Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) – Arrêt CEDH du 13.02.2024 – La prescription de l’action engagée par une victime de l’amiante a emporté violation de la Convention

Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) – Arrêt CEDH du 13.02.2024

 

Arrêt consultable ici (en anglais)

Communiqué de presse de la Greffière de la Cour du 13.02.2024 consultable ici (en français)

 

La prescription de l’action engagée par une victime de l’amiante a emporté violation de la Convention / 6 § 1 CEDH

 

L’affaire Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) concerne le décès en 2006 de Marcel Jann, proche des requérants, des suites d’un cancer de la plèvre qui aurait été provoqué par une exposition à l’amiante remontant aux années 1960 et 1970. Marcel Jann habitait alors dans une maison louée à Eternit AG, à proximité immédiate de l’une des usines de cette société, où l’amiante était transformé. Ni la procédure pénale engagée en 2006 ni la procédure civile entamée en 2009 (respectivement avant et après le décès de Marcel Jann) n’ont permis aux requérants d’obtenir gain de cause. Le Tribunal fédéral a jugé que l’action civile était prescrite. Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :

  • violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme en raison d’un défaut d’accès à un tribunal, les juridictions suisses ayant jugé que le délai de prescription avait commencé à courir à partir du moment où Marcel Jann avait été exposé et qu’en conséquence l’action était prescrite;
  • violation de l’article 6 § 1 quant à la durée de la procédure devant les juridictions nationales, car l’ajournement décidé par le Tribunal fédéral dans l’attente d’une réforme législative n’était pas nécessaire.

 

Principaux faits

Les requérants, Regula Jann-Zwicker et Gregor Jann, sont des ressortissants suisses nés en 1948 et 1983 et résidant respectivement à Thalwil et à Zürich (deux villes suisses). Ils sont la veuve et le fils de Marcel Jann, né en 1953.

En 2006, Marcel Jann succomba à un cancer de la plèvre, qui aurait été provoqué par une exposition à l’amiante. De 1961 à 1972, il avait vécu à Niederurnen, dans une maison qui appartenait à Eternit AG et qui se situait à proximité immédiate de l’une des usines de cette société, où des fibres minérales d’amiante étaient transformées en panneaux de ciment. À l’époque, les parents de Marcel Jann louaient cette maison à la société en question. Marcel Jann a plus tard affirmé avoir été exposé régulièrement aux émissions d’amiante en respirant les poussières, en jouant sur les tuyaux de l’usine et autour de ceux-ci, et en observant le déchargement des sacs d’amiante à la gare.

L’utilisation de l’amiante est interdite en Suisse depuis 1989.

Peu avant son décès, Marcel Jann engagea une procédure pénale pour lésions corporelles graves, qui fut rejetée par les tribunaux suisses. En 2009, après son décès, les requérants entamèrent une action en réparation contre la société Eternit (Schweiz) AG (successeur présumé d’Eternit AG), les deux fils de l’ancien propriétaire d’Eternit AG, Max Schmidheiny, et les Chemins de fer fédéraux suisses.

Le tribunal cantonal de Glaris les débouta. Il jugea que le délai de prescription était écoulé et exposa en particulier que lier le début de la prescription à l’apparition d’un dommage serait contraire à la sécurité juridique. Il considéra qu’en l’espèce le délai avait commencé à courir à partir de la fin du fait dommageable allégué (c’est-à-dire en 1972, lorsque Marcel Jann avait quitté Niederurnen). Il estima ce raisonnement conforme à l’article 6 de la Convention.

Les requérants interjetèrent appel. En 2013, le tribunal supérieur (Obergericht) du canton de Glaris confirma le jugement de première instance. Les requérants saisirent alors le Tribunal fédéral et, par ailleurs, demandèrent la suspension de la procédure en attendant que la Cour européenne statue dans l’affaire Howald Moor et autres c. Suisse (nos 52067/10 et 41072/11). Cette demande fut accueillie après que la Cour européenne avait rendu son arrêt dans l’affaire en question, mais la procédure fut suspendue dans l’attente d’un débat parlementaire sur une réforme de la prescription applicable à certaines actions civiles.

En 2018, à la suite de l’adoption par le Parlement d’une nouvelle loi sur la prescription, et à la demande des requérants, le Tribunal fédéral reprit le cours de la procédure. Il rejeta les demandes des requérants, confirma l’arrêt du tribunal supérieur, constata par ailleurs qu’un fonds d’indemnisation pour les victimes de l’amiante (Stiftung Entschädigungsfonds für Asbestopfer – la Fondation EFA) avait été créé, et jugea que les nouveaux délais de prescription pour homicide ou infliction d’un dommage corporel ne s’appliquaient pas en l’espèce. Enfin il considéra que le délai de prescription avait débuté au moment où le dommage causé à Marcel Jann avait commencé.

 

Décision de la Cour

Article 6 § 1 (concernant l’accès à un tribunal)

Les requérants et le Gouvernement sont en désaccord sur le point de savoir si la situation des premiers est identique à celle qui était en cause dans l’affaire Howald Moor et autres en ce qui concerne la prescription, qui les a privés d’accès à un tribunal. La Cour relève que, dans l’affaire Howald Moor et autres, la victime, qui avait été exposée à l’amiante dans le cadre de son travail, a touché une indemnité au titre de l’assurance-accidents pour un dommage causé par l’amiante, tandis que Marcel Jann n’a pas eu droit à une telle indemnité, au motif que l’exposition dénoncée ne s’était pas produite sur son lieu de travail ; elle observe en revanche que tous deux avaient droit à la protection de leur intégrité physique, notamment par le biais des tribunaux.

Entre l’exposition alléguée à l’amiante et l’introduction devant les juridictions nationales d’une action civile, le délai écoulé a été de 27 ans dans l’affaire Howald Moor et autres et de 37 ans dans la présente affaire (34 ans en ce qui concerne le dépôt de la plainte pénale), mais le Tribunal fédéral n’a pas mentionné ce point dans son raisonnement et n’a donc pas estimé cette différence significative, contrairement à ce que soutient le Gouvernement. La Cour relève également que, dans l’affaire Howald Moor et autres, la victime a engagé son action en justice 17 mois après l’établissement du diagnostic, et qu’en l’espèce la victime a saisi le tribunal environ deux ans après le diagnostic.

De plus, la Cour note que le nouveau délai de prescription absolu de 20 ans n’était pas applicable en l’espèce. Elle ne saurait donc souscrire à l’avis du Gouvernement selon lequel une approche différente s’imposait dans cette affaire.

Le Gouvernement soutient que les requérants auraient pu et dû solliciter une indemnité auprès de la Fondation EFA. La Cour relève cependant que, les symptômes de Marcel Jann étant apparus avant 2006, celui-ci n’aurait pas pu bénéficier d’une telle indemnité et que la définition de la « situation de détresse » justifiant son octroi n’est pas claire. En fait, il ne semble pas exister de droit à obtenir une indemnité, car la Fondation EFA est une entité privée et ses décisions ne peuvent pas faire l’objet d’un recours en justice. De plus, l’octroi d’une indemnité est subordonné à l’établissement d’une déclaration par laquelle le bénéficiaire potentiel renonce à entamer des poursuites judiciaires. La Cour juge positif en principe qu’en 2022 le cercle des bénéficiaires ait été élargi de manière à englober les personnes dont les symptômes sont apparus après 1996, mais cela ne change rien à sa conclusion, compte tenu des conditions juridiques attachées à la perception d’une indemnité.

La Cour relève qu’il n’existe pas de période de latence maximale scientifiquement reconnue entre l’exposition à l’amiante et l’apparition d’un cancer de la plèvre. Les périodes de latence varient entre 15 ans et 45 ans (voire plus) après l’exposition. La Cour rappelle que lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de prescription. Eu égard à la jurisprudence du Tribunal fédéral, il a été établi que le début du délai de prescription en l’espèce correspondait à la fin du fait dommageable en question, et en conséquence les requérants n’ont pas obtenu l’examen au fond par un tribunal de leurs demandes d’indemnisation. De plus, la jurisprudence interne accordant plus de poids à la sécurité juridique des personnes responsables du dommage qu’au droit d’accès à un tribunal pour les victimes, il n’y a pas eu de proportionnalité raisonnable entre les buts poursuivis et les moyens employés.

Les tribunaux suisses ont limité le droit pour les requérants d’accéder à un tribunal à un point tel que leur droit s’en est trouvé atteint dans sa substance même. Dans cette affaire, l’État a donc outrepassé les limites de sa marge d’appréciation, au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention.

 

Article 6 § 1 (concernant la durée de la procédure)

La Cour rappelle que la durée d’une procédure doit s’apprécier à la lumière des circonstances particulières de l’affaire. En l’espèce, les requérants se plaignent en substance de la durée de la procédure menée devant le Tribunal fédéral, soit six ans au total.

Compte tenu du caractère complexe de l’affaire, il s’agit essentiellement de déterminer si la période de quatre ans et demi de suspension de procédure a constitué un « délai raisonnable », comme le soutient le Gouvernement. Le Gouvernement ayant argué que les requérants auraient pu à plusieurs reprises demander la reprise de la procédure, la Cour rappelle que c’est à l’État qu’il incombe de veiller à ce qu’une procédure soit menée promptement. De plus, en l’espèce, le Tribunal fédéral a décidé d’attendre les réformes du droit pertinent avant de poursuivre, ce qui selon la Cour n’était pas nécessaire. La création de la Fondation EFA pour la prise en charge des victimes de l’amiante n’est pas non plus un point pertinent, en ce qu’elle est intervenue plus d’un an après que les requérants avaient demandé la reprise de la procédure et que, du reste, elle ne fait pas partie des motifs de la suspension décidée par le Tribunal fédéral.

En somme, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait que l’État ne s’est pas conformé à son obligation de garantir la célérité de la procédure devant le Tribunal fédéral.

 

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Suisse doit verser aux requérants conjointement 20 800 euros (EUR) pour préjudice moral et 14 000 EUR pour frais et dépens.

L’arrêt n’existe qu’en anglais.

 

Conformément aux dispositions des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Dans un délai de trois mois à compter de la date de son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. En pareil cas, un collège de cinq juges détermine si l’affaire mérite plus ample examen. Si tel est le cas, la Grande Chambre se saisira de l’affaire et rendra un arrêt définitif. Si la demande de renvoi est rejetée, l’arrêt de chambre deviendra définitif à la date de ce rejet.

 

Jann-Zwicker et Jann c. Suisse (requête no 4976/20) – Arrêt CEDH du 13.02.2024  consultable ici (en anglais)

Communiqué de presse de la Greffière de la Cour du 13.02.2024 consultable ici (en français)

 

9C_434/2023 (f) du 30.11.2023 – Revenu sans invalidité – Possibilités théoriques de développement professionnel – Maxime inquisitoire / Moment déterminant pour la comparaison des revenus

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_434/2023 (f) du 30.11.2023

 

Consultable ici

 

Revenu sans invalidité – Possibilités théoriques de développement professionnel – Maxime inquisitoire / 16 LPGA – 61 let. c LPGA

Moment déterminant pour la comparaison des revenus en cas de dépôt tardif de la demande AI / 29 al. 1 LAI

 

Assuré, né en 1983, titulaire d’un CFC de vendeur spécialisé en photographie, a travaillé en dernier lieu comme « Customer support » à plein temps (du 01.01.2017 au 31.03.2019). En arrêt de travail depuis le 24.09.2018, il a déposé une demande de prestations de l’assurance-invalidité le 01.11.2019.

Entre autres mesures, l’office AI a recueilli des informations sur la situation professionnelle de l’assuré auprès de l’employeur, puis versé à son dossier celui de l’assurance perte de gain maladie. Il a ensuite mis en œuvre une expertise psychiatrique (rapport du 23.04.2021, complété le 06.07.2021). L’office AI a octroyé à l’assuré un quart de rente de l’assurance-invalidité dès le 01.05.2020.

 

Procédure cantonale (arrêt AI 215/22 – 158/2023 – consultable ici)

Par jugement du 06.06.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 2.2
D’après l’art. 61 let. c seconde phrase LPGA, la maxime inquisitoire est applicable à la procédure judiciaire cantonale. En vertu de ce principe, il appartient au juge d’établir d’office l’ensemble des faits déterminants pour la solution du litige et d’administrer, le cas échéant, les preuves nécessaires. En principe, les parties ne supportent ni le fardeau de l’allégation ni celui de l’administration des preuves. Cette maxime doit cependant être relativisée par son corollaire, soit le devoir de collaborer des parties (art. 61 let. c première phrase LPGA), lequel comprend l’obligation d’apporter, dans la mesure où cela est raisonnablement exigible, les preuves commandées par la nature du litige et des faits invoqués. Si le principe inquisitoire dispense les parties de l’obligation de prouver, il ne les libère pas du fardeau de la preuve. Dès lors, en cas d’absence de preuve, c’est à la partie qui voulait en déduire un droit d’en supporter les conséquences, sauf si l’impossibilité de prouver un fait peut être imputée à la partie adverse. Cette règle ne s’applique toutefois que s’il se révèle impossible, dans le cadre de la maxime inquisitoire et en application du principe de la libre appréciation des preuves, d’établir un état de fait qui correspond, au degré de la vraisemblance prépondérante, à la réalité (ATF 144 V 427 consid. 3.2; 139 V 176 consid. 5.2).

 

Consid. 3
Pour déterminer le revenu sans invalidité, nécessaire à l’évaluation du taux d’invalidité conformément à l’art. 16 LPGA, il faut établir ce que la personne assurée aurait, au degré de la vraisemblance prépondérante (ATF 139 V 28 consid. 3.3.2), réellement pu obtenir au moment déterminant si elle n’était pas devenue invalide. Le revenu sans invalidité doit être évalué de la manière la plus concrète possible. C’est pourquoi il se déduit en principe du salaire réalisé en dernier lieu par la personne assurée avant l’atteinte à la santé, en tenant compte de l’évolution des salaires jusqu’au moment de la naissance du droit à la rente (ATF 144 I 103 consid. 5.3; 139 V 28 consid. 3.3.2). Le salaire réalisé en dernier lieu comprend tous les revenus d’une activité lucrative (y compris les gains accessoires, la rémunération des heures supplémentaires effectuées de manière régulière) soumis aux cotisations à l’assurance-vieillesse et survivants (AVS; arrêt 9C_611/2021 du 21 novembre 2022 consid. 4.1 et la référence). A cet effet, on se fondera en principe sur les renseignements fournis par l’employeur. Il est toutefois possible de s’écarter du dernier salaire que la personne assurée a obtenu avant l’atteinte à la santé quand on ne peut pas l’évaluer sûrement. Ainsi, lorsque le revenu avant l’atteinte à la santé a été soumis à des fluctuations importantes à relativement court terme, il y a lieu de se baser sur le revenu moyen réalisé pendant une période assez longue (arrêt 8C_157/2023 du 10 août 2023 consid. 3.2 et les références).

Les possibilités théoriques de développement professionnel (lié en particulier à un complément de formation) ou d’avancement ne sont pas prises en considération, à moins que des indices concrets rendent très vraisemblables qu’elles se seraient réalisées. Cela pourra être le cas lorsque l’employeur a laissé entrevoir une telle perspective d’avancement ou a donné des assurances en ce sens. En revanche, de simples déclarations d’intention de la personne assurée ne suffisent pas. Des exceptions ne sauraient être admises que si elles sont établies au degré de la vraisemblance prépondérante (arrêt 9C_271/2022 du 28 novembre 2022 consid. 3.3.2 et la référence).

 

Consid. 4.1
Pour fixer le revenu sans invalidité, la cour cantonale s’est référée au salaire que l’assuré avait effectivement perçu en 2018, soit au montant de 64’400 fr. Elle a indexé ce revenu pour l’année 2019, en tenant compte de l’évolution des salaires nominaux, des prix à la consommation et des salaires réels, et obtenu un montant de 64’979 fr. 60. Par ailleurs, elle a considéré qu’il n’y avait pas lieu de se fonder sur le montant de 75’000 fr. mentionné dans le rapport d’employeur pour l’année 2020. En effet, la brièveté des rapports de travail – un peu moins de vingt-et-un mois au moment de la survenance de l’incapacité de travail – ne permettait pas de préjuger, en l’absence d’autres indices concrets, d’une évolution salariale positive d’une ampleur comparable à celle invoquée. La comparaison du revenu sans invalidité de 64’979 fr. 60 avec un revenu avec invalidité de 34’188 fr. 29 aboutissait à un degré d’invalidité de 47 % (47,38 %). L’assuré avait dès lors droit à un quart de rente de l’assurance-invalidité dès le 01.05.2020, soit six mois après le dépôt de sa demande de prestations.

Consid. 4.2
Invoquant une appréciation arbitraire des preuves, l’assuré reproche à la juridiction cantonale de s’être écartée du revenu sans invalidité de 75’000 fr. indiqué par son employeur pour l’année 2020. Outre que sa situation n’était pas comparable à celle examinée dans l’arrêt 9C_221/2014 précité, il fait valoir qu’il était au bénéfice d’un contrat de travail de durée indéterminée et que son revenu avait régulièrement augmenté, passant notamment de 49’910 fr. en 2017 à 64’400 fr. en 2018.

Consid. 5.1
En l’occurrence, comme le relève l’assuré, la comparaison des revenus avec et sans invalidité s’effectue au moment déterminant de la naissance du droit à une éventuelle rente de l’assurance-invalidité (art. 29 al. 1 et 3 LAI; ATF 129 V 222 consid. 4.1; arrêt 8C_350/2022 du 9 novembre 2022 consid. 6). Dans la mesure où l’assuré a déposé sa demande de prestations le 01.11.2019, soit plus de six mois après la survenance de son incapacité de travail (le 24.09.2018), la comparaison des revenus devait s’effectuer six mois plus tard (art. 29 al. 1 LAI), pour l’année 2020 (01.05.2020). Dès lors, en procédant à la comparaison des revenus avec et sans invalidité de l’assuré avec les salaires de l’année 2019 (24.09.2019), la juridiction cantonale a violé le droit fédéral.

Consid. 5.2
Ensuite, s’agissant du revenu sans invalidité, la juridiction cantonale a versé dans l’arbitraire en écartant d’emblée les indications fournies par l’employeur dans le questionnaire du 20.01.2020 au motif qu’il ne pouvait « préjuger », en l’absence d’autres indices concrets, une « évolution salariale positive d’une ampleur comparable à celle invoquée », vu la brièveté des rapports de travail. Etant donné que les juges cantonaux avaient des doutes sur l’évolution salariale en fonction des données fournies par l’employeur (un revenu annuel brut de 75’000 fr. en 2020, soit une augmentation de 10’600 fr. par rapport à l’année 2018 [64’400 fr.]), ils étaient tenus en vertu de la maxime inquisitoire de procéder à l’administration des preuves nécessaires par documents, renseignements des parties ou encore renseignements ou témoignages de tiers pour établir de la manière la plus concrète possible le revenu sans invalidité que l’assuré aurait perçu durant l’année 2020. A cet égard, sans connaître les motifs pour lesquels l’employeur a indiqué que l’assuré aurait perçu un revenu annuel (brut) de 75’000 fr. en 2020, on ne saurait suivre la juridiction cantonale lorsqu’elle se réfère à l’arrêt 9C_221/2014 du 28 août 2014. Dans cette cause, qui concernait un employé travaillant dans le cadre d’une mission temporaire, le Tribunal fédéral a retenu qu’il n’existait aucun indice concret mettant en évidence l’intention de la personne assurée d’entreprendre une nouvelle formation professionnelle conduisant à une activité plus rémunératrice avant la survenance de son atteinte à la santé. A l’inverse, faute pour la juridiction cantonale d’avoir instruit ce point, on ignore dans la présente cause si l’employeur s’est fondé – comme semble le supposer la juridiction cantonale – sur un changement (hypothétique) d’activité ou du cahier des charges. En l’état, la référence à l’arrêt 9C_221/2014 est erronée. Dès lors, en s’abstenant de mettre en œuvre les mesures d’instruction nécessaires pour trancher l’étendue du droit de l’assuré à une rente de l’assurance-invalidité (quart ou demi-rente d’invalidité), la juridiction cantonale a violé le droit fédéral matériel (ATF 137 I 58 consid. 4.1.2 et la référence).

Consid. 5.3
Finalement, c’est en vain que l’assuré demande à ce que le Tribunal fédéral statue sur la base des données fournies par son employeur, puisque celles-ci doivent être complétées (supra consid. 5.2).

Consid. 6
Cela étant, faute pour l’arrêt entrepris de reposer sur des constatations de fait suffisantes, le Tribunal fédéral n’est pas en mesure de se prononcer sur le fond. L’arrêt attaqué doit par conséquent être annulé et la cause renvoyée à l’autorité précédente pour qu’elle procède à l’administration des preuves nécessaires pour établir de la manière la plus concrète possible le revenu sans invalidité que l’assuré aurait perçu en 2020. Il appartiendra ensuite à la juridiction cantonale de statuer à nouveau sur l’étendue du droit de l’assuré à une rente de l’assurance-invalidité dès le 01.05.2020.

 

Le TF admet partiellement le recours de l’assuré.

 

Arrêt 9C_434/2023 consultable ici

 

8C_59/2023 (f) du 12.09.2023 – Morsure de tique et neuroborréliose – Valeur probante d’une expertise judiciaire / Vraisemblance d’une perte de rendement en lien avec l’accident

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_59/2023 (f) du 12.09.2023

 

Consultable ici

 

Morsure de tique et neuroborréliose – Valeur probante d’une expertise judiciaire

Capacité de travail exigible – Vraisemblance d’une perte de rendement en lien avec l’accident (morsure de tique) / 16 LPGA

 

Assuré, maçon, a annoncé le 18.02.2009, s’être fait piquer par une tique en automne 2008 et qu’il était en incapacité de travail en raison de douleurs et enflures des deux genoux.

Par décision du 12.11.2014, l’assurance-accidents a retenu que l’assuré n’avait plus besoin de traitement médical pour les suites de son accident et qu’une pleine capacité de travail devait lui être reconnue, respectivement que sa capacité de gain n’était pas diminuée de manière importante et a mis un terme aux prestations d’assurance avec effet au 01.12.2014. Après avoir mis en œuvre d’autres mesures d’instruction et notamment après avoir pris connaissance de l’expertise pluridisciplinaire mise en œuvre par l’assurance-invalidité, l’assurance-accidents a confirmé cette décision le 04.05.2018.

 

Procédure cantonale

Mise en œuvre de l’expertise judiciaire pluridisciplinaire le 06.04.2021. Rapport rendu le 06.12.2021. Dans sa prise de position du 14.01.2022, l’assurance-accidents a contesté les conclusions du rapport d’expertise, en produisant une appréciation de son médecin-conseil, spécialiste FMH en neurologie. L’assuré, quant à lui, a pris note des résultats de l’expertise, qui à ses yeux apparaissait totalement probante et conforme aux exigences jurisprudentielles en la matière.

Par arrêt du 13.12.2022, la cour cantonale a admis le recours de l’assuré et a renvoyé la cause à l’assurance-accidents pour qu’elle procède à l’examen du droit à une éventuelle rente d’invalidité de l’assuré, en tenant compte s’agissant de la capacité de travail résiduelle, d’une diminution de rendement de 20% dans une activité adaptée aux limitations d’ordre neurologique et neuropsychologique et rende une nouvelle décision.

 

TF

Consid. 3.2
S’agissant de la valeur probante d’une expertise judiciaire, le juge ne s’écarte en principe pas sans motifs impérieux des conclusions d’une expertise médicale judiciaire (ATF 143 V 269 consid. 6.2.3.2), la tâche de l’expert étant précisément de mettre ses connaissances spéciales à la disposition de la justice afin de l’éclairer sur les aspects médicaux d’un état de fait donné. Selon la jurisprudence, peut notamment constituer une raison de s’écarter d’une expertise judiciaire le fait que celle-ci contient des contradictions ou qu’une surexpertise ordonnée par le tribunal en infirme les conclusions de manière convaincante. En outre, lorsque d’autres spécialistes émettent des opinions contraires aptes à mettre sérieusement en doute la pertinence des déductions de l’expert, on ne peut pas exclure, selon les cas, une interprétation divergente des conclusions de ce dernier par le juge ou, au besoin, une instruction complémentaire sous la forme d’une nouvelle expertise médicale (ATF 135 V 465 consid. 4.4 et la référence citée).

 

Consid. 4.1
Les médecins-experts ont retenu à titre de diagnostics avec effet sur la capacité de travail, une fatigue d’origine neurologique dans un contexte séquellaire de status post-neuroborréliose avec méningo-encéphalite et vasculite concomitante avec infarctus multiples des deux côtés dès mi-août ainsi qu’un syndrome de fatigue chronique. Sur le plan neurologique et neuropsychologique, en tenant compte des limitations fonctionnelles, il existait une légère baisse de rendement consécutive aux séquelles de la neuroborréliose et probablement aux conséquences de l’éthylisme chronique. Sous le chapitre de la motivation interdisciplinaire de l’incapacité de travail, ils ont indiqué qu’une activité adaptée aux limitations fonctionnelles ostéo-articulaires était possible sur le plan neurologique, rhumatologique et de la médecine interne « avec une baisse de rendement de 20% motivée par l’atteinte neurologique à 100% horaire depuis novembre 2014 ». L’experte neurologue a précisé que l’atteinte neurologique et neuropsychologique due à la neuroborréliose était stabilisée depuis 2014 et correspondait à une discrète séquelle neurologique (légère hyperréflexie tricipitale et achilléenne relative droite) non handicapante; de possibles séquelles neuropsychologiques ne pouvaient être objectivées en raison de la collaboration insuffisante de l’expertisé. En particulier, une aggravation du tableau cognitif avait été constatée par l’experte neuropsychologue qui ne s’expliquait pas par les éléments médicaux. En raison des inconsistances entre les différentes évaluations et au sein des domaines cognitifs évalués, des résultats aux différents éléments de validation des performances, un défaut d’effort avec majoration des symptômes avait été relevé. L’experte a conclu que les éventuels troubles et leur intensité en lien avec l’AVC ou la neuroborréliose ne pouvaient pas être évoqués, de surcroît chez un patient qui présentait une thymie abaissée, qui avait une consommation excessive d’alcool et qui était cognitivement déconditionné.

Consid. 4.2
Avec la recourante, force est d’admettre que la baisse de rendement retenue par les experts apparaît en contradiction avec les résultats des examens cliniques, la validation des symptômes et la cohérence du tableau. En effet, s’agissant de la (seule) séquelle neurologique (légère hyperréflexie tricipitale et achilléenne relative droite), elle n’a pas d’influence sur la capacité de travail. Quant à la fatigue, elle est d’étiologie multifactorielle, n’a pas pu être validée par les examens neuropsychologiques et, de surcroît, ne s’explique pas par les antécédents médicaux. Comme l’a à juste titre évoqué le médecin-conseil dans son appréciation du 12.01.2022, la baisse de rendement attestée par les experts se fonde ainsi sur une hypothèse médico-théorique, qui prend en compte que l’assuré a présenté une neuroborréliose et des AVC dans le passé, sachant que de telles pathologies peuvent engendrer des pertes cognitives. Cela ne suffit toutefois pas pour établir, au degré de la vraisemblance prépondérante applicable en droit des assurances sociales (ATF 126 V 353 consid. 5b; 125 V 195 consid. 2), l’existence d’une incapacité de travail au-delà du 30.11.2014 en lien avec la morsure de tique en 2008, qui a ensuite déclenché une neuroborréliose.

Consid. 5
Au vu de ce qui précède, l’assurance-accidents était fondée à retenir qu’il n’existait plus, au-delà du 30.11.2014, une incapacité de travail de l’assuré en lien avec la morsure de tique en 2008. Le recours doit donc être admis, l’arrêt cantonal annulé et la décision litigieuse confirmée en tant qu’elle ne reconnaît pas le droit de l’assuré à une rente d’invalidité.

 

Le TF admet le recours de l’assurance-accidents.

 

Arrêt 8C_59/2023 consultable ici

 

9C_13/2023 (f) du 22.11.2023 – Salaire déterminant pour la perception des cotisations / 5 LAVS – 7 RAVS / Associés gérants d’une Sàrl ayant son siège en Suisse – 810 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_13/2023 (f) du 22.11.2023

 

Consultable ici

 

Salaire déterminant pour la perception des cotisations / 5 LAVS – 7 RAVS

Associés gérants d’une Sàrl ayant son siège en Suisse / 810 CO

 

A.__ Sàrl (ci-après: la société ou la recourante) a pour but la distribution et le commerce national et international de produits naturels dans le domaine de la santé, de la cosmétique et de l’alimentation. C.C.__ et D.C.__, alors domiciliés dans le canton de Vaud, en ont été les associés gérants avec signature individuelle depuis le 11.02.1999. A compter du 26.10.2015, D.C.__ est devenu associé gérant président avec signature individuelle, tandis que C.C.__ est restée associée gérante avec signature individuelle; leur fils, E.C.__, a été inscrit en qualité de directeur, avec signature individuelle. Le 15.04.2016, les époux C.C.__ et D.C.__ ont quitté le canton de Vaud pour s’établir à l’étranger, à F.__.

A la suite d’un contrôle d’employeur portant sur la période de janvier 2015 à décembre 2018, la caisse de compensation a réclamé à A.__ Sàrl le paiement de la somme de 151’292 fr. 40, par décision du 24.02.2020, confirmée sur opposition. Ce montant correspondait à la reprise des cotisations paritaires, frais d’administration et intérêts moratoires compris, en faveur des époux C.C.__ et D.C.__, sur des rémunérations versées entre le 01.06.2016 et le 31.12.2018. En bref, la caisse de compensation a considéré que les rémunérations versées par A.__ Sàrl à C.C.__ et D.C.__, puis celles que la société avait versées sur un compte bancaire de la société G.__, basée à l’étranger et détenue par les époux C.C.__ et D.C.__, à titre d’honoraires en faveur de ceux-ci en 2017 et 2018, constituaient un salaire déterminant d’une activité lucrative dépendante soumis aux cotisations sociales.

 

Procédure cantonale (arrêt AVS 41/20 – 33/2022 – consultable ici)

Par jugement du 15.11.2022, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 2.2
Le salaire déterminant pour la perception des cotisations comprend toute rémunération pour un travail dépendant, fourni pour un temps déterminé ou indéterminé (art. 5 al. 2 LAVS). Selon l’art. 7 let. h RAVS, le salaire déterminant pour le calcul des cotisations comprend notamment les tantièmes, les indemnités fixes et les jetons de présence des membres de l’administration et des organes dirigeants des personnes morales.

Lorsque des honoraires sont versés par une société anonyme à un membre du conseil d’administration, il est présumé qu’ils lui sont versés en sa qualité d’organe d’une personne morale et qu’ils doivent être, par conséquent, considérés comme salaire déterminant réputé provenir d’une activité salariée (ATF 105 V 113 consid. 3; arrêt 9C_727/2014 du 23 mars 2015 consid. 4.1 et les références). Cette présomption peut être renversée en établissant que les honoraires versés ne font pas partie du salaire déterminant. Tel est le cas lorsque les indemnités n’ont aucune relation directe avec le mandat de membre du conseil d’administration mais qu’elles sont payées pour l’exécution d’une tâche que l’administrateur aurait assumée même sans appartenir au conseil d’administration; en pareille hypothèse, l’intéressé agit en qualité de tiers vis-à-vis de la société et le gain découlant d’une telle activité se caractérise comme un revenu d’une activité indépendante (ATF 105 V 113 consid. 3; arrêts 9C_727/2014 du 23 mars 2015 consid. 4.1; 9C_365/2007 du 1er juillet 2008 consid. 5.1).

Consid. 4.1
S’agissant de la période du 01.06.2016 au 31.03.2017, l’instance cantonale a considéré qu’en leur qualité de dirigeants de la recourante, une société à responsabilité limitée ayant son siège en Suisse, les époux C.C.__ et D.C.__ avaient exercé une activité lucrative en Suisse et étaient obligatoirement assurés au sens de la LAVS, selon l’art. 1a al. 1 let. b LAVS. Elle a ensuite nié que la société fût parvenue à renverser la présomption selon laquelle les rémunérations versées à C.C.__ et D.C.__ l’avaient été en leur qualité d’organe de la société et correspondaient ainsi à un salaire déterminant d’une activité dépendante, parce qu’elle n’a pas réussi à démontrer que les activités déployées constituaient des tâches que le couple C.C.__ et D.C.__ aurait assumées même sans être gérant de la recourante.

Consid. 4.2
La recourante semble tout d’abord contester l’obligation d’assurance des époux C.C.__ et D.C.__ entre le 01.06.2016 au 31.03.2017, en se référant aux considérations de la juridiction cantonale sur l’ATF 119 V 65. Elle affirme à cet égard qu’ils n’avaient pas une influence déterminante sur son activité.

L’argumentation de la société tombe à faux au regard de la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, dûment rappelée et appliquée par les juges cantonaux. Selon l’ATF 119 V 65 consid. 3b, est considéré comme exerçant une activité lucrative en Suisse (au sens de l’art. 1a al. 1 let. b LAVS) et doit payer des cotisations sur les revenus en découlant celui qui est inscrit au registre du commerce comme administrateur, comme directeur ou au titre d’une autre fonction dirigeante d’une personne morale ayant son siège en Suisse et se trouve en mesure d’exercer une influence déterminante sur l’activité de la société suisse, même s’il a son domicile à l’étranger; peu importe qu’il n’use pas effectivement de ses compétences et que la gestion effective de la société soit déléguée à d’autres personnes (cf. aussi arrêt 9C_105/2011 du 12 octobre 2011 consid. 4.2). Or à cet égard, la société ne conteste pas que du 26.10.2015 au 28.09.2020, les époux C.C.__ et D.C.__ étaient inscrits au registre du commerce, en tant qu’associé gérant président de la recourante, avec signature individuelle, s’agissant de D.C.__, respectivement en tant qu’associée gérante, avec signature individuelle, concernant C.C.__. Le fait qu’ils n’auraient pas exercé une influence déterminante sur l’activité de la société comme ils le prétendent n’est pas déterminant puisqu’il suffit qu’ils en eussent eu la possibilité conformément à leur position d’organes formels de la Sàrl. Dans la mesure où F.__ – où est domicilié le couple C.C.__ et D.C.__ depuis le mois d’avril 2016 – n’est pas partie à l’Accord du 21 juin 1999 entre la Confédération suisse, d’une part, et la Communauté européenne et ses Etats membres, d’autre part, sur la libre circulation des personnes (ALCP; RS 0.142.112.681), ni à l’Association européenne de libre-échange (AELE) ni à une autre convention bilatérale avec la Suisse, la législation suisse – notamment l’art. 1a al. 1 let. b LAVS – est applicable, comme l’a dûment exposé la juridiction cantonale.

Consid. 4.3.1
Les juges cantonaux ont appliqué la présomption découlant des art. 5 al. 2 LAVS et 7 RAVS selon laquelle les honoraires versés à un organe d’une personne morale constituent un salaire déterminant (consid. 2.2 supra). Ils ont en particulier constaté que selon le mémo explicatif transmis par la recourante à la caisse de compensation le 22.01.2020, les époux C.C.__ et D.C.__ souhaitaient transmettre la société à leur fils, E.C.__, et que cette démarche avait conduit à une certaine répartition des tâches entre eux-mêmes et leur fils. Alors que le couple C.C.__ et D.C.__ avait « conservé les tâches inaliénables des gérants d’une [S]àrl en Suisse, à savoir notamment la haute direction de la société », le « reste des activités de la gestion de la société », à savoir les responsabilités courantes et les tâches de gestion quotidienne, était transmis à leur fils. Compte tenu de ces indications, c’est en vain que la société affirme dans son écriture de recours que les activités confiées aux époux C.C.__ et D.C.__ conformément au « service agreement » qu’elle avait conclu le 17.01.2019 avec le couple C.C.__ et D.C.__ ne s’inscrivent pas au sein des attributions intransmissibles et inaliénables des gérants d’une société à responsabilité limitée selon l’art. 810 al. 2 CO et qu’elle procède à sa propre « qualification juridique » de celles-ci. En présence de deux versions différentes et contradictoires d’un fait, la juridiction cantonale ne tombe en particulier pas dans l’arbitraire en accordant la préférence à celle que la personne en cause a donnée alors qu’elle en ignorait les conséquences juridiques, les explications nouvelles pouvant être consciemment ou non le fruit de réflexions ultérieures (ATF 142 V 590 consid. 5.2; 121 V 45 consid. 2a; arrêt 9C_248/2022 du 25 avril 2023 consid. 4.3).

De plus, l’instance cantonale a dûment exposé les raisons pour lesquelles elle a considéré que la large majorité des activités confiées au couple C.C.__ et D.C.__ correspondait à des tâches inaliénables et inhérentes à la qualité de gérant d’une société à responsabilité limitée (selon l’art. 810 al. 2 CO) que les époux n’auraient pas effectuées en dehors de leur fonction dirigeante. Son appréciation ne prête pas le flanc à la critique. A cet égard, quoi qu’en dise la recourante, le « coaching des cadres responsables des finances et de l’entreprise » effectué par D.C.__ relève de l’exercice de la surveillance sur les personnes chargées de parties de la gestion afin de s’assurer notamment qu’elles observent la loi, les statuts, les règlements et les instructions données (cf. art. 810 al. 2 ch. 4 CO). Quant aux tâches de supervision du marketing dont s’occupait C.C.__, elles ont été confiées à celle-ci en raison de sa longue expérience au sein de la société et rien n’indique qu’elle aurait assumé cette fonction de conseil et de surveillance si elle n’était pas restée associée gérante. Le grief tiré de la violation de l’art. 810 CO est mal fondé.

Consid. 4.3.2
La recourante ne saurait pas non plus tirer argument en sa faveur d’un retrait progressif du couple C.C.__ et D.C.__ des tâches relevant de sa gestion entre octobre 2015 et mars 2017. La société ne démontre en particulier pas que les époux C.C.__ et D.C.__ auraient de toute façon perçu leurs honoraires pour les activités déployées, indépendamment de leur qualité d’associé gérant et d’associé gérant président. Or à ce propos, à la lecture du mémo explicatif transmis par la recourante à la caisse de compensation le 22.01.2020, on constate que les époux C.C.__ et D.C.__ avaient délégué les activités de gestion de la société « à la personne désignée pour leur succession », à savoir leur fils, ce qui leur permettait de poursuivre l’expansion de la société à l’étranger. Ils sont donc restés très impliqués dans le développement de la société, tout en assistant le troisième associé de leurs conseils; le lien entre leur position d’organes formels et leurs activités ne saurait être nié. On ajoutera par ailleurs qu’il ressort du « service agreement » conclu entre le couple C.C.__ et D.C.__ et la recourante le 17.01.2019 que celle-ci devait s’acquitter du versement, en leur faveur, d’une rémunération de 30’000 fr. du 01.06.2016 au 31.03.2017, sans opérer de distinction en fonction de l’avancement du processus de transfert de la gestion de la recourante à E.C.__.

Dans ce contexte, c’est en vain que la société se prévaut de certaines clauses du « service agreement » la liant aux époux C.C.__ et D.C.__ pour affirmer que ceux-ci auraient exercé une activité indépendante. Elle allègue en particulier à ce propos que les intéressés bénéficiaient d’une « indépendance organisationnelle », puisqu’ils étaient totalement libres de choisir les outils et structures qu’ils jugeaient utiles pour la bonne exécution de leurs activités respectives. L’argumentation de la société est mal fondée, dès lors déjà qu’en ce qui concerne le critère de la dépendance à un employeur quant à l’organisation du travail et du point de vue de l’économie de l’entreprise, le fait invoqué par la société n’apparaît pas à lui seul déterminant (concernant les critères permettant de savoir si l’on a affaire, dans un cas donné, à une activité indépendante ou salariée, cf. ATF 140 V 108 consid. 6; 123 V 161 consid. 1 et les références). Le recours est mal fondé sur ce point.

Consid. 5.1
Pour la période du 01.04.2017 au 31.12.2018, la juridiction cantonale a constaté que les époux C.C.__ et D.C.__ étaient les deux seuls administrateurs de G.__, incorporée à H.__ le 29.03.2017, et que le « service agreement » conclu entre cette société et A.__ Sàrl le 17.01.2019 l’avait été afin de rémunérer les époux C.C.__ et D.C.__ pour leurs activités au profit de la seconde société. Ce « service agreement » prévoyait en effet le paiement, par A.__ Sàrl à G.__, d’une somme mensuelle de 30’000 fr. du 01.04.2017 au 31.12.2018, correspondant à la rémunération précédemment versée par A.__ Sàrl au couple C.C.__ et D.C.__ du 01.06.2016 au 31.03.2017 conformément au « service agreement » conclu par les époux C.C.__ et D.C.__ et A.__ Sàrl. Par ailleurs, l’appendice joint au « service agreement » liant G.__ à la recourante était identique à celui annexé au « service agreement » conclu par le couple C.C.__ et D.C.__ et A.__ Sàrl, si bien que le cahier des charges était limité strictement aux prestations que devaient fournir C.C.__ et D.C.__ à A.__ Sàrl. Les juges cantonaux en ont déduit qu’il était établi, au degré de la vraisemblance prépondérante, que les rémunérations versées par A.__ Sàrl sur le compte bancaire de G.__ avaient été perçues par les époux C.C.__ et D.C.__, dès le 01.04.2017 et ce jusqu’au 31.12.2018. En conséquence, ils ont admis que C.C.__ et D.C.__ avaient continué d’exercer une activité lucrative en Suisse entre le 01.04.2017 et le 31.12.2018 et qu’ils étaient donc demeurés assurés en application de l’art. 1a al. 1 let. b LAVS. L’instance cantonale a finalement considéré que la recourante n’était pas parvenue à renverser la présomption selon laquelle les honoraires versés aux époux C.C.__ et D.C.__ correspondaient à un salaire déterminant provenant d’une activité dépendante, s’agissant de la période du 01.04.2017 au 31.12.2018.

Consid. 5.2.2
En l’occurrence, la juridiction cantonale n’a pas appliqué le principe de la transparence (« Durchgriff »; sur ce principe, cf. ATF 145 III 351 consid. 4.2; 144 III 541 consid. 8.3.1; 132 III 489 consid. 3.2; arrêt 8C_417/2020 du 9 mars 2021 consid. 10.2.1). Elle s’est fondée sur la pratique administrative. Selon le ch. 3085 des directives de l’OFAS sur l’assujettissement aux assurances AVS et AI (DAA), il y a également une activité lucrative en Suisse lorsque les honoraires ne sont pas versés directement à l’intéressé mais transférés à une société établie à l’étranger. Comme l’a retenu l’instance cantonale, ce principe ne revient pas à nier la légitimité ou l’existence de cette société; il s’agit uniquement de qualifier les rémunérations liées aux activités du couple C.C.__ et D.C.__ en tant qu’associés gérants de la recourante, et que la recourante leur a versées par l’intermédiaire de la société étrangère. Les considérations des juges cantonaux selon lesquelles C.C.__ et D.C.__ avaient continué d’exercer une activité lucrative en Suisse entre le 01.04.2017 et le 31.12.2018 et étaient assurés en application de l’art. 1a al. 1 let. b LAVS, doivent dès lors être confirmées.

Consid. 5.3
En ce que la recourante conteste finalement « la répartition et qualification des tâches », en renvoyant à l’argumentation qu’elle a développée s’agissant de la période d’octobre 2015 à mars 2017 et en affirmant que le fait que les appendices des deux « service agreements » conclus le 17.01.2019 sont identiques, tout comme la rémunération, ne remet pas en cause que les époux C.C.__ et D.C.__ se sont peu à peu « retirés de leur activité de gérant » pour se consacrer à l’expansion de A.__ Sàrl à l’étranger en tant qu’indépendants désormais, son argumentation est mal fondée. La société ne démontre en particulier pas que C.C.__ et D.C.__ auraient agi en qualité de tiers vis-à-vis d’elle (cf. consid. 4.3.2 supra). Elle ne parvient dès lors pas à renverser la présomption selon laquelle les rémunérations versées à G.__ en faveur de C.C.__ et D.C.__ l’avaient été en leur qualité d’organes de A.__ Sàrl. Le recours est mal fondé sur ce point également.

Consid. 6
Eu égard à ce qui précède, il n’y a pas lieu de s’écarter des considérations de la juridiction de première instance, selon lesquelles entre le 01.06.2016 et le 31.12.2018, les rémunérations perçues par les époux C.C.__ et D.C.__ constituaient un salaire déterminant provenant d’une activité dépendante et étaient soumises à cotisations sociales. Pour le surplus, la recourante n’a pas contesté que les salaires tels que rapportés par la caisse de compensation étaient établis par pièces, si bien que les juges cantonaux étaient fondés à confirmer la quotité du montant réclamé à titre de cotisations sociales.

 

Le TF rejette le recours de A.__ Sàrl.

 

Arrêt 9C_13/2023 consultable ici

 

9C_580/2022 (f) du 03.10.2023 – Rapport d’expertise et rapport du médecin-traitant – Valeur probante / Vraisemblance d’un syndrome douloureux régional complexe (SDRC ; CRPS) – Critères de Budapest

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_580/2022 (f) du 03.10.2023

 

Consultable ici

 

Rapport d’expertise et rapport du médecin-traitant – Valeur probante

Vraisemblance d’un syndrome douloureux régional complexe (SDRC ; CRPS) – Critères de Budapest

Capacité de travail exigible

 

Assurée exerçant la profession de logisticienne à temps partiel (80%) argue souffrir de séquelles incapacitantes d’un syndrome douloureux chronique (apparu en 2014). Dépôt de la demande ai le 19.04.2016.

Au cours de la procédure d’instruction, l’office AI a sollicité l’avis du médecin traitant. Outre un syndrome douloureux chronique, affectant les bras et les jambes, la spécialiste en médecine interne générale a mentionné un probable syndrome de Sudeck résultant d’un traumatisme de la main gauche survenu au mois de février 2017 et fait état d’une incapacité totale de travail dans l’activité habituelle depuis le 24.05.2017. L’office AI s’est également procuré une copie du dossier de l’assureur-accidents et a mis en œuvre une expertise médicale. Le spécialiste en rhumatologie et le spécialiste en psychiatrie et psychothérapie ont retenu une incapacité totale de travail dans l’activité habituelle et une capacité résiduelle de travail dans une activité adaptée de 70% depuis le mois de juillet 2016. Ils ont justifié leur conclusion par la fatigue engendrée par le syndrome douloureux chronique diagnostiqué (d’origine indéterminée en tant qu’il affecte les quatre membres et le bassin et apparu après un événement traumatique mineur en tant qu’il affecte la main gauche). Ils ont encore conclu que les autres pathologies constatées (status post-cure d’un syndrome du tunnel carpien gauche, troubles statiques et dégénératifs du rachis, trouble somatoforme indifférencié) n’avaient pas d’incidence sur la capacité de travail. En plus d’une enquête économique sur le ménage, l’administration a aussi recueilli des informations auprès du spécialiste en anesthésiologie, qui a estimé que sa patiente n’était pas apte à exercer une activité lucrative ni à suivre des mesures de réadaptation en raison du syndrome douloureux chronique généralisé, du CRPS au bras gauche (complex regional pain syndrom; SDRC syndrome douloureux régional complexe) et des polyarthralgies observés.

L’office AI a rejeté la demande au motif que le taux d’invalidité de 4,14% en 2016/2017 et de 19,80% dès 2018 ne donnait aucun droit à des prestations.

 

Procédure cantonale (arrêt 605 2022 34 – consultable ici)

Par jugement du 24.01.2022, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 4
En réponse à l’argumentation de l’assurée, ne portant que sur l’appréciation de son état de santé sur le plan somatique, la cour cantonale a toutefois plus particulièrement relevé que l’avis de l’expert en rhumatologie à propos de l’existence d’un SDRC affectant le bras ou la main gauche et des effets de ce trouble sur la capacité de travail divergeait totalement de celui du spécialiste en anesthésiologie traitant. Elle a considéré qu’il n’y avait pas lieu de s’écarter de l’avis de l’expert dans la mesure où il avait établi dans son rapport que les critères diagnostiques d’un SDRC n’étaient pas remplis au moment de l’expertise. Elle a également retenu que l’avis du spécialiste en anesthésiologie traitant ne remettait pas valablement en question le rapport d’expertise dès lors que ce dernier ne mentionnait aucun élément objectif nouveau qui aurait été ignoré par l’expert, fondait certaines de ses conclusions sur les allégations de sa patiente et attestait sans autre motivation une incapacité totale de travail. Elle a dès lors suivi les conclusions des médecins experts et confirmé le taux d’invalidité fixé par l’office AI.

Consid. 6
En l’occurrence, la cour cantonale a considéré que le SDRC n’était pas présent ou plus d’actualité lors de l’expertise au plus tard dès lors que le médecin-expert rhumatologue avait démontré que les critères diagnostiques nécessaires pour retenir une telle pathologie n’étaient pas remplis. Elle a abouti à cette conclusion en se basant sur les « critères de Budapest », fixés par la doctrine médicale. Elle a relevé que l’expert avait attesté l’existence d’une douleur continue, disproportionnée par rapport à l’événement initial (critère 1), ainsi que de symptômes dans les quatre catégories somatosensorielle, vasomotrice, sudomotrice/oedème et motrice/trophique (critère 2), mais qu’il n’avait en revanche observé qu’un signe clinique dans ces mêmes catégories alors qu’il en fallait au moins deux pour retenir le critère 3 et – partant – le SDRC. Elle a par ailleurs considéré que le spécialiste en anesthésiologie traitant n’attestait aucun élément médical nouveau et que, même s’il faisait état d’un œdème à l’index de la main gauche (soit un signe supplémentaire dans les catégories du 3e critère diagnostique du syndrome litigieux) dans son rapport ultérieur, son évaluation des limitations fonctionnelles et de la capacité de travail était dénuée de toute valeur probante. On peut douter que, comme le fait valoir l’assurée, la juridiction cantonale pouvait légitimement nier d’emblée l’existence d’un SDRC. En effet, l’œdème à l’index de la main gauche signalé par le spécialiste en anesthésiologie traitant est de toute évidence un élément objectif nouveau par rapport aux constatations de l’expert rhumatologue, qu’il s’agit d’une atteinte objectivée et présente lors du prononcé de la décision litigieuse (sur l’état de fait déterminant pour apprécier la légalité de décisions administratives, cf. notamment ATF 144 V 210 consid. 4.3.1 et les références) et que, si on intégrait l’œdème à l’analyse des critères diagnostiques d’un SDRC par les juges cantonaux, il semblerait que le diagnostic en question puisse être retenu (cf. arrêt 8C_416/2019 du 15 juillet 2020 consid. 5.1).

Quoi qu’il en soit, le résultat auquel a abouti le tribunal cantonal n’est pas arbitraire (sur cette notion, cf. p. ex. ATF 139 III 334 consid. 3.2.5 et les références). En effet, l’expert n’a pas retenu un SDRC sur la base des constatations qu’il avait faites lors de son examen clinique. Il n’a toutefois ignoré ni les douleurs à la main gauche ni l’incidence de ces douleurs sur la capacité de travail au contraire de ce que l’assurée laisse entendre. Il a diagnostiqué un syndrome de douleurs chroniques de la main gauche après un événement traumatique mineur survenu le 5 février 2017 et retenu le port de charges de plus de 5 kg et les activités manuelles complexes parmi les limitations permettant la pratique d’une activité adaptée à 70%. Cette appréciation – reprise par la cour cantonale – ne peut pas valablement être mise en doute par l’allégation générale d’une douleur disproportionnée par rapport à l’événement déclenchant ou d’une impossibilité objective d’utiliser le bras gauche et d’exercer une activité autre que monomanuelle, qui ne ressort au demeurant pas des rapports établis par le spécialiste en anesthésiologie traitant.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 9C_580/2022 consultable ici

 

4A_271/2023 (d) du 14.11.2023 – Indemnités journalières maladie LCA / Notion d’incapacité de travail – Question de droit – Interprétation des CGA

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_271/2023 (d) du 14.11.2023

 

Consultable ici

NB : traduction personnelle, seul l’arrêt fait foi

 

Indemnités journalières maladie LCA

Notion d’incapacité de travail – Question de droit – Interprétation des CGA

Caractéristique essentielle ou importante de l’activité professionnelle habituelle

 

Assuré, chef d’équipe CNC né en 1957, employé par C.__ SA. Déclaration de sinistre le 13.02.2019, annonçant une incapacité de travail depuis le 23.01.2019. Par lettre du 17.10.2019, l’employeur a résilié le contrat de travail avec l’assuré pour le 31.01.2020.

Sur la base du rapport du Dr D.__, l’assurance perte de gain maladie a informé l’assuré le 02.10.2019 qu’il était dès à présent apte à travailler à 100% à un autre poste. Elle a toutefois accepté de continuer à verser l’indemnité journalière à 100% jusqu’au 31.10.2019 et, après cette date, les indemnités journalières seraient versées en fonction de son incapacité de travail. Par courriel du 21.10.2019, l’assuré a fait part de son désaccord et a remis des rapports médicaux à l’assurance. Le 06.12.2019, l’assurance a informé l’intéressé que les documents médicaux remis se rapportaient au poste actuel et a rappelé que l’assuré disposait d’une pleine capacité de travail dans un autre poste. En guise de geste commercial, l’assurance a informé qu’elle continuerait à verser les indemnités journalières jusqu’au 31.01.2020 et qu’elle ne verserait plus d’indemnités journalières après cette date.

Le 19.06.2020, le médecin du SMR a estimé que l’assuré présentait une capacité de travail de 50 à 70%, tout en recommandant, en raison du déconditionnement probable entre-temps et dans l’optique d’une réinsertion professionnelle durable, de débuter avec un taux d’occupation de 50%.

Par courriel du 29.09.2020, l’assuré a demandé à l’assurance de continuer à verser l’indemnité journalière à 100% avec effet rétroactif. Par courrier du 23.10.2020, l’assurance l’a informé que, sur la base de l’évaluation du médecin du SMR, elle verserait l’indemnité journalière du 01.02.2020 au 18.06. 2020 sur la base d’une incapacité de travail de 100% et, à partir du 19.06.2020, sur la base d’une incapacité de travail de 50%. L’assurance a ensuite versé l’indemnité journalière jusqu’à l’épuisement du droit aux prestations (05.03.2021) sur la base d’une incapacité de travail de 50%.

 

Procédure cantonale (arrêt AA 95/14 – 85/2015 – consultable ici)

L’instance cantonale a considéré que l’assurance avait à juste titre considéré que l’assuré avait une capacité de travail de 50% pour la période déterminante. Cette capacité de travail attestée s’applique ensuite à l’activité habituelle de l’intéressé. Dans ce contexte, elle a constaté qu’une activité adaptée supposait si possible de ne pas travailler de nuit, que les horaires de travail soient réguliers, que l’employeur soit bienveillant et compréhensif et que le lieu de travail soit calme. L’activité ne devait pas non plus, du moins au début, comporter de tâches de direction. Il ressort du questionnaire rempli par l’employeur le 25.07.2019 que l’activité de l’assuré consistait à diriger des collaborateurs (34 à 66%, soit 3 à 5,25 heures par jour), parfois à programmer et à effectuer des travaux de bureau (6 à 33% chacun, soit 0,5 à 3 heures par jour) et rarement à travailler à la machine CNC (1 à 5%, soit jusqu’à environ 0,5 heure par jour). Ces indications d’activités comportaient une marge de manœuvre relativement importante en termes de temps, de sorte qu’il n’était pas possible de déterminer avec précision l’étendue des tâches de direction et de gestion qui n’étaient pas possibles du point de vue psychiatrique. Toutefois, la cour cantonale est partie du postulat que l’assuré aurait pu exercer son activité habituelle ou une activité comparable à sa profession habituelle à un taux d’occupation de 50% depuis le 19.06.2020.

Par jugement du 19.04.2023, le tribunal cantonal a rejeté la demande de l’assuré.

 

TF

Consid. 3.1
Le 1er janvier 2022, la loi révisée sur le contrat d’assurance est entrée en vigueur. Conformément à la disposition transitoire de l’art. 103a LCA, les dispositions suivantes du nouveau droit s’appliquent aux contrats qui ont été conclus avant l’entrée en vigueur de la modification du 19 juin 2020 : les prescriptions en matière de forme (let. a) ; le droit de résiliation au sens des art. 35a et 35b (let. b). Toutes les autres dispositions ne s’appliquent qu’aux contrats nouvellement conclus (cf. message relatif à la modification de la loi sur le contrat d’assurance du 28 juin 2017, FF 2017 5089 ss, 5136 [en français : FF 2017 4767, 4812]). Le contrat d’assurance à l’origine du présent litige a été conclu avant le 19 juin 2020. A l’exception des prescriptions de forme et du droit de résiliation, les dispositions de la LCA dans sa version en vigueur jusqu’à fin 2021 (ci-après aLCA) sont donc applicables. A l’exception de l’art. 87 aLCA, qui norme le droit de créance du bénéficiaire dans l’assurance-accidents ou maladie collective, l’aLCA ne contient pas de dispositions spécifiques concernant les indemnités journalières en cas de maladie. Ce sont donc en premier lieu les conventions contractuelles qui sont déterminantes.

Consid. 3.2
Si l’assuré est en incapacité de travail après constatation médicale, l’assurance paie, conformément à l’art. B8 ch. 1 f. CGA, l’indemnité journalière est versée à l’expiration du délai d’attente convenu, au plus tard pendant la durée des prestations mentionnée dans la police. En cas d’incapacité de travail totale, l’assurance l’indemnité journalière mentionnée dans la police. En cas d’incapacité de travail partielle, le montant est déterminé en fonction de l’étendue de l’incapacité de travail. L’incapacité de travail est déterminée selon l’art. A4, ch. 2 CGA : l’incapacité totale ou partielle, due à une maladie, d’accomplir dans sa profession ou son domaine d’activité le travail qui peut raisonnablement être exigé de lui. En cas d’incapacité de longue durée, l’activité raisonnablement exigible dans une autre profession ou un autre domaine de tâches est également prise en compte.

Consid. 4.3.1
L’assuré se plaint d’une application erronée de l’art. A4 ch. 2 CGA par l’instance cantonale. Selon lui, celui qui, pour des raisons de santé, ne peut plus exercer qu’une partie secondaire des activités nécessaires à son ancienne profession est totalement incapable de travailler dans celle-ci. Ainsi, un cuisinier qui, pour des raisons de santé, ne peut plus travailler en cuisine, mais qui est encore en mesure de passer des commandes de denrées alimentaires à l’ordinateur, doit être considéré comme totalement incapable de travailler dans son ancienne profession de cuisinier, tout comme un chef d’équipe CNC qui ne peut plus assumer de tâches de direction. L’assuré fait donc valoir en substance que l’instance cantonale s’est fondée sur une notion erronée de l’incapacité de travail dans l’ancienne profession. Alors que l’état de santé de l’assuré, la liste des tâches de l’ancienne profession ainsi que la détermination des activités professionnelles qui ne peuvent plus être exercées en raison de l’état de santé constituent des constatations de fait, la notion d’incapacité de travail constitue une notion juridique qui peut être librement examinée par le Tribunal fédéral (ULRICH MEYER – BLASER, Der Rechtsbegriff der Arbeitsunfähigkeit und seine Bedeutung in der Sozialversicherung, namentlich für den Einkommensvergleichung in der Invaliditätsbemessung, in : Schaffhauser/Schlauri [Hrsg. ], Schmerz und Arbeitsunfähigkeit, 2003, p. 47 ss ; cf. aussi ATF 140 V 193 consid. 3.1). En conséquence, il convient de définir ci-après la notion d’incapacité de travail selon l’art. A4 ch. 2 CGA.

Consid. 4.3.2
Les CGA sont des conditions générales, donc des dispositions contractuelles, qui ont été préformulées de manière générale en vue de la conclusion future d’un grand nombre de contrats (ATF 148 III 57 consid. 2). Lorsqu’elles sont valablement intégrées dans des contrats, les conditions générales doivent en principe être interprétées selon les mêmes principes que les clauses contractuelles rédigées individuellement (ATF 148 III 57 consid. 2.2.1 et les références ; 142 III 671 consid. 3.3 et les références). Ce qui est donc déterminant, c’est en premier lieu la volonté réelle et commune des parties contractantes et, en second lieu, si une telle volonté ne peut être établie, l’interprétation des déclarations des parties sur la base du principe de la confiance (ATF 148 III 57 consid. 2.2.1 ; 142 III 671 consid. 3.3). Pour ce faire, il convient de partir du texte des déclarations, qui ne doivent toutefois pas être appréciées isolément, mais en fonction de leur sens concret (ATF 148 III 57 consid. 2.2.1 ; 146 V 28 consid. 3.2). Même si le texte semble clair à première vue, il ne faut donc pas s’en tenir à une interprétation purement littérale (ATF 148 III 57 consid. 2.2.1 ; 131 III 606 consid. 4.2). Les déclarations des parties doivent au contraire être interprétées de la manière dont elles pouvaient et devaient être comprises en fonction de leur teneur et de leur contexte ainsi que de l’ensemble des circonstances. Le juge doit prendre en considération le but réglementaire de la disposition contractuelle poursuivi par le déclarant, tel que le destinataire de la déclaration pouvait et devait le comprendre de bonne foi (ATF 148 III 57 consid. 2.2.1 ; 146 V 28 consid. 3.2). Par conséquent, ce qui est déterminant pour l’interprétation d’une disposition contractuelle rédigée par une partie contractante, c’est le but réglementaire que l’autre partie contractante pouvait et devait raisonnablement reconnaître dans la clause considérée en tant que partie contractante de bonne foi. En principe, il faut présumer que le destinataire de la déclaration peut supposer que le déclarant vise une règle raisonnable et appropriée (ATF 148 III 57 consid. 2.2.1, avec références). L’examen d’une interprétation objective des déclarations de volonté est une question de droit, que le Tribunal fédéral examine librement, alors qu’il est en principe lié par les constatations de l’autorité cantonale concernant les circonstances extérieures ainsi que la connaissance et la volonté des parties (art. 105 al. 1 LTF ; ATF 148 III 57 consid. 2.2.1 ; 146 V 28 consid. 3.2).

Consid. 4.3.3
Selon l’art. A4 ch. 2 CGA, l’incapacité de travail est définie comme l’incapacité totale ou partielle, due à une maladie, d’accomplir dans sa profession ou son domaine d’activité le travail qui peut raisonnablement être exigé de lui. Il résulte du libellé de l’art. A4 ch. 2 CGA que le travailleur est partiellement apte à travailler tant que ses capacités restantes lui permettent d’accomplir un travail exigible dans sa profession actuelle. Il en découle en même temps que la seule incapacité du travailleur, due à la maladie, d’exercer une fonction déterminée (même si elle est essentielle) dans son ancienne profession ne conduit en principe pas à une incapacité de travail totale. Il en serait autrement si, en raison de la maladie, une caractéristique essentielle ou importante (« zwingende bzw. dominierende Eigenschaft ») pour l’exercice de la profession devenait impossible à tel point que la capacité de travail restante dans l’ancienne profession ne serait pas économiquement exploitable ou ne pourrait être raisonnablement exigée. Une capacité de travail résiduelle économiquement exploitable dans l’activité exercée jusqu’alors exclut ainsi, en règle générale, le droit à la totalité de l’indemnité journalière assurée (cf. ATF 114 V 281 consid. 3d). Le but de l’assurance d’indemnités journalières conclue plaide également en faveur d’une telle interprétation. Ainsi, une assurance d’indemnités journalières sert de revenu de substitution et ne remplace l’obligation de l’employeur de continuer à verser le salaire que dans la mesure et aussi longtemps que le travailleur n’est pas en mesure, pour des raisons de santé, de remplir tout ou partie de ses obligations contractuelles ou d’exercer une autre activité lucrative. Elle n’est toutefois pas destinée à compenser la perte de salaire d’un bénéficiaire qui pourrait à nouveau obtenir un revenu d’une activité lucrative (arrêt 9C_595/2008 du 5 novembre 2008 consid. 4.1).

On ne peut donc pas suivre l’assuré dans la mesure où il fait valoir qu’il est totalement incapable de travailler dans sa profession habituelle parce qu’il ne peut pas assumer de tâches de direction. Ainsi, dans son recours, il ne démontre pas suffisamment en quoi l’exercice de tâches de direction constitue une caractéristique essentielle de son activité professionnelle au point que la capacité de travail restante dans son ancienne profession n’aurait pas été économiquement exploitable ou n’aurait pas été exigible.

Le Tribunal fédéral confirme la conclusion de l’instance cantonale selon laquelle l’assuré avait une capacité de travail de 50% durant la période déterminante.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 4A_271/2023 consultable ici

 

Proposition de citation : 4A_271/2023 (d) du 14.11.2023, in assurances-sociales.info – ionta (https://assurances-sociales.info/2024/02/4a_271-2023)