Arrêt du Tribunal fédéral 8C_631/2024 (f) du 06.05.2025
Droit à l’indemnité de chômage – Aptitude au placement / 8 LACI – 15 LACI
Vraisemblance de démarches en vue d’une activité indépendante
Résumé
Le Tribunal fédéral a admis le recours d’un assuré déclaré inapte au placement au motif qu’il aurait poursuivi une activité indépendante durable. Il a considéré que ni la fondation de la société anonyme, ni la participation de l’assuré à des conférences en lien avec le Bitcoin, ni ses fonctions limitées d’administrateur ne suffisaient à démontrer une indisponibilité au placement au sens de l’art. 15 al. 1 LACI. En l’absence d’éléments concrets établissant un engagement prépondérant dans une activité indépendante, et au vu des démarches de recherche d’emploi constatées, l’inaptitude au placement ne pouvait être retenue.
Faits
Assuré, né en 1993, a travaillé de septembre 2018 à octobre 2022 comme ingénieur informaticien, spécialiste en crypto-monnaies, au service de la société B.__ SA. Le 26.09.2022, il s’est inscrit en qualité de demandeur d’emploi auprès de l’ORP et a sollicité des indemnités journalières à compter du 01.11.2022. Le 2 février 2023, il a déposé une demande de soutien à l’activité indépendante (SAI) en tant que consultant et développeur de logiciels dans le domaine du Bitcoin, projet porté par une entreprise non encore enregistrée. L’ORP a rejeté la demande le 17.04.2023, relevant notamment l’absence de contacts avec des fournisseurs, une assise financière insuffisante et des risques extrinsèques importants pouvant influencer négativement le développement du projet.
Lors d’un entretien du 15.09.2023, l’assuré a informé l’ORP d’un nouveau projet avec son frère, concrétisé par l’inscription au registre du commerce, le 20.11.2023, de la société D.__ SA, ayant pour but l’exploitation d’équipements de minage de Bitcoin. Cette société, dépourvue de clients, services et employés, avait pour administrateurs l’assuré et son frère. L’assuré a participé à deux événements en lien avec la crypto-monnaie en octobre 2023 et mars 2024. Interpellé en janvier et février 2024 sur son aptitude au placement, il a indiqué ne pas vouloir obtenir un statut d’indépendant, ne pas être employé par D.__ SA, et consacrer à celle-ci très peu de temps, tout en recherchant un emploi à plein temps.
Par décision du 15.02.2024, confirmée sur opposition, la Direction générale de l’emploi et du marché du travail (DGEM) a déclaré l’assuré inapte au placement dès le 20.11.2023, estimant qu’il visait le développement d’une activité indépendante à caractère durable, à laquelle il n’était pas disposé à renoncer en faveur d’une activité salariée, compte tenu de l’investissement financier important.
Procédure cantonale (arrêt ACH 79/24 – 136/2024 – consultable ici)
Par jugement du 27.09.2024, rejet du recours par le tribunal cantonal.
TF
Consid. 4.1
L’assuré n’a droit à l’indemnité de chômage que s’il est apte au placement (art. 8 al. 1 let. f LACI). Est réputé apte à être placé le chômeur qui est disposé à accepter un travail convenable et à participer à des mesures d’intégration et qui est en mesure et en droit de le faire (art. 15 al. 1 LACI). L’aptitude au placement comprend ainsi deux éléments: le premier est la capacité de travail, c’est-à-dire la faculté de fournir un travail – plus précisément d’exercer une activité lucrative salariée – sans que l’assuré en soit empêché pour des causes inhérentes à sa personne; le deuxième élément est la disposition à accepter immédiatement un travail convenable au sens de l’art. 16 LACI, laquelle implique non seulement la volonté de prendre un tel travail s’il se présente, mais aussi une disponibilité suffisante quant au temps que l’assuré peut consacrer à un emploi et quant au nombre des employeurs potentiels (ATF 146 V 210 consid. 3.1; 125 V 51 consid. 6a).
Consid. 4.2
Est notamment réputé inapte au placement l’assuré qui n’a pas l’intention ou qui n’est pas à même d’exercer une activité salariée, parce qu’il a entrepris – ou envisage d’entreprendre – une activité lucrative indépendante, cela pour autant qu’il ne puisse plus être placé comme salarié ou qu’il ne désire pas ou ne puisse pas offrir à un employeur toute la disponibilité normalement exigible. L’aptitude au placement doit par ailleurs être admise avec beaucoup de retenue lorsque, en raison de l’existence d’autres obligations ou de circonstances personnelles particulières, un assuré désire seulement exercer une activité lucrative à des heures déterminées de la journée ou de la semaine. Un chômeur doit être en effet considéré comme inapte au placement lorsqu’une trop grande limitation dans le choix des postes de travail rend très incertaine la possibilité de trouver un emploi (ATF 112 V 326 consid. 1a et les références; DTA 2003 n° 14 p. 128 [C 234/01] consid. 2.1). Selon la jurisprudence, l’assuré qui exerce une activité indépendante pendant son chômage n’est apte au placement que s’il peut exercer cette activité indépendante en dehors de l’horaire de travail normal. L’assuré qui, après avoir perdu son travail, exerce une activité indépendante à titre principal n’est pas apte au placement. Il en va autrement lorsque, selon les circonstances, l’activité indépendante est peu importante et qu’elle peut être exercée en dehors du temps de travail ordinaire (DTA 2009 p. 339 [8C_79/2009] consid. 4.1; arrêt 8C_282/2018 du 14 novembre 2018 consid. 4.2).
Consid. 4.3
L’intention d’un assuré d’entreprendre une activité indépendante est conforme à son devoir légal de diminuer le dommage. Si, dans ce but, il omet de prendre toutes les mesures exigibles pour retrouver un emploi, cela peut avoir cependant des conséquences sur son aptitude au placement et, partant, sur son droit à l’indemnité de chômage (arrêts 8C_853/2009 du 5 août 2010 consid. 3.5; 8C_662/2009 du 9 décembre 2009 consid. 3 et C 307/05 du 3 novembre 2006 consid. 2.1; cf. aussi DTA 1993 n° 30 p. 212 [C 171/93 consid. 3b]). En effet, il n’appartient pas à l’assurance-chômage de couvrir les risques de l’entrepreneur. Le fait qu’en général l’intéressé ne réalise pas de revenu ou seulement un revenu modique en commençant une activité indépendante est typiquement un risque qui n’est pas assuré (DTA 2002 n° 5 p. 54 [C 353/00 consid. 2b]; 2000 n° 5 p. 22 [C 117/98 consid. 2a]; arrêts 8C_853/2009 du 5 août 2010 consid. 3.5; 8C_619/2009 du 23 juin 2010 consid. 3.3.2 et C 88/02 du 17 décembre 2002 consid. 1).
Consid. 6.1 [résumé]
La cour cantonale a considéré que la décision d’inaptitude au placement reposait sur une base factuelle suffisante pour retenir l’exercice ou la volonté concrète d’exercer une activité indépendante. L’inscription de l’entreprise D.__ SA au registre du commerce faisait présumer cette intention, présomption renforcée par la demande antérieure de soutien à l’activité indépendante. La participation régulière de l’assuré à des conférences spécialisées confirmait son intérêt soutenu. Le développement d’une société dans ce domaine, même en collaboration avec son frère, impliquait un engagement personnel et financier non négligeable. Les recherches d’emploi, concentrées dans le même secteur, ne faisaient pas obstacle à l’appréciation selon laquelle l’assuré poursuivait un projet indépendant, mobilisant son énergie de manière dynamique et durable, sans réelle volonté d’y renoncer au profit d’une activité salariée.
Consid. 6.2 [résumé]
L’assuré soutient que les juges cantonaux ont retenu à tort qu’il s’était engagé dans une activité indépendante à long terme. Il affirme ne pas exercer d’activité pour la société D.__ SA, hormis ses fonctions d’administrateur limitées à une ou deux heures par mois, la gestion effective étant assumée par son frère. Il rappelle que la société ne produisait aucun bien et ni fournissait pas de services. Sa participation à des conférences s’inscrivait dans sa formation professionnelle. Ces éléments ne traduiraient pas une indisponibilité subjective ou objective à assumer un emploi salarié à plein temps. Il souligne avoir renoncé définitivement au projet initial faisant l’objet de la demande SAI, distinct des buts poursuivis par D.__ SA. Il reproche à la cour cantonale une appréciation arbitraire des faits et une absence de motivation quant au rejet de ses arguments. Celui-ci aurait en effet démontré qu’il aurait eu non seulement la volonté de trouver un emploi en tant que salarié mais qu’il aurait eu en outre la possibilité de mettre tout son temps au profit d’un employeur.
Consid. 6.3 [résumé]
La création d’une société anonyme et la participation à des conférences en lien avec son domaine professionnel ne rendent pas automatiquement un assuré inapte au placement ni ne créent une présomption en ce sens. Conformément à la jurisprudence (cf. consid. 4), il faut encore que l’assuré omette de prendre toutes les mesures exigibles pour retrouver un emploi, qu’il ne puisse par exemple plus être placé comme salarié ou qu’il ne désire pas ou ne puisse pas offrir à un employeur toute la disponibilité normalement exigible, ou encore qu’il ne soit pas en mesure d’exercer l’activité indépendante en dehors de l’horaire de travail normal.
En l’espèce, de tels éléments ne ressortaient pas des faits établis par les juges cantonaux. Ceux-ci avaient constaté que les activités principales de la société – sans clients, services ni employés – étaient assurées par le frère de l’assuré. Ils ont, certes, considéré qu’un tel développement nécessitait du temps et de l’investissement personnel et financier, en se limitant toutefois à une observation toute générale sur ce point, sans expliquer pourquoi et de quelle manière, dans le contexte de l’examen de l’aptitude au placement, cela affecterait concrètement le temps et la disponibilité de l’assuré, ni quels auraient été les investissements financiers à prendre en compte (cf. aussi, par ailleurs, arrêt C 102/04 du 15 juin 2005 let. A.a et consid. 4.2.1, où le Tribunal fédéral a retenu apte au placement un assuré qui avait constitué une société en la forme d’une Sàrl, en l’inscrivant au registre du commerce et en retirant des revenus de diverses activités pour le compte de celle-ci). De même, le tribunal cantonal ne peut pas être suivi lorsqu’il justifie ses conclusions par l’intérêt et la passion de l’assuré pour la thématique des conférences auxquelles il a participé, alors que celle-ci coïncide avec sa formation et son expérience professionnelles.
En résumé, on ne peut pas conclure que l’assuré ait entrepris des démarches en vue d’une activité indépendante à tel point avancées qu’il ne pouvait plus accepter une activité salariée, ni que cela ne lui était pas possible au motif qu’il se consacrait essentiellement à la préparation d’une activité indépendante. Au vu de ces circonstances, compte tenu également des recherches d’emploi effectuées par l’assuré et constatées dans l’arrêt cantonal, les juges cantonaux ont violé l’art. 15 al. 1 LACI.
Le TF admet le recours de l’assuré.
Arrêt 8C_631/2024 consultable ici