8C_409/2022 (f) du 03.05.2023 – Statut de travailleur dépendant vs d’indépendant pour une personne assurée exerçant plusieurs activités lucratives en même temps / 1a al. 1 LAA – 1 OLAA – 5 al. 2 LAVS

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_409/2022 (f) du 03.05.2023

 

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Statut de travailleur dépendant vs d’indépendant pour une personne assurée exerçant plusieurs activités lucratives en même temps / 1a al. 1 LAA – 1 OLAA – 5 al. 2 LAVS

Risque économique d’entrepreneur

 

B.A.__ (ci-après : le père), architecte au bénéfice d’un statut d’indépendant dès octobre 2016, est le père de A.A.__ (ci-après : le fils), né en 1988, qui exerce la profession de dessinateur en bâtiments. Père et fils collaborent dans le cadre de mandats confiés par le premier nommé.

Le fils a demandé une affiliation à l’assurance-accidents en tant qu’indépendant dès le 01.01.2017. Par courrier du 13.06.2018, puis par décision de constatation du 17.06.2019 confirmée sur opposition, l’assurance-accidents a retenu un double statut du fils dès le 01.01.2017: celui d’indépendant à titre principal dans le cadre de ses mandats privés, et de salarié s’agissant de l’activité déployée dans le cadre des mandats confiés par son père.

Par décision du 21.08.2019, confirmée sur opposition le 06.01.2020 également, le père s’est vu imputer le statut d’employeur de son fils, respectivement le statut de salarié de ce dernier.

 

Procédure cantonale (arrêt AA 14&15/20 – 53/2022 – consultable ici)

Par jugement du 09.05.2022, admission des recours du père et du fils par le tribunal cantonal, réformant en ce sens que le fils remplissait, au sens de la LAA, les critères pour se voir reconnaître l’exercice d’une activité indépendante dans le cadre des mandats qui lui étaient confiés par son père.

 

TF

Consid. 3.1
Selon l’art. 1a al. 1 let. a LAA, sont assurés à titre obligatoire conformément à la présente loi les travailleurs occupés en Suisse. Aux termes de l’art. 1 OLAA, est réputé travailleur quiconque exerce une activité lucrative dépendante au sens de la législation fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants. Conformément à l’art. 5 al. 2 LAVS, on considère comme salaire déterminant toute rétribution pour un travail dépendant effectué dans un temps déterminé ou indéterminé. Quant au revenu provenant d’une activité indépendante, il comprend tout revenu du travail autre que la rémunération pour un travail accompli dans une situation dépendante (art. 9 al. 1 LAVS).

Consid. 3.2
Le point de savoir si l’on a affaire, dans un cas donné, à une activité indépendante ou salariée ne doit pas être tranché d’après la nature juridique du rapport contractuel entre les partenaires. Ce qui est déterminant, bien plutôt, ce sont les circonstances économiques (ATF 144 V 111 consid. 4.2; 140 V 241 consid. 4.2). D’une manière générale, est réputé salarié celui qui dépend d’un employeur quant à l’organisation du travail et du point de vue de l’économie de l’entreprise, et ne supporte pas le risque encouru par l’entrepreneur (ATF 123 V 161 consid. 1; arrêt 9C_70/2022 du 16 février 2023 consid. 6.2, destiné à la publication; arrêts 9C_423/2021 du 1er avril 2022 consid. 6.1; 8C_38/2019 du 12 août 2020 consid. 3.2). Ces principes ne conduisent cependant pas, à eux seuls, à des solutions uniformes applicables schématiquement. Les manifestations de la vie économique revêtent en effet des formes si diverses qu’il faut décider dans chaque cas particulier si l’on est en présence d’une activité dépendante ou d’une activité indépendante en considérant toutes les circonstances de ce cas. Souvent, on trouvera des caractéristiques appartenant à ces deux genres d’activité; pour trancher la question, on se demandera quels éléments sont prédominants dans le cas considéré (ATF 140 V 108 consid. 6; 123 V 161 consid. 1; arrêt 8C_398/2022 du 2 novembre 2022 consid. 3.2 et les références).

Consid. 3.3
Les principaux éléments qui permettent de déterminer le lien de dépendance quant à l’organisation du travail et du point de vue de l’économie de l’entreprise sont le droit de l’employeur de donner des instructions, le rapport de subordination du travailleur à l’égard de celui-ci, ainsi que l’obligation de l’employé d’exécuter personnellement la tâche qui lui est confiée. Un autre élément est le fait qu’il s’agit d’une collaboration régulière, autrement dit que l’employé est régulièrement tenu de fournir ses prestations au même employeur. En outre, la possibilité pour le travailleur d’organiser son horaire de travail ne signifie pas nécessairement qu’il s’agit d’une activité indépendante (ATF 122 V 169 consid. 6a/cc; arrêts 8C_398/2022 précité consid. 3.3; 8C_38/2019 précité consid. 3.2; 9C_213/2016 du 17 octobre 2016 consid. 3.3 et les références).

Consid. 3.4
Le risque économique d’entrepreneur peut être défini comme étant celui que court la personne qui doit compter, en raison d’évaluations ou de comportements professionnels inadéquats, avec des pertes de la substance économique de l’entreprise. Constituent notamment des indices révélant l’existence d’un tel risque le fait que la personne concernée opère des investissements importants, subit les pertes, supporte le risque d’encaissement et de ducroire, assume les frais généraux, agit en son propre nom et pour son propre compte, se procure elle-même les mandats, occupe du personnel et utilise ses propres locaux commerciaux. Le risque économique de l’entrepreneur n’est cependant pas à lui seul déterminant pour juger du caractère dépendant ou indépendant d’une activité. La nature et l’étendue de la dépendance économique et organisationnelle à l’égard du mandant ou de l’employeur peuvent singulièrement parler en faveur d’une activité dépendante dans les situations dans lesquelles l’activité en question n’exige pas, de par sa nature, des investissements importants ou de faire appel à du personnel. En pareilles circonstances, il convient d’accorder moins d’importance au critère du risque économique de l’entrepreneur et davantage à celui de l’indépendance économique et organisationnelle (arrêts 8C_398/2022 précité consid. 3.4; 9C_213/2016 précité consid. 3.4 et les références).

Consid. 3.5
Si une personne assurée exerce plusieurs activités lucratives en même temps, la qualification du statut ne doit pas être opérée dans une appréciation globale. Il sied alors d’examiner pour chaque revenu séparément s’il provient d’une activité dépendante ou indépendante (ATF 144 V 111 consid. 6.1; 123 V 161 consid. 4a; 122 V 169 consid. 3b; arrêt 8C_804/2019 du 27 juillet 2020 consid. 3.2).

 

Consid. 5.2.1
Ainsi, concernant le matériel et les locaux nécessaires à travailler en indépendance énumérés par la cour cantonale, l’assurance-accidents mentionne que le fils ne disposait pas de cette infrastructure dès le début de son activité au 01.01.2017 et qu’il n’a effectué la majorité de ces investissements que vers la fin de la période litigieuse. En effet, en janvier 2017, le fils ne disposait que d’un ordinateur et d’un abonnement à un logiciel de conception, selon ses propres déclarations, et il n’a effectué les autres investissements que vers la fin de la période litigieuse. Ainsi, selon l’avenant au contrat de bail à loyer figurant au dossier, il ne louait un local que depuis le 01.09.2019. De même, ce n’est qu’à compter du 01.11.2019 qu’il a conclu un contrat en vue de bénéficier d’un site internet (nom de domaine) et d’une adresse e-mail professionnelle. En plus, il n’a acquis l’imprimante que le 02.12.2019, soit quelques semaines avant la fin de la période litigieuse. En outre, la somme totale des investissements opérés par le fils, surtout au début de son activité, était manifestement très modeste, consistant en un ordinateur d’une valeur d’environ 1’000 fr. et un logiciel de 400 fr. Par ailleurs, dans le cadre du questionnaire d’affiliation à la caisse cantonale vaudoise de compensation AVS pour les personnes de condition indépendante du 2 janvier 2018, le fils a indiqué qu’il exerçait son activité dans les locaux de ses mandants, lesquels étaient mis à sa disposition gratuitement. En somme, il ne disposait ni du matériel nécessaire, ni d’un site internet ou de locaux propres durant la majeure partie de la période considérée. Même si l’on admettait, à l’instar de la cour cantonale, une certaine marge de temps pour la mise en œuvre de l’activité indépendante (ce que l’assurance-accidents conteste), une telle marge ne saurait atteindre près de trois ans. La cour cantonale n’ayant pas pris en considération ces éléments, son appréciation de l’infrastructure à disposition du fils ne convainc pas.

Consid. 5.2.2
L’assurance-accidents soutient en plus que les professions auxquelles la cour cantonale apparente l’activité du fils (comme avocats, médecins, etc.) ne sauraient être considérées en soi comme indépendantes. En effet, la qualification d’une telle activité doit également être examinée au vu de toutes les circonstances économiques du cas d’espèce (ce qui vaut par ailleurs également pour les tâcherons que mentionne l’assurance-accidents: cf. ATF 101 V 87 consid. 2; arrêt 8C_597/2011 du 10 mai 2012 consid. 2.3).

Consid. 5.2.3
En ce qui concerne la constatation de la cour cantonale que le fils exerçait sous sa propre responsabilité, il sied de retenir, avec l’assurance-accidents, que cela était certes exact pour les travaux effectués pour quelques clients finaux auxquels il facturait directement ses prestations. Toutefois, s’agissant de l’activité déployée en faveur du père, seule déterminante en l’espèce, la situation était différente: Dans cette constellation, le fils travaillait uniquement pour le père – et non pour les clients finaux à l’égard desquels il n’avait aucune obligation juridique. Il ressort des factures présentes au dossier que, dans le cadre de ces mandats, il facturait toujours ses prestations au père et jamais aux clients finaux et qu’il n’a jamais facturé de frais pour l’impression de plans auprès d’imprimeurs, mais se limitait à rapporter ses heures de travail, exactement comme le font les travailleurs rémunérés à l’heure. Pour son travail confié par le père, le seul risque qu’il encourait était donc celui d’un salarié dont l’employeur ne s’acquitte pas du salaire pour un travail accompli. Dans le questionnaire du 30.04.2018, le fils a en outre indiqué que les « plans fournis doivent être en règle, bien que la responsabilité finale repose sur les architectes avec qui je travaille ». Force est de constater que la cour cantonale n’a pas non plus discuté ces éléments dans son appréciation de la responsabilité du fils. En ce qui concerne la conclusion d’un contrat d’assurance RC, l’assurance-accidents souligne à juste titre que c’est cohérent dès lors que le fils avait un statut mixte et qu’il exerçait en qualité d’indépendant pour certains clients envers lesquels il était responsable, tandis qu’il n’avait aucun lien avec les clients du père. Les conclusions de la cour cantonale concernant sa responsabilité à l’égard des clients du père ne sauraient ainsi être confirmées.

Consid. 5.2.4
Ni l’assurance-accidents ni la cour cantonale n’ont considéré comme déterminant le lien de filiation entre père et fils. Est en revanche pertinent le lien de dépendance économique de celui-ci à l’égard de celui-là. En effet, il ressort de l’analyse des factures que le fils a tiré 64% de ses revenus du travail confié par le père en 2017, 90% en 2018 et 34% en 2019. La cour cantonale ne s’est pas non plus prononcée sur ce fait, qui est pourtant décisif dès lors qu’il établit la régularité et l’importance des relations de travail entre les intimés, respectivement la dépendance économique du fils à l’égard du père.

Consid. 5.2.5
Enfin, la cour cantonale n’a pas non plus tenu compte du fait que, selon les renseignements donnés par le fils lui-même, il était tenu à une exécution personnelle du travail qui lui était confié – ce qui est caractéristique d’un contrat de travail – et qu’il ne sollicitait pas régulièrement de travaux au moyen d’annonces, de prospectus, d’un site web propre ou par tout autre biais. Or ces éléments plaident également en faveur du caractère dépendant de l’activité déployée par le fils pour le compte du père.

Consid. 5.3
En résumé, dans son appréciation, la cour cantonale n’a ni discuté ni pris en considération les nombreux éléments (ressortant des décisions sur opposition, du dossier et des mémoires de l’assurance-accidents dans la procédure cantonale) en faveur d’une activité dépendante: l’absence de matériel et de locaux propres durant l’essentiel de la période, l’absence d’investissements importants, surtout au début de la période litigieuse, l’absence de responsabilité personnelle du fils envers les clients finaux dans le cadre des mandats confiés par le père, la régularité de la relation de travail entre les parties intimées, la dépendance économique importante du fils, l’obligation d’exécution personnelle du travail et l’absence de recherche active de nouveaux mandats. Or, dans leur ensemble, ces éléments l’emportent sur les éléments qui iraient dans le sens de l’indépendance du fils envers le père. Ainsi, force est de constater que dans le cadre des mandats que lui avait confiés le père, le fils devait être qualifié de dépendant. Il en résulte que l’appréciation juridique effectuée par la cour cantonale se révèle insoutenable et contraire au droit fédéral, ce qui mène à l’admission du recours.

 

Le TF admet le recours de l’assurance-accidents, annule le jugement cantonal et confirme les décisions sur opposition.

 

Arrêt 8C_409/2022 consultable ici

 

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