constatations de la cour cantonale, une arthroscopie diagnostique avec prélèvement de biopsie était nécessaire pour exclure une infection de bas grade comme cause des douleurs persistantes. Le médecin d’arrondissement ne s’est pas prononcé sur la question. Dans ces circonstances, le cas a été clos prématurément, d’autant plus qu’une amélioration de la capacité de travail ne pouvait être exclue après un nouveau traitement approprié de l’épaule.

L’assurance-accidents rappelle qu’au moment du bouclement du dossier, l’assuré était pleinement capable de travailler dans une activité adaptée à son état de santé. Ainsi, aucune amélioration de la capacité de travail ne peut être attendue de l’intervention chirurgicale proposée. L’octroi d’un traitement supplémentaire par la juridiction cantonale n’est donc pas justifié.

Le TF écarte l’argumentation de l’assurance-accidents : Selon la jurisprudence, l’amélioration de l’état de santé se détermine notamment en fonction de l’augmentation ou de la récupération probable de la capacité de travail réduite par l’accident. Toutefois, il ne s’agit pas d’un critère d’évaluation exhaustif/exclusif. Même si un médecin atteste que l’assuré est pleinement capable de travailler dans son activité habituelle, cela n’exclut pas la poursuite du traitement médical (SVR 2020 UV n° 24 p. 95, arrêt 8C_614/2019 consid. 5.3 et les références notamment à ATF 134 V 109 consid. 4.3 p. 115 ; arrêt 8C_183/2020 du 22 avril 2020 consid. 4.3.2).

Il n’apparaît pas que la cour cantonale a violé le droit fédéral en accordant un traitement médical supplémentaire malgré la capacité de travail à plein temps dans une activité adaptée à l’état de santé. L’assurance-accidents n’affirme pas, dans son recours, que les juges cantonaux auraient procédé à des constatations de fait manifestement inexactes en ce qui concerne la recommandation thérapeutique du médecin traitant dans le dernier rapport, qui n’a pas été soumis au médecin d’arrondissement, ou concernant l’amélioration notable à attendre de l’état de santé.

Au final, le TF conclut qu’il n’est pas critiquable que la cour cantonale ait considéré que les conditions de clôture du cas au 31.03.2017 n’étaient pas remplies et que l’assureur-accidents devait supporter les frais de l’arthroscopie de l’épaule préconisée par le médecin traitant, à des fins de clarification et de traitement complémentaire ou pour exclure une infection.

 

Le TF rejette le recours de l’assurance-accidents.

 

 

Arrêt 8C_620/2020 consultable ici

Proposition de citation : 8C_620/2020 (d) du 03.02.2021 – Stabilisation de l’état de santé – Traitement médical, in assurances-sociales.info – ionta (https://assurances-sociales.info/2021/03/8c_620-2020)

 

8C_378/2020 (d) du 21.01.2021, proposé à la publication – Détermination du gain assuré – 15 LAA – 24 OLAA / Rappel des principes et notion de l’art. 24 al. 2 OLAA / Pas de modification du gain assuré dans le cadre d’une révision de la rente (17 LPGA) même en cas d’augmentation du taux d’invalidité

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_378/2020 (d) du 21.01.2021, publié aux ATF 147 V 213

 

NB : traduction personnelle ; seul le texte de l’arrêt fait foi.

Arrêt 8C_378/2020 Consultable ici

ATF 147 V 213 consultable ici

Détermination du gain assuré / 15 LAA – 24 OLAA

Rappel des principes et notion de l’art. 24 al. 2 OLAA

Pas de modification du gain assuré dans le cadre d’une révision de la rente (17 LPGA) même en cas d’augmentation du taux d’invalidité

 

En résumé

Les rentes sont calculées d’après le salaire que l’assuré a gagné durant l’année qui a précédé l’accident (art. 15 al. 1 et 2 LAA). Lorsque le droit à la rente naît plus de cinq ans après l’accident, le salaire déterminant est celui que l’assuré aurait reçu, pendant l’année qui précède l’ouverture du droit à la rente, s’il n’avait pas été victime de l’accident, à condition toutefois que ce salaire soit plus élevé que celui qu’il touchait juste avant la survenance de l’accident (art. 24 al. 2 OLAA).

Selon la jurisprudence, l’art. 24 al. 2 OLAA s’applique également en cas de rechutes (ou de séquelles tardives) survenant plus de 5 ans après l’accident (ATF 140 V 41 consid. 6.1.2 p. 44 ; arrêt 8C_766/2018 du 23 mars 2020 consid. 5.1), que le droit à la rente naisse pour la première fois (arrêt U 427/99 du 10 décembre 2001 consid. 3a, non publié dans ATF 127 V 456, mais dans RAMA 2002 n° U 451 p. 61 ainsi que dans SVR 2002 UV n° 17 p. 57 ; arrêt U 286/01 du 8 mars 2002 consid. 2b), ou qu’il naisse à nouveau après que la rente a été limitée dans le temps [arrêtée pendant un temps] – c’est-à-dire après une période sans rente (RAMA 1988 n° U 46 pp. 217 consid. 4b, U 50/86 ; cf. également : Dorothea Riedi Hunold, in: Hürzeler/Kieser [Hrsg.], UVG, Bundesgesetz über die Unfallversicherung, 2018, N. 33 zu Art. 15 UVG).

En revanche, l’art. 24 al. 2 OLAA ne s’applique pas lors de révision de la rente (ATF 135 V 279 consid. 5.2 p. 284 et la référence, entre autres, à l’arrêt U 286/01 du 8 mars 2002 consid. 2b). En cas de révision de la rente, il ne s’agit pas d’un nouveau droit, pas même lors de l’augmentation du degré d’invalidité (ATF 118 V 293 consid. 2b et 2d p. 296 s.).

Lors de la détermination du gain assuré, il convient de se baser sur les relations de travail initiales et de ne pas tenir compte de celles qui n’ont commencé qu’après l’accident (ATF 127 V 165 consid. 3b p. 171 s.). Aussi l’art. 24 al. 2 OLAA ne permet-il pas à l’assuré de tenir compte d’une évolution de carrière et donc d’une augmentation de salaire qui aurait vraisemblablement été obtenue sans l’accident (ATF 127 V 165 consid. 3b p. 172 s. ; RAMA 1999 n° U 327 p. 111 consid. 3c). La situation n’est pas différente si un changement d’activité ou de carrière conduit à un revenu plus élevé ou si une nouvelle relation de travail avec un niveau de salaire différent est conclue entre la survenance de l’événement assuré et la détermination de la rente. Il s’agit de changements dans la situation professionnelle qui doivent être ignorés lors de la détermination du revenu pertinent pour le calcul du gain assuré de la rente au sens de l’art. 24 al. 2 OLAA (RAMA 1999 n° U 340 p. 405 consid. 3c).

Sous réserve de l’art. 24 al. 4 OLAA, le gain assuré déterminé pour la première fois s’applique en principe pendant toute la durée du droit à la rente ; en particulier, une révision ultérieure de la rente ne peut servir à adapter le gain assuré correspondant (cf. ATF 119 V 484 consid. 4b p. 492). Les principes de cette jurisprudence ont été explicitement confirmé au consid. 3a de l’arrêt U 427/99 du 10 décembre 2001 (non publié dans : ATF 127 V 456, mais dans RAMA 2002 n° U 451 p. 61 ainsi que dans le SVR 2002 UV n° 17 p. 57 ; arrêt U 286/01 du 8 mars 2002 consid. 2b) et ont également été confirmés à plusieurs reprises par la suite (cf. p. ex. SVR 2020 UV n° 37 p. 148, 8C_766/2018 consid. 5.2 à 5.5 ainsi que SVR 2012 UV n° 3 p. 9, 8C_237/2011 consid. 3.3 et arrêt 8C_565/2014 du 23 septembre 2014 consid. 4.2, et les références citées).

En l’espèce, la rente a été augmentée (de 25% à 100%). L’art. 24 al. 2 OLAA ne s’applique pas à cette situation. Le Tribunal fédéral n’entend pas modifier la jurisprudence antérieure ni étendre le champ d’application de l’art. 24 al. 2 OLAA aux cas où il ne s’agit que d’augmenter un droit à la rente existant.

 

Dans le détail

Assuré, né en 1967, apprenti dessinateur sanitaire, a été victime d’un accident de cyclomoteur le 27.05.1985 (polytraumatisme avec, entre autres, de multiples fractures du crâne et du visage). Par décision du 09.01.1987, l’assurance-accidents lui a accordé une rente d’invalidité à partir du 01.05.1986 de 25% sur la base d’un gain assuré de CHF 31’526 ainsi qu’une IPAI de 20%.

Du 01.10.1995 au 30.11.1998, l’assuré a perçu des indemnités journalières de l’AI, à la suite de mesures professionnelles (réadaptation en tant qu’infirmier) ; l’assurance-accidents a suspendu le versement de la rente pendant dite période. Elle en a fait de même après d’autres mesures professionnelles (formation pour devenir technico-commercial) pour la période du 16.04.2000 au 15.10.2001. L’assurance-accidents a ensuite repris le versement de la rente (degré d’invalidité 25%).

Par la suite, l’assuré a exercé une activité lucrative pendant plusieurs courtes périodes. Dès le 02.11.2005, il a été employé par l’Amt für Militär und Zivilschutz du canton de Saint-Gall, initialement pour une durée limitée mais finalement jusqu’au 31.12.2009. À sa demande, l’assurance-accidents ne lui a versé aucune rente pendant cette période. Ultérieurement, il s’est avéré que, sur la base des relevés du compte individuel pour les années 2006 à 2008 et du bulletin de salaire de novembre 2009, l’assuré avait perçu un revenu excluant le droit à la rente pendant la période concernée. Ainsi, en l’absence d’une incapacité de gain, son « dossier de prestations » [« Leistungsfall »] devait être considéré comme « clos », indépendamment de tout problème de santé qui pouvait subsister. Après la fin des rapports de travail, l’assurance-accidents a revu le droit à la rente. Dans sa décision du 22.06.2011, l’assurance-accidents a repris le versement de la rente d’invalidité dès janvier 2010, sur la base d’un degré d’invalidité inchangé de 25% et d’un gain assuré de CHF 31’526.

Après le dépôt d’une nouvelle demande, l’office AI a octroyé à l’assuré, à compter du 01.09.2015, une rente d’invalidité entière (CHF 1’842 par mois et rente d’enfant de CHF 737 par mois), fondée sur un degré d’invalidité de 100%.

Un examen médical a été réalisé à la demande de l’assurance-accidents, par un spécialiste en psychiatrie et psychothérapie. Ce dernier a conclu à une incapacité de travail totale sur le premier marché du travail en raison d’un syndrome psycho-organique traumatique après une lésion cérébrale (CIM-10 : F07.2) ainsi que d’un syndrome secondaire de dépendance à l’alcool (CIM-10 : F10.2). Même dans un cadre protégé, l’assuré serait fortement dépassé.

Par décision du 24.01.2018, confirmée sur opposition, l’assurance-accidents a octroyé, dès le 01.09.2015, une rente d’invalidité basée sur un taux d’invalidité de 100% [augmentation de la rente de 25% à 100%] ainsi qu’une IPAI supplémentaire de 50%. Le gain assuré pour la rente d’invalidité était de CHF 31’526 et le montant de la rente (complémentaire [compte tenu des rentes AI versées]) de CHF 961.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 12.05.2020, admission du recours par le tribunal cantonal, reconnaissant à l’assuré le droit à une rente complémentaire de CHF 3’237 par mois à compter du 01.09.2015.

 

TF

Gain assuré pour la rente

Les indemnités journalières et les rentes sont calculées d’après le gain assuré conformément à l’art. 15 al. 1 LAA. Est déterminant pour le calcul des rentes le salaire que l’assuré a gagné durant l’année qui a précédé l’accident (art. 15 al. 2 LAA). La notion de revenu précédant l’accident ainsi consacrée par la loi est également appelée méthode de calcul abstraite. Elle est étroitement liée au principe d’équivalence, selon lequel les mêmes facteurs qui servent de base au calcul des primes doivent être utilisés pour l’évaluation du gain assuré en tant que facteur de détermination des prestations (ATF 139 V 28 consid. 4.3.1 p. 34 et 127 V 456 consid. 4, chacun avec de nombreuses références ; cf. aussi ATF 118 V 293 consid. 2e ; Botschaft zum UVG, BBl 1976 III 167 et 189 [en français : Message à l’appui d’un projet de loi fédérale sur l’assurance-accidents, FF 1976 III 169 et 192] ; Alfred Maurer, Schweizerisches Unfallversicherungsrecht, Berne 1985, p. 321, 326 ; cf. aussi p. 333).

Se fondant sur la délégation de compétence de l’art. 15 al. 3 LAA, le Conseil fédéral a édicté aux art. 22 ss OLAA des prescriptions sur le gain assuré pris en considération dans des cas spéciaux. Sous le titre « En général » de l’art. 22 OLAA, il a d’abord défini le montant maximum du gain assuré par an et par jour (al. 1). Il a également précisé que le gain assuré est le salaire applicable en vertu de la législation sur l’AVS, avec diverses exceptions (cf. al. 2 lit. a à d). L’alinéa paragraphe 4 réaffirme la notion de salaire précédant l’accident et la précise à divers égards.

Conformément à l’art. 15 al. 3 LAA, le Conseil fédéral a également édicté des dispositions sur le gain assuré dans des cas particuliers qui rompent avec le principe de l’équivalence (ATF 139 V 28 consid. 4.3.1 p. 34). Il les a transposées aux al. 1 à 4 de l’art. 24 OLAA sous le titre « Salaire déterminant pour les rentes dans les cas spéciaux ».

L’al. 2 de l’art. 24 OLAA a la teneur suivante : « Beginnt die Rente (« Lorsque le droit à la rente naît  […] »; « Se il diritto alla rendita nasce […] ») mehr als fünf Jahre nach dem Unfall oder dem Ausbruch der Berufskrankheit, so ist der Lohn massgebend, den der Versicherte ohne den Unfall oder die Berufskrankheit im Jahre vor dem Rentenbeginn (  « […] qui précède l’ouverture du droit à la rente […] »; « […] precedente l’inizio del diritto alla rendita […] ») bezogen hätte, sofern er höher ist als der letzte vor dem Unfall oder dem Ausbruch der Berufskrankheit erzielte Lohn. »

Dans le cas d’espèce, cependant, l’art. 24 al. 3 OLAA était déterminant pour la fixation du gain assuré : « Bezog der Versicherte wegen beruflicher Ausbildung am Tage des Unfalles nicht den Lohn eines Versicherten mit voller Leistungsfähigkeit derselben Berufsart, so wird der versicherte Verdienst von dem Zeitpunkt an, da er die Ausbildung abgeschlossen hätte, nach dem Lohn festgesetzt, den er im Jahr vor dem Unfall als voll Leistungsfähiger erzielt hätte » [Si l’assuré suivait des cours de formation le jour de l’accident et touchait de ce fait un salaire inférieur au plein salaire de la même catégorie professionnelle, le gain assuré est déterminé, à partir du moment où il aurait terminé sa formation, d’après le plein salaire qu’il aurait reçu pendant l’année qui précède l’accident.].

L’art. 24 al. 2 OLAA s’adresse en premier lieu au cas où le début de la rente est considérablement retardé, après un traitement de longue durée et le versement de l’indemnité journalière (cf. art. 15 al. 3 let. a LAA ; ATF 127 V 165 consid. 3a p. 172 ; 123 V 45 consid. 3c p. 51 ; 118 V 298 consid. 3b p. 303). Selon la jurisprudence, cette disposition s’applique également en cas de rechutes (ou de séquelles tardives) survenant plus de 5 ans après l’accident (ATF 140 V 41 consid. 6.1.2 p. 44 ; arrêt 8C_766/2018 du 23 mars 2020 consid. 5.1), que le droit à la rente naisse pour la première fois (arrêt U 427/99 du 10 décembre 2001 consid. 3a, non publié dans ATF 127 V 456, mais dans RAMA 2002 n° U 451 p. 61 ainsi que dans SVR 2002 UV n° 17 p. 57 ; arrêt U 286/01 du 8 mars 2002 consid. 2b), ou qu’il naisse à nouveau après que la rente a été limitée dans le temps [arrêtée pendant un temps] – c’est-à-dire après une période sans rente (RAMA 1988 n° U 46 pp. 217 consid. 4b, U 50/86 ; cf. également : Dorothea Riedi Hunold, in: Hürzeler/Kieser [Hrsg.], UVG, Bundesgesetz über die Unfallversicherung, 2018, N. 33 zu Art. 15 UVG).

Selon la jurisprudence, l’art. 24 al. 2 OLAA ne s’applique que lors de la détermination de la rente initiale et non pas lors de la révision (ATF 135 V 279 consid. 5.2 p. 284 et la référence, entre autres, à l’arrêt U 286/01 du 8 mars 2002 consid. 2b). Dans ce contexte, « initial » [ou « première fois »] signifie qu’un nouveau droit à la rente apparaît, qui peut également être envisagé – comme nous l’avons vu – après une rente qui a cessé et une période ultérieure sans versement de rente. Il convient de distinguer cette situation de la révision du droit à la rente ; il ne s’agit pas d’un nouveau droit, pas même lors de l’augmentation du degré d’invalidité (ATF 118 V 293 consid. 2b et 2d p. 296 s.).

En pratique, la rente est calculée sur la base du salaire que l’assuré a perçu l’année précédant l’accident (ATF 118 V 293 consid. 2b p. 296 concernant l’art. 78 al. 1 et 4 LAMA ; arrêts 8C_257/2013 du 25 septembre 2013 consid. 3.1; U 286/01 du 8 mars 2002 consid. 2b ; cf. également ATF 140 V 41 consid. 6.3.3 p. 45 s.). Il en va de même des rentes complémentaires au sens de l’art. 20 al. 2 LAA, même si elles doivent être réévaluées à la suite d’une modification des parties de la rente destinées aux membres de la famille (ATF 119 V 484 consid. 4b p. 492 s. et la référence au cas particulier selon les art. 24 al. 3 et 33 al. 2 lit. c OLAA).

Dans l’ATF 118 V 293 consid. 2e, l’ancien Tribunal fédéral des assurances avait qualifié de « très insatisfaisante » la justification relative au gain assuré déterminé sur la base du gain précédant l’accident, même dans en cas de révision. Cependant, comme déjà relevé dans l’ATF 99 V 19, il appartient au législateur et non au tribunal d’éliminer ou d’atténuer les conséquences négatives lorsque les faits sur lesquels la révision se fonde se produisaient longtemps après le cas initial. Le caractère contraignant de l’ordre juridique en question a depuis été réaffirmé par le Tribunal fédéral à plusieurs reprises (ATF 140 V 41 consid. 6.3.3 p. 45 ; arrêt 8C_257/2013 du 25 septembre 2013 consid. 3.2).

La règle spéciale de l’art. 24 al. 2 OLAA a pour but d’éviter qu’un assuré ayant bénéficié de traitements médicaux au long cours, avec un droit à la rente naissant plus de cinq ans après l’accident, ne soit cantonné avec le salaire perçu avant l’accident. Sinon, le résultat serait choquant, surtout lors de périodes d’augmentations salariales supérieures à la moyenne. Les salaires doivent donc être indexés à l’évolution normale du domaine d’activité de l’époque (ATF 140 V 41 consid. 6.4.2.2 p. 47 ; 127 V 165 consid. 3b p. 171 s. ; 123 V 45 consid. 3c p. 51 ; 118 V 298 consid. 3b p. 303). Il s’ensuit que, dans le cadre de l’art. 24 al. 2 OLAA, toute référence à la règle de base de l’art. 15 al. 2 LAA en lien avec l’art. 22 al. 4 OLAA (pertinence des circonstances antérieures à l’accident) n’est pas supprimée [ne cesse pas d’être applicable].

Lors de la détermination du gain assuré, il convient de se baser sur les relations de travail initiales et de ne pas tenir compte de celles qui n’ont commencé qu’après l’accident (ATF 127 V 165 consid. 3b p. 171 s.). Aussi l’art. 24 al. 2 OLAA ne permet-il pas à l’assuré de tenir compte d’une évolution de carrière et donc d’une augmentation de salaire qui aurait vraisemblablement été obtenue sans l’accident (ATF 127 V 165 consid. 3b p. 172 s. ; RAMA 1999 n° U 327 p. 111 consid. 3c). La situation n’est pas différente si un changement d’activité ou de carrière conduit à un revenu plus élevé ou si une nouvelle relation de travail avec un niveau de salaire différent est conclue entre la survenance de l’événement assuré et la détermination de la rente. Il s’agit de changements dans la situation professionnelle qui doivent être ignorés lors de la détermination du revenu pertinent pour le calcul du gain assuré de la rente au sens de l’art. 24 al. 2 OLAA (RAMA 1999 n° U 340 p. 405 consid. 3c).

Le Tribunal fédéral des assurances avait précédemment statué exactement de la même manière dans le cas des travailleurs saisonniers, en ne tenant pas compte, lors de la détermination du gain assuré, du permis de séjour annuel qui avait été obtenu avant la détermination de la rente (ATF 118 V 298 consid. 3b p. 303). Il a également considéré que les allocations familiales qui n’ont été versées qu’après l’accident ne pouvaient pas être prises en compte, même s’il ne s’agissait pas d’un simple changement hypothétique des circonstances de la situation professionnelle (cf. à ce sujet et dans l’ensemble : ATF 127 V 165 consid. 3b p. 171 ss). Dans le cadre de cet arrêt, le Tribunal fédéral a souligné que l’intention du législateur était la suivante : les modifications du gain assuré que l’assuré aurait vraisemblablement pu obtenir sans l’événement assuré n’ont aucune influence sur la rente de l’assurance-accidents.

Sous réserve de l’art. 24 al. 4 OLAA, le gain assuré déterminé pour la première fois s’applique en principe pendant toute la durée du droit à la rente ; en particulier, une révision ultérieure de la rente ne peut servir à adapter le gain assuré correspondant (cf. ATF 119 V 484 consid. 4b p. 492). Les principes de cette jurisprudence ont été explicitement confirmé au consid. 3a de l’arrêt U 427/99 du 10 décembre 2001 (non publié dans : ATF 127 V 456, mais dans RAMA 2002 n° U 451 p. 61 ainsi que dans le SVR 2002 UV n° 17 p. 57 ; arrêt U 286/01 du 8 mars 2002 consid. 2b) et ont également été confirmés à plusieurs reprises par la suite (cf. p. ex. SVR 2020 UV n° 37 p. 148, 8C_766/2018 consid. 5.2 à 5.5 ainsi que SVR 2012 UV n° 3 p. 9, 8C_237/2011 consid. 3.3 et arrêt 8C_565/2014 du 23 septembre 2014 consid. 4.2, et les références citées).

En l’espèce, le droit à la rente de l’assuré n’est pas « rené » avec la décision contestée mais la rente a « simplement » été augmentée (de 25% à 100%). Selon une jurisprudence constante, l’art. 24 al. 2 OLAA ne s’applique pas à cette situation. Il n’y a aucune raison de la modifier, même au vu de l’examen complet effectuer dans le cadre de la procédure de révision (ATF 141 V 9). Ici aussi, il convient de respecter le cadre normatif fixé par l’art. 15 al. 2 LAA et les dispositions correspondantes de l’ordonnance. Il convient en particulier de rappeler la formulation de l’art. 24 al. 2 OLAA, qui est sans ambiguïté dans les versions française et italienne : il ne se réfère pas seulement à la rente (contrairement à la version allemande), mais – même à plusieurs reprises – au droit correspondant (« droit à la rente » ; « diritto alla rendita »), qui naît plus de cinq ans après l’accident. Cela ne correspond donc pas à la simple modification progressive du droit à la rente. On ne voit pas que cela ne refléterait pas le sens véritable de la disposition, c’est pourquoi il n’y a aucune raison de s’en écarter (cf. ATF 146 V 129 consid. 5.5.1 p. 136 et les références), ni d’étendre le champ d’application de l’art. 24 al. 2 OLAA aux cas où il ne s’agit que d’augmenter un droit à la rente existant.

Le tribunal cantonal a porté son attention sur la décision du 22.06.2011 (devenue définitive après le retrait de l’opposition), par laquelle l’assuré s’était vu attribuer derechef, après une période sans versement de rente d’invalidité, une rente d’invalidité fondée sur un taux d’invalidité de 25%, à compter de janvier 2010. Même si l’on devait admettre que le droit à la rente de l’assuré est (re)né dès cette date et que, cela constituerait un cas d’application de l’art. 24 al. 2 OLAA, il aurait fallu le contester à ce moment précis, au moyen d’une opposition à la décision de rente. Contrairement à l’avis du tribunal cantonal, cette omission ne peut plus être réparée, même dans le cadre de l’examen au sens de l’ATF 141 V 9.

Il n’était pas possible de revoir le gain assuré dans le cadre d’une révision du droit à la rente (visant uniquement le degré d’invalidité) (cf. ATF 136 V 369 consid. 3.1.1 et 3.1.2 p. 373 ss ; cf. pour l’assurance-invalidité l’arrêt 9C_179/2020 du 16 novembre 2020, destiné à la publication, ainsi que Meyer/Reichmuth, Bundesgesetz über die Invalidenversicherung [IVG], 3. Aufl. 2014, Rz. 134 zu Art. 30-31 IVG et Urs Müller, Die materiellen Voraussetzungen der Rentenrevision in der Invalidenversicherung, Freiburg 2003, p. 78 Rz. 281; allgemein vgl. sodann Thomas Flückiger, in: Basler Kommentar, Allgemeiner Teil des Sozialversicherungsrechts, 2020, N. 56 ad Art. 17 LPGA).

La seule possibilité qui subsiste ici serait la révision procédurale (art. 53 al. 1 LPGA) ou la reconsidération (art. 53 al. 2 LPGA) de la décision du 22.06.2011, l’assurance-accidents ne pouvant être sommé par le tribunal – ni d’ailleurs par le Tribunal fédéral – de procéder à cette dernière (BGE 133 V 50 E. 4.1 p. 52 ; arrêt 9C_671/2015 du 3 mai 2016 E. 4 ; chacun avec les références).

Il n’y avait donc aucune possibilité pour la cour cantonale de revenir sur le gain assuré fixé par l’assurance-accidents dans le cadre de la procédure de révision litigieuse.

 

Par ailleurs, le tribunal cantonal a mal compris le cadre juridique évoqué ci-dessus pour une autre raison : Selon une jurisprudence constante, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause ici, une augmentation de salaire qui aurait vraisemblablement été réalisée sans l’accident ne peut être prise en compte dans le cadre de l’art. 24 al. 2 OLAA. En particulier, un revenu plus élevé résultant d’un changement de profession ou d’une réorientation professionnelle entre la survenance de l’événement assuré et la détermination de la rente ne peut être pris en considération. De ce point de vue, la cour cantonale a également violé le droit fédéral dans la mesure où elle n’a pas fondé la correction du gain assuré sur le revenu que l’assuré avait réalisé avant l’accident, mais sur le revenu brut qu’il avait perçu en novembre 2009.

 

En conclusion, la cour cantonale ne peut être suivie dans la mesure où elle a – en se référant à l’ATF 141 V 9 – adapté le gain assuré dans le cadre d’une procédure de révision de la rente, alors que cela n’a pas conduit à l’ouverture (nouvelle) d’un droit à la rente, mais « simplement » à son augmentation. Le fait que l’art. 24 al. 2 OLAA n’a pas été appliquée de manière correcte lors d’une précédente détermination de la rente n’est pas déterminant. A cet égard, il appartient uniquement à l’assurance-accidents de décider de la possibilité d’une éventuelle reconsidération.

 

Le TF admet le recours de l’assurance-accidents.

 

 

Arrêt 8C_378/2020 consultable ici

ATF 147 V 213 consultable ici

Proposition de citation : ATF 147 V 213 – 8C_378/2020 (d) du 21.01.2021 – Pas de modification du gain assuré dans le cadre d’une révision de la rente (17 LPGA) même en cas d’augmentation du taux d’invalidité, in assurances-sociales.info – ionta (https://assurances-sociales.info/2021/03/8c_378-2020-atf-147-v-213)

 

8C_516/2020 (f) du 03.02.2021 – Troubles musculo-squelettiques (TMS) – Tendinopathies du membre supérieur – Utilisation intensive du clavier et de la souris de son ordinateur – Maladie professionnelle niée – 9 al. 2 LAA / Fardeau de la preuve – l’assuré supporte les conséquences de l’impossibilité d’apporter la preuve de la causalité qualifiée

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_516/2020 (f) du 03.02.2021

 

Consultable ici

 

Troubles musculo-squelettiques (TMS) – Tendinopathies du membre supérieur – Utilisation intensive du clavier et de la souris de son ordinateur

Maladie professionnelle niée / 9 al. 2 LAA

Fardeau de la preuve – l’assuré supporte les conséquences de l’impossibilité d’apporter la preuve de la causalité qualifiée

 

Assuré, né en 1986, exerce depuis le 01.10.2016 la profession de responsable de projets. Par déclaration de sinistre du 26.07.2019, il a annoncé souffrir d’une tendinite en précisant que lorsqu’il travaillait sur son ordinateur, il avait parfois des douleurs diverses à son avant-bras droit (troubles musculo-squelettiques). Il a produit un certificat médical établi le 19.07.2019 par son le médecin traitant, spécialiste en médecine générale, indiquant qu’il présentait de manière régulière des tendinopathies du membre supérieur droit, disparaissant lors des congés, et qu’il soupçonnait très fortement que le poste de travail en était la cause. Dans un rapport médical du 09.08.2019, le médecin traitant a relevé que dès le 02.08.2018, son patient avait souffert de tendinites des extenseurs des doigts et de la main droite, d’une épicondylite droite et d’omalgies droites. Dans le cadre de l’instruction menée par l’assurance-accidents, l’assuré a indiqué dans un questionnaire du 05.08.2019 que ses troubles étaient apparus au début 2017 lors de périodes d’utilisation intensive du clavier et de la souris de son ordinateur ; son poste de responsable de projets consistait en « analyse, tests et mise en service » ainsi qu’en « programmation sur ordinateur ».

L’assurance-accidents a sollicité l’avis des médecins de sa division médecine du travail. Dans une appréciation médicale du 15.08.2019, le spécialiste en médecine du travail et en médecine interne a estimé que les études actuelles ne permettaient pas de retenir une relation de causalité nettement prépondérante entre un trouble musculo-squelettique et l’utilisation d’un clavier ou d’une souris d’ordinateur, de sorte que les pathologies dont souffrait l’intéressé ne constituaient pas des maladies professionnelles au sens de la loi. Se fondant sur cette appréciation, l’assurance-accidents a refusé le droit à des prestations d’assurance par décision du 26.08.2019.

A la suite de l’opposition de l’assuré, l’assurance-accidents a soumis le cas à un spécialiste en médecine du travail et en chirurgie et médecin de la division de médecine du travail. Dans une appréciation médicale du 15.10.2019, celui-ci a relevé que les diagnostics évoqués par le médecin traitant n’étaient pas étayés par des constatations cliniques, de sorte qu’ils ne pouvaient pas être confirmés. A supposer qu’il faille examiner la causalité entre l’activité professionnelle et les affections présentées, il faudrait retenir qu’il n’était pas prouvé que celles-ci aient été causées exclusivement ou de manière nettement prépondérante par le travail à l’écran. En effet, les études épidémiologiques s’accordaient sur le fait qu’une augmentation du risque par un facteur quatre – causalité qualifiée d’au moins 75% – chez les personnes exerçant une activité impliquant une utilisation accrue d’un ordinateur par rapport à la population dans son ensemble ne pouvait pas être prouvée. Se fondant sur cette appréciation, l’assurance-accidents a rejeté l’opposition par décision du 18.10.2019.

 

Procédure cantonale

Les juges cantonaux ont exposé que les diagnostics posés par le médecin traitant – soit une tendinite des extenseurs des doigts et de la main droite, une épicondylite et des omalgies droites – n’étaient pas objectivés par des examens échographiques ou de résonance magnétique, de sorte qu’ils n’étaient pas confirmés. Cela étant, le spécialiste en médecine du travail et en chirurgie et médecin de la division de médecine du travail avait néanmoins examiné la causalité entre les affections en question et l’activité professionnelle de l’assuré, qu’il avait niée en relevant notamment ce qui suit (traduction libre de l’allemand) : « Le point commun à toutes les études épidémiologiques est qu’une telle augmentation du risque par un facteur quatre ne peut pas être prouvée pour un travail à l’ordinateur. Il existe même des résultats de recherche qui montrent que le syndrome du tunnel carpien, par exemple, se produit moins fréquemment chez les personnes qui travaillent tous les jours à l’ordinateur que chez celles qui ne travaillent jamais à l’ordinateur. Le stress biomécanique sur les membres supérieurs causé par un travail prolongé au clavier et à la souris n’est ni qualitativement ni quantitativement suffisant pour causer effectivement plus de 75% des affections dont il est question ici. Bien que les mouvements de chaque doigt soient souvent monotones et toujours très répétitifs, la force nécessaire pour les déplacer est si faible qu’il n’y a pas d’altération de l’irrigation sanguine des gaines tendineuses, nécessaire au développement de la tendinite. En outre, les distances parcourues par les doigts, c’est-à-dire les déviations des mouvements, sont très faibles : des mouvements importants ont lieu dans les articulations de la base et du milieu des longs doigts et dans l’articulation de la selle du pouce. En outre, les muscles extenseurs de l’avant-bras, qui proviennent de l’épicondyle latéral du bras, et les muscles fléchisseurs de l’avant-bras, qui proviennent en partie de l’épicondyle médial du bras, sont rarement utilisés pour travailler au clavier, et ce sans effort significatif; l’articulation de l’épaule n’est pratiquement pas utilisée pour écrire un texte ou déplacer une souris ou une boule de commande, à l’exception de courts mouvements vers l’avant du bras dans l’articulation de l’épaule et de mouvements de rotation occasionnels. »

Se référant à un récent arrêt dans lequel le Tribunal fédéral a rappelé qu’il n’existe toujours pas de résultats de recherche suggérant une fréquence nettement plus élevée du syndrome des « repetitive strain injuries » (au niveau de la main) lors d’activités répétitives à l’ordinateur (arrêt 8C_149/2020 du 1er avril 2020 consid. 3.2), la cour cantonale a considéré qu’aucun élément ne permettait de remettre en cause les conclusions du médecin de la division de médecine du travail.

Les juges cantonaux ont ensuite estimé que l’argumentation de l’assuré relative à l’impossibilité mathématique d’obtenir un taux de 75% lorsque le groupe à prendre en considération était supérieur à 25% de la population était dénuée de pertinence. En effet, en ce qui concernait les preuves épidémiologiques, il s’agissait selon la jurisprudence de comparer la prévalence d’une maladie dans un groupe professionnel avec la prévalence de celle-ci dans la population en général, ce qui permettait potentiellement d’obtenir un ratio supérieur à quatre si la maladie n’était pas distribuée trop largement.

Enfin, la cour cantonale a relevé que s’il n’était certes pas exclu que les plaintes de l’assuré aient été déclenchées par son activité professionnelle, il fallait, pour conclure à une maladie professionnelle au sens de l’art. 9 al. 2 LAA, que le lien de causalité puisse être qualifié de nettement prépondérant. Or les avis des médecins de l’assurance-accidents, qui fondaient sous l’angle médical la décision de l’assurance-accidents et dont il résultait qu’il n’était pas possible de retenir un lien de causalité nettement prépondérant entre l’activité professionnelle de l’assuré et les troubles annoncés par celui-ci, satisfaisaient entièrement aux exigences jurisprudentielles relatives à la valeur probante de rapports médicaux. L’avis non étayé du médecin traitant, qui se bornait à affirmer que les pathologies présentées par son patient lui semblaient « liées de manière nettement prépondérante à son poste de travail », n’était pas propre à faire naître un doute sur les conclusions des médecins de l’assurance-accidents, de sorte que l’assurance-accidents était fondée à nier le caractère de maladie professionnelle aux troubles annoncés par l’assuré sans devoir ordonner d’expertise sur ce point.

Par jugement du 25.06.2020, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Les prestations d’assurance sont en principe allouées en cas d’accident professionnel, d’accident non professionnel et de maladie professionnelle (art. 6 al. 1 LAA).

 

Maladie professionnelle selon la liste / 9 al. 1 LAA

Selon l’art. 9 al. 1 LAA, sont réputées maladies professionnelles les maladies (art. 3 LPGA) dues exclusivement ou de manière prépondérante, dans l’exercice de l’activité professionnelle, à des substances nocives ou à certains travaux; le Conseil fédéral établit la liste de ces substances ainsi que celle de ces travaux et des affections qu’ils provoquent. Faisant usage de cette délégation de compétence, le Conseil fédéral a énuméré à l’annexe 1 de l’OLAA (RS 832.202), à laquelle renvoie l’art. 14 OLAA, les substances nocives et les maladies dues à certains travaux au sens de l’art. 9 al. 1 LAA (ATF 114 V 109 consid. 2a p. 110). Cette énumération est exhaustive (arrêt 8C_117/2016 du 27 janvier 2017 consid. 3.2.1; RAMA 1988 n° U 61, p. 447 consid. 1a).

En l’espèce, il n’est pas contesté que, comme l’a constaté l’autorité cantonale, les troubles annoncés par l’assuré dans sa déclaration de sinistre ne figurent pas dans la liste exhaustive des affections dues au travail contenue à l’annexe 1 de l’OLAA, de sorte que l’art. 9 al. 1 LAA ne saurait trouver application.

 

Maladie professionnelle / 9 al. 2 LAA

Aux termes de l’art. 9 al. 2 LAA, sont aussi réputées maladies professionnelles les autres maladies dont il est prouvé qu’elles ont été causées exclusivement ou de manière nettement prépondérante par l’exercice de l’activité professionnelle. Il s’agit là d’une clause générale visant à combler les lacunes qui pourraient résulter de ce que la liste dressée par le Conseil fédéral à l’annexe 1 de l’OLAA ne mentionne pas soit une substance nocive qui a causé une maladie, soit une maladie qui a été causée par l’exercice de l’activité professionnelle (ATF 119 V 200 consid. 2b p. 201; 117 V 354 consid. 2b p. 355; 114 V 109 consid. 2b p. 110 et les références).

Selon la jurisprudence, la condition d’un lien exclusif ou nettement prépondérant au sens de l’art. 9 al. 2 LAA – parfois appelé causalité qualifiée – n’est réalisée que si la maladie a été causée à 75% au moins par l’exercice de l’activité professionnelle (ATF 126 V 183 consid. 2b p. 186; 119 V 200 consid. 2b p. 201; 116 V 136 consid. 5a p. 142; 114 V 109 consid. 3 p. 111 et les références). Le Tribunal fédéral a précisé que ce taux de 75% signifie, pour certaines affections qui ne sont pas typiques d’une profession déterminée, qu’il doit être démontré, sur la base des statistiques épidémiologiques ou des expériences cliniques, que les cas de lésions pour un groupe professionnel déterminé sont quatre fois plus nombreux que ceux enregistrés dans la population en général (ATF 126 V 183 consid. 4c p. 189; 116 V 136 consid. 5c p. 143; RAMA 2000 n° U 408 p. 407, arrêt 8C_757/2018 du 28 mars 2019 consid. 4.2; arrêt U 235/99 du 22 septembre 2000 consid. 1a).

Le Tribunal fédéral a relevé que, compte tenu du caractère empirique de la médecine, lorsqu’une preuve directe ne peut pas être apportée à propos d’un état de fait médical, il est nécessaire de procéder à des comparaisons avec d’autres cas d’atteinte à la santé, soit par une méthode inductive ou par l’administration de la preuve selon ce mode. Dans ce cadre, la question de savoir si et dans quelle mesure la médecine peut, au regard de l’état des connaissances dans le domaine particulier, donner ou non d’une manière générale des informations sur l’origine d’une affection médicale joue un rôle décisif dans l’admission de la preuve dans un cas concret. S’il apparaît comme un fait démontré par la science médicale qu’en raison de la nature d’une affection particulière, il n’est pas possible de prouver que celle-ci est due à l’exercice d’une activité professionnelle, il est hors de question d’apporter la preuve, dans un cas concret, de la causalité qualifiée (ATF 126 V 183 consid. 4c p. 189; arrêt 8C_215/2018 du 4 septembre 2018 consid. 3.2; arrêt U 381/01 du 20 mars 2003 consid. 3.3).

Dans la mesure où la preuve d’une relation de causalité qualifiée (proportion d’au moins 75%) selon l’expérience médicale ne peut pas être apportée de manière générale (par exemple en raison de la propagation d’une maladie dans l’ensemble de la population, qui exclut la possibilité que la personne assurée exerçant une profession particulière soit affectée par une maladie au moins quatre fois plus souvent que la population moyenne), l’admission de celle-ci dans le cas particulier est exclue (ATF 126 V 183 consid. 4c p. 190; cf. ATF 116 V 136 consid. 5c in fine p. 144). En revanche, si les connaissances médicales générales sont compatibles avec l’exigence légale d’une relation causale nettement prépondérante, voire exclusive entre une affection et une activité professionnelle déterminée, il subsiste alors un champ pour des investigations complémentaires en vue d’établir, dans le cas particulier, l’existence de cette causalité qualifiée (ATF 126 V 183 consid. 4c p. 190; cf. ATF 116 V 136 consid. 5d; arrêt 8C_620/2018 du 15 janvier 2019 consid. 2.2 et les références citées; arrêt U 381/01 précité consid. 3.3).

Dans un arrêt du 27 janvier 2017, le Tribunal fédéral a rappelé, en se référant à différents précédents, qu’en l’état actuel des connaissances médicales, il n’était pas possible d’exclure de manière générale le caractère de maladie professionnelle à l’épicondylite, de sorte que la question devait être appréciée de cas en cas en fonction de différents critères d’évaluation. Si une expertise pouvait ainsi le cas échéant permettre d’établir le caractère de maladie professionnelle d’une telle affection dans un cas concret, on ne pouvait pas pour autant en déduire un droit inconditionnel à la mise en œuvre d’une expertise médicale pour chaque cas d’épicondylite ou de troubles du même type (arrêt 8C_117/2016 du 27 janvier 2017 consid. 6).

 

L’assuré relève que la preuve d’une augmentation du risque par un facteur quatre est mathématiquement impossible, puisque même dans l’hypothèse maximale où seules les personnes travaillant quotidiennement avec clavier et souris – correspondant selon lui à 37% de la population – devaient souffrir d’une certaine affection, laquelle serait ainsi absente chez le 63% de la population, le risque ne serait augmenté que par un facteur 2,7 (100% [taux de prévalence chez les travailleurs sur ordinateur] : 37% [taux de prévalence dans la population en général, comprenant les travailleurs sur ordinateur] = 2,7027). Cette impossibilité mathématique devrait selon l’assuré conduire à comparer le groupe en question avec le reste de la population plutôt qu’avec l’ensemble de la population.

Le fait avéré qu’il est mathématiquement impossible de prouver sur le plan épidémiologique une augmentation du risque par un facteur quatre dans un groupe professionnel représentant plus du quart de la population ne saurait conduire à s’écarter des principes scientifiques reconnus, qui imposent de comparer un groupe donné à la population dans son ensemble et non au reste de la population, ce qui introduirait des biais. Contrairement à ce que semble penser l’assuré, une telle impossibilité d’apporter une preuve épidémiologique a tout à fait été envisagée par la jurisprudence et conduit à exclure une telle preuve dans le cas particulier.

Conformément au principe général découlant de l’art. 8 CC, c’est la partie à laquelle incombe le fardeau de la preuve qui supporte les conséquences de l’échec de la preuve. Dans le cas présent, c’est donc l’assuré qui supporte les conséquences de l’impossibilité d’apporter la preuve de la causalité qualifiée, puisque c’est à l’assuré de rendre vraisemblable, avec un degré de présomption suffisant, que son affection est due, dans la proportion requise, à son activité professionnelle (ATF 116 V 136 consid. 5a p. 142 et les références).

C’est en outre en vain que l’assuré se prévaut de l’avis de son médecin traitant, qui se borne à affirmer de manière nullement étayée que les pathologies présentées par son patient – même à supposer celles-ci dûment établies – lui « semblent liées de manière nettement prépondérante à son poste de travail ». En effet, les avis médicaux des médecins de l’assurance-accidents, qui concluent qu’il n’est pas possible de retenir un lien de causalité nettement prépondérant entre l’activité professionnelle de l’assuré et les troubles annoncés par celui-ci, satisfont entièrement aux exigences posées par la jurisprudence pour admettre la valeur probante de rapports médicaux (ATF 134 V 231 consid. 5.1 p. 232; 125 V 351 consid. 3a p. 352). Or dans la mesure où l’avis non étayé du médecin traitant n’est pas propre à mettre en doute, même de façon minime, la fiabilité et la pertinence des constatations des médecins de l’assurance-accidents, l’assurance-accidents était fondée à nier le caractère de maladie professionnelle aux troubles annoncés par l’assuré sans avoir recours à une expertise externe (ATF 139 V 225 consid. 5.2 p. 229; 135 V 465 consid. 4.4 p. 470).

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

 

Arrêt 8C_516/2020 consultable ici

 

 

4A_362/2020 (f) du 22.01.2021 – Responsabilité civile – Prescription – 60 CO (teneur jusqu’au 31.12.2019) / Dies a quo du délai de prescription – Connaissance cumulative du dommage et de la personne qui en est l’auteur / Abus de droit – 2 al. 2 CC

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_362/2020 (f) du 22.01.2021

 

Consultable ici

 

Responsabilité civile – Prescription / 60 CO (teneur jusqu’au 31.12.2019)

Dies a quo du délai de prescription – Connaissance cumulative du dommage et de la personne qui en est l’auteur

Abus de droit / 2 al. 2 CC

 

N.B.__ et C.B.__ sont propriétaires d’une parcelle sur laquelle est érigé un bâtiment construit avant 1800 (ci-après: le bâtiment historique).

A.__ sont propriétaires d’une parcelle mitoyenne, occupée depuis 1990 par la station de pompage de…. Avant cela, cette parcelle abritait une ancienne centrale de télécommunication. Les deux bâtiments sont séparés par une cour. A.__ ont installé à l’époque de la construction de leur immeuble un joint d’étanchéité sur leur parcelle, lequel longe le bas de la façade est du bâtiment des propriétaires B.__.

Les propriétaires B.__ ont rencontré des problèmes d’infiltration d’eau dans le bâtiment historique en 2005-2006, puis en 2008-2009 et ont procédé à des travaux qui ont permis de les juguler.

En 2012, et surtout en 2013 à la suite de fortes intempéries, ils ont derechef constaté des dégâts d’eau. Les locaux étaient devenus insalubres et les locataires du sous-sol/rez inférieur avaient dû quitter les lieux. Le seul moyen d’investigation avait été de détruire les locaux, de mettre les murs et les sols – soit les dallages – à nu et de procéder à l’enlèvement des plafonds. C’est alors, après avoir effectué des tests in situ, que leur architecte, C.__, et eux se sont rendu compte que l’eau provenait du mur mitoyen avec A.__.

Selon l’architecte prénommé, le joint installé par A.__ s’était détérioré, ce qui avait causé les dégâts. Dans un rapport du 13.01.2014, il pointe la responsabilité du joint horizontal installé au pied de la façade, sans exclure que le joint vertical entre les deux immeubles soit également la source d’infiltrations d’eau. Le dommage total y est chiffré à 384’524 fr. pour les années 2013 et 2014 dont le 85% devrait être assumé par A.__, soit 326’845 fr. 40. Ce rapport a été communiqué à A.__.

Sur la base de ce rapport, les propriétaires B.__ ont entrepris les travaux préconisés par l’architecte en créant un nouveau mur extérieur et en posant une ferblanterie et une protection sur le joint longeant la façade est de leur bâtiment, afin d’en assurer son étanchéité. Ces travaux se sont achevés fin juillet 2014 et les locaux ont été reloués au début du même mois. Les infiltrations ont totalement cessé depuis leur achèvement.

Les propriétaires B.__ et A.__ n’ont pas pu s’entendre, ces derniers contestant leur responsabilité et le contenu du rapport du 13.01.2014.

N.B.__ et A.__ ont mandaté d’un commun accord D.__ SA afin de procéder à une expertise du bâtiment et de déterminer l’éventuelle responsabilité de A.__.

D.__ SA a délivré son rapport le 26.02.2015. Il dédouane A.__ de toute responsabilité en retenant qu’aucun manquement n’a été révélé s’agissant de la station de pompage alors que, dans le bâtiment historique, la construction du sous-sol n’a pas été réalisée dans les règles de l’art et ne permet pas de se prémunir durablement de l’humidité dans le terrain.

L’architecte des propriétaires B.__ a, à la lecture de ce rapport, décidé de dresser une contre-expertise. Le 28.04.2015, il a délivré un second rapport dans lequel, après avoir chiffré les travaux entrepris en 2013 et 2014 à 325’945 fr. 60 et la perte locative à 42’408 fr., il procède à la répartition suivante : à la charge de A.__, l’entier de la perte locative, l’essentiel des travaux entrepris en 2013 (62’240 fr. sur 63’960 fr. après déduction d’une facture de géomètre) et le 67% des travaux entrepris en 2014 (165’665 fr. 60 sur 261’985 fr. 60), déduction faite d’un montant de 14’705 fr. à titre de vétusté (car une partie des locaux avait été rénovée douze ans auparavant), ce qui fait un total de 270’313 fr. 60; le solde à la charge des propriétaires B.__.

Cette contre-expertise a été communiquée le 21.05.2015 à A.__ accompagnée d’une mise en demeure de verser la somme de 270’313 fr. 60 au 15.06.2015. Par réponse du 02.06.2015, A.__ ont persisté dans leur refus.

Le 15.06.2015, les propriétaires B.__ ont requis une poursuite contre A.__ pour la somme susdite, dont le commandement de payer a été frappé d’opposition.

 

Procédures cantonales

Le 26.08.2016, N.B.__ et C.B.__ ont assigné A.__ en justice en paiement de 270’313 fr. 60, somme qu’ils réduiront ultérieurement à 267’000 fr, plus intérêts. A.__ ont conclu au rejet de la demande. Ils ont invoqué la prescription au motif que le délai d’un an avait commencé à courir au plus tard le 13.01.2014, date du rapport de l’architecte C.__.

Un expert judiciaire a été nommé en la personne de E.__, lequel a délivré son rapport le 04.11.2018.

Par jugement du 29.10.2019, le Tribunal de première instance de Genève a condamné A.__ à verser aux demandeurs la somme de 217’706 fr. plus intérêts et prononcé la mainlevée définitive de l’opposition à concurrence de ce montant. Le premier juge a estimé que les prétentions en dommages-intérêts des propriétaires B.__ n’étaient pas prescrites. En date du 26.03.2014, même si certains éléments laissaient supposer que les infiltrations avaient pu provenir du bâtiment mitoyen de A.__, ils n’avaient pas encore de connaissance certaine de l’auteur du dommage, raison pour laquelle ils s’en étaient remis à D.__ SA pour en déterminer l’origine et le responsable. D.__ SA n’avait pas reconnu la responsabilité de A.__; ce n’était donc qu’après la remise du rapport de contre-expertise de l’architecte C.__ du 28.04.2015 que les propriétaires B.__ avaient pu retenir que la responsabilité de A.__ était engagée. Le délai de prescription avait commencé à courir le 28.04.2015 et avait été interrompu par la notification du commandement de payer, le 28.08.2015. Les propriétaires B.__ avaient ensuite agi en justice dans un délai d’un an à compter de cette date. S’agissant des responsabilités, le Tribunal s’est fondé sur le rapport d’expertise judiciaire dont il ressortait que plusieurs facteurs avaient joué un rôle dans la survenance du dommage. Constatant que l’expert n’avait pu associer un coût à un problème précis, il a statué en équité et fait supporter à A.__ le 60% des coûts relatifs aux années 2013 et 2014 et aux propriétaires B.__ le 40% restant.

Statuant sur appel de A.__, la Cour de justice de Genève a, par arrêt du 05.05.2020 (C/16647/2016, ACJC/614/2020), confirmé le jugement entrepris. La cour cantonale a raisonné en deux étapes. En premier lieu, elle a considéré que le dies a quo de la prescription remontait au 14.01.2014, c’est-à-dire le lendemain de la réception par les demandeurs du rapport de l’architecte C.__. Selon les juges cantonaux, ce rapport imputait clairement au défendeur la responsabilité du principe d’étanchéité entre les deux immeubles; il chiffrait également le montant total du dommage à 384’524 fr. sur la base des devis des entreprises. Contrairement à l’opinion du premier juge, la date déterminante ne correspondait donc pas à la réception du rapport de contre-expertise de l’architecte C.__ du 28.04.2015. Certes, ce dernier rapport chiffrait exactement le montant du dommage sur la base non plus des devis, mais des factures des entreprises qui avaient, dans l’intervalle, exécuté les travaux. Cela étant, les demandeurs ne pouvaient différer leur demande jusqu’à en connaître la somme exacte : l’ampleur du préjudice ne résultait pas d’une situation évolutive et des infiltrations subséquentes ne s’étaient pas produites. Si les réflexions de la cour cantonale s’étaient arrêtées là, il lui eût fallu conclure que la prescription était acquise. Les juges cantonaux ont toutefois estimé que A.__ excipait abusivement de la prescription. Le 26.03.2014, les parties avaient mandaté d’un commun accord D.__ SA aux fins d’effectuer une expertise destinée à déterminer tant les causes des dommages survenus que leur imputation. Il s’agissait d’une démarche qui avait incité les demandeurs à ne pas se préoccuper de l’interruption du délai de prescription, dès lors qu’ils étaient maintenus dans la confiance que cette expertise-là aboutirait à une solution amiable et dans le sens de leurs intérêts. Toujours selon les juges cantonaux, l’abus de droit avait infléchi le cours de la prescription : le délai avait couru du 14.01.2014 au 25.03.2014, puis il avait été suspendu du 26.03.2014 au 26.02.2015, date à laquelle D.__ SA avait rendu son rapport. Il avait repris son cours le lendemain, soit le 27.02.2015, et avait été interrompu par la réquisition de poursuite des demandeurs à la suite de laquelle le commandement de payer du 28.08.2015 avait été notifié. Au final, il n’avait donc pas atteint une année.

 

TF

Prescription

L’art. 60 al. 1 CO exige la connaissance cumulative du dommage et de la personne qui en est l’auteur.

Selon la ligne tracée par la jurisprudence, le créancier connaît suffisamment le dommage lorsqu’il apprend, touchant son existence, sa nature et ses éléments, les circonstances propres à fonder et à motiver une demande en justice; le créancier n’est pas admis à différer sa demande jusqu’au moment où il connaît le montant absolument exact de son préjudice, car le dommage peut devoir être estimé selon l’art. 42 al. 2 CO. Au demeurant, le dommage est suffisamment défini lorsque le créancier détient assez d’éléments pour qu’il soit en mesure de l’apprécier (ATF 111 II 55 consid. 3a p. 57; 109 II 433 consid. 2 p. 434). Le créancier est en mesure de motiver sa demande lorsqu’il connaît le montant réel (maximal) de son dommage. Il lui est en effet toujours possible de réduire en tout temps ses conclusions en cours d’instance (art. 227 al. 3 CPC; arrêt 4A_509/2015 du 11 février 2016 consid. 3.2), s’il se révèle que sa demande était trop élevée (ATF 74 II 30 consid. 1c), en particulier s’il est parvenu à diminuer le dommage.

Le délai de l’art. 60 al. 1 CO part du moment où le lésé a effectivement connaissance du dommage au sens indiqué ci-dessus, et non de celui où il aurait pu découvrir l’importance de sa créance en faisant preuve de l’attention commandée par les circonstances (ATF 136 III 322 consid. 4.1; 131 III 61 consid. 3.1.1; arrêt 4A_52/2020 du 19 août 2020 consid. 3.3.2). Cette jurisprudence ne va cependant pas jusqu’à protéger celui qui se désintéresse de la question du dommage. Le lésé est tenu d’avoir un comportement conforme à la bonne foi (art. 2 CC). S’il connaît les éléments essentiels du dommage, on peut attendre de lui qu’il se procure les informations nécessaires à l’ouverture d’une action (ATF 109 II 433 consid. 2 p. 435, confirmé notamment par l’arrêt 2C.3/2005 du 10 janvier 2007 consid. 5.1; arrêt 4A_454/2010 du 6 janvier 2011 consid. 3.1).

Quant à la connaissance de la personne, auteur du dommage au sens de l’art. 60 al. 1 CO, elle n’est pas acquise dès l’instant où le lésé présume que la personne en cause pourrait devoir réparer le dommage, mais seulement lorsqu’il connaît les faits qui fondent son obligation de réparer; en revanche, il n’est pas nécessaire qu’il connaisse également le fondement juridique de ce devoir; en effet, l’erreur de droit – qu’elle soit excusable ou non – n’empêche pas le cours de la prescription (ATF 131 III 61, consid. 3.1.2, 82 II 43 consid. 1a; arrêts 4C.182/2004 du 23 août 2004 consid. 5.2.1, 4C.234/1999 du 12 janvier 2000 consid. 5c/cc).

 

Dies a quo du délai de prescription

En l’espèce, la cour cantonale n’a pas méconnu ces principes en retenant que les propriétaires B.__ avaient eu une connaissance suffisante du dommage ainsi que de la personne responsable à réception du premier rapport de leur architecte, daté du 13.01.2014.

Les propriétaires B.__ ont beau jeu de prétendre qu’en janvier 2014, de fortes incertitudes subsistaient quant à la cause du dommage, c’est-à-dire la personne du responsable. En réalité, après la mise à nu des locaux et la réalisation de tests in situ, leur architecte a été catégorique sur le fait que l’eau provenait du mur mitoyen du bâtiment historique avec A.__, l’étanchéité de leur construction, respectivement du joint horizontal installé par leurs soins, étant déficiente. Certes, ce même architecte a déclaré lors de son audition comme témoin avoir continué à « se méfier » de, autrement dit à évaluer, l’hypothèse selon laquelle l’eau provenait également des sous-sols en plus des murs. La cour cantonale ne l’a nullement passée sous silence. Toutefois, à supposer réalisée, cette hypothèse, qu’il n’a – entre parenthèses – lui-même pas jugée suffisamment sérieuse pour justifier d’emblée la réalisation de travaux de réfection, n’aurait en tout état de cause constitué qu’une cause additionnelle du dommage. L’architecte a estimé que le 85% du dommage total, soit 326’845 fr. 40, était à la charge de A.__. Les propriétaires B.__ estiment avoir obtenu des informations suffisantes uniquement à la lecture du second rapport de leur architecte, daté du 28.04.2015. Ils méconnaissent toutefois que ce dernier a déclaré qu’il n’y avait « aucune différence » entre son rapport du 13.01.2014 et la contre-expertise du 28.04.2015. Ils avancent encore qu’auparavant, la situation n’était pas « clairement établie » et en veulent pour preuve que les deux expertises – i.e. celle de leur architecte et celle de D.__ SA – parvenaient à des résultats contradictoires. Cette lecture des événements ne convainc toutefois pas. Le rapport de cette société n’a fait que les convaincre de la justesse des conclusions de leur architecte, que ce dernier a confirmées en se fendant – spontanément à l’en croire, démontrant ainsi que ses convictions étaient solidement ancrées – d’une contre-expertise. Ils ont d’ailleurs aussitôt brandi celle-ci à l’appui de leurs prétentions contre A.__. La responsabilité de ce dernier ne relevait donc pas seulement du domaine des hypothèses; les propriétaires B.__ n’avaient pas de raison d’en douter dès le moment où le premier rapport de leur architecte qui ne comportait pas moins de 138 pages la pointait du doigt après que des tests l’ont révélée.

Quant au montant du dommage, les propriétaires B.__ font valoir qu’ils n’avaient aucune certitude que les travaux préconisés dans ce rapport permettraient d’éviter les infiltrations d’eau; raison pour laquelle, nonobstant les travaux entrepris, leur architecte avait fait réaliser un faux-plancher technique et amovible afin de pouvoir constater à tout moment l’état du sol. Ils prêtent toutefois au doute des vertus dont il est dépourvu en la circonstance. Car si les propriétaires B.__ se trouvaient en proie à une telle hésitation quant à savoir si les travaux indiqués seraient suffisants, ils devaient se procurer les informations pour chiffrer ceux qui s’imposeraient en complément. Rien n’indique que cela fût impossible ou disproportionné dans le cas d’espèce. L’on peut fort bien concevoir que – comme l’a exprimé l’expert judiciaire – le problème de l’étanchéité soit parmi ceux qui sont les plus difficiles à résoudre dans le domaine de la construction et qu’il soit très difficile de résoudre à 100% un semblable problème. Cela étant, le principe de la prescription serait vidé de son essence si le délai ne commençait à courir qu’à partir du moment où les demandeurs devaient bénéficier d’une certitude absolue. Le fait qu’il s’agisse in casu d’un court délai de prescription ne change rien à cela.

Le dies a quo du délai de prescription relatif d’un an est bien celui retenu dans le jugement attaqué, à savoir le 14.01.2014.

 

Abus de droit – 2 al. 2 CC

A teneur de l’art. 2 al. 2 CC, l’abus manifeste d’un droit n’est pas protégé par la loi. Cette règle permet au juge de corriger les effets de la loi dans certains cas où l’exercice d’un droit allégué créerait une injustice manifeste. Le juge apprécie la question au regard des circonstances concrètes. Les cas typiques en sont l’absence d’intérêt à l’exercice d’un droit, l’utilisation d’une institution juridique de façon contraire à son but, la disproportion manifeste des intérêts en présence, l’exercice d’un droit sans ménagement et l’attitude contradictoire. L’abus de droit doit être admis restrictivement, comme l’exprime l’adjectif « manifeste » utilisé dans le texte légal (ATF 143 III 279 consid. 3.1 p. 281; 135 III 162 consid. 3.3.1 p. 169 et les arrêts cités).

Le débiteur commet un abus de droit au sens de l’art. 2 al. 2 CC en se prévalant de la prescription non seulement lorsqu’il amène astucieusement le créancier à ne pas agir en temps utile, mais aussi lorsque, sans mauvaise intention, il a un comportement qui incite le créancier à renoncer à entreprendre des démarches juridiques pendant le délai de prescription et que, selon une appréciation raisonnable, fondée sur des critères objectifs, ce retard apparaît compréhensible. Ainsi, quand le débiteur – alors que le délai de prescription courait encore – a déterminé le créancier à attendre, il abuse de son droit en lui reprochant ensuite de n’avoir pas agi après s’être prévalu de la prescription (venire contra factum proprium; ATF 143 III 348 consid. 5.5.1; 128 V 236 consid. 4a; 113 II 269 consid. 2e et les réf.; cf. également ATF 131 III 430 consid. 2). Le comportement en cause peut par exemple consister à maintenir le créancier dans l’espoir que des discussions aboutiront à une solution favorable à ses intérêts (cf. arrêt C.114/1987 du 6 juillet 1987 consid. 4; KARL SPIRO, Die Begrenzung privater Rechte durch Verjährungs-, Verwirkungs- und Fatalfristen, vol. I, 1975, p. 245 ss). Le comportement du débiteur doit être en relation de causalité avec le retard à agir du créancier (ATF 143 III 348 consid. 5.5.1; 128 V 236 consid. 4a).

En l’espèce, la cour cantonale a considéré que le fait pour A.__ de mandater un expert d’un commun accord avec les propriétaires B.__ constituait une démarche qui avait incité ces derniers à ne pas se préoccuper de l’interruption du délai de prescription « dès lors qu’ils étaient maintenus dans la confiance que cette expertise-là aboutirait à une solution amiable et dans le sens de leurs intérêts », ajoutant encore « en effet, cette expertise avait notamment pour but de déterminer tant les causes des dommages survenus que l’imputation de ceux-ci ».

Ces considérations ne sauraient être partagées. En l’absence d’assurances expresses de son adverse partie, pour quelle raison le créancier serait-il incité à renoncer à entreprendre des démarches juridiques tant qu’une expertise conjointe est en cours ? Le résultat de celle-ci n’est pas d’emblée acquis; elle peut parfaitement parvenir à une conclusion défavorable à ses intérêts. C’est précisément ce qui s’est produit en l’occurrence, à mesure que le rapport d’expertise de D.__ SA exonère A.__ de toute responsabilité. Sans désemparer, les propriétaires B.__ ont dès lors eu recours à une contre-expertise de leur propre architecte pour en infirmer les conclusions, avant de requérir la poursuite puis d’agir en justice. La cour cantonale a toutefois considéré que les propriétaires B.__ étaient « maintenus dans la confiance que cette expertise-là aboutirait à une solution amiable et dans le sens de leurs intérêts ». A ce stade pourtant, les propriétaires B.__ et A.__ n’avaient pas pu s’entendre, ces derniers contestant leur responsabilité et le contenu du premier rapport de l’architecte C.__ du 13.01.2014. Et les questions soumises à l’expert ne contenaient pas le germe d’un aveu de A.__ d’une quelconque responsabilité. Elles tendaient tout simplement à déterminer quel était le responsable des dégâts et le montant du dommage. Les propriétaires B.__ étaient visiblement persuadés de leur bon droit, disposant d’un rapport tranché de leur architecte mettant en cause le bâtiment de A.__. Cela étant, ils ne pouvaient pour autant présumer que l’expert mandaté conjointement adhérerait à ces conclusions et que A.__ se rangerait nécessairement aux résultats de la nouvelle expertise : ils ne s’y sont eux-mêmes pas pliés. Ils devaient envisager que l’expert en cause exprime un avis divergent et, soit obtenir une renonciation expresse à invoquer la prescription de leur adverse partie, soit interrompre le cours de celle-ci, ce qu’ils ont fait ultérieurement – mais tardivement – en requérant une poursuite à son encontre. Leur retard à agir n’est objectivement pas compréhensible.

Partant, il n’y a rien d’abusif pour A.__ à invoquer la prescription de la créance en dommages-intérêts. Contrairement à ce qu’avancent les propriétaires B.__ en invoquant l’équité, cette institution n’est pas ici détournée de son but.

 

La prescription d’un an qui a débuté le 14.01.2014 est ainsi échue le 14.01.2015 sans avoir été interrompue. Elle fait ainsi échec à l’exigibilité de la créance invoquée par les propriétaires B.__.

 

Le TF admet le recours de A.__, réformant l’arrêt de la cour cantonale, en ce sens que la demande des propriétaires B.__ contre A.__ est intégralement rejetée.

 

 

Arrêt 4A_362/2020 consultable ici

 

 

9C_52/2020 (f) du 01.02.2021, proposé à la publication – Rente d’invalidité LPP d’une institution de prévoyance « enveloppante » – Surindemnisation – 34a al. 1 LPP – 24 OPP 2 / Règle s’écartant de la signification usuelle et reconnue en matière d’assurance de la notion d’avantage injustifié – Règle insolite – Règle s’écartant du principe de l’égalité de traitement

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_52/2020 (f) du 01.02.2021, proposé à la publication

 

Consultable ici

 

Rente d’invalidité LPP d’une institution de prévoyance « enveloppante » – Surindemnisation / 34a al. 1 LPP – 24 OPP 2

Une durée incomplète de cotisations dans le 1er pilier ne peut entraîner une réduction correspondante des prestations de la prévoyance professionnelle

Règle s’écartant de la signification usuelle et reconnue en matière d’assurance de la notion d’avantage injustifié – Règle insolite – Règle s’écartant du principe de l’égalité de traitement

 

Assurée, née en 1959, infirmière, affiliée au Fonds de prévoyance des EMS (FP-EMS) pour la prévoyance professionnelle et à d’une compagnie d’assurance privée pour la perte de gain en cas de maladie. Totalement incapable de travailler depuis le 05.04.2005, elle a perçu des indemnités journalières de l’assurance perte de gain maladie sur la base du contrat collectif de son employeur, jusqu’à son licenciement au 31.01.2006, puis d’un contrat individuel. Par décision du 03.04.2008, l’office AI lui a accordé une rente entière de l’assurance-invalidité, assortie de rentes complémentaires pour ses trois enfants dès le 01.04.2006.

Le 04.06.2008, le FP-EMS a également reconnu le droit de l’assurée à des rentes d’invalidité (minimum LPP dès le 01.01.2007 et réglementaires dès le 01.05.2007) pour elle et ses enfants. Le 16.12.2008, il a par ailleurs accepté de rembourser à l’assureur perte de gain un montant de 18’981 fr. 25 (correspondant à la surindemnisation pour la période du 01.04.2006 au 03.12.2006). Le même jour, il a exigé de l’intéressée qu’elle lui restitue ce montant et lui en a proposé la compensation en lui versant uniquement les rentes minimum LPP jusqu’en septembre 2009. Le 03.04.2009, l’assurée a requis une adaptation du plan de recouvrement. Le 07.04.2009, l’institution de prévoyance a accédé à sa requête et l’a avertie que les 11’974 fr. 15 encore dus au 30.04.2009 seraient compensés par le versement de rentes réglementaires réduites jusqu’en février 2010.

Le 14.01.2010, le FP-EMS a demandé à l’assurée qu’elle lui restitue la somme de 37’989 fr. 95 (allouée à tort selon lui du 01.05.2007 au 31.01.2010 en raison d’une erreur dans le calcul de surindemnisation en lien avec l’échelle de rente appliquée par l’assurance-invalidité) et lui a proposé de la compenser par le paiement de rentes réglementaires réduites jusqu’en juin 2012. Le 26.07.2012, il a une nouvelle fois modifié le calcul de surindemnisation (en raison d’autres erreurs en lien avec l’âge et les périodes de formation des enfants) et informé l’intéressée qu’il entendait compenser le solde de 13’117 fr. 95 qu’elle lui devait au 30.06.2012 par la poursuite du versement de rentes réglementaires réduites jusqu’en juillet 2013. Le 21.12.2012, l’assurée a contesté les calculs de surindemnisation.

 

Procédure cantonale (arrêt PP 5/13 – 37/2019 – consultable ici)

L’assurée a ouvert action contre l’institution de prévoyance le 29.01.2013.

La juridiction cantonale a partiellement admis la demande par jugement du 26.11.2019, condamnant l’institution de prévoyance à verser à l’assurée le montant de 80’972 fr. 90, avec intérêts moratoires réglementaires, correspondant au solde des prestations dues à cette dernière et à ses enfants pour la période du 01.02.2006 au 01.09.2016.

 

TF

Surindemnisation

Conformément à la délégation de compétence de l’art. 34a al. 1 LPP (dans sa teneur en vigueur du 01.01.2003 au 31.12.2016), le Conseil fédéral a édicté l’art. 24 OPP 2, dont l’al. 1 prévoit que « l’institution de prévoyance peut réduire les prestations d’invalidité et de survivants dans la mesure où, ajoutées à d’autres revenus à prendre en compte, elles dépassent 90% du gain annuel dont on peut présumer que l’intéressé est privé » (teneur en vigueur du 01.01.2003 au 31.12.2016). L’art. 24 OPP 2 al. 2 définit les revenus à prendre en compte, à savoir les prestations d’un type et d’un but analogues qui sont accordées à l’ayant droit en raison de l’événement dommageable, notamment les rentes provenant d’assurances sociales.

 

Bien que les parties ne contestent pas le droit applicable ratione temporis sur lequel s’est fondé le Tribunal cantonal – règles en vigueur au 05.04.2005, date à laquelle a débuté l’incapacité de travail ayant entraîné l’invalidité de l’assurée -, on précisera qu’en cas de changement des bases légales en matière de surindemnisation, ce ne sont pas les dispositions en vigueur au moment du début de l’incapacité de travail déterminante qui s’appliquent mais les dispositions en vigueur au moment où est effectué le nouveau calcul de surindemnisation (ATF 134 V 64 consid. 2.3.3 p. 68; 122 V 316 consid. 3c p. 319). Il en va de même des dispositions réglementaires pour autant que le règlement ne comprenne pas une règle excluant une modification correspondante ou qu’une assurance donnée à titre individuel ne s’oppose à la modification (cf. arrêts 9C_404/2008 du 17 novembre 2018 consid. 4.2, in SVR 2009 BVG n° 11 p. 34; B 82/06 du 19 janvier 2007 consid. 2.2, in SVR 2007 BVG n° 35 p. 125), ce qui n’est pas le cas en l’occurrence (cf. art. 33 du règlement de prévoyance dans sa teneur en vigueur dès le 01.01.2005; art. 34 du règlement dans sa teneur en vigueur depuis le 01.01.2008) respectivement n’a pas été invoqué par l’assurée. Cela n’a toutefois pas d’incidence en l’espèce dans la mesure où, bien que l’art. 24 al. 2 OPP 2 et le règlement de prévoyance aient subi des modifications, leur contenu matériel n’a pas changé quant aux aspects déterminants en l’occurrence.

 

Les institutions de prévoyance qui participent à l’application du régime obligatoire de la prévoyance professionnelle (art. 48 al. 1 LPP) doivent respecter les exigences minimales fixées aux art. 7 à 47 LPP (art. 6 LPP) mais il leur est loisible de prévoir des prestations supérieures à ces exigences minimales (art. 49 LPP). Le Tribunal fédéral a aussi considéré que les institutions de prévoyance restaient libres d’édicter des dispositions statutaires ou réglementaires plus restrictives que la loi, en particulier en ce qui concerne la limite de surindemnisation, mais que de telles dispositions ne s’appliquaient qu’à la prévoyance professionnelle plus étendue (cf. arrêt B 56/98 du 12 novembre 1999 consid. 4, in SVR 2000 BVG n°6 p. 31).

La faculté réservée aux institutions de prévoyance en vertu de l’art. 49 al. 2 LPP n’implique cependant pas pour elles un pouvoir discrétionnaire. Lorsqu’elles adoptent dans leurs statuts ou règlements un certain système d’évaluation, elles doivent se conformer, dans l’application des critères retenus, aux conceptions de l’assurance sociale ou aux principes généraux (soit notamment l’égalité de traitement). Autrement dit, si elles ont une pleine liberté dans le choix d’une notion, elles sont néanmoins tenues de donner à celle-ci sa signification usuelle et reconnue en matière d’assurance (ATF 120 V 106 consid. 3c p. 108; arrêt 9C_644/2014 du 13 juillet 2015 consid. 7.3, in SVR 2016 BVG n° 35 p. 142; voir également arrêt B 33/03 du 17 mai 2005 consid. 3.2).

 

Il n’est en l’occurrence pas contesté que l’institution de prévoyance est une institution de prévoyance dite « enveloppante » qui a décidé d’étendre la prévoyance au-delà desdites exigences minimales (prévoyance surobligatoire ou plus étendue) et qu’elle est par conséquent libre de définir dans les limites des dispositions expressément réservées à l’art. 49 al. 2 LPP le régime de prestations, le mode de financement et l’organisation qui lui convient pour autant qu’elle respecte les principes d’égalité de traitement et de proportionnalité ainsi que l’interdiction de l’arbitraire (ATF 140 V 145 consid 3.1 p. 148 s. et les références).

Dans le cadre général de la coordination des prestations prévu par les art. 34a al. 1 LPP et 24 OPP 2 (dans leur teneur en vigueur jusqu’au 31.12.2016), l’art. 26 du règlement de prévoyance règle le cumul des prestations en cas d’invalidité et de décès en reprenant une limite de surindemnisation de 90% (du dernier salaire cotisant en vigueur lors de la survenance du risque assuré; ch. 1) et l’énumération des revenus à prendre en considération (ch. 2). Le but en est d’empêcher « un avantage injustifié » pour l’assuré au sens de l’art. 34a al. 1 LPP; il s’agit d’éviter que le cumul des prestations de but et de type analogues ne conduise à une indemnisation de l’ayant droit supérieure à la limite de 90% fixée par l’art. 26 ch. 1 du règlement, au-delà de laquelle il y a « avantage injustifié » parce que le bénéficiaire de rente réaliserait un revenu net plus élevé que sans le cas de prévoyance (sur l’interdiction de la surindemnisation de manière générale, MICHAEL E. MEIER, Das Anrechnungsprinzip in der beruflichen Vorsorge, thèse, Zurich 2020, p. 36 s.).

L’art. 26 ch. 3 première phrase du règlement de prévoyance prévoit l’exemption du FP-EMS de compenser le refus ou la réduction de prestations décidés par l’AVS/AI, l’assurance-accidents ou l’assurance militaire en raison de la faute de l’ayant droit. La seconde phrase de l’art. 26 ch. 3 assimile à cette éventualité, celle dans laquelle le bénéficiaire de prestations de l’AI/AVS compte une durée incomplète de cotisations selon l’art. 29ter LAVS. L’absence de « compensation » de la part du FP-EMS revient à prendre en considération la prestation du premier pilier perçue par l’assuré comme si elle avait été calculée selon une durée complète de cotisations au sens de l’art. 29ter LAVS, soit selon une échelle de rente 44 (rente complète). L’application de la disposition réglementaire implique donc de tenir compte dans le calcul de surindemnisation d’une rente de l’assurance-vieillesse et survivants ou de l’assurance-invalidité à hauteur d’un montant plus élevé que celui effectivement perçu par le bénéficiaire de la prestation.

En l’espèce, la situation visée par l’art. 26 ch. 2 seconde phrase du règlement de prévoyance – où le bénéficiaire d’une rente du premier pilier perçoit une prestation calculée en fonction d’une durée incomplète de cotisations – ne constitue pas un cas de figure correspondant à un « avantage injustifié » que l’art. 26 a précisément pour but d’éviter. Il ne s’agit pas de la situation dans laquelle l’assuré perçoit effectivement une prestation d’assurance sociale (assurance-invalidité, assurance-accidents ou assurance militaire) dont le montant additionné à celui de la prestation d’invalidité du FP-EMS dépasserait la limite de surindemnisation, de sorte que l’ayant droit disposerait d’une indemnisation supérieure au gain perçu avant la survenance du risque assuré. Il n’est pas non plus question d’une réduction ou d’un refus de versement de la part de l’assurance sociale en raison du comportement de l’ayant droit, lorsque la prétention en tant que telle à la prestation est réduite pour faute du bénéficiaire (cf. p. ex. art. 37 LAA).

Comme le Tribunal fédéral a déjà eu l’occasion de le remarquer – sans examiner la question de manière détaillée -, lorsque l’ayant droit compte une durée incomplète de cotisations à l’assurance-vieillesse et survivants/assurance-invalidité, on ne voit pas pourquoi l’institution de prévoyance, auprès de laquelle l’assuré ou le défunt a régulièrement cotisé, ne devrait pas être mise à contribution dans ce cas précis (ATF 116 V 189 consid. 3b p. 194 s.). Si cette considération a été exprimée dans le cadre de la prévoyance professionnelle obligatoire, comme le fait valoir l’institution de prévoyance, elle reste cependant pertinente dans le cadre de la prévoyance plus étendue, lorsque le règlement de l’institution de prévoyance instaure des règles empêchant la surindemnisation au sens où l’entend la loi, soit éviter que le cumul de prestations ne procure un avantage injustifié à l’assuré ou à ses survivants, comme le prévoit en l’espèce l’art. 26 du règlement de prévoyance.

En fait, les art. 29 ss LAVS – également applicables aux rentes de l’assurance-invalidité (art. 36 al. 2 LAI) – définissent les modalités de calcul de la rente du premier pilier, en distinguant entre les rentes complètes (fondées sur une durée complète de cotisations [art. 29 al. 2 let. a LAVS] au sens de l’art. 29ter LAVS) et les rentes partielles (fondées sur une durée incomplète de cotisations [art. 29 al. 2 let. b LAVS]). Ils prévoient dès lors les modalités pour déterminer concrètement le droit à la prestation et non pas les conditions auxquelles la prétention pourrait ou devrait être réduite pour un motif particulier. Il ne peut être question ici d’un avantage injustifié puisque la prestation versée à hauteur du montant déterminé correspond aux conditions légales prévues pour définir le droit en tant que tel à la rente du premier pilier. Il ne s’agit pas d’une situation de réduction de la prestation que la prévoyance professionnelle aurait ou n’aurait pas à combler. La détermination du droit à la prestation en tant que tel (« Leistungsgestaltung ») ne peut pas entrer en collusion avec la problématique de la surindemnisation (FRANZ SCHLAURI, Die Überentschädigungsabschöpfung in der weitergehenden beruflichen Vorsorge, in Berufliche Vorsorge 2002, Probleme, Lösungen, Perspektiven, Saint-Gall 2002, p. 83 ss, p. 99 et note de bas de page 24).

Peu importe à cet égard les termes utilisés lors des travaux préparatoires de la LPP, selon lesquels: « On admettra l’existence d’un avantage injustifié au sens de la loi alors même que la limite de 90 pour cent n’est pas atteinte. Ce sera notamment le cas lorsque l’une ou l’autre des autres assurances alloue à l’ayant droit des prestations réduites […] lorsqu[e l’ayant droit] ne peut se prévaloir d’une durée entière d’assurance » (Message du Conseil fédéral du 19 décembre 1975 à l’appui d’un projet de loi sur la prévoyance professionnelle, vieillesse, survivants et invalidité, FF 1976 I 117 ss, p. 215, ch. 521.6 ad art. 35; Commentaire à l’appui du projet de l’OPP 2 relatif à l’art. 20 Projet OPP 2 [Projet 2.8.83, p. 41], selon lequel « la commission OPP est d’avis que le deuxième pilier n’a pas à combler des lacunes créées volontairement par les autres assurances sociales », dont « la durée incomplète de cotisations dans l’AVS/AI [séjour à l’étranger, par exemple] »). La formulation peut prêter à confusion dans la mesure où on pourrait en déduire que le versement d’une prestation du premier pilier calculée selon une durée incomplète de cotisations conduirait à « un avantage injustifié ». Elle ne saurait cependant être déterminante puisqu’elle ne repose pas sur une motivation soigneuse et détaillée (cf. FRANZ SCHLAURI, op. cit.) et correspond à l’avis d’une sous-commission qui n’a pas été repris par la suite. En particulier, au regard du système du premier pilier et de ses caractéristiques sous l’angle notamment du cercle des assurés et de son financement, on ne voit pas en quoi la prise en considération d’une durée partielle de cotisations pour calculer le montant de la rente correspondrait à une « lacune créée volontairement par » l’assurance du premier pilier (cf. dans ce sens, ERICH PETER, Die Koordination von Invalidenrenten im Sozialversicherungsrecht, thèse, Zurich, 1997, p. 368).

La doctrine est du reste d’avis qu’une durée incomplète de cotisations dans le premier pilier ne peut pas entraîner une réduction correspondante des prestations de la prévoyance professionnelle, l’institution de prévoyance étant tenue de prester jusqu’à hauteur complète du droit résultant du salaire assuré; une lacune de cotisations dans le premier pilier ne doit dès lors pas se répercuter sur l’étendue des prestations de la prévoyance professionnelle (MARC HÜRZELER, Invaliditätsproblematiken in der beruflichen Vorsorge, thèse, Bâle/Genève/Munich, 2006, n. 919 ss; du même auteur, in Commentaire LPP et LFLP, 2e éd. 2020, no 43 ad art. 34a LPP; ERICH PETER, op. cit., p. 366 ss). Une telle répercussion ne serait par ailleurs compatible ni avec la conception de la réduction de la prestation de la prévoyance professionnelle au sens de l’art. 35 LPP, ni avec le principe de la congruence matérielle et temporelle (ERICH PETER, op. cit., p. 367 s.).

 

En conséquence de ce qui précède, il convient de retenir, à la suite des juges cantonaux, que l’art. 26 ch. 3 seconde phrase du règlement de prévoyance ne saurait être appliquée en l’espèce. Elle apparaît en effet étrangère au but visé par l’art. 26 du règlement de prévoyance en s’écartant de la signification usuelle et reconnue en matière d’assurance de la notion d’avantage injustifié et relève en ce sens d’une règle insolite (sur cette notion, ATF 144 V 376 consid. 2.2 p. 378 et les arrêts cités).

 

Principe de l’égalité de traitement

Ce principe, qui consiste à traiter de façon identique les situations semblables et de façon différente les situations dissemblables (cf. notamment ATF 141 I 153 consid. 5.1 p. 157; 137 V 334 consid. 6.2.1 p. 348 s.), s’applique en matière de prévoyance professionnelle obligatoire et en matière de prévoyance professionnelle plus étendue. Il est respecté lorsque les assurés appartenant à un même collectif sont soumis à des conditions réglementaires identiques dans le plan de prévoyance (ATF 132 V 149 consid. 5.2.5 p. 154 s.).

Or, la disposition réglementaire en cause contrevient à ce principe, dans la mesure où deux personnes appartenant à la même collectivité d’assurés, présentant les mêmes caractéristiques du point de vue de la prévoyance professionnelle (même âge, même durée de cotisations, même situation familiale, même salaire, même prestation de libre-passage) et devenant invalide au même moment, mais l’une percevant une rente du premier pilier inférieur à celle de l’autre en raison d’une durée incomplète de cotisations, se verraient allouer des prestations d’invalidité de la prévoyance professionnelle différentes dans le cadre du calcul de surindemnisation. L’assuré bénéficiant d’une rente du premier pilier fondée sur une durée de cotisations partielle se verrait confronté à la prise en considération de cette prestation à un montant hypothétique (en fonction d’une échelle de rente complète), ce qui abaisserait d’autant le seuil de surindemnisation prévu par l’art. 26 ch. 1 du règlement de prévoyance.

L’argumentation de l’institution de prévoyance, selon laquelle de manière générale une lacune de cotisations dans le premier pilier entraînerait une lacune dans le deuxième pilier, ne remet pas en cause l’inégalité de traitement constatée par la juridiction cantonale, qu’elle semble du reste admettre en alléguant que la « différence de durée de cotisations justifie indiscutablement un traitement différent ». L’art. 26 ch. 3 seconde phrase du règlement de prévoyance conduit effectivement à ce que deux assurés affiliés à l’institution de prévoyance à des conditions identiques et ayant cotisé de la même manière pour la prévoyance obligatoire et plus étendue seraient confrontés au versement d’une prestation d’invalidité de la prévoyance professionnelle différente, en raison du seuil de surindemnisation appliqué de manière différente à chacun d’eux, alors même que les « caractéristiques » de leur assurance pour le risque d’invalidité de la prévoyance professionnelle seraient identiques. Soumis à des conditions réglementaires identiques sous l’angle de la prévoyance professionnelle, les deux assurés ne seraient pas traités de manière identique du point de vue des prestations de la prévoyance professionnelle plus étendue.

 

Le TF rejette le recours de l’institution de prévoyance.

 

 

Arrêt 9C_52/2020 consultable ici

 

 

9C_659/2020 (f) du 29.12.2020 – Survenance de l’invalidité – 4 al. 2 LAI / Unicité de la survenance de l’invalidité : une fois l’invalidité survenue, aggravation ultérieure ne permet pas de retenir l’existence d’un nouveau cas

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_659/2020 (f) du 29.12.2020

 

Consultable ici

 

Survenance de l’invalidité / 4 al. 2 LAI

Unicité de la survenance de l’invalidité : une fois l’invalidité survenue, aggravation ultérieure ne permet pas de retenir l’existence d’un nouveau cas

 

A.__, ressortissant russe né en 1987, est atteint d’une diplégie spastique congénitale. Il est entré en Suisse le 24.09.2008, puis s’est vu délivrer par le Secrétariat d’État aux migrations une admission provisoire. Il a séjourné dans un établissement psychiatrique (9 jours en septembre 2010 et 10 jours en mars 2013) et a subi une résection de l’exostose au niveau du fémur distal interne droit le 11.01.2011. Le 19.12.2014, il a déposé une demande de prestations de l’assurance-invalidité.

L’office AI a recueilli l’avis des médecins traitants, puis soumis l’assuré à une expertise pluridisciplinaire. Dans leur rapport daté du 21.06.2018, les médecins experts ont diagnostiqué – avec répercussion sur la capacité de travail – une diplégie spastique congénitale. Les médecins ont indiqué que l’assuré pouvait travailler à 65% dans une activité de type employé de commerce ou toute autre activité adaptée aux limitations fonctionnelles décrites depuis toujours, sans diminution de rendement. Par décision du 29.04.2019, l’office AI a nié le droit de l’assuré à des prestations de l’invalidité.

 

Procédure cantonale (arrêt AI 215/19 – 309/2020 – consultable ici)

La juridiction cantonale a constaté que l’assuré souffrait d’une diplégie spastique depuis l’enfance et que l’ensemble de ses plaintes étaient étroitement liées à cette atteinte à la santé congénitale. A l’évidence, la diplégie spastique avait entravé la formation scolaire et professionnelle de l’assuré puisqu’il n’avait jamais été en mesure d’exercer une quelconque activité lucrative et qu’il était venu en Suisse pour y recevoir des soins. Elle a retenu que la capacité de travail et de gain de l’assuré avait dès lors été limitée de manière notable depuis l’âge à partir duquel il aurait pu, théoriquement, accéder au marché du travail et gagner sa vie. Aussi, l’invalidité était survenue avant l’arrivée en Suisse de l’assuré le 24.09.2008. Il ne pouvait par conséquent pas se prévaloir d’une durée de cotisations suffisante au moment de la survenance de l’invalidité pour prétendre l’octroi d’une rente.

Par jugement du 09.09.2020, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

L’invalidité est réputée survenue dès qu’elle est, par sa nature et sa gravité, propre à ouvrir droit aux prestations entrant en considération (art. 4 al. 2 LAI). Une fois que l’invalidité est survenue (au sens de l’art. 4 al. 2 LAI, en relation avec les art. 36 al. 1 et 28 al. 1 LAI), le fait qu’une aggravation de l’état de santé de l’assuré (ou des changements de sa situation économique et personnelle) conduise ultérieurement à revoir le taux d’invalidité et à modifier le droit initial à une rente d’invalidité ne permet pas de retenir l’existence d’un nouveau cas d’assurance (arrêt 9C_179/2020 du 16 novembre 2020 consid. 5.3 et les références, destiné à publication).

En l’espèce, en se limitant à affirmer que son état de santé s’était péjoré après son arrivée en Suisse, l’assuré ne met pas en évidence en quoi les constatations de la juridiction cantonale sur la survenance de l’invalidité antérieurement à ce moment seraient manifestement inexactes (c’est-à-dire arbitraires au sens de l’art. 9 Cst.; ATF 144 II 246 consid. 6.7 p. 257; 143 I 310 consid. 2.2 p. 313).

De plus, l’autorité cantonale a dûment pris en considération ses différentes atteintes à la santé, sur les plans de la médecine interne, de la neurologie et de la psychiatrie, ainsi que les conséquences de ses hospitalisations (en 2010, 2011 et 2013) sur sa capacité de travail, puis retenu que les pièces médicales versées au dossier ne justifiaient pas de s’écarter des conclusions de l’expertise pluridisciplinaire. Elle a en particulier constaté sans arbitraire que l’assuré ne présentait pas de limitations sur les plans psychique ou mental et que les trois hospitalisations de celui-ci avaient entraîné des incapacités de travail transitoires. En vertu du principe de l’unicité de la survenance de l’invalidité, la juridiction cantonale n’avait pour le surplus pas à instruire davantage les conséquences d’une éventuelle péjoration de la diplégie spastique congénitale sur la capacité de travail de l’assuré après son entrée en Suisse.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

 

Arrêt 9C_659/2020 consultable ici