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4A_158/2019 (f) du 26.02.2020 – Contrat de travail – Qualification de la rémunération : salaire ou gratification ? / Notion de salaire (322 CO) et de gratification (322d CO)

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_158/2019 (f) du 26.02.2020

 

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Contrat de travail – Qualification de la rémunération : salaire ou gratification ?

Notion de salaire (322 CO) et de gratification (322d CO)

 

B.__ a engagé Z.__ en qualité de directeur général du secteur professionnel à compter du 01.03.2004, pour une durée de cinq ans, prolongé jusqu’au 31.12.2012 par avenant du 01.02.2008 et doublant le salaire net, passant à 18’000 fr. par mois (x13).

A l’initiative de l’employé qui souhaitait voir sa rémunération augmentée, un nouveau contrat de travail a été conclu le 01.10.2010 avec la société A.__ SA (ci-après : l’employeuse), dont le prénommé est l’administrateur unique. Le poste ainsi que le salaire de l’employé demeuraient inchangés. Le contrat prenait effet le 01.04.2011 et se terminait le 31.12.2015. Par avenant daté du même jour, les parties sont convenues du versement de « commissions » d’un montant de 100’000 fr. par année, dans les termes suivants :

« Préambule : En date du 01.10.2010, les parties ont signé un contrat de travail allant jusqu’au 31.12.2015. En complément du salaire, Z.__ percevra les commissions suivantes : Commissions de: Frs 100’000.- par an, payables comme suit: Frs 25’000 au 1.1 ; Frs 25’000 au 1.4 ; Frs 25’000 au 1.7 ; Frs 25’000 au 1.10 ; La première fois : Frs 25’000.- au 01.04.2011. La somme cumulée des commissions perçues sera remboursée dans son intégralité par Z.__ s’il devait mettre un terme avant son échéance au 31.12.2015. Les modalités de paiement des commissions ci-dessus seront communiquées ultérieurement. »

Les commissions prévues dans cet avenant n’ont jamais été versées ; l’employé, qui devait communiquer les modalités de paiement à l’employeuse, ne s’est pas exécuté.

Le 12.02.2014, les parties ont eu une discussion au cours de laquelle l’employé a fait part de son désir de quitter son emploi. Il a abordé à cette occasion la question du non-versement des montants prévus par l’avenant au contrat de travail. Vers le 23.03.2014, l’employé a conclu ce qu’il lui a paru être un accord avec le président du conseil d’administration d’une société tierce (…) quant à son engagement au service de cette dernière. Le 25.03.2014, il a résilié son contrat de travail avec effet au 30 juin 2014.

Entre avril et juin 2014, l’employeuse a versé à l’employé un salaire de 5’000 fr. par mois (auquel s’ajoutaient 1’000 fr. par mois pour ses frais de représentation), le solde par rapport au salaire convenu de 18’000 fr. étant compensé avec le remboursement d’un prêt de 55’000 fr. que l’employeuse lui avait consenti pour l’aménagement d’une piscine sur sa propriété.

 

Le 15.10.2014, l’employé a ouvert action contre l’employeuse. Par jugement du 19.12.2016, le Juge de district a rejeté cette demande et condamné l’employé à verser à l’employeuse la somme de 3’194 fr. 90 [correspondant au solde encore dû sur le prêt de 55’000 fr. déjà évoqué] avec intérêts à 5% l’an dès le 01.07.2014.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 01.03.2019, le tribunal cantonal valaisan a réformé le jugement de la cour inférieure.

La cour cantonale a raisonné en deux temps. En premier lieu, elle s’est attachée à déterminer si les « commissions » en question représentaient un élément du salaire ou une gratification. Constatant que ni le principe du versement de cette rétribution, ni sa quotité ne dépendait du bon vouloir de l’employeur, elle en a déduit qu’il s’agissait d’un élément du salaire. Partant, la clause de remboursement dont était assorti le versement de cette rétribution – pour le cas où l’employé mettrait un terme au contrat de travail avant l’échéance du 31.12.2015 – était nulle et non avenue (art. 20 CO). En second lieu, elle a procédé aux déductions qui s’imposaient quant aux montants dont l’employé réclamait le paiement au titre des « commissions » prévues dans cet avenant. Elle a, pour ce faire, distingué deux périodes, celle précédant et celle suivant le terme du contrat de travail. Le contrat de travail avait duré du 01.04.2011 au 30.06.2014. Les « commissions » relatives à cette période, qui totalisaient 325’000 fr., étaient dues à l’employé puisqu’il s’agissait d’un élément du salaire. La cour cantonale a relevé que l’employé réclamait également des « commissions » de 150’000 fr. pour la période du 01.07.2014 au 31.12.2015, ce alors même que ce contrat avait pris fin le 30.06.2014. Une telle prétention pouvait théoriquement se concevoir sur la base des art. 337 et 337b al. 1 CO. Cela étant, l’employé ne pouvait se prévaloir de l’inobservation par l’employeuse des termes du contrat pour justifier sa résiliation prématurée. La véritable raison qui l’avait poussé à se départir du contrat tenait dans la promesse qu’il avait obtenue d’un tiers de l’engager à des conditions financières extrêmement intéressantes. Il ne pouvait dès lors prétendre au paiement des « commissions » durant la période ayant suivi la fin des rapports de travail.

La cour cantonale a condamné l’employeuse à verser à l’employé 325’000 fr. avec intérêts à 5% dès le 04.05.2014, au titre des « commissions » dues pour la période du 01.04.2011 au 30.06.2014 (75’000 fr. en 2011, 100’000 fr. en 2012, 100’000 fr. en 2013, 50’000 fr. en 2014), et a débouté l’employé de ses autres prétentions. Il a confirmé la condamnation de l’employé à verser à l’employeuse la somme de 3’194 fr. 90 plus intérêts.

 

TF

Le salaire est la rémunération que l’employeur est tenu de payer à l’employé pour le temps ou le travail que celui-ci a consacré à son service, et qui est fixé soit directement par contrat individuel, soit indirectement par contrat-type de travail ou par convention collective (art. 322 al. 1 CO).

La gratification est une rétribution spéciale que l’employeur accorde en sus du salaire à certaines occasions, par exemple une fois par année (cf. art. 322d al. 1 CO). Elle se distingue du salaire en ceci que son versement dépend totalement ou du moins partiellement du bon vouloir de l’employeur (ATF 142 III 381 consid. 2.1 p. 383 ; 139 III 155 consid. 3.1 p. 157 ; 131 III 615 consid. 5.2 p. 620). Il y a un droit à la gratification si les parties en ont convenu ainsi, expressément ou par actes concluants (art. 322d al. 1 CO). A défaut d’une telle volonté cette prestation est facultative (ATF 131 III 615 consid. 5.2 p. 620).

L’employeur peut subordonner le paiement de la gratification à la réalisation de conditions, dans les limites de l’art. 27 al. 2 CC (arrêts 4A_219/2013 du 4 septembre 2013 consid. 3.1; 4C.426/2005 du 28 février 2006 consid. 5.1). Ainsi est-il admissible d’exiger que le travailleur soit effectivement employé dans l’entreprise à l’échéance de la gratification, ou encore de n’allouer aucune gratification, ou une gratification réduite à l’employé qui est encore au service de l’employeur au moment de l’occasion donnant lieu à la gratification, mais dont le rapport de travail a déjà été résilié (arrêts 4A_513/2017 du 5 septembre 2018 consid. 5.1; 4A_26/2012 du 15 mai 2012 consid. 5.2.2; 4A_502/2010 du 1 er décembre 2010 consid. 2.2; 4A_509/2008 du 3 février 2009 consid. 4.1; 4A_115/2007 du 13 juillet 2007 consid. 4.3.1; 4C.426/2005 précité consid. 5.1). En revanche, le paiement du salaire ne saurait dépendre de la présence de l’employé dans l’entreprise ou de la non-résiliation de son contrat ; la fonction même du salaire s’y oppose. Une telle clause est illicite et frappée de nullité en tant qu’elle se rapporte à un élément du salaire (art. 20 al. 2 CO ; cf. ATF 109 II 447 consid. 5c p. 448 ; arrêt 4C.426/2005 précité consid. 5.2).

Déterminer si une certaine rémunération est un élément du salaire (art. 322 s. CO) ou une gratification (art. 322d CO) revêt ainsi une grande importance, dès lors que le régime de la gratification est beaucoup plus flexible pour l’employeur que celui applicable aux éléments du salaire (ATF 141 III 407 consid. 4.1).

 

Selon le Tribunal fédéral, les parties ont clairement conditionné la rémunération querellée (i.e. les « commissions » selon l’avenant au contrat de travail) au maintien du contrat jusqu’à l’échéance du 31.12.2015, prévoyant le remboursement de l’intégralité des commissions versées (condition résolutoire) si l’employé y mettait un terme avant. Là n’est pas le problème. La cour cantonale n’a d’ailleurs rien constaté de dissonant. Elle a même observé que l’employeuse avait, par cette clause, entendu garantir la présence de l’employé pendant toute la durée convenue du contrat, ce que celui-ci avait bien compris et accepté en connaissance de cause. Ceci ôte toute substance au grief de l’employeuse selon lequel la cour cantonale aurait méconnu l’acceptation par l’employé de cette condition. Savoir qui, de l’employeuse ou de l’employé, a rédigé cet avenant importe peu dès lors que le principe in dubio contra stipulatorem ne s’applique pas s’il y a réelle et commune intention des parties.

La question se pose en réalité en ces termes : la condition précitée est-elle licite ou non au regard des art. 341 al. 1 et 20 CO ? Tout dépend de la qualification de la rémunération en cause : salaire ou gratification. Cette qualification est le fruit d’un raisonnement juridique. Elle découle cependant d’une constatation de fait, tenant à l’existence d’un pouvoir discrétionnaire de l’employeur : si ce dernier ne dispose d’aucune marge d’appréciation, que ce soit pour décider du principe du versement ou de la quotité de la rémunération dont il s’agit, la rémunération querellée s’apparente à un élément du salaire (cf., parmi d’autres, ATF 142 III 381 consid. 2.1 p. 383 ; 139 III 155 consid. 3.1 in fine ; 109 II 447 consid. 5c p. 448 ; arrêts 4A_155/2019 du 18 décembre 2019 consid. 3.2; 4A_430/2018 du 4 février 2019 consid. 5 ; 4A_78/2018 du 10 octobre 2018 consid. 4.2 et 4.3.1; 4A_463/2017 du 4 mai 2018 consid. 3.1.2; 4A_290/2017 du 12 mars 2018 consid. 4.1.2).

In casu, l’employeuse ne fait pas valoir qu’elle disposait d’un tel pouvoir d’appréciation ; l’avenant n’exprime d’ailleurs rien de semblable. Elle souligne simplement que les « commissions » étaient soumises à une condition, dont la validité se trouve précisément au cœur du litige, et en infère que ces « commissions » représenteraient une gratification. Cela étant, ce n’est pas l’existence de cette seule condition qui conduit à qualifier la rémunération querellée de salaire ou de gratification ; une telle qualification se déduit en effet de l’ensemble des circonstances. C’est dans ce sens qu’il faut lire le consid. 4.2.2 de l’arrêt 4A_290/2017 du 12 mars 2018 (respectivement le consid. 2b de l’arrêt 4C.47/1994 du 11 octobre 1994, publié in JAR 1995 p. 102, dont se prévaut l’employeuse). Une condition tenant à des rapports de travail non résiliés au moment de l’échéance n’est donc pas à elle seule déterminante, contrairement à ce que certains commentateurs ont pu suggérer, tout en concédant qu’il s’agit d’apprécier les circonstances pertinentes (WYLER/HEINZER, Droit du travail, 4e éd. 2019, p. 226 et sous-note 1021; MARIE-GISÈLE DANTHE, in: Commentaire du contrat de travail, [Dunand/Mahon éd.] 2013, nos 14 et 16 ad art. 322d CO) ; une fois la rémunération qualifiée de salaire ou de gratification, il est possible – dans une seconde étape – d’en déduire si la condition est licite ou non (arrêt précité 4C.426/2005 consid. 5.2). C’est bien de cette manière que la cour cantonale a procédé, ce qui ne prête pas flanc à la critique. Ladite cour avait au préalable constaté que l’employé, qui excellait dans son travail et dont la collaboration était jugée essentielle, avait demandé et obtenu l’augmentation de salaire désirée par la voie de l’avenant au contrat de travail signé le 01.10.2010.

 

Lorsqu’elle avance que la rétribution litigieuse revêtait un caractère accessoire par rapport au salaire, l’employeuse méconnaît également la jurisprudence. C’est en effet seulement dans un deuxième temps, s’il arrive à la conclusion que la rémunération est, selon la volonté des parties, une gratification, que le juge pourra être amené à la requalifier en salaire ; tel est le cas si elle ne revêt pas un caractère accessoire par rapport à ce dernier (ATF 145 V 188 consid. 5.2.3; arrêt 4A_485/2016 du 28 avril 2017 consid. 4.2). Il n’y a pas lieu de procéder à un semblable examen dans le cas d’espèce puisque l’absence de marge de manœuvre de l’employeuse permet de conclure qu’il s’agit d’un élément du salaire. Pour la même raison, le fait que l’employé ait pu toucher un très haut revenu n’a aucune incidence ; cette question n’a en effet de sens que dans le cadre du raisonnement qui précède, en ce sens qu’il n’y a pas de requalification de la rémunération en salaire en vertu du principe de l’accessoriété pour les très hauts revenus (ATF 141 III 407 consid. 4.3.2 et 5.3.1).

 

La jurisprudence est catégorique : la fonction même du salaire exclut la possibilité pour l’employeur de soumettre la rémunération d’une prestation de travail déjà accomplie à une condition selon laquelle le salarié devrait encore se trouver dans l’entreprise (ATF 109 II 447 consid. 5c p. 448), ou ne pas avoir donné ni reçu son congé (arrêt précité 4C.426/2005 consid. 5.2.1). Il en va de même pour la clause de remboursement (cf. RAOUL BUSSMANN, Rückzahlungsklauseln bei freiwilligen Leistungen des Arbeitgebers, 1977, p. 38 et 151, qui l’exclut aussi en cas d’augmentation de salaire consentie sur une base volontaire). Il importe peu que l’employé ait donné son accord à une semblable condition. En effet, celui-ci ne peut pas renoncer, pendant la durée du contrat et durant le mois qui suit la fin de celui-ci, aux créances résultant de dispositions impératives de la loi (art. 341 al. 1 CO). Une telle renonciation présente un caractère illicite ; elle est donc nulle et non avenue (art. 20 CO).

Peu importe qu’une semblable clause de remboursement puisse se concevoir à propos d’une gratification – question qui divise la doctrine au demeurant (cf. entre autres WYLER/HEINZER, op. cit., p. 224 s. et BUSSMANN, op. cit., passimet la synthèse en p. 147 ss, favorables avec certaines cautèles, contra AURÉLIEN WITZIG, Le renouveau des rémunérations variables, 2015, p. 160 s. et les réf. citées). C’est en effet le propre de cette rétribution spéciale, laissée dans une certaine mesure au bon vouloir de l’employeur, que de bénéficier d’un régime plus souple.

 

Le TF rejette le recours de l’employeuse.

 

 

Arrêt 4A_158/2019 consultable ici