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8C_418/2023 (f) du 29.05.2024 – Stabilisation de l’état de santé – 19 al. 1 LAA / Valeur probante des rapports du médecin-conseil vs ceux du médecin traitant

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_418/2023 (f) du 29.05.2024

 

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Stabilisation de l’état de santé / 19 al. 1 LAA

Valeur probante des rapports du médecin-conseil vs ceux du médecin traitant

 

Assuré, né en 1980, a travaillé en qualité de plongeur au restaurant. Le 13.09.2018, alors qu’il descendait une route à vélo, la roue arrière s’est bloquée et il est tombé à terre. L’examen radiographique et le scanner de l’épaule droite réalisés à l’hôpital ont mis en évidence une fracture multifragmentaire déplacée du corps de l’omoplate, avec des probables fractures non déplacées de l’arc antérieur des 2e, 3e et 4e côtes. Le traitement a été conservateur.

Se fondant principalement sur un rapport d’expertise de son médecin-conseil, spécialiste en chirurgie orthopédique et traumatologie de l’appareil locomoteur ainsi qu’en chirurgie de la main, du 24.03.2021, l’assurance-accidents a, par décision du 08.04.2021, estimé que le cas était stabilisé. Elle lui a accordé la prise en charge d’une dernière série de neuf séances de physiothérapie jusqu’à fin 2021 et a mis fin au versement d’indemnités journalières dès le 01.01.2021. En outre, elle lui a octroyé une indemnité pour atteinte à l’intégrité d’un taux de 10%, mais lui a refusé tout droit à une rente d’invalidité.

Dans le cadre de l’opposition contre cette décision, l’assuré a présenté divers avis de ses médecins traitants, notamment un avis d’un spécialiste en médecine physique et réadaptation au sein d’un centre de médecine du sport et de l’exercice. Dans un rapport complémentaire du 09.02.2022, le médecin-conseil a persisté dans ses conclusions. Par décision sur opposition du 06.04.2022, l’assurance-accidents a confirmé sa décision du 08.04.2021.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/335/2023 – consultable ici)

Par jugement du 16.05.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.2
On rappellera que, selon l’art. 19 al. 1 LAA, le droit à la rente prend naissance dès qu’il n’y a plus lieu d’attendre de la continuation du traitement médical une sensible amélioration de l’état de l’assuré et que les éventuelles mesures de réadaptation de l’assurance-invalidité ont été menées à terme (première phrase); le droit au traitement médical et aux indemnités journalières cesse dès la naissance du droit à la rente (seconde phrase). Il appartient ainsi à l’assureur-accidents de clore le cas en mettant fin aux frais de traitement ainsi qu’aux indemnités journalières, et en examinant le droit à une rente d’invalidité et à une indemnité pour atteinte à l’intégrité (ATF 144 V 354 consid. 4.1 et les références).

L’amélioration de l’état de santé se détermine notamment en fonction de l’augmentation ou de la récupération probable de la capacité de travail réduite par l’accident. L’utilisation du terme « sensible » par le législateur montre que l’amélioration que doit amener une poursuite du traitement médical doit être significative. Ni la possibilité lointaine d’un résultat positif de la poursuite d’un traitement médical, ni un progrès thérapeutique mineur à attendre de nouvelles mesures – comme une cure thermale – ne donnent droit à sa mise en œuvre. Il ne suffit pas non plus qu’un traitement physiothérapeutique puisse éventuellement être bénéfique pour la personne assurée. Dans ce contexte, l’état de santé doit être évalué de manière prospective et non sur la base de constatations rétrospectives (arrêts 8C_176/2023 du 6 décembre 2023 consid. 3 et les arrêts cités; 8C_219/2022 du 2 juin 2022 consid. 4.1 et 8C_682/2021 du 13 avril 2022 consid. 5.1).

Consid. 3.3
Lorsqu’une décision administrative s’appuie exclusivement sur l’appréciation d’un médecin interne à l’assureur social et que l’avis d’un médecin traitant ou d’un expert privé auquel on peut également attribuer un caractère probant laisse subsister des doutes même faibles quant à la fiabilité et la pertinence de cette appréciation, la cause ne saurait être tranchée en se fondant sur l’un ou sur l’autre de ces avis et il y a lieu de mettre en œuvre une expertise par un médecin indépendant selon la procédure de l’art. 44 LPGA ou une expertise judiciaire (ATF 135 V 465 consid. 4.6 et 4.7; arrêt 8C_816/2021 du 2 mai 2022 consid. 3.2).

 

Consid. 4.2.1
Le médecin-conseil a posé les diagnostics d’une limitation fonctionnelle douloureuse modeste en élévation de l’épaule droite, d’un status après fracture multifragmentaire de l’aile de l’omoplate droite le 13.09.2018, consolidée avec une incongruence centimétrique causant un dysfonctionnement omo-thoracique résiduel, ainsi que d’un conflit sous-acromial chronique de l’épaule droite sur troubles dégénératifs anciens, auparavant asymptomatiques. Le statu quo sine ne serait plus jamais retrouvé en raison de la déformation définitive de l’aile de l’omoplate entraînant une incongruence séquellaire de l’articulation scapulo-thoracique. Le médecin-conseil a constaté, lors de l’examen clinique, entre autres une légère dyskinésie scapulo-thoracique droite. Il a attesté une capacité de travail entière dans une activité respectant les limitations fonctionnelles. Ainsi, toute activité nécessitant l’usage de force ou les mouvements répétitifs en hauteur de l’épaule droite, y compris en partie l’activité de plongeur, était compromise. Cependant, l’assuré pourrait reprendre toute autre activité professionnelle légère se déroulant sur un plan de travail rabaissé, à temps complet, au moins depuis l’automne 2020. Concernant le moment de la stabilisation de l’état de santé, le médecin-conseil a expliqué que jusqu’à la fin de l’année en cours (2021), on pouvait encore s’attendre à une petite amélioration fonctionnelle, avec l’intervention de phénomènes d’adaptation et d’accoutumance. Ils seraient probablement insuffisants pour envisager la reprise du travail habituel de plongeur. Un traitement physiothérapeutique espacé et des exercices personnels devraient être poursuivis jusqu’à la fin de l’année 2021 pour entretenir l’état de santé, mais il ne fallait pas trop compter sur d’éventuelles répercussions sur la capacité de travail.

Consid. 4.2.2
Le médecin traitant a diagnostiqué, dans son rapport du 08.11.2021, un status après fracture multifragmentaire de l’omoplate droite, consolidée, mais où persistait une incongruence omo-thoracique. S’y associait comme conséquence directe une très importante dyskinésie de l’omoplate droite, encore largement présente, mais en voie d’amélioration entre février et octobre 2021. Le tout entraînait de sérieuses limitations fonctionnelles de cette épaule droite, tant liées à une douleur résiduelle qu’à une restriction des amplitudes articulaires, tout particulièrement en élévation antérieure et en abduction. Il se surajoutait un conflit sous-acromial secondaire à la dyskinésie. Par ailleurs, dans les limitations fonctionnelles déjà évoquées, il fallait encore mentionner une diminution de force et une fatigabilité accrue du membre supérieur droit tant au niveau de la force d’élévation que de la force de préhension de la main. À l’instar du médecin-conseil, le médecin traitant excluait la reprise de l’activité habituelle de plongeur. Il retenait en substance les mêmes limitations fonctionnelles que le médecin-conseil. Cependant, il ne partageait pas l’avis du médecin-conseil concernant la question de savoir à partir de quand une telle activité serait ou aurait été exigible. À ce propos, il a expliqué qu’en février 2021, les limitations fonctionnelles et surtout la douleur étaient telles que l’assuré n’aurait pas toléré une activité même légère. Malgré une claire amélioration grâce à un travail régulier ainsi qu’à une physiothérapie dédiée, spécifique et très adaptée pendant huit mois, le cas n’était (au 08.11.2021) pas encore stabilisé au plan médical, de sorte qu’il fallait donner la chance au patient de pouvoir continuer à s’améliorer encore durant les six premiers mois de l’année 2022. Dans une activité adaptée aux limitations fonctionnelles, on pouvait probablement retenir ce jour une capacité de travail de 50% (« estimation arbitraire »), avec une baisse de rendement estimée à 10% compte tenu du manque d’endurance, de l’importante fatigabilité du membre supérieur et du déficit de force.

Le 21.09.2022, le médecin traitant a expliqué qu’entre novembre 2021 et la dernière consultation de juillet 2022, l’intéressé avait progressé « de manière spectaculaire » dans le cadre du programme de rééducation globale comprenant thérapie manuelle, renforcement musculaire, ostéopathie douce et surtout en parallèle travail postural régulier et important. C’était bien la preuve que son état physique ne devait pas être considéré comme stabilisé à fin 2020 ou même courant 2021. La capacité de travail du patient était, depuis mars 2022, entière dans une activité adaptée tenant compte de certaines limitations et d’un rendement quelque peu diminué.

Consid. 4.3.1
Les juges cantonaux ont entrepris une appréciation soigneuse et détaillée de ces deux avis ainsi que des autres documents médicaux au dossier. Par ses griefs, l’assuré ne s’oppose qu’à certains aspects isolés du raisonnement de la cour cantonale.

Consid. 4.3.2
Contrairement à ce qu’il prétend, la technique rédactionnelle choisie par la cour cantonale, qui consiste à mentionner les rapports médicaux principaux dans les faits et à les détailler et apprécier dans les considérants en droit, ne porte pas flanc à la critique.

Consid. 4.3.3 et 4.3.4
L’assuré soutient que la cour cantonale serait tombée dans l’arbitraire en observant qu’il ne pouvait pas se prévaloir du rapport du docteur G.__, chef de clinique au service de chirurgie orthopédique et traumatologie de l’appareil locomoteur du 09.12.2019. Ce spécialiste a certes fait état d’une forte dyskinésie scapulo-thoracique limitant la mobilité globale de l’épaule, diagnostic qui est confirmé par le médecin traitant. Toutefois, son rapport ne remet pas en question les conclusions du médecin-conseil, parce qu’il avait été établi plus d’une année avant celui du médecin-conseil. En outre, ce dernier a, lui aussi, constaté une dyskinésie, qu’il n’a cependant qualifiée que de légère. Contrairement à ce qu’allègue l’assuré, ce spécialiste a d’ailleurs également pris en considération que la rééducation en physiothérapie associée à de l’ostéopathie et à de l’acupuncture avait été interrompue par les mesures prises lors de la première et la deuxième vague de pandémie Covid-19 au printemps et à la fin 2020.

Consid. 4.3.6
L’assuré affirme que le traitement prodigué par le médecin traitant lui aurait permis de retrouver une capacité de travail dans une activité adaptée (telle que décrite par le médecin-conseil) de 50% dès le 01.11.2021, puis de 100% dès le 01.04.2022. Il faudrait donc admettre que son cas n’aurait pas été stabilisé au 01.01.2021. Toutefois, comme il a été mentionné ci-dessus, une telle évaluation rétrospective de la stabilisation de l’état de santé n’est en principe pas admissible (cf. consid. 3.2 supra). Au demeurant, le médecin traitant ne démontre pas, dans son rapport du 21.09.2022, que les limitations fonctionnelles retenues par le médecin-conseil au 01.01.2021 auraient changé de manière significative, malgré l’effet bénéfique des traitements réalisés entre février 2021 et juillet 2022.

Consid. 4.3.7
L’assuré fait enfin grief à la cour cantonale de n’avoir aucunement discuté la diminution de la force ni la fatigabilité accrue du membre supérieur droit, énumérées par le médecin traitant en tant que symptômes de la dyskinésie sévère, malgré le fait que ces phénomènes seraient susceptibles d’affecter la capacité de travail de l’assuré. Or, la cour cantonale s’est prononcée sur ces aspects dans le cadre de la discussion des limitations fonctionnelles. Elle a notamment observé que le médecin-conseil n’avait pas omis de prendre en considération les problèmes d’amplitude, de douleurs et de fatigabilité ni les plaintes et propos de l’assuré. Celui-ci avait notamment décrit une faiblesse à la flexion de l’épaule et du coude pour soulever un six-pack d’eau minérale et le disposer en hauteur, tout en précisant qu’il pouvait tenir une bouteille d’eau minérale de la main droite et la verser dans un verre sur la table et qu’il utilisait normalement sa main droite pour toutes les tâches qui se déroulent sur un plan de travail rabaissé comme l’écriture, la cuisine etc., alors qu’il utilisait sa main droite en soutenant le coude de sa main gauche pour les tâches légères en hauteur et principalement sa main gauche pour les tâches lourdes et répétitives. Dans ce contexte, on observera encore que le médecin traitant fait certes état, dans sa détermination du 21.09.2022 produite devant la juridiction cantonale, d' »amplitudes actives catastrophiques, [de] douleurs importantes autour de la ceinture scapulaire, [d’]une fatigabilité extrême de la musculature autour de cette épaule et du membre supérieur droit » excluant toute capacité de travail au début de l’année 2021. Toutefois, on cherche en vain au dossier la description précise de ses constatations cliniques à l’époque. Pour sa part, le médecin-conseil a précisément décrit ses constatations réalisées en janvier 2021, soulignant par ailleurs l’absence d’amyotrophie nette de la ceinture scapulaire et des membres supérieurs.

Ainsi, le grief de l’assuré ne saurait remettre en question les constatations de la cour cantonale, notamment en ce qui concerne le point de savoir à quel moment l’état de santé de l’assuré permettait la reprise du travail dans une activité adaptée à 100%. À cet égard, les juges cantonaux ont constaté à juste titre que les constatations du médecin-conseil sont davantage probantes que celles du médecin traitant. On voit mal, par ailleurs, qu’une nouvelle expertise permettrait, rétrospectivement, de se prononcer en meilleure connaissance de cause sur ce point.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 8C_418/2023 consultable ici

 

9C_487/2022 (f) du 03.06.2024 – Nouvelle demande AI / Notion de maladie – Syndrome de sensibilité chimique multiple (SCM) / SCM non inscrit dans la CIM – Consensus scientifique sur la réalité du trouble et des symptômes le caractérisant

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_487/2022 (f) du 03.06.2024

 

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Nouvelle demande de prestations / 87 RAI – 17 LPGA

Notion de maladie – Syndrome de sensibilité chimique multiple (SCM) et intolérance environnementale idiopathique (IEI)

SCM non inscrit dans la CIM – Consensus scientifique sur la réalité du trouble et des symptômes le caractérisant

 

Assurée, née en 1961, est au bénéfice d’un diplôme d’enseignante d’orgue électronique et a donné des cours de musique à titre indépendant. En novembre 1997, elle a déposé une demande de prestations de l’assurance-invalidité, invoquant un asthme bronchique responsable d’infections pulmonaires à répétition. Sur la base d’une expertise réalisée par un spécialiste en médecine interne générale et en pneumologie (rapport du 17.07.2000), l’office AI a rejeté la demande, par décision du 24.08.2000, en l’absence de maladie physique ou psychique propre à entraîner une diminution permanente de la capacité de gain. Par jugement du 12.07.2001, le tribunal cantonal a rejeté le recours que l’assurée avait formé contre cette décision.

Le 11.10.2017, l’assurée a déposé une nouvelle demande de prestations, invoquant des allergies à diverses substances et des problèmes respiratoires.

L’office AI a recueilli l’avis de la Dre C.__, spécialiste en médecine interne générale et médecin traitant, qui a notamment indiqué que la santé de sa patiente avait subi une aggravation progressive surtout depuis 10 ans et qu’elle souffrait d’un syndrome de sensibilité chimique multiple à l’origine d’une capacité de travail n’excédant pas 30%. L’assurée a aussi déposé des avis médicaux émanant du Dr D.__, spécialiste en génétique médicale, du Prof E.__, spécialiste en allergologie et immunologie et du Dr G.__, spécialiste en médecine interne et en phlébologie.

Le Dr H., médecin du SMR spécialisé en médecine interne et rhumatologie, a diagnostiqué chez l’assurée une pathologie immuno-allergique rare, provoquant des réactions allergiques à de nombreuses substances courantes. Compte tenu du caractère controversé de ce syndrome, il a recommandé une expertise psychiatrique. Le Dr I., psychiatre mandaté par l’office AI, n’a identifié aucun trouble psychiatrique et a conclu à une capacité de travail entière. Le Dr J., également médecin du SMR, a approuvé cette évaluation du Dr I..

Par décision du 25.11.2019, l’office AI a nié le droit à des prestations de l’assurance-invalidité (mesures professionnelles et rente), car la situation de l’assurée ne s’était pas modifiée de manière à influencer ses droits depuis la décision du 24.08.2000.

 

Procédure cantonale (arrêt AI 7/20 – 285/2022 – consultable ici)

Par jugement du 15.09.2022, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 2.2
Se référant à un arrêt 8C_165/2007 du 5 mars 2008, les juges cantonaux ont retenu que la notion de syndrome de sensibilité chimique multiple (SCM), également désigné par l’expression d’intolérance environnementale idiopathique (IEI) est fortement controversée dans la doctrine médicale spécialisée. D’après cette dernière, l’IEI correspond à une description clinique regroupant des symptômes d’étiologie inconnue attribués par les patients à de multiples expositions environnementales, lorsque toutes les autres explications médicales ont été exclues. Selon l’avis médical pris en compte dans l’affaire précitée, il existe de plus en plus de preuves à l’appui de la thèse selon laquelle l’IEI est souvent le résultat de crises de panique provoquées par des stimuli olfactifs conditionnés psychologiquement.

Par ailleurs, l’instance précédente s’est référée à une publication, qu’elle a considérée comme sérieuse et exhaustive, de l’Institut national de santé publique du Québec du 29 juin 2021 (Gaétan Carrier [coordinateur]/Marie-Ève Tremblay/Rollande Allard et al., Syndrome de sensibilité chimique multiple, une approche intégrative pour identifier les mécanismes physiopathologiques, Rapport de recherche de la Direction de la santé environnementale et de la toxicologie de l’Institut national de santé publique du Québec, juin 2021 [ci-après: étude québécoise). Selon cette publication, les altérations observées (altération de l’humeur et des fonctions cognitives, troubles du sommeil, fatigue, perte de motivation et anhédonie) ne sont pas propres au syndrome de sensibilité chimique multiple; elles sont rapportées dans la fatigue chronique, le syndrome de stress post-traumatique, l’électrosensibilité, la fibromyalgie, la dépression, les troubles de somatisation, les troubles phobiques et le trouble panique; tous ces troubles ont en commun la présence d’anxiété chronique, ce qui permet d’expliquer l’ensemble des symptômes du syndrome de sensibilité chimique multiple car les mêmes altérations et dysfonctionnements y sont trouvés et mesurés. Pour la juridiction cantonale, cette recherche autorise à appliquer au syndrome de sensibilité chimique multiple la jurisprudence en matière de syndrome sans pathogenèse ni étiologie claire et sans constat de déficit organique (cf. ATF 141 V 281), ce d’autant que les parties n’ont opposé aucun avis médical contraire à cette étude.

 

Consid. 3.1
Plusieurs médecins se sont exprimés sur l’état de santé de l’assurée. La Dre C.__ a attesté que l’assurée souffrait d’un syndrome de sensibilité chimique multiple à l’origine d’une capacité de travail n’excédant pas 30%; elle a fait état de réaction à certaines odeurs provoquant une dyspnée ou crise d’asthme, un gonflement du visage érythémateux, des céphalées, des troubles de la concentration, une faiblesse musculaire et des palpitations. De son côté, le Prof E.__ a aussi mentionné ce syndrome qu’il a mis en relation avec le diagnostic d’hyperréactivité des muqueuses. Ce médecin a évoqué divers symptômes diffus, tels que des vertiges, maux de tête, troubles de la concentration, toux, difficultés respiratoires, ainsi que des troubles circulatoires, indiquant que leur origine découlait probablement de la présence d’odeurs dans la maison de l’assurée; il ne s’est pas exprimé sur la capacité de travail. Le Dr G.__ a attesté une sensibilité accrue à des produits chimiques présents dans l’environnement, en particulier la diffusion de parfums, qui affectent la mémoire et le sens de l’orientation de sa patiente. Il a aussi diagnostiqué un asthme allergique, ce que le Dr H.__ a également relevé en indiquant que l’assurée développait des réactions allergiques (notamment respiratoires) angoissantes à l’exposition de substances volatiles. Quant au Dr I.__, il a conclu à l’absence de tout diagnostic psychiatrique: les quelques indices (tendance neurasthénique, tendance obsessionnelle), faibles et non systématisés, ne suffisaient pas pour établir une véritable hypothèse diagnostique et encore moins pour retenir un trouble ayant un impact sur la capacité de travail. L’expert a précisé qu’il avait été frappé par l’absence d’observation, le testing (psychométrique) lors d’une exposition, proposé par le Dr G.__, n’avait jamais été effectuée.

Consid. 3.2.1
Le syndrome de sensibilité chimique multiple (SCM) a été décrit par l’étude québécoise (p. 3) comme un trouble chronique, caractérisé par de multiples symptômes récurrents non spécifiques; les symptômes du SCM sont mal définis, associés à divers systèmes organiques et seraient provoqués ou exacerbés lors d’une exposition à des odeurs présentes dans l’environnement courant à de faibles concentrations, lesquelles sont tolérées par la plupart des gens. Médicalement, ce syndrome est considéré comme une pathologie inexpliquée dont le diagnostic est posé après une investigation clinique servant à exclure toute autre affection pouvant expliquer les symptômes; il s’agit d’un diagnostic d’exclusion (étude québécoise, p. 9). Parmi les symptômes dont se plaignent les personnes concernées, sont évoqués des symptômes neuropsychiatriques (troubles de la mémoire, troubles de concentration, fatigue et épuisement, etc.), des douleurs comme des céphalées ou des arthralgies, des symptômes gastro-intestinaux, sensoriels, neurovégétatifs et cutanés (étude québécoise, p. 63).

Comme l’ont retenu à juste titre les juges cantonaux, le syndrome de sensibilité chimique multiple diagnostiqué par les médecins traitants de l’assurée ne constitue pas une maladie reconnue dans la Classification internationale des maladies de l’OMS (CIM), qui ne comporte pas de code y relatif (CIM-10-German Modification). Des tentatives de faire inscrire le SCM au CIM n’ont pas abouti (voir par exemple, les propositions de déclarer le SCM sous un code singulier T78.5 faites au Bundesministerium für Gesundheit [Ministère allemand pour la santé] en 2018, www.dimdi.de, sous Klassifikationen/Downloads/ICD-10-GM/Vorschläge/2019). En Allemagne, le code T.78.4 CIM-10-GM (Allergie, sans précision) est utilisé pour appréhender le SCM, le code F45.0 (Somatisation) ayant également été évoqué (Katharina Harter/Gertrud Hammel/Megan Fleming/Claudia Traidl-Hoffmann, Multiple Chemikaliensensibilität [MCS] – Ein Leitfaden für die Dermatologie zum Umgang mit Betroffenen, Journal der Deutschen Dermatologischen Gesellschaft, 2020, p. 124).

Consid. 3.2.2
Les objectifs de l’étude québécoise, effectuée sur mandat du Ministère de la Santé et des Services sociaux à l’Institut national de santé publique du Québec, ont été d’identifier les mécanismes physiopathologiques qui permettraient d’expliquer le syndrome SCM au moyen d’une approche qui intègre l’ensemble des différentes recherches sur toutes les hypothèses proposées et de vérifier, dans le cas où de tels mécanismes ont été identifiés, si l’exposition à des produits chimiques odorants, présents dans l’environnement à de faibles concentrations, pourrait en être la cause (p. 3 de l’étude).

Au terme d’une analyse de plus de 4’000 articles de la littérature scientifique, les auteurs de l’étude québécoise ont dégagé plusieurs constats, qu’ils ont présentés sous le titre « Messages clés »: depuis les années 2000, les avancées réalisées en neurosciences et dans les techniques de mesure des paramètres biologiques et de l’imagerie cérébrale fonctionnelle ont apporté de nouveaux éléments permettant de mieux comprendre les mécanismes physiopathologiques de la SCM; ces avancées confirment que le psychique est absolument indissociable du biologique et du social; les personnes atteintes voient les odeurs comme une menace à leur santé, et la détection de celles-ci provoque chez elles des symptômes de stress aigu, qui se manifestent par des malaises qu’elles attribuent aux produits chimiques associés à l’odeur; cette cascade de réactions provoque des altérations biologiques du fonctionnement normal de l’organisme dans les systèmes immunitaire, endocrinien et nerveux; le système nerveux est altéré principalement dans les structures du système lymbique impliqué dans l’émotion, l’apprentissage et la mémoire; l’ensemble des altérations observées (altération de l’humeur et des fonctions cognitives, troubles du sommeil, fatigue, perte de motivation et anhédonie) explique la chronicité et la polysymptomatologie rapportées par les personnes atteintes de SCM; ces altérations ne sont pas propres au syndrome SCM et sont rapportées dans la fatigue chronique, le syndrome de stress post-traumatique, l’électrosensibilité, la fibromyalgie, l’anxiété chronique et la dépression, les troubles de somatisation, les troubles phobiques et le trouble panique, tous ces troubles ayant en commun la présence d’anxiété chronique; l’anxiété chronique permet d’expliquer l’ensemble des symptômes du syndrome SCM, les mêmes altérations et dysfonctionnements y étant trouvés et mesurés; à la longue, la répétition presque inévitable de ces épisodes de stress aigu entraîne chez les personnes atteintes le développement d’une neuroinflammation, d’un stress oxydatif et conséquemment une anxiété chronique; sur la base de ces nouvelles connaissances, les auteurs invalident l’hypothèse d’une association entre le SCM et la toxicité des produits chimiques trouvés aux concentrations habituelles; cependant, les perturbations biologiques chroniques observées, la sévérité des symptômes ressentis, les impacts sociaux et professionnels en résultant pour les personnes atteintes et la forte prévalence du syndrome SCM en font un réel enjeu de santé (« Messages clés », p. 1 s.).

Consid. 3.2.3
L’étude québécoise met aussi en évidence que le sujet du SCM divise deux écoles de pensées médicales, la première « psychologique » (« psychological school of thought » [cf. Adrianna Tetley, Do no harm: Multiple chemical sensitivity is not psychological, J. Allergy Clin Immunol Pract 2024, p. 266]) définissant ce syndrome comme une anxiété (p. ex. Karen E. Binkley, Multiple Chemical Sensitivity/Idiopathic Environmental Intolerance: A Practical Approach to Diagnosis and Management, J. Allergy Clin Immunol Pract. 2021, p. 3645 ss, à laquelle se réfère Tetley, op. cit.); la seconde, « biophysique-toxicologique » (« biophysical-toxicologic school of thought »), voit ce syndrome comme un trouble environnemental grave, complexe et récurrent avec un processus pathologique ayant des symptômes et signes notamment neurologiques, immunologiques, dermatologiques et allergiques (p. ex. Shahir Mari/Claudia S. Miller/Raymond F. Palmer/Nicholas Ashford, Perte de tolérance induite par les substances toxiques pour les produits chimiques, les aliments et les médicaments: évaluation des modèles d’exposition derrière un phénomène mondial [traduction française], Environ Sciences Europe 2021, 33, p. 1 ss, auxquels se réfère Tetley, op. cit.).

Consid. 3.2.4
À ce stade de la controverse médicale, et en l’espèce, le Tribunal fédéral n’a pas à prendre position sur celle-ci. Il suffit de constater que la science médicale reconnaît en tous les cas la survenance d’un trouble chronique ou mécanisme pathologique sous la forme de symptômes récurrents non spécifiques, semblables à ceux de l’allergie (qui ne correspondent cependant pas à la définition classique de l’allergie), observés, provoqués ou exacerbés, lors d’expositions à des odeurs (ou à des produits chimiques) présentes dans l’environnement à de faibles concentrations (qui sont tolérées par la majorité des gens). Ce trouble peut, selon le degré de sévérité des symptômes, affecter le fonctionnement normal des personnes atteintes.

Même si ce trouble n’est pas catégorisé en tant que tel dans la CIM ni saisi sous un code CIM singulier, il est, selon les pratiques médicales, décrit sous les codes T78.4 ou F45.0, ce qui reflète le débat mené par la science médicale sur sa nature somatique ou psychosomatique (sur les deux modèles, voir aussi Heinz Bolliger-Salzmann et al., Evaluation des MCS-Pilotprojetks der Wohnbaugenossenschaft Gesundes Wohnen MCS, Eine explorative Studie, Schlussbericht, mars 2015, p. 15 ss [Office fédéral du logement OFL; www.bwo.admin.ch, sous Le logement aujourd’hui/Études et publications »Le logement aujourd’hui »]). Nonobstant ce débat, et l’absence d’attribution d’un code CIM particulier, la réalité du trouble et des symptômes le caractérisant font l’objet d’un consensus scientifique, aucune des études consultées ne mettant en doute l’existence d’une pathologie pouvant, selon le degré de gravité, occasionner des limitations dans les fonctions de la vie courante et l’environnement professionnel. Dès lors que ce trouble peut être décrit selon une définition largement reconnue dans le milieu médical, en référence à un code CIM-10 somatique ou psychique, en fonction des pratiques et courants médicaux, on peut admettre qu’il repose sur un diagnostic pouvant être établi en fonction de critères médicaux suffisants, dont la validité peut être contrôlée (sur l’importance, sous l’angle juridique, d’un diagnostic posé lege artis sur les critères d’un système de classification reconnu, cf. ATF 141 V 281 consid. 2.1).

Consid. 3.2.5
Il y a lieu, ensuite, de relever que le diagnostic en cause constitue un diagnostic d’exclusion, qui ne peut être posé qu’à l’issue d’un examen interdisciplinaire du cas particulier, une évaluation consensuelle et l’exclusion d’autres causes des troubles (Harter et al., op. cit., p. 124). Différents schémas d’évaluation ont été proposés (cf. Harter et al., op. cit., p. 122, tableau 1 « Konsensus-Kriterien zur Definition von multipler Chemikaliensensibilität [MCS]; Giovanni Damiani et al., Italian Expert Consensus on Clinical and Therapeutic Management of Multiple Chemical Sensitivity [MCS], International Journal of Environmental Research and Public Health 2021, 18, p. 5).

Or une telle évaluation n’a pas eu lieu en l’occurrence. En particulier, l’expertise psychiatrique a été rendue sans qu’il y ait eu un échange avec les médecins traitants (somaticiens) de l’assurée. Elle relève en outre, quoi qu’en dise la juridiction cantonale, d’une approche superficielle de la problématique médicale en cause. Ainsi, l’expert s’est limité à de strictes constatations sur l’attitude de l’assurée pendant son entretien, au sujet duquel il a indiqué que « par la force des choses et imposées par l’assurée, nous étions dans un entretien extrêmement précis et rapide et Mme A.__ a répondu à cela avec autant de précision et de rapidité que possible ». Il n’a pas pris position sur les limitations rapportées par l’assurée en relation avec son hypersensibilité, dont elle a donné un exemple en signalant son inconfort à cause de certaines émanations et odeurs sur le lieu de l’examen.

Consid. 3.3
Dans ces circonstances, la mise en œuvre d’une expertise médicale pluridisciplinaire, incluant notamment les volets immunologique, allergologique, pneumologique et psychiatrique, s’impose. Ce complément d’instruction est de la compétence de l’office AI, auquel la cause est renvoyée à cette fin et à l’issue duquel il se prononcera une nouvelle fois sur le droit éventuel de l’assurée à une rente d’invalidité, prestation dont elle demande l’octroi à partir du 01.01.2018. La conclusion subsidiaire du recours est bien fondée.

 

Le TF admet partiellement le recours de l’assurée.

 

Arrêt 9C_487/2022 consultable ici

 

8C_748/2023 (f) du 06.06.2024 – Accident avant la retraite légale et incapacité de travail se poursuivant au-delà – Fin du droit aux indemnités journalières LAA lors de la stabilisation de l’état de santé, postérieur à l’âge de la retraite – 16 LAA – 19 al. 1 LAA

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_748/2023 (f) du 06.06.2024

 

Consultable ici

 

Accident avant la retraite légale et incapacité de travail se poursuivant au-delà – Fin du droit aux indemnités journalières LAA lors de la stabilisation de l’état de santé, postérieur à l’âge de la retraite / 16 LAA – 19 al. 1 LAA

Rappel et confirmation de la jurisprudence

Pas de violation du principe de l’égalité de traitement

Absence d’enrichissement légitime et absence de surindemnisation (concordance événementielle) / 62 CO – 69 LPGA

 

 

L’assurée, née en septembre 1958, travaillait depuis 1996 comme responsable des ventes. Le 01.12.2020, elle a signé un contrat de travail avec son nouvel employeur, prévoyant son emploi jusqu’à ses 64 ans (31.10.2022). Le 08.07.2021, elle a subi un accident domestique entraînant une incapacité de travail. Une expertise médicale du 05.07.2022 a estimé qu’elle pourrait reprendre son activité habituelle environ un an et demi après l’accident.

Le 19.08.2022, l’employeur a informé l’assurance-accidents que l’assurée n’avait pas exprimé le souhait de continuer à travailler après l’âge de la retraite. L’assurée a confirmé le 26.08.2022 son intention de cesser son activité au 31.10.2022. L’employeur a officialisé la fin du contrat pour cette date le 05.09.2022.

Par décision du 21.12.2022, confirmée sur opposition le 21.03.2023, l’assurance-accidents a mis un terme au versement des indemnités journalières au 31.10.2022.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/816/2023 – consultable ici)

Par jugement du 18.10.2023, admission du recours par le tribunal cantonal, annulant la décision sur opposition et condamnant l’assurance-accidents à verser des du 01.11.2022 au 27.03.2023.

 

TF

Consid. 3.1.1
Aux termes de l’art. 16 LAA, l’assuré totalement ou partiellement incapable de travailler à la suite d’un accident a droit à une indemnité journalière (al. 1); le droit à l’indemnité journalière naît le troisième jour qui suit celui de l’accident (al. 2, première phrase); il s’éteint dès que l’assuré a recouvré sa pleine capacité de travail, dès qu’une rente est versée ou dès que l’assuré décède (al. 2, seconde phrase). Une personne est considérée comme incapable de travailler lorsque, pour cause d’atteinte à la santé physique, mentale ou psychique, elle ne peut plus exercer son activité habituelle ou ne peut l’exercer que d’une manière limitée ou encore seulement avec le risque d’aggraver son état (art. 6, première phrase, LPGA; ATF 134 V 392 consid. 5.1; arrêt 8C_733/2020 du 28 octobre 2021 consid. 3.1 et la référence). En cas d’incapacité de travail de longue durée, l’activité qui peut être exigée de l’assuré peut aussi relever d’une autre profession ou d’un autre domaine d’activité (art. 6, seconde phrase, LPGA). L’art. 19 al. 1 LAA dispose que le droit à la rente prend naissance dès qu’il n’y a plus lieu d’attendre de la continuation du traitement médical une sensible amélioration de l’état de l’assuré et que les éventuelles mesures de réadaptation de l’assurance-invalidité ont été menées à terme (première phrase); le droit au traitement médical et aux indemnités journalières cesse dès la naissance du droit à la rente (seconde phrase).

Consid. 3.1.2
Selon l’art. 22 al. 3 OLAA, l’indemnité journalière est calculée sur la base du salaire que l’assuré a reçu en dernier lieu avant l’accident, y compris les éléments de salaire non encore perçus et auxquels il a droit. En principe, on ne tient pas compte de ce que l’assuré aurait gagné après l’accident. L’indemnité journalière ne se fonde donc pas sur un salaire hypothétique, mais sur le revenu dont l’assuré victime d’un accident est effectivement privé en raison de la réalisation du risque assuré (ATF 134 V 392 consid. 5.3.1; 117 V 170 consid. 5b; arrêt 8C_766/2018 du 23 mars 2020 consid. 5.3 et les références).

Consid. 3.1.3
L’indemnité journalière compense la perte de gain résultant de l’incapacité de travail, raison pour laquelle une personne assurée dont la capacité (médico-théorique) de travail est certes réduite en raison des suites de l’accident, mais qui ne subit pas de perte de gain, n’a en principe pas droit à l’indemnité journalière (ATF 134 V 392 consid. 5.3 et les références; arrêt 8C_608/2019 du 14 janvier 2020 consid. 5.2.1). Faute de perte de gain, le Tribunal fédéral a ainsi nié le droit à l’indemnité journalière d’un assuré qui avait subi un accident durant la période d’assurance prolongée de l’art. 3 al. 2 LAA, alors qu’il était en retraite anticipée (ATF 130 V 35 consid. 3). Le Tribunal fédéral s’est ensuite penché sur le cas d’une assurée qui travaillait encore au moment de son accident et qui avait atteint l’âge ordinaire de la retraite alors qu’elle était encore en incapacité de travail en raison de l’accident. Il a jugé que le droit de l’assurée à l’indemnité journalière devait être maintenu au-delà de l’âge ouvrant le droit à une rente de l’AVS, tant qu’elle n’avait pas recouvré une pleine capacité de travail ou que le traitement médical n’était pas terminé (ATF 134 V 392 consid. 5).

Consid. 3.2
Les juges cantonaux ont retenu que la stabilisation de l’état de santé de l’assurée était survenue le 27.03.2023, et que l’incapacité de travail s’était poursuivie jusqu’à cette date. Dès lors que le droit à l’indemnité journalière était né alors que l’assurée exerçait encore une activité lucrative, ce droit perdurait jusqu’au 27.03.2023 en application de la jurisprudence, malgré le fait que l’intéressée ait pris sa retraite. L’assurance-accidents, après avoir refusé le versement de l’indemnité journalière au-delà du 31.10.2022, motif pris que l’assurée n’aurait pas poursuivi d’activité lucrative après cette date, semblait d’ailleurs admettre désormais que le droit à l’indemnité journalière ne s’était pas éteint au seul motif que l’assurée était retraitée; elle se prévalait maintenant d’une interdiction de surindemnisation (cf. consid. 4 infra) pour justifier son refus de continuer à verser ses prestations.

 

Consid. 3.3
Devant le Tribunal fédéral, l’assurance-accidents conteste le droit de l’assurée à l’indemnité journalière au-delà de l’âge ordinaire de la retraite. Elle expose qu’avant même l’accident, l’assurée aurait prévu de ne plus travailler une fois l’âge de la retraite atteint, de sorte que celle-ci n’aurait subi aucune perte de gain à compter de la retraite. Elle soutient que la reconnaissance d’un droit de l’assurée à l’indemnité journalière, au-delà de l’âge ouvrant le droit à une rente de l’AVS, constituerait une inégalité de traitement entre les assurés, d’une part entre ceux subissant un accident avant l’âge de la retraite et ceux victimes d’un accident après l’âge de la retraite, et d’autre part entre ceux qui auraient continué de travailler après l’âge ordinaire de la retraite et ceux qui n’avaient pas eu cette intention. L’assurance-accidents aborde par ailleurs la question du calcul et du paiement des primes d’assurance, en exposant qu’aucune prime n’aurait été versée pour la période du 01.11.2022 au 27.03.2023 et que sans l’accident, aucun salaire n’aurait été versé à l’assurée après sa retraite.

 

Consid. 3.4
Une décision viole le principe de l’égalité de traitement consacré à l’art. 8 al. 1 Cst. lorsqu’elle établit des distinctions juridiques qui ne se justifient par aucun motif raisonnable au regard de la situation de fait à réglementer ou qu’elle omet de faire des distinctions qui s’imposent au vu des circonstances, c’est-à-dire lorsque ce qui est semblable n’est pas traité de manière identique et ce qui est dissemblable ne l’est pas de manière différente (ATF 148 I 271 consid. 2.2; 144 I 113 consid. 5.1.1; 142 V 316 consid. 6.1.1). L’inégalité de traitement apparaît ainsi comme une forme particulière d’arbitraire, consistant à traiter de manière inégale ce qui devrait l’être de manière semblable ou inversement (ATF 146 II 56 consid. 9.1; 142 V 316 consid. 6.1.1; 137 I 167 consid. 3.5).

Consid. 3.5
Le grief tiré d’une violation du principe de l’égalité de traitement est mal fondé. La situation d’un assuré actif victime d’un accident avant la retraite est différente de celle d’un individu accidenté après qu’il a pris sa retraite; le premier exerce une activité lucrative au moment de l’accident et se trouve privé de son salaire ou d’une partie de celui-ci en cas d’incapacité de travail, alors que le second ne perçoit aucun salaire – et ne connaît donc aucune perte de gain – au moment de l’accident. L’un peut ainsi prétendre à l’octroi d’indemnités journalières en vertu de l’art. 16 LAA, l’autre non. Le moment auquel s’éteint le droit à l’indemnité journalière doit être fixé sans égard à la situation de personnes qui ne pouvaient pas prétendre à un tel droit.

Pour le surplus, la poursuite du versement des indemnités journalières à un assuré au-delà de l’âge ordinaire de la retraite, indépendamment du point de savoir s’il aurait ou non continué à exercer une activité lucrative après cette échéance, résulte du fait que l’indemnité journalière est calculée de manière abstraite et rétrospective, sur la base du revenu perçu avant l’accident. Pour éviter des lacunes d’assurance et pour des raisons de simplification administrative, le législateur a renoncé à mettre fin au versement des indemnités pour les assurés qui auraient cessé leur activité après l’âge de la retraite, pour autant que le droit aux indemnités ait pris naissance auparavant. Il a également renoncé à appliquer à cette situation une réglementation analogue à celle prévue par la jurisprudence en cas d’accident subi pendant une période d’assurance prolongée par un assuré en retraite anticipée (ATF 130 V 35 [cf. consid. 3.1 supra]; cf. Message du 30 mai 2008 relatif à la modification de la LAA [FF 2008 4877], p. 4895). Il s’agit d’un choix du législateur fédéral, guidé par des motifs de praticabilité, dont il n’y a pas lieu de s’écarter (cf. art. 190 Cst.; ATF 149 I 41 consid. 6.3; 143 V 9 consid. 6.2).

Pour le reste, l’arrêt 8C_811/2008, cité par l’assurance-accidents, ne lui est d’aucun secours. Cet arrêt confirme la jurisprudence publiée aux ATF 134 V 392, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause. Par ailleurs, le moment auquel les primes d’assurance ont été versées et le calcul de celles-ci ne constituent pas des éléments pertinents. C’est à bon droit que les premiers juges ont reconnu le droit de l’assurée à l’indemnité journalière jusqu’au 27.03.2023. Les griefs de l’assurance-accidents s’avèrent mal fondés.

 

Consid. 4
L’assurance-accidents soutient qu’elle devrait être dispensée du versement de l’indemnité journalière à compter du 01.11.2022 pour cause de surindemnisation de l’assurée. À défaut, l’assurée s’enrichirait de manière illégitime au sens de l’art. 62 CO.

Consid. 4.1.1
Selon l’art. 68 LPGA, sous réserve de surindemnisation, les indemnités journalières et les rentes de différentes assurances sociales sont cumulées. L’art. 69 al. 1 LPGA prévoit que le concours de prestations des différentes assurances sociales ne doit pas conduire à une surindemnisation de l’ayant droit (première phrase); ne sont prises en compte dans le calcul de la surindemnisation que des prestations de nature et de but identiques qui sont accordées à l’assuré en raison de l’événement dommageable (seconde phrase). L’art. 69 al. 2 LPGA précise qu’il y a surindemnisation dans la mesure où les prestations sociales légalement dues dépassent, du fait de la réalisation du risque, à la fois le gain dont l’assuré est présumé avoir été privé, les frais supplémentaires et les éventuelles diminutions de revenu subies par les proches. Aux termes de l’art. 69 al. 3 LPGA, les prestations en espèces sont réduites du montant de la surindemnisation (première phrase); sont exceptées de toute réduction les rentes de l’AVS et de l’AI, de même que les allocations pour impotents et les indemnités pour atteinte à l’intégrité (deuxième phrase); pour les prestations en capital, la valeur de la rente correspondante est prise en compte (troisième phrase).

Consid. 4.1.2
L’art. 69 al. 1 LPGA pose le principe de la concordance des droits (« Kongruenzprinzip »). Cela signifie que pour être coordonnées au sens de l’art. 68 LPGA, les indemnités journalières et les rentes doivent impérativement remplir ces critères (GHISLAINE FRÉSARD-FELLAY/JEAN-MAURICE FRÉSARD, in Commentaire romand, Loi sur la partie générale des assurances sociales, 2018, n° 12 ad art. 68 LPGA et les références). Selon ce principe, qui a une porte générale dans l’assurance sociale (ATF 142 V 75 consid. 6.3.1), les prestations sociales concomitantes concordent lorsque les assureurs sociaux sont tenus à verser des prestations de même nature et but, pour la même période, pour la même personne et pour le même événement dommageable. Aussi, une concordance au niveau de l’événement dommageable ainsi qu’une concordance fonctionnelle (ou matérielle) doivent notamment exister (ATF 135 V 29 consid. 4.1; arrêts 9C_21/2021 du 14 janvier 2022 consid. 3.2; 9C_43/2018 du 19 octobre 2018 consid. 5.2; FRÉSARD-FELLAY/FRÉSARD, op. cit., n° 16 ad art. 69 LPGA). La concordance matérielle suppose que d’un point de vue économique, les prestations aient la même fonction et la même nature, alors que la concordance événementielle postule que les prestations sont consécutives au même événement dommageable (ATF 131 III 160 consid. 7.2; 126 III 41 consid. 2; FRÉSARD-FELLAY/FRÉSARD, op. cit., n° 19 et 22 ad art. 69 LPGA).

Pour déterminer, en cas de surindemnisation, laquelle des prestations en concours doit être réduite, il convient de se fonder sur l’ordre de priorité figurant aux art. 64 à 66 LPGA ou sur les dispositions légales spéciales applicables (arrêt U 200/05 du 16 février 2006 consid. 2.2; FRÉSARD-FELLAY/FRÉSARD, op. cit., n° 55 ad art. 69 LPGA; MARC HÜRZELER, in Frésard-Fellay/Klett/Leuzinger [éd.], Basler Kommentar, Allgemeiner Teil des Sozialversicherungsrechts, 2020, n° 41 ad art. 69 LPGA).

Consid. 4.2
Comme l’ont exposé les juges cantonaux, la concordance événementielle doit être niée. Le versement de l’indemnité journalière par l’assurance-accidents trouve son fondement dans la survenance de l’accident du 08.07.2021, tandis que l’allocation de la rente de l’AVS a pour origine l’arrivée de l’assurée à l’âge de la retraite. En outre, à supposer que l’art. 62 CO s’applique au cas d’espèce, au moins une des conditions de l’enrichissement illégitime (cf. arrêt 5A_819/2021 du 9 février 2022 consid. 3.2.1 et les références) fait défaut. Le versement de l’indemnité journalière à l’assurée ayant un fondement légal, il n’y a pas d’absence de cause légitime à son enrichissement ni paiement d’un indu à son avantage. En tout état de cause, il n’y a pas de principe général prohibant la surindemnisation dans le domaine des assurances sociales (ATF 134 III 489 consid. 4.1; 135 V 29 consid. 4.3), comme semble le penser l’assurance-accidents. L’arrêt entrepris échappe ainsi à la critique également en tant qu’il écarte toute réduction des prestations dues à l’assurée pour cause de surindemnisation.

 

Le TF rejette le recours de l’assurance-accidents.

 

Arrêt 8C_748/2023 consultable ici

 

Remarques personnelles :

Il est fréquent d’observer dans la pratique que le versement de l’indemnité journalière LAA cesse au moment où la personne assurée atteint l’âge de la retraite. Cette situation est rarement contestée par ces dernières, car elles commencent alors à percevoir leurs rentes de vieillesse (AVS et LPP). Je pense que cette pratique ne résulte pas d’une intention malveillante des assureurs-accidents, mais plutôt d’une compréhension incomplète du système par les gestionnaires de dossiers.

Il est également important de sensibiliser les médecins traitants à cette problématique. En effet, ils ont tendance à déclarer la fin de l’incapacité de travail lorsque leur patient-e atteint l’âge de la retraite, sans nécessairement tenir compte des spécificités du droit des assurances sociales en la matière.

Bien que la jurisprudence ne prêtât pas à interprétation, le présent arrêt du Tribunal fédéral dissipe tout doute éventuel. Il énonce de manière explicite et sans ambiguïté la position de notre Haute Cour sur ce point.

 

 

9C_744/2023 (f) du 10.06.2024 – Délai de paiement de l’avance de frais – Demande d’assistance judiciaire / Pas de formalisme excessif du tribunal cantonal

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_744/2023 (f) du 10.06.2024

 

Consultable ici

 

Délai de paiement de l’avance de frais – Demande d’assistance judiciaire adressée à l’autorité insuffisamment ou non motivée par l’assuré assisté d’un avocat / 61 let. fbis LPGA – 69 al. 1bis LAI – 47 al. 2 LPA-VD

Pas de formalisme excessif du tribunal cantonal

 

Par décision du 23.06.2023, l’office AI a rejeté une demande de prise en charge des frais d’un perfectionnement professionnel déposée par l’assurée.

 

Procédure cantonale (arrêt AI 240/23 – 282/2023 – consultable ici)

Le 30 août 2023, l’assurée a adressé au tribunal cantonal, un « Mémoire de recours » à l’encontre de la décision du 23.06. 2023.

Par ordonnance du 04.09.2023, le juge instructeur a imparti à l’assurée un délai échéant au 02.10.2023 pour verser une avance de frais de CHF 600, à peine d’irrecevabilité du recours ; il était précisé que ce délai pouvait être prolongé sur requête, respectivement que l’assistance judiciaire pouvait être accordée à certaines conditions, la demande devant être présentée à la Cour des assurances sociales.

Le 29.09.2023, l’assurée a requis une prolongation du délai de paiement de l’avance de frais, car elle était « en train de réunir les pièces nécessaires au dépôt d’une demande d’assistance judiciaire ». Par ordonnance du 03.10.2023, le juge instructeur a accordé à l’assurée une « unique prolongation de délai » au 18.10.2023 pour effectuer l’avance de frais. Par écriture de ce jour-là, l’assurée a fait savoir qu’une demande d’assistance judiciaire avait été adressée postérieurement au dépôt du recours, que cette demande était en cours, et qu’elle était toujours dans l’attente des pièces en cause ; elle se voyait donc contrainte de requérir une nouvelle prolongation de délai « dans l’attente qu’il soit statué sur la demande d’assistance judiciaire ».

Par arrêt du 25.10.2023, la juridiction cantonale a déclaré le recours irrecevable.

 

TF

Consid. 5.1
L’autorité cantonale a constaté qu’elle n’avait pas été saisie d’une demande d’assistance judiciaire, ce qui est exact à la lecture du dossier cantonal. Devant le Tribunal fédéral, la recourante admet qu’elle n’a pas formellement déposé une telle demande, exposant qu’elle était dans l’attente des pièces devant accompagner le formulaire de demande d’assistance judiciaire.

Consid. 5.1.1
Il convient de distinguer l’éventualité où une demande d’assistance judiciaire adressée à l’autorité est insuffisamment ou non motivée, de l’absence de dépôt d’une telle requête.

Consid. 5.1.2
Le Tribunal fédéral a récemment rappelé que dans le cas où une requête d’assistance judiciaire est lacunaire, le juge doit inviter la partie à compléter les informations et les pièces fournies. Ce devoir d’interpellation vaut avant tout pour les personnes non assistées d’un mandataire professionnel et juridiquement inexpérimentées. En revanche, lorsque le plaideur est assisté d’un avocat ou est lui-même expérimenté, l’obligation de collaborer est accrue dans la mesure où il a connaissance des conditions nécessaires à l’octroi de l’assistance judiciaire et des obligations de motivation y relatives. Dans cette dernière éventualité, le juge n’a pas d’obligation d’octroyer un délai supplémentaire à la partie pour compléter sa requête d’assistance judiciaire lacunaire ou imprécise (ATF 120 Ia 179 consid. 3a; arrêt 5A_327/2017 du 2 août 2017 consid. 4.1.3 et les références citées; ordonnance 9C_160/2024 du 6 juin 2024 consid. 3).

Consid. 5.1.3
A fortiori, on doit admettre qu’il en va de même lorsqu’un assuré indique qu’il est en train de recueillir des pièces nécessaires au dépôt d’une demande d’assistance judiciaire qu’il n’a pas encore remise à l’autorité. En effet, lorsque le plaideur est expérimenté ou est assisté d’un avocat, on peut raisonnablement attendre de sa part qu’il conclue formellement à l’octroi de l’assistance judiciaire s’il entend l’obtenir, de surcroît en temps utile, en exposant que la production des justificatifs dont il ne dispose pas encore interviendra ultérieurement.

Comme l’assurée a été informée qu’elle pouvait obtenir l’assistance judiciaire à certaines conditions, notamment qu’elle devait en faire la demande à l’autorité judiciaire (cf. ordonnance du 09.04.2023), il n’incombait plus au juge d’accompagner son avocat dans de telles démarches, ni de lui rappeler une nouvelle fois les termes de cette ordonnance.

Consid. 5.2
S’agissant de l’avance de frais, l’instance cantonale avait clairement indiqué à l’assurée, par ordonnance du 03.10.2023, qu’une « unique prolongation de délai » au 18.10.2023 lui était accordée pour l’effectuer. Si l’on suivait le raisonnement de l’assurée, une partie pourrait en définitive décider à sa guise de s’en tenir ou non aux directives de l’autorité judiciaire, sans que cela puisse avoir d’incidence sur la suite de la procédure; l’art. 47 al. 2 et 3 LPA-VD serait ainsi dénué de toute portée.

Pour obtenir une nouvelle prolongation du délai de paiement de l’avance de frais, l’assurée a soutenu qu’elle avait déposé une demande d’assistance judiciaire (cf. lettre du 18.10.2023), ce qui s’est révélé erroné. Pareille argumentation ne justifie pas de prolonger à nouveau un délai qui avait précédemment déjà été prolongé « pour la dernière fois ».

Consid. 5.3
Vu ce qui précède, l’autorité cantonale pouvait rendre une décision d’irrecevabilité, sans faire preuve de formalisme excessif. Sur ce point, le recours est infondé.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 9C_744/2023 consultable ici

 

9C_40/2024 (f) du 13.06.2024 – Preuve du paiement depuis un compte d’une banque étrangère de l’avance des frais / 37 LTAF – 63 al. 4 PA – 21 al. 3 PA

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_40/2024 (f) du 13.06.2024

 

Consultable ici

 

Preuve du paiement depuis un compte d’une banque étrangère de l’avance des frais / 37 LTAF – 63 al. 4 PA – 21 al. 3 PA

 

Par décision du 21.08.2023, l’office AI a rejeté la nouvelle demande de prestations présentée en septembre 2022 par l’assurée, domiciliée en Espagne.

 

Procédure cantonale (arrêt C-5127/2023 – consultable ici)

Saisi d’un recours de l’assurée contre cette décision, le Tribunal administratif fédéral l’a déclaré irrecevable au motif que l’avance de frais requise n’avait pas été acquittée dans le délai imparti (arrêt du 04.12.2023).

 

TF

Consid. 3.1
Selon l’art. 63 al. 4 PA (dans sa teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2007, applicable par renvoi de l’art. 37 LTAF), l’autorité de recours, son président ou le juge instructeur perçoit du recourant une avance de frais équivalant aux frais de procédure présumés. Elle lui impartit pour le versement de cette créance un délai raisonnable en l’avertissant qu’à défaut de paiement elle n’entrera pas en matière. Si des motifs particuliers le justifient, elle peut renoncer à percevoir la totalité ou une partie de l’avance de frais. Aux termes de l’art. 21 al. 3 PA (dans sa teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2007, applicable par renvoi de l’art. 37 LTAF), le délai pour le versement d’avances est observé si, avant son échéance, la somme due est versée à La Poste Suisse ou débitée en Suisse d’un compte postal ou bancaire en faveur de l’autorité. Cette disposition correspond aux art. 48 al. 4 LTF, 143 al. 3 CPC et 91 al. 5 CPP (ATF 143 IV 5 consid. 2.4; 139 III 364 consid. 3.1).

Consid. 3.2
Le moment déterminant pour constater l’observation ou l’inobservation du délai est celui auquel la somme a été versée en faveur de l’autorité à La Poste Suisse (que ce soit au guichet d’un bureau de poste ou lors d’un transfert depuis l’étranger) ou celui auquel l’ordre de paiement en faveur de l’autorité a été débité du compte postal ou bancaire du recourant ou de son mandataire (ATF 139 III 364 consid. 3.2.1; arrêt 6B_725/2019 du 28 octobre 2019 consid. 1; cf. aussi Message concernant la révision totale de l’organisation judiciaire fédérale du 28 février 2001, FF 2001 p. 4096 s.). Le fait que la somme en cause n’a pas été créditée dans le délai imparti sur le compte de la juridiction concernée n’est pas décisif au regard du droit fédéral si le montant requis a effectivement été débité du compte bancaire du recourant ou de son avocat avant l’échéance du délai prévu (cf. arrêts 9C_101/2018 précité consid. 3.2; 1F_34/2011 du 17 janvier 2012 consid. 2.3.2 in SJ 2012 I 229). Le fardeau de la preuve s’agissant du respect des délais pour le versement d’avances ou de sûretés incombe à la partie qui entend s’en prévaloir (ATF 143 IV 5 consid. 2.4; arrêt 6B_725/2019 précité consid. 1).

Consid. 3.3
En cas de transfert de l’avance de frais depuis un compte d’une banque étrangère, il faut non seulement vérifier que le débit dudit compte a été effectué avant l’échéance fixée par l’autorité, mais aussi que dans ce même délai, l’avance a été créditée sur le compte de l’autorité ou, à tout le moins, qu’elle est entrée dans la sphère d’influence de l’auxiliaire (banque ou La Poste Suisse) désigné par celle-ci. Dans cette dernière hypothèse (entrée temporaire du montant dans la sphère d’influence de l’auxiliaire sans que le compte de l’autorité n’ait été crédité), il est par ailleurs nécessaire d’examiner à qui, du justiciable et de sa banque étrangère ou de l’autorité et de son auxiliaire, l’échec de transfert au destinataire final est imputable. S’il est établi que la cause de l’échec se trouve auprès du justiciable et/ou de sa banque étrangère, il faudra encore vérifier si l’erreur pouvait passer pour être excusable ou si, au contraire, elle a été grossière au point qu’on ne puisse s’attendre de la banque de l’autorité qu’elle se renseigne pour tenter néanmoins d’attribuer le montant au compte du destinataire final de la transaction, à savoir l’autorité créancière (cf. arrêt 9C_101/2018 précité consid. 3.3 et les arrêts cités).

Consid. 4.1
En l’occurrence, par décision incidente du 27.09. 2023, le TAF a imparti à l’assurée un délai de trente jours dès la notification de ladite décision pour effectuer une avance de frais de CHF 800, en l’avertissant que faute de versement dans le délai imparti, son recours serait déclaré irrecevable. Cette décision a été notifiée à l’assurée le 04.10.2023. Le délai de paiement est arrivé à échéance le 03.11.2023, sans que l’assurée n’ait versé l’avance de frais requise ni sollicité une prolongation de délai pour ce faire.

Consid. 4.2
À la lecture de l’avis de transfert établi par la banque de l’assurée le 13.10.2023, on constate que cette dernière a donné l’ordre de verser la somme de CHF 800 en faveur du TAF, sur le compte CH05300XXX. Le 22.12.2023, soit après que l’arrêt entrepris du 04.12.2023 lui a été notifié le 14.12.2023, l’assurée a donné un nouvel ordre à sa banque de verser au TAF la somme de CHF 800, sur le compte CH05409XX. Le 18.01.2024, cette autorité a informé l’assurée que le montant crédité sur son compte le 28.12.2023 lui était retourné.

Consid. 4.3
En ce qu’elle se contente d’indiquer que sa banque a commis une erreur dans la désignation du compte bancaire du TAF le 13.10.2023, erreur dont elle ne s’est pas aperçue avant la notification de l’arrêt entrepris le 14.12.2023, l’assurée n’établit pas – pas plus qu’elle n’allègue – que le montant de l’avance de frais requise aurait bien été crédité sur le compte de l’autorité ou, à tout le moins, qu’il serait bien entré dans la sphère d’influence de l’auxiliaire (banque ou La Poste Suisse) désigné par celle-ci, dans le délai imparti. Les pièces produites par l’assurée ne le démontrent pas non plus. En particulier, l’avis de transfert établi par la banque de l’assurée le 13.10.2023 ne contient aucune précision quant à la date à laquelle la somme de CHF 800 aurait été versée à la banque bénéficiaire (PostFinance) en faveur du TAF. Dans la mesure où l’assurée n’établit pas une entrée temporaire du montant de l’avance de frais dans la sphère d’influence de l’auxiliaire sans que le compte de l’autorité n’ait été crédité, il n’est pas nécessaire d’examiner à qui, de la justiciable et de sa banque étrangère ou de l’autorité et de son auxiliaire, l’échec de transfert au destinataire final est imputable (comp. arrêt 9C_691/2008 du 23 septembre 2009 consid. 4). À cet égard, sur demande du Tribunal fédéral, PostFinance a confirmé, le 27.05.2024, n’avoir trouvé aucune rentrée d’argent en relation avec l’émission de transfert du 13.10.2023. C’est donc à bon droit que le TAF a déclaré le recours irrecevable.

Enfin, l’assurée ne peut pas se prévaloir d’une éventuelle restitution du délai omis, car même une (éventuelle) erreur commise par sa banque lui serait imputable (cf. arrêts 9C_691/2008 précité consid. 4; 1P.366/1992 du 11 août 1993, consid. 2, in RDAT I-1994 n° 57 p. 138). Le recours est mal fondé.

 

Le TF rejette le recours de l’assurée.

 

 

Arrêt 9C_40/2024 consultable ici

 

9C_678/2023 (f) du 28.05.2024 – Rente d’invalidité LPP – Connexité temporelle – 23 LPP

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_678/2023 (f) du 28.05.2024

 

Consultable ici

 

Rente d’invalidité LPP – Connexité temporelle / 23 LPP

Lien de connexité temporelle entre l’incapacité de travail survenue durant le rapport de prévoyance et l’invalidité ultérieure – Tentative de réinsertion et mesures de réadaptation AI

 

Assuré a travaillé pour le compte de B.__ du 01.12.1986 au 31.07.2019. À ce titre, il a été affilié pour la prévoyance professionnelle auprès de la caisse de pensions X.

Par décisions des 08.09.2021 et 27.10.2021, également communiquées à la caisse de pensions, l’office AI a reconnu le droit de l’assuré à un quart de rente depuis le 01.06.2021. Le 10.11.2021, la caisse de pensions a nié le droit de l’assuré à une rente de la prévoyance professionnelle. Elle a confirmé son refus par courriers des 30.12.2021 et 04.02.2022. En bref, elle a considéré, en se fondant sur les constatations de l’office AI, que le lien de connexité temporelle entre l’incapacité de travail survenue durant le rapport de prévoyance et l’invalidité ultérieure avait été interrompu, puisque l’assuré avait présenté une capacité de travail entière dans une activité adaptée depuis le 27.05.2019, avant que son état de santé ne s’aggrave à compter du 15.07.2020.

 

Procédure cantonale (arrêt PP 6/22 – 31/2023 – consultable ici)

Par jugement du 20.09.2023, rejet de la demande par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.2
Le jugement entrepris expose de manière complète les dispositions légales et les principes jurisprudentiels relatifs notamment au droit à des prestations d’invalidité de la prévoyance professionnelle obligatoire (art. 23 LPP) et à la notion de survenance de l’incapacité de travail, en relation avec la double condition de la connexité matérielle et temporelle nécessaire pour fonder l’obligation de prester d’une institution de prévoyance (ATF 144 V 58 consid. 4.4 et 4.5; 138 V 409 consid. 6.2 et 6.3; 134 V 20 consid. 3.2 et 5.3 et les références). Il rappelle également les conditions dans lesquelles les décisions de l’assurance-invalidité lient l’institution de prévoyance compétente (ATF 144 V 72 consid. 4.1; 138 V 409 consid. 3.1 et les arrêts cités). Il suffit d’y renvoyer.

Consid. 6.1
À la suite des juges cantonaux, on rappellera que la connexité temporelle entre l’incapacité de travail survenue durant le rapport de prévoyance et l’invalidité ultérieure est interrompue lorsque la personne concernée dispose d’une capacité de travail de plus de 80% dans une activité adaptée pendant plus de trois mois et que celle-ci lui permet de réaliser un revenu excluant le droit à une rente (ATF 144 V 58 consid. 4.4 et les références; arrêt 9C_7/2017 du 4 avril 2017 consid. 4.1).

Consid. 6.2
L’assuré reproche à l’instance précédente d’avoir fait preuve d’arbitraire en admettant qu’il avait recouvré une capacité de travail de plus de 80% pendant plus de trois mois durant la période comprise entre le 27.05.2019 et le 15.07.2020. Il se prévaut à cet égard du fait qu’il a uniquement effectué des mesures de reclassement ordonnées par l’office AI, soit des mesures dont les exigences ne peuvent guère être comparées à celles prévalant dans le cadre d’une activité professionnelle ordinaire, et fait implicitement valoir que les décisions de l’office AI des 08.09.2021 et 27.10.2021 seraient insoutenables.

Consid. 6.2.1
En l’espèce, il ressort des constatations cantonales, non contestées par les parties, que l’assuré a été licencié pour le 31.07.2019 parce qu’il n’avait pas été en mesure d’obtenir le niveau de performance et de qualité correspondant aux attentes du poste, notamment en termes de productivité et de flexibilité, malgré les mesures de réadaptation mises en œuvre au sein de l’entreprise par l’office AI. L’assuré avait ensuite suivi des mesures professionnelles de l’assurance-invalidité dès le 27.05.2019, sous la forme d’une orientation professionnelle puis d’un reclassement, en vue de sa réadaptation dans une activité adaptée à ses limitations fonctionnelles psychiques.

Même si les mesures de réadaptation s’étaient échelonnées sur plus d’un an et demi au taux de 100%, les juges cantonaux ne pouvaient cependant pas admettre en se fondant sur cette seule circonstance qu’une diminution de la capacité de travail de 100% retenue dans une activité adaptée n’avait pas été objectivée, compte tenu des circonstances du cas d’espèce. À cet égard, il apparaît en effet qu’à l’occasion d’un bilan effectué le 21.11.2019 au Centre d’observation professionnelle de l’assurance-invalidité (Orif) de Morges, l’office AI avait relevé que l’assuré avait présenté une résistance au stress « bas seuil », qu’il n’arrivait pas à fournir le travail demandé en un temps donné (crispations/dorsalgies/réduction de la production et montée de la tension interne) et qu’il allait au-delà de ses limites au risque d’aggraver son état de santé actuel. Après avoir prolongé la mesure d’orientation professionnelle à deux reprises, l’office AI n’avait pas encore été en mesure de déterminer quelle était l’activité adaptée aux limitations fonctionnelles de l’assuré (note d’entretien du 06.02.2020). Si une telle activité avait finalement été retenue en février 2020 (à savoir une « activité de type administratif : AFP de bureau/assistant bureau »; note d’entretien du 13.02.2020), l’office AI avait cependant considéré comme plausible en l’état une capacité de travail à 70% voire 100% dans cette activité en mars 2020 (compte rendu de la permanence du SMR du 26.03.2020). Par la suite de « sérieux doutes » avaient été émis quant à l’employabilité de l’assuré au terme de la formation envisagée d’AFP employé de bureau, au vu de ses problèmes psychologiques (angoisses entre autres) qui risquaient d’être des obstacles à un emploi « dans le milieu économique » (note d’entretien du 04.06.2020). Le SMR s’était finalement prononcé en faveur d’une capacité de travail de 70% à tester avec présence de 100% et 50% avec rendement correspondant (compte rendu de la permanence du SMR du 16.07.2020) et les mesures professionnelles n’avaient pas pu se poursuivre avec la formation AFP en automne 2020 car la santé psychique de l’assuré s’était aggravée par surinvestissement (rapport final de réadaptation du 01.06.2021). En raison de cette aggravation de l’état de santé de l’assuré, l’office AI lui a alloué un quart de rente d’invalidité à compter du 01.06.2021.

Consid. 6.2.2
Dans ces circonstances
, la juridiction cantonale a constaté de manière manifestement inexacte que l’assuré avait disposé d’une capacité de travail entière depuis le mois de mai 2019; une incapacité de travail supérieure à 20% à partir de cette date est établie. Dès novembre 2019 à tout le moins, les organes d’observation professionnelle de l’assurance-invalidité ont en effet proposé de diminuer le taux d’activité de l’assuré afin d’éviter que son état de santé ne s’aggrave (courriel de l’Orif du 14.11.2019). Or la durée de plus de trois mois durant laquelle la personne assurée doit avoir présenté une capacité de travail de plus de 80% dans une activité adaptée, nécessaire pour admettre la rupture du lien de connexité temporelle entre l’incapacité de travail survenue durant le rapport de prévoyance et l’invalidité ultérieure, doit être relativisée lorsque l’activité en question doit être considérée comme une tentative de réinsertion (cf. arrêt 9C_209/2022 du 20 janvier 2023 consid. 6.2), comme c’est le cas en l’espèce. On ajoutera que l’office AI n’a pas demandé l’avis de son SMR avant le mois de mars 2020 et qu’une fois sollicité, celui-ci a considéré qu’il était en l’état plausible que l’assuré disposât d’une capacité de travail de 70% (compte rendu du 26.03.2020).

Quant au fait que l’assuré se soit annoncé le 01.06.2021 en tant que demandeur d’emploi à 100% à l’assurance-chômage, il ne signifie pas encore qu’il disposait nécessairement d’une capacité de travail durant la même période (cf. arrêt 9C_162/2013 du 8 août 2013 consid. 2.3.2). Cette circonstance s’est par ailleurs produite en dehors de la période déterminante en l’espèce pour apprécier l’existence d’un lien de connexité temporelle (du 27.05.2019 au 15.07.2020).

Consid. 6.2.3
Il suit de ce qui précède que la juridiction cantonale a violé l’art. 23 LPP en retenant une rupture de la connexité temporelle entre l’incapacité de travail survenue à l’époque où l’intéressé était affilié auprès de l’intimée et son invalidité ultérieure. L’assuré a droit à une rente de la prévoyance professionnelle de la part de la caisse de pensions.

 

Le TF admet le recours de l’assuré.

 

Arrêt 9C_678/2023 consultable ici

 

6B_1022/2023 (f) du 27.03.2024 – Obtention frauduleuse de prestations sociales et obtention illicite de prestations d’une assurance sociale ou de l’aide sociale – 31 al. 1 let. d LPC – 148a CP

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_1022/2023 (f) du 27.03.2024

 

Consultable ici

 

Obtention frauduleuse de prestations sociales et obtention illicite de prestations d’une assurance sociale ou de l’aide sociale / 31 al. 1 let. d LPC – 148a CP

Notion de domicile et de résidence habituelle / 4 al 1 LPC – 13 LPGA – 23 à 26 CC

 

Par jugement du 07.09.2022, le Tribunal de police a classé la procédure s’agissant des faits antérieurs au 07.09.2015 et acquitté A.A.__ d’obtention frauduleuse de prestations sociales et d’obtention illicite de prestations d’une assurance sociale ou de l’aide sociale.

Statuant le 15 juin 2023 (arrêt AARP/217/2023 – consultable ici), la Chambre pénale d’appel et de révision a admis l’appel formé par le Service des prestations complémentaires contre le jugement précité. Elle a classé la procédure s’agissant des faits antérieurs au 07.09.2015, a déclaré A.A.__ coupable d’obtention frauduleuse de prestations sociales (art. 31 al. 1 let. d LPC) pour la période du 07.09.2015 au 30.09.2016 et d’obtention illicite de prestations d’une assurance sociale ou de l’aide sociale (art. 148a al. 1 CP) pour la période du 01.10.2016 au 30.06.2019, l’a condamné, outre aux frais de la procédure, à une peine pécuniaire de 180 jours-amende à 30 fr. le jour, assortie du sursis et d’un délai d’épreuve de 3 ans, rejeté les conclusions en indemnisation de A.A.__ au sens de l’art. 429 CPP et a déclaré irrecevables les conclusions civiles du Service des prestations complémentaires.

 

TF

Consid. 2.1.1
Aux termes de l’art. 4 al 1 LPC (teneur inchangée), les personnes qui ont leur domicile et leur résidence habituelle (art. 13 LPGA) en Suisse ont droit à des prestations complémentaires dès lors qu’elles perçoivent une rente de vieillesse de l’assurance-vieillesse et survivants (AVS) (let. a).

A teneur de l’art. 13 LPGA, le domicile d’une personne est déterminé selon les art. 23 à 26 du code civil (al. 1). Une personne est réputée avoir sa résidence habituelle au lieu où elle séjourne un certain temps même si la durée de ce séjour est d’emblée limitée (al. 2).

Consid. 2.1.2
Aux termes de l’art. 23 CC, le domicile de toute personne est au lieu où elle réside avec l’intention de s’y établir; le séjour dans une institution de formation ou le placement dans un établissement d’éducation, un home, un hôpital ou une maison de détention ne constitue en soi pas le domicile (al. 1). Nul ne peut avoir en même temps plusieurs domiciles (al. 2).

L’art. 23 al. 1 CC fait dépendre la constitution du domicile de deux conditions: d’une part, la résidence, soit un séjour d’une certaine durée dans un endroit donné et la création en ce lieu de rapports assez étroits et, d’autre part, l’intention de se fixer pour une certaine durée au lieu de sa résidence, intention qui doit être reconnaissable pour les tiers et donc ressortir de circonstances extérieures et objectives. Cette intention implique la volonté manifestée de faire d’un lieu le centre de ses relations personnelles et professionnelles (ATF 141 V 530 consid. 5.2 p. 534 s.; 137 II 122 consid. 3.6 p. 126). Le domicile d’une personne se trouve ainsi au lieu avec lequel elle a les relations les plus étroites, compte tenu de l’ensemble des circonstances (ATF 135 I 233 consid. 5.1 p. 249). Le lieu où les papiers d’identité ont été déposés ou celui figurant dans des documents administratifs, comme des attestations de la police des étrangers, des autorités fiscales ou des assurances sociales constituent des indices qui ne sauraient toutefois l’emporter sur le lieu où se focalise un maximum d’éléments concernant la vie personnelle, sociale et professionnelle de l’intéressé (ATF 141 V 530 consid. 5.2 p. 535; 136 II 405 consid. 4.3 p. 409, arrêt 6B_1396/2022 du 7 juin 2023 consid. 1.1.3).

Le lieu où la personne réside (élément objectif) et son intention de s’établir (élément subjectif) relèvent de l’établissement des faits, que le Tribunal fédéral ne corrige qu’en cas d’arbitraire (art. 97 al. 1 LTF, en relation avec l’art. 9 Cst.). En revanche, les conclusions à en déduire sous l’angle de l’art. 23 al. 1 CC quant à l’intention de s’établir ressortissent au droit, dont le Tribunal fédéral revoit librement l’application (ATF 136 II 405 consid. 4.3 p. 410; 120 III 7 consid. 2a p. 8 et la référence citée; arrêt 6B_1396/2022 du 7 juin 2023 consid. 1.1.3).

Consid. 2.1.3
Selon l’art. 24 CC, toute personne conserve son domicile aussi longtemps qu’elle ne s’en est pas créé un nouveau (al. 1).

L’art. 24 al. 1 CC vise le cas de l’abandon d’un domicile sans création d’un nouveau. En l’absence de création d’un nouveau domicile, le domicile abandonné subsiste comme domicile fictif. Un recours au domicile fictif n’est pas requis lorsque la personne a conservé son centre de vie à l’ancien lieu; ce dernier demeurant son domicile volontaire, nul n’est besoin d’établir un domicile fictif (PICHONNAZ/FOËX/ FOUNTOULAKIS, Commentaire romand, Code civil I, 2e éd. 2023, art. 24 CC, n. 3-4a).

Consid. 2.2
Pour autant que l’on comprenne le recourant, il reproche à la cour cantonale de ne pas avoir déterminé le lieu précis de son centre d’intérêts à l’étranger. A défaut d’avoir localisé son nouveau domicile, il aurait fallu retenir, en application de l’art. 24 CC, que Genève demeurait son centre de vie et d’intérêts.

Le recourant ne saurait être suivi. La cour cantonale a en effet retenu que le centre d’intérêts du recourant s’était trouvé successivement en Normandie, où vivaient sa fille et son chien, puis à W.__ à partir du début de l’année 2016, lorsque sa fille a déménagé au Canada pour ses études. Sur la base des faits retenus, dont le recourant n’a pas démontré l’arbitraire, la cour cantonale n’a pas violé le droit fédéral en considérant qu’il s’était créé un nouveau domicile hors de Suisse. Il s’ensuit que c’est à bon droit que la cour cantonale n’a pas fait usage de la fiction de l’art. 24 al. 1 CC.

Quoi qu’il en soit, peu importe, puisque la cour cantonale a conclu à l’absence d’une résidence habituelle en Suisse, sans que le recourant ne démontre l’arbitraire de cette appréciation. Or, le droit aux prestations complémentaires fédérales et cantonales ne dépend pas uniquement de la condition d’un domicile en Suisse, mais aussi d’une résidence habituelle en Suisse (cf. art. 4 al. 1 LPC [respectivement dans le canton de Genève, art. 2 al. 1 de la loi genevoise du 25 octobre 1968 sur les prestations complémentaires cantonales [LPCC; RSG J 4 25]; cf. arrêt 9C_741/2019 du 2 juin 2020 consid. 4.4). Infondés, les griefs sont partant rejetés.

Pour le reste, le recourant ne conteste pas sa condamnation sous un autre angle (art. 42 al. 2 LTF).

 

Le TF rejette le recours de A.A.__.

 

Arrêt 6B_1022/2023 consultable ici

 

8C_761/2023 (f) du 06.06.2024 – Démission pour raisons médicales sans respecter le délai de congé / Suspension des indemnités de chômage – 30 LACI / Droit au salaire et aux indemnités journalières maladie – 324a CO

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_761/2023 (f) du 06.06.2024

 

Consultable ici

 

Démission pour raisons médicales sans respecter le délai de congé

Suspension des indemnités de chômage / 30 LACI

Droit au salaire et aux indemnités journalières maladie / 324a CO

 

Assuré, né en 1980, a travaillé pour C.__ SA depuis le 23.08.2010 en tant que chauffeur-livreur. Dès le 23.05.2022, il a été en incapacité de travail. Le 21.07.2022, son médecin traitant a constaté qu’il devait changer de profession « pour raison de santé et pathologie lombaire ». Le 09.08.2022, l’employé a résilié ses rapports de travail avec effet au 15.08.2022 pour raisons de santé; vu les contre-indications médicales quant à l’exercice de son activité, il ne pouvait pas respecter le délai de congé.

Le 10.08.2022, l’employé a sollicité l’octroi de l’indemnité de chômage auprès de la caisse de chômage (ci-après: la caisse). Selon une attestation de l’employeur du 18.08.2022, le délai de congé de l’assuré était de trois mois. À teneur d’un certificat médical du médecin traitant de l’assuré du 23.08.2022, celui-ci devait changer de métier et ne pouvait plus rester à son poste pour des raisons de santé; il n’avait pas été en mesure d’exercer son activité du 23.05.2022 au 15.08.2022 en raison du caractère non convenable de l’emploi. Le 24.08.2022, l’assuré a confirmé avoir démissionné pour raisons médicales.

Par décision du 26.09.2022, confirmée sur opposition le 22.12.2022, la caisse a suspendu le droit de l’assuré à l’indemnité de chômage pour une durée de 25 jours à compter du 16.08.2022, au motif qu’il n’avait pas respecté le délai de congé de trois mois et qu’il avait, de ce fait, causé un dommage à l’assurance-chômage.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/806/2023 – consultable ici)

Par jugement du 23.10.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.1
Selon l’art. 30 al. 1 LACI, le droit de l’assuré à l’indemnité est suspendu notamment lorsqu’il est établi que celui-ci est sans travail par sa propre faute (let. a). Est notamment réputé sans travail par sa propre faute l’assuré qui a résilié lui-même le contrat de travail sans avoir été préalablement assuré d’obtenir un autre emploi, sauf s’il ne pouvait pas être exigé de lui qu’il conservât son ancien emploi (art. 44 al. 1 let. b OACI). Le droit de l’assuré à l’indemnité est également suspendu lorsque celui-ci a renoncé à faire valoir des prétentions de salaire ou d’indemnisation envers son dernier employeur, cela au détriment de l’assurance (art. 30 al. 1 let. b LACI).

Le comportement du salarié qui consiste à accepter un congé donné par un employeur en violation du délai contractuel ou légal, à consentir à la résiliation anticipée des rapports de travail ou à refuser la continuation du contrat jusqu’à son terme est susceptible de tomber sous le coup de l’art. 30 al. 1 let. a LACI (ATF 112 V 323 consid. 2b), et non sous le coup de l’art. 30 al. 1 let. b LACI (arrêt 8C_99/2021 du 27 octobre 2021 consid. 4.2 et les références; voir également arrêt 8C_625/2023 du 7 mars 2024 consid. 5.2).

Consid. 3.2
Selon l’art. 324a CO, si le travailleur est empêché de travailler sans faute de sa part pour des causes inhérentes à sa personne, telles que maladie, accident, accomplissement d’une obligation légale ou d’une fonction publique, l’employeur lui verse le salaire pour un temps limité, y compris une indemnité équitable pour le salaire en nature perdu, dans la mesure où les rapports de travail ont duré plus de trois mois ou ont été conclus pour plus de trois mois (al. 1); sous réserve de délais plus longs fixés par accord, contrat-type de travail ou convention collective, l’employeur paie pendant la première année de service le salaire de trois semaines et, ensuite, le salaire pour une période plus longue fixée équitablement, compte tenu de la durée des rapports de travail et des circonstances particulières (al. 2).

Consid. 3.3
Dans un arrêt récent, le Tribunal fédéral a jugé le cas d’une assurée qui avait résilié son contrat de travail, pour raisons de santé, un 28 septembre pour la fin du mois, alors que le délai de congé contractuel était de trois mois. Les juges fédéraux ont considéré que les conditions d’une suspension du droit à l’indemnité de chômage, en application de l’art. 30 al. 1 let. a LACI, étaient réunies. On était en effet en droit d’attendre de l’assurée qu’elle respectât le délai de préavis de trois mois puisqu’en vertu de l’art. 324a CO et de la Convention collective de travail (CCT) applicable, le droit au salaire était garanti jusqu’à la fin du délai de congé (arrêt 8C_99/2021 précité consid. 5.3).

 

Consid. 5.1
L’assuré explique avoir été au bénéfice d’un certificat médical de reprise du travail dans une activité adaptée dès le 16.08.2022, mais n’avoir eu aucune opportunité de déployer une telle activité chez son ancien employeur. Par conséquent, il n’aurait pas pu travailler jusqu’au terme du délai de congé de trois mois et son employeur ne se serait plus trouvé en demeure de verser le salaire. L’assureur-maladie perte de gain maladie n’aurait pas non plus été tenu de verser des indemnités journalières. A cet égard, l’assuré reproche aux juges cantonaux d’avoir constaté les faits de manière manifestement inexacte, en retenant qu’il aurait touché son salaire et/ou des indemnités perte de gain s’il avait respecté le délai de congé de trois mois, sans avoir instruit ces faits auprès de l’employeur et de l’assureur. Il ajoute que ce dernier aurait mis un terme au paiement des indemnités dès le 16.08.2022, avant même d’avoir eu connaissance de sa démission. L’instance cantonale aurait en outre constaté à tort que la reprise de son activité était possible après le 15.08.2022, dès lors que son médecin aurait établi un certificat de reprise du travail à compter de cette date dans une activité adaptée à son état de santé, et non dans l’emploi qu’il occupait. L’assuré revient en outre sur certains faits, en relevant notamment qu’il y aurait trois catégories d’activités auprès de son ancien employeur, à savoir les activités administratives, l’abattoir et la préparation et livraison des commandes. Or il ne disposerait pas des compétences et des qualifications pour travailler dans les deux premiers secteurs, et le maintien dans le troisième secteur – auquel il appartenait – n’aurait plus été exigible compte tenu de son état de santé. Il indique encore que même si un droit à des indemnités perte de gain avait existé, il n’aurait pas disposé des connaissances juridiques suffisantes pour le savoir. Il se serait ainsi inscrit au chômage en toute bonne foi. Il reproche par ailleurs à la caisse de chômage de ne pas l’avoir informé sur son droit à d’éventuelles indemnités perte de gain maladie, conformément à l’art. 27 al. 3 LPGA.

Consid. 5.2.1
Aux termes de l’art. 46 al. 1 de la CCT pour la boucherie-charcuterie suisse (ci-après: CCT), si la relation de travail a duré plus de trois mois ou a été conclue pour plus de trois mois, l’entreprise est tenue d’assurer collectivement les salariés soumis à la CCT pour une indemnité journalière de 80% du dernier salaire versé au travailleur absent pour cause de maladie, correspondant à la durée de travail normale contractuelle (première phrase); la couverture d’assurance commence au plus tard le premier jour du mois au cours duquel il existe une obligation de continuer à verser le salaire conformément au présent alinéa (deuxième phrase); les prestations de l’assurance d’indemnité journalière en cas de maladie sont réputées constituer le salaire dû par l’employeur selon l’art. 324a CO (troisième phrase). L’art. 46 al. 3 CCT précise que si l’entreprise souscrit une assurance-maladie collective d’indemnités journalières avec un délai d’attente de 30 jours au maximum et sous réserve d’un jour de carence pour chaque cas de maladie, l’employeur doit payer 100% du salaire perdu pour cause de maladie pendant la période d’attente (première phrase); dans la mesure où l’employeur continue à verser lui-même le salaire, il a droit aux indemnités journalières correspondantes (seconde phrase). Les conditions minimales d’assurances prévoient notamment un délai d’attente de 30 jours au maximum ainsi que le paiement d’indemnités journalières de maladie à partir de la fin du délai d’attente jusqu’au 730 ème jour depuis le début du cas de maladie (art. 46 al. 4 let. b et c CCT).

Consid. 5.2.2
Au vu des certificats médicaux des 21.07.2022 et 23.08.2022, il est acquis que l’assuré ne pouvait plus exercer son activité de chauffeur-livreur auprès de son employeur pour des raisons de santé, également au-delà du 15.08.2022. Cela étant, contrairement à ce qu’il soutient, il pouvait prétendre à une rémunération jusqu’à la fin du délai de congé de trois mois, sous la forme d’un salaire versé par l’employeur ou d’indemnités journalières versées par l’assurance perte de gain maladie, sur la base de son contrat de travail et de la CCT. Même si les juges cantonaux ne l’ont pas spécifié, il ressort en effet clairement des éléments du dossier mentionnés dans leur arrêt que la CCT faisait partie intégrante du contrat de travail de l’assuré. Un avenant à ce contrat le précisait en octobre 2010 et il est fait mention de la CCT dans l’attestation de l’employeur du 18.08.2022, de même que dans la décision sur opposition du 22.12.2022. Au demeurant, le Conseil fédéral a déclaré obligatoire dans toute la Suisse l’art. 46 CCT (cf. arrêté du Conseil fédéral du 2 décembre 2020 étendant le champ d’application de la convention collective de travail pour la boucherie-charcuterie suisse, entré en vigueur le 1er janvier 2021).

Comme on l’a vu (cf. consid. 5.2.1 supra), la CCT impose à l’employeur de souscrire une assurance-maladie collective d’indemnités journalières pour ses salariés qui sont soumis, comme l’assuré, à la CCT. Cette assurance doit prévoir au minimum le versement d’indemnités journalières, en cas de maladie, à partir de la fin d’un éventuel délai d’attente – de 30 jours au plus – jusqu’au 730ème jour depuis le début du cas de maladie. Le paiement du salaire par l’employeur durant le délai d’attente est par ailleurs garanti. Rien n’indique que l’employeur ne se serait pas conformé à ses obligations découlant de la CCT. L’assuré ne le prétend d’ailleurs pas; il concède au contraire avoir touché des indemnités journalières jusqu’au 15.08.2022. Dans ces conditions, la juridiction cantonale n’a pas versé dans l’arbitraire en constatant que celui-ci pouvait prétendre au versement de son salaire, respectivement d’indemnités journalières, jusqu’au terme du délai de congé de trois mois.

L’arrêt attaqué ne prête pas non plus le flanc à la critique en tant qu’il indique que si l’assuré avait été médicalement apte à reprendre son poste, il n’aurait eu aucun motif de résiliation de son contrat avant l’échéance du délai de congé. Contrairement à ce que semble penser l’assuré, l’instance cantonale a formulé ici une simple hypothèse et n’a pas constaté que la reprise de l’emploi était médicalement possible après le 15.08.2022. Pour le reste, l’assuré n’expose pas quel (s) fait (s) aurai (en) t été établi (s) de manière manifestement inexacte ou incomplète par les juges cantonaux. Les précisions fournies à propos des différentes catégories de postes chez son ancien employeur sont au demeurant sans incidence sur l’issue du litige, dès lors qu’il ne lui est pas reproché de ne pas avoir cherché à changer de secteur pour maintenir son engagement. Les griefs portant sur l’établissement des faits s’avèrent ainsi infondés.

Le manquement de l’assuré à son obligation de diminuer le dommage (cf. ATF 134 V 109 consid. 10.2.7; 117 V 275 consid. 2b) constitue un motif de suspension du droit à l’indemnité de chômage, en vertu de l’art. 30 al. 1 let. a LACI. La méconnaissance qu’aurait eue l’assuré de ses droits ne saurait faire obstacle à l’application de cette disposition. En outre, on ne peut pas faire grief à la caisse de chômage de ne pas l’avoir renseigné sur son droit à des indemnités journalières perte de gain maladie, en violation de l’art. 27 al. 3 LPGA, dès lors qu’au moment où il s’est adressé à elle en vue de percevoir des indemnités de chômage, il avait déjà résilié son contrat de travail et n’avait donc déjà plus droit aux indemnités journalières perte de gain maladie dès le 15.08.2022. L’assuré ne formule aucun grief à l’encontre de la quotité de la suspension du droit à l’indemnité de chômage, fixée – de manière conforme au droit (cf. art. 45 OACI) – à 25 jours par la caisse de chômage et confirmée par la cour cantonale. Il s’ensuit que le recours, mal fondé, doit être rejeté.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 8C_761/2023 consultable ici

 

4A_249/2023 (f) du 22.04.2024, destiné à la publication – Défectuosité d’un vélo conçu en Suisse avec une fabrication, assemblage et distribution à l’étranger / For de l’action – Action en constatation de droit négative / 5 par. 3 CL – LRFP

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_249/2023 (f) du 22.04.2024, destiné à la publication

 

Consultable ici

 

Défectuosité d’un vélo conçu en Suisse avec une fabrication matérielle en Chine, un assemblage en Hollande et une distribution depuis la Belgique / LRFP

For de l’action en responsabilité du fait des produits – Action en constatation de droit négative / 5 par. 3 CL

Interprétation du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire

 

La société A.__ SA, basée en Suisse et spécialisée dans les articles de sport, produit des vélos, notamment le modèle de course xxx. Le cycliste B.__, résidant en Italie, a acheté ce vélo et a eu un accident en Sardaigne le 5 juin 2017, entraînant une hospitalisation.

La société demanderesse allègue dans sa demande qu’elle est en droit d’agir au lieu de son domicile en vertu de l’art. 2 de la Convention de Lugano (CL), comme aussi au lieu où le fait dommageable s’est produit au sens de l’art. 5 par. 3 CL. En relation avec ce dernier for, elle allègue que le cycliste lui réclame un montant de 270’000 euros en invoquant la responsabilité du fait des produits, le vélo en carbone qu’elle a produit étant prétendument défectueux. Selon l’expertise judiciaire ordonnée en procédure de preuve à futur par un tribunal de Grossetto, en Italie, la chute du cycliste serait due à la rupture de la fourche du vélo, elle-même causée par un défaut du matériel composite, à savoir la fibre de carbone (épaisseur de la fibre carbone ayant une influence sur la résistance de la fourche).

Dans sa réponse, le cycliste défendeur expose qu’il a eu un accident à Budoni, en Sardaigne, avec son vélo de course et qu’il s’est blessé grièvement lors de cette chute. Il invoque une défectuosité du vélo. Il reproche à la demanderesse de l’attraire à un for étranger alors que l’expertise judiciaire effectuée en Italie lui donne entièrement raison (complètement des faits conformément à l’art. 105 al. 2 LTF).

La société a conçu le vélo en Suisse, mais la fabrication « matérielle » se fait en Chine voire en Hollande pour l’assemblage, avec une distribution depuis la Belgique. Le litige porte sur l’existence et la nature du défaut, ainsi que sur le for de l’action en responsabilité du fait des produits. La société, admettant être le fabricant, nie tout défaut et soutient que le vélo a été modifié par le cycliste, tandis que ce dernier maintient que la fourche présente un défaut de résistance.

 

Procédure cantonale (arrêt 101 2022 309 – consultable ici)

La société A.__ SA a déposé une demande en constatation de droit négative contre le cycliste B.__ devant un tribunal suisse, invoquant le for de la commission de l’acte illicite selon l’art. 5 par. 3 CL. Le cycliste a contesté la compétence internationale de ce for. Le Tribunal de première instance a déclaré l’action irrecevable, estimant que le lieu de fabrication matérielle du vélo (Chine ou Hollande) était déterminant, et non le lieu de conception (Suisse).

La Cour d’appel a confirmé cette décision, rejetant les griefs de la société. Elle a notamment considéré que la nature exacte du défaut n’était pas déterminante à ce stade, qu’il n’y avait pas violation de la théorie des faits de double pertinence et qu’il n’y avait pas de for de la commission de l’acte dommageable en Suisse, se basant sur une conception stricte de la fabrication selon la jurisprudence de la CJUE et écartant le lieu de conception comme point de rattachement particulièrement étroit. La Cour a ainsi confirmé l’irrecevabilité de l’action en Suisse

 

TF

La société A.__ SA a interjeté un recours en matière civile au Tribunal fédéral.

Consid. 3
Les parties sont en litige au sujet de la compétence internationale du tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit (ou lieu de commission de l’acte; « Handlungsort ») au sens de l’art. 5 par. 3 de la Convention de Lugano (CL). La demanderesse recourante estime avoir le droit d’agir devant le tribunal du lieu où elle a conçu et produit le vélo. De son côté, le défendeur intimé conteste l’existence d’un tel for en Suisse; selon lui, le vélo n’est pas fabriqué en Suisse, mais en Chine; il résulte de ses motifs qu’il souhaite agir devant le tribunal du lieu du résultat de l’acte (ou lieu où le dommage s’est produit; « Erfolgsort ») au sens de l’art. 5 par. 3 CL, qui, selon lui, se trouve au lieu de l’accident à Budoni, en Sardaigne, en Italie. Ce for du lieu du résultat n’est toutefois pas l’objet de la présente procédure.

Consid. 3.1
La cause est de nature internationale, puisque le cycliste défendeur est domicilié en Italie et qu’une cause est toujours de nature internationale lorsque l’une des parties possède son domicile à l’étranger (art. 1 al. 1 LDIP; ATF 149 III 371 consid. 4.1; 141 III 294 consid. 4; 135 III 185 consid. 3.1; 131 III 76 consid. 2.3). Il n’est pas contesté que la Convention de Lugano concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, dans sa version révisée du 30 octobre 2007 (art. 63 par. 1 CL; ATF 140 III 115 consid. 3), est applicable (art. 1 al. 2 LDIP) pour déterminer si les tribunaux suisses sont compétents dès lors que le défendeur est domicilié dans un État membre de l’Union Européenne et que la demanderesse a son siège en Suisse, à… (dans le canton de Fribourg).

Consid. 3.2
Selon la Convention de Lugano, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant sont attraites devant les juridictions de cet État (art. 2 par. 1 CL), sous réserve des règles énoncées aux sections 2 à 7 (art. 5 à 24 CL). Aux termes de l’art. 5 par. 3 CL, une personne domiciliée sur le territoire d’un État lié par la présente Convention peut être attraite, dans un autre État lié par la présente convention, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

Puisque l’art. 5 par. 3 CL correspond en substance à l’art. 5 point 3 du Règlement (CE) N° 44/2001 du 22 décembre 2000, dit Bruxelles I, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, entré en vigueur le 1er mars 2002 (qui a remplacé la Convention dite de Bruxelles de 1968 portant sur le même objet), la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, anciennement dénommée Cour de justice des Communautés européennes, relative à la disposition réglementaire de l’Union européenne doit être prise en considération comme moyen d’interprétation authentique jusqu’au 30 octobre 2007 (cf. ATF 131 III 227 consid. 3.1). Quant à la jurisprudence relative à l’art. 7 point 2 du Règlement (UE) N° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit Bruxelles Ibis, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, entré en vigueur le 10 janvier 2015, elle peut être prise en compte pour l’interprétation de l’art. 5 par. 3 CL puisque le contenu de cet article est identique à celui de l’art. 7 point 2 (ALEXANDER R. MARKUS, Internationales Zivilprozessrecht, 2e éd., Berne 2020, n. 677 ss).

Consid. 3.3
Selon une jurisprudence constante, l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire » au sens de l’act. 5 par. 3 CL vise à la fois le lieu de l’événement causal qui est à l’origine du dommage, autrement dit le lieu de commission de l’acte (ci-après: le lieu de commission de l’acte) (Handlungsort), et le lieu de la matérialisation du dommage, c’est-à-dire le lieu du résultat de l’acte (Erfolgsort) (ATF 145 III 303 consid. 4; 133 III 282 consid. 4.1; 132 III 778 consid. 3 et les références; arrêts CJUE Bier/Mines de Potasse 21-76 du 30 novembre 1976 n. 19; Pinckney C-170/12 du 3 octobre 2013 n. 26).

L’action en responsabilité pour le fait des produits est une action délictuelle au sens de l’art. 5 par. 3 CL et elle peut donc être intentée au for du lieu de commission de l’acte (Handlungsort) (CJUE arrêt Zuid-Chemie BV C-189/08 du 16 juillet 2009 n. 27 et 29) ou au for du lieu du résultat de celui-ci (Erfolgsort) (CJUE arrêt Andreas Kainz C-45/13 du 16 janvier 2014 n. 18 et 26).

Lorsque le lieu de commission de l’acte illicite (« lieu où se situe le fait susceptible d’engager une responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle ») et le lieu du résultat (« lieu où ce fait a entraîné un dommage ») ne sont pas identiques, la CJUE considère que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou de l’autre de ces deux lieux (CJUE arrêt Zuid-Chemie précité n. 23; arrêt Kainz précité n. 23). Et la CJUE de préciser que l’identification de l’un de ces deux points de rattachement doit permettre d’établir la compétence de la juridiction objectivement la mieux placée pour apprécier si les éléments constitutifs de la responsabilité de la personne attraite sont réunis (arrêts Kainz précité n. 24 et Pinckney précité n. 28). Si un lieu de commission ou un lieu de résultat a pu être identifié, le tribunal ne procède pas au cas par cas à l’examen de la compétence de la juridiction objectivement la mieux placée (ATF 145 III 303 consid. 4.1).

Consid. 3.4
L’interprétation des notions de lieu de commission de l’acte et de lieu du résultat doit se faire en fonction du système de compétences prévu par la Convention de Lugano et par le Règlement européen susmentionné (consid. 3.2), qui sont fondés sur la règle générale selon laquelle les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites devant les juridictions de cet État et que ce n’est que par dérogation à cette règle générale que les art. 5 à 7, dont notamment l’art. 5 par. 3, prévoient des règles de compétences spéciales (cf. aussi arrêt Kainz précité n. 21). Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifient un autre critère (cf. arrêt Kainz précité n. 3). Les règles de compétence spéciales sont donc d’interprétation stricte et ne permettent pas une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite. Ainsi, selon la CJUE, en aucun cas, la recherche d’une cohérence avec le Règlement (CE) N° 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (dit Rome II) ne saurait conduire à donner aux dispositions du Règlement sur la compétence une interprétation étrangère au système et aux objectifs de celui-ci (arrêt Kainz précité n. 19-22); l’interprétation ne saurait prendre en compte l’intérêt de la personne lésée en lui permettant d’introduire son action au lieu de son domicile (forum actoris), l’art. 5 par. 3 ne tendant pas précisément à offrir à la partie la plus faible une protection renforcée (arrêt Kainz précité n. 30-31 avec référence à l’arrêt CJUE Folien Fischer et Fofitec C-133/11 du 25 octobre 2012, n. 46). Enfin, la CJUE a relevé que le lieu de commission ne saurait être celui où le produit en cause a été transféré au consommateur final ou au revendeur (arrêt Kainz précité n. 31). L’exclusion d’un point de rattachement au domicile du demandeur lésé est d’ailleurs conforme à l’art. 2 par. 1 CL qui prévoit que la compétence de la juridiction du domicile du défendeur doit prévaloir (arrêt Kainz précité n. 32 qui renvoie au n. 21).

Consid. 3.5
Le demandeur à l’action en constatation de droit négative peut opter entre les fors déduits de l’art. 5 par. 3 CL de la même manière que le demandeur à l’action condamnatoire. L’art. 5 par. 3 CL vise aussi bien l’action de la prétendue victime d’un acte délictuel que l’action en constatation de droit négative du débiteur potentiel d’une créance fondée sur cet acte délictuel. Le demandeur, qu’il s’agisse de la victime ou du débiteur, peut donc choisir entre le for du lieu de commission de l’acte et le for du lieu du résultat. Si le Tribunal fédéral s’est prononcé dans ce sens dans le cadre d’une action en constatation de droit négative fondée sur le droit des cartels (ATF 145 III 303 consid. 4.2), la CJUE l’a admis dans le cadre d’une demande en constatation de droit négative portant sur une absence de responsabilité délictuelle en matière de concurrence (CJUE arrêt Folien précité n. 2 n. 55).

Certes, selon la jurisprudence, le rôle des parties à l’action en constatation de droit négative est inversé, mais le demandeur cherche seulement à établir l’absence des conditions de la responsabilité dont résulterait le droit à réparation du défendeur. L’inversion des rôles n’est donc pas de nature à exclure une action en constatation de droit négative du champ d’application de la règle de compétence en matière délictuelle. Les objectifs de prévisibilité du for et de la sécurité juridique poursuivis par cette règle de compétence n’ont trait ni à l’attribution des rôles des parties, ni à la protection de l’un d’eux. Il ne s’agit pas d’une règle tendant à offrir une protection renforcée à la partie faible; elle ne suppose pas que la prétendue victime doive ouvrir l’action. L’action positive et l’action en constatation de droit négative portent essentiellement sur les mêmes éléments de fait et de droit; elles ont le même objet et la même cause. La juridiction de l’un des deux lieux visés par cette règle est compétente, indépendamment du fait que l’action a été introduite par le débiteur potentiel et non par la prétendue victime de l’acte délictuel (ATF 145 III 303 consid. 4.2.3; CJUE arrêt Folien précité n. 41-52).

L’arrêt Kainz (précité n. 31) rendu sur l’action positive, d’un cycliste contre le fabricant d’une bicyclette, fait le lien avec l’arrêt Folien (précité n. 46) rendu sur une action en constatation de droit négative, en précisant que, dans les deux cas, la règle de compétence ne tend pas à offrir à la partie la plus faible une protection renforcée, ni ne vise à permettre au consommateur final de pouvoir saisir en toute hypothèse les juridictions de son propre domicile (arrêt Kainz précité n. 31). L’art. 5 par. 3 CL vaut donc tant pour l’action positive en responsabilité du fait des produits que pour l’action en constatation de droit négative portant sur l’absence de responsabilité du fait des produits.

Consid. 3.6
En l’espèce, à ce stade de l’examen de la compétence, on peut retenir que tant le cycliste, par l’action délictuelle positive, que la société, par l’action en constatation de droit négative, peuvent ouvrir action au lieu de commission de l’acte illicite.

Consid. 4
Il reste à déterminer où se trouve le lieu de commission de l’acte illicite selon l’art. 5 par. 3 CL en matière de responsabilité pour le fait des produits. La demanderesse soutient qu’il s’agit du lieu où elle a conçu ce vélo de course et où elle en a vérifié la conformité aux normes ISO avant sa mise sur le marché, et non le lieu où elle fait fabriquer ces vélos (en Chine) ou assembler leurs éléments (en Hollande) ou les distribue (depuis la Belgique). Le défendeur soutient que le lieu de commission se trouve au lieu de fabrication matérielle, comme l’a retenu la cour cantonale.

Consid. 4.1
Les dispositions de la Convention de Lugano doivent être interprétées de manière autonome en se référant au système et aux objectifs visés par les règles de compétence de cette convention (ATF 134 III 214 consid. 2.3; CJUE arrêts Zuid-Chemie précité n. 17; Kainz précité n. 19 et Pinckney précité n. 23). Comme tout traité, la Convention de Lugano doit être interprétée de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but (art. 31 al. 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités [CV; RS 0.111]) (ATF 135 III 324 consid. 3.1; 131 III 227 consid. 3.1 et les arrêts cités).

Comme on vient de le voir (cf. consid. 3.4 et 3.5 supra), l’art. 5 par. 3 CL ne tend pas à protéger la partie faible en lui permettant d’ouvrir action à son propre domicile (forum actoris). Les règles de compétence doivent s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur, ce qui doit également valoir pour l’action en constatation de droit négative dont l’objet est en réalité la créance en indemnisation du lésé; dans un tel cas, il ne faut pas perdre de vue que les règles de compétence doivent aussi s’articuler autour de la compétence du tribunal du domicile du débiteur potentiel, les fors de l’art. 5 par. 3 CL n’étant justifiés qu’aux conditions strictes de cette disposition. La cohérence avec la réglementation sur la loi applicable ne doit pas aboutir à interpréter les règles de compétence contrairement aux objectifs poursuivis par la Convention de Lugano, respectivement le Règlement européen sur la compétence.

 

Consid. 4.2
En matière de responsabilité du fait des produits, la détermination du lieu de commission de l’acte n’est pas aisée car le défaut du produit peut dépendre d’actes ou d’omissions se produisant au stade de la conception, de la fabrication ou de la commercialisation du produit. La localisation du lieu de commission peut donc être ardue (cf. ANDREA BONOMI, Commentaire romand LDIP/CL, n. 7 ad art. 135 LDIP).

Dans l’affaire Kainz précitée, la CJUE a statué qu' »en cas de mise en cause de la responsabilité d’un fabricant du fait d’un produit défectueux, le lieu de l’événement causal à l’origine du dommage est le lieu de fabrication du produit en cause ». Cette notion de lieu de fabrication n’était, dans cet arrêt, ni délicate, ni équivoque, ni controversée en tant que telle: en effet, la bicyclette avait été entièrement fabriquée en Allemagne et seulement achetée par le cycliste auprès d’un détaillant en Autriche, et l’accident était aussi survenu en Allemagne. La seule question était de savoir si le lieu de commission de l’acte illicite (« la détermination du lieu de l’événement causal ») se situait au lieu de la fabrication de la bicyclette défectueuse, en Allemagne, ou au lieu de l’acquisition de celle-ci auprès d’un détaillant, en Autriche. Or, comme le relève la recourante, force est de constater que la CJUE a commencé par affirmer que ce n’est qu' »en principe » que l’événement causal survient au lieu où le produit en cause est fabriqué. Il faut donc retenir qu’elle n’a généralisé cette notion dans sa subsomption en cette affaire que parce qu’il n’y avait qu’un seul lieu de fabrication, en Allemagne.

Il s’impose donc d’interpréter, selon la bonne foi et en tenant compte des objectifs poursuivis par les règles de compétence, les termes de concepteur/producteur/fabricant et de lieu de conception/production/ fabrication lorsque le produit prétendument défectueux est réalisé dans plusieurs lieux. On ne saurait déduire de l’art. 5 par. 3 CL, ni que le lésé doive ouvrir action, ni que le producteur puisse être attrait dans tous les États de fabrication matérielle de toutes les pièces détachées qui composent le produit. Dans la chaîne des causes du défaut, il y a lieu de considérer que le lieu de commission de l’acte dépend à la fois du concepteur/producteur dont le lésé met en cause la responsabilité et du lieu où celui-ci a agi, et non de tous les lieux où celui-ci a fait réaliser ses produits par des tiers.

Consid. 4.3 [résumé]
En l’espèce, il résulte des constatations de fait de l’arrêt attaqué que la société demanderesse « produit » des vélos, en particulier le modèle de course xxx, que la conception du produit est effectuée à…, en Suisse, que la société le fait fabriquer en Chine, voire en Hollande où il est assemblé.

Le cycliste défendeur vise spécifiquement la responsabilité de cette société suisse, et non celle des fabricants ou assembleurs étrangers, qui sont considérés comme des auxiliaires de la société demanderesse. La qualité d’obligée de la société demanderesse est liée à son rôle de concepteur/producteur du vélo.

Puisqu’il est constaté dans l’arrêt attaqué que le responsable auquel le cycliste impute le défaut du vélo a conçu et produit ce vélo en Suisse, il y a lieu d’admettre que le lieu de commission de l’acte illicite au sens de l’art. 5 par. 3 CL se trouve à ce lieu, en Suisse. C’est donc à tort que la cour cantonale a retenu que le lieu de commission se trouvait au lieu de fabrication matérielle de la fourche du vélo en Chine, voire en Hollande au lieu de son assemblage, autrement dit hors de Suisse.

 

Consid. 4.4
Comme l’a retenu la cour cantonale, il n’est pas nécessaire au stade de la détermination de la compétence de se préoccuper de la nature du défaut: il suffit de constater que le cycliste réclame une indemnité à la société demanderesse parce qu’il allègue que cette société qui produit le vélo en question est responsable du défaut de ce vélo, directement ou du fait de ses auxiliaires.

Il n’y a pas lieu d’entrer en matière sur la violation de la théorie des faits doublement pertinents. En effet, c’est parce qu’elle avait une fausse conception de la notion de « fabrication » que la cour cantonale a considéré que la demanderesse n’avait pas prouvé la localisation en Suisse.

Dès lors que le lieu de l’acte illicite en Suisse est établi, il n’y a pas lieu d’examiner l’exigence d’un rattachement particulier avec la Suisse, celui-ci n’étant pas une condition supplémentaire à examiner (cf. consid. 3.3 in fine).

Le fait que le défendeur souhaiterait agir au lieu du résultat, autrement dit au lieu de l’accident, n’est pas décisif puisque l’art. 5 part. 3 CL offre le choix au demandeur, peu importe qu’il s’agisse d’une action positive ou de l’action miroir en constatation de droit négative.

 

Le TF admet le recours, annule l’arrêt attaqué le réformant en ce sens que la demande déposée par la société demanderesse devant le Tribunal d’arrondissement de la Sarine, en Suisse, est recevable en ce qui concerne la compétence internationale de ce tribunal au regard de l’art. 5 par. 3 CL.

 

Arrêt 4A_249/2023 consultable ici

 

8C_823/2023 (d) du 08.07.2024, destiné à la publication – DCAI – Évaluation du taux d’invalidité sur la base des salaires statistiques de l’ESS – instruments de correction insuffisants

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_823/2023 (d) du 08.07.2024, destiné à la publication

 

Arrêt 8C_823/2023 consultable ici

Communiqué de presse du TF du 23.07.2024 consultable ici

 

DCAI – Évaluation du taux d’invalidité sur la base des salaires statistiques de l’ESS – instruments de correction insuffisants / 26bis RAI

 

La réglementation, introduite début 2022 et en vigueur jusqu’à fin 2023, concernant l’évaluation du taux d’invalidité sur la base des salaires statistiques de l’ESS est en partie contraire au droit fédéral. Les instruments pour corriger le salaire statistique de l’ESS déterminant dans un cas concret, afin de tenir compte de la situation de la personne assurée, sont insuffisants. Si nécessaire, il convient donc de recourir en complément à la pratique du Tribunal fédéral en la matière appliquée jusqu’à présent.

En 2023, le Tribunal des assurances sociales du canton de Bâle-Ville a octroyé à un assuré une rente fondée sur un taux d’invalidité de 59% à partir de juin 2022. Une révision de la loi fédérale et du règlement sur l’assurance-invalidité (LAI, RAI) était alors entrée en vigueur au 1er janvier 2022. Pour évaluer le taux d’invalidité, le tribunal a procédé à une comparaison des revenus, comme la loi le prévoit: le salaire que l’assuré pourrait obtenir après la survenance de l’invalidité en exerçant une activité que l’on peut raisonnablement exiger de sa part (revenu d’invalide) est comparé au salaire qu’il aurait pu réaliser s’il n’était pas devenu invalide (revenu sans invalidité). Le tribunal a déterminé le revenu d’invalide de l’assuré sur la base des salaires statistiques de l’ESS (enquête bisannuelle sur la structure des salaires de l’Office fédéral de la statistique). Compte tenu de la situation particulière de l’assuré, il a appliqué une déduction de 15% sur le salaire de référence de l’ESS.

L’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a recouru contre le jugement cantonal auprès du Tribunal fédéral. Il a conclu à l’allocation d’une rente fondée sur un taux d’invalidité de 57% seulement, au motif que l’art. 26bis RAI, dans sa version modifiée entrée en vigueur début 2022 (cette disposition a de nouveau été modifiée au 1er janvier 2024), autorisait une déduction de maximum 10% sur le salaire statistique de l’ESS (dans le cas où la personne invalide ne pouvait travailler qu’à un taux de 50% ou moins).

Le Tribunal fédéral rejette le recours de l’OFAS. Pour les cas antérieurs à la révision de la LAI et du RAI entrée en vigueur le 1er janvier 2022, il a développé une jurisprudence relative à la détermination du revenu d’invalide sur la base des salaires statistiques de l’ESS. Afin de tenir compte de la situation particulière des personnes invalides, les salaires de référence de l’ESS pouvaient être corrigés. Une déduction maximale de 25% pouvait être opérée; une correction additionnelle était envisageable uniquement si la personne assurée percevait déjà avant la survenance de l’invalidité, sans le vouloir, un revenu nettement inférieur à la moyenne en raison de facteurs étrangers à l’invalidité (« parallélisme »).

En adoptant l’art. 26bis RAI, le Conseil fédéral a exclu dans une large mesure les possibilités de déduction fondées sur cette jurisprudence. Après une analyse globale, le Tribunal fédéral estime que le régime de déduction sur le salaire statistique de l’ESS, tel que prévu de manière exhaustive dans le RAI, n’est pas compatible avec le droit fédéral. Il ressort notamment des travaux préparatoires relatifs à la révision de la LAI que la jurisprudence du Tribunal fédéral appliquée jusqu’à présent devait être pour l’essentiel reprise au niveau réglementaire et que la méthode d’évaluation du taux d’invalidité devait en principe rester inchangée. En tant qu’auteur du règlement, le Conseil fédéral a toutefois choisi une autre voie. Il y a des raisons de penser que le législateur avait et était en droit d’avoir d’autres attentes concernant la mise en œuvre de la LAI dans le RAI. Dans la mesure où, en raison des circonstances du cas d’espèce, il y a un besoin d’adapter le salaire statistique de l’ESS au-delà de ce qu’offrent les instruments de correction du RAI, il convient de faire appel, en complément, à la jurisprudence appliquée jusqu’à présent par le Tribunal fédéral. L’arrêt attaqué n’est donc pas critiquable dans son résultat.

 

NB : l’arrêt sera traduit par mes soins prochainement, avec probablement quelques commentaires personnels.

 

Arrêt 8C_823/2023 consultable ici

Communiqué de presse du TF du 23.07.2024 consultable ici