8C_358/2022 (f) du 12.04.2023 – Récusation d’une gestionnaire du dossier – 36 LPGA / Accumulation d’erreurs et de comportements chicaniers de la gestionnaire – Apparence de prévention

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_358/2022 (f) du 12.04.2023

 

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Récusation d’une gestionnaire du dossier / 36 LPGA

Accumulation d’erreurs et de comportements chicaniers de la gestionnaire – Apparence de prévention

 

Assurée victime d’un accident de vélo en mai 2020 ayant entraîné une paraplégie complète. L’assurance-accidents a pris en charge les suites de l’accident, avec B.__ comme experte technique prestations accidents. En décembre 2021, B.__ et C.__ ont adressé une lettre au conseil de l’assurée, rappelant les mesures nécessaires pour une adaptation des moyens auxiliaires et des aménagements au domicile, nécessaires à l’assurée. Ils ont fixé un délai jusqu’au 15.01.2022 pour leur faire parvenir un relevé des mesures effectivement prises par les différents intervenants. À défaut, l’assurance-accidents examinerait le droit de l’assurée à une allocation pour impotent et limiterait les prestations découlant de l’OPAS. Le mandataire de l’assurée a répondu le 14.01.2022, demandant la récusation de B.__ et la transmission du dossier à un autre gestionnaire, invoquant une opinion préconçue de la part de l’intéressée. La demande se fondait sur plusieurs reproches, notamment que B.__ outrepassait ses compétences, mettait une pression intolérable sur l’assurée, n’utilisait pas la maxime d’office, posait des questions inutiles et demandait des rapports de manière incessante, adoptait un comportement chicanier et ne payait pas les infirmières en charge des soins pendant plusieurs mois.

Par lettre du 14.02.2022, l’assurance-accidents a rejeté la demande de récusation.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/375/2022 – consultable ici)

Par jugement du 27.04.2022, le tribunal cantonal a rejeté le recours formé par l’assurée contre le refus de l’assurance-accidents de récuser la gestionnaire en charge du dossier, qu’elle a qualifié de décision.

 

TF

Consid. 2.1
Le litige a pour objet la récusation, au sens de l’art. 36 LPGA, de la gestionnaire de l’assurance-accidents en charge du dossier de l’assurée.

Aux termes de l’art. 36 LPGA, les personnes appelées à rendre ou à préparer des décisions sur des droits ou des obligations doivent se récuser si elles ont un intérêt personnel dans l’affaire ou si, pour d’autres raisons, elles semblent prévenues (al. 1). Si la récusation est contestée, la décision est rendue par l’autorité de surveillance (al. 2, première phrase). Par ce dernier terme, il faut entendre le supérieur hiérarchique de la personne visée par la demande de récusation et non l’autorité de surveillance au sens de l’art 76 LPGA (arrêt U 302/05 du 30 août 2006 consid. 3.2 et les références; ANNE-SYLVIE DUPONT, in Commentaire romand, LPGA, 2018 n° 24 ad art. 36 LPGA).

Consid. 2.2
Un litige qui porte uniquement sur une question de récusation ne concerne pas en soi l’octroi ou le refus de prestations en espèces. Par conséquent, l’exception prévue à l’art. 105 al. 3 LTF, qui doit être interprétée de manière restrictive (ATF 140 V 136 consid. 1.2.2; 135 V 412 consid. 1.2.2), ne s’applique pas. Le Tribunal fédéral est donc lié par les faits établis par l’autorité précédente (art. 97 al. 2 et 105 al. 3 LTF a contrario) et ne peut s’en écarter que si ces faits ont été établis en violation du droit ou de façon manifestement inexacte, à savoir arbitraire (ATF 148 V 366 consid. 3.3), ce qu’il incombe au recourant d’invoquer et de démontrer par une argumentation précise (ATF 148 V 366 consid. 3.3; 145 V 188 consid. 2).

 

Consid. 4.2.1
L’art. 29 al. 1 Cst. dispose que toute personne a droit, dans une procédure judiciaire ou administrative, à ce que sa cause soit traitée équitablement. Selon la jurisprudence, ce droit permet notamment d’exiger la récusation des membres d’une autorité administrative dont la situation ou le comportement sont de nature à faire naître un doute sur leur indépendance ou leur impartialité; il tend à éviter que des circonstances extérieures à l’affaire ne puissent influencer une décision en faveur ou au détriment de la personne concernée. La récusation peut s’imposer même si une prévention effective du membre de l’autorité visée n’est pas établie, car une disposition interne de sa part ne peut guère être prouvée; il suffit que les circonstances donnent l’apparence de la prévention et fassent redouter une activité partiale. Cependant, seules des circonstances constatées objectivement doivent être prises en considération; les impressions purement individuelles d’une des personnes impliquées ne sont pas décisives (ATF 127 I 196 consid. 2b; 125 I 119 consid. 3b, 209 consid. 8a; arrêt 2C_110/2019 du 9 décembre 2019 consid. 5.1).

Consid. 4.2.2
De manière générale, les dispositions sur la récusation sont moins sévères pour les membres des autorités administratives que pour les autorités judiciaires. Contrairement à l’art. 30 al. 1 Cst., l’art. 29 al. 1 Cst. n’impose pas l’indépendance et l’impartialité comme maxime d’organisation. En règle générale, les prises de positions qui s’inscrivent dans l’exercice normal des fonctions gouvernementales, administratives ou de gestion, ou dans les attributions normales de l’autorité partie à la procédure, ne permettent pas, dès lors que l’autorité s’exprime avec la réserve nécessaire, de conclure à l’apparence de la partialité et ne sauraient justifier une récusation, au risque sinon de vider de son sens la procédure administrative (ATF 140 I 326 consid. 5.2; 137 II 431 consid. 5.2; 125 I 119 consid. 3f). Une autorité, ou l’un de ses membres, a en revanche le devoir de se récuser lorsqu’elle dispose d’un intérêt personnel dans l’affaire à traiter, qu’elle manifeste expressément son antipathie envers l’une des parties ou s’est forgée une opinion inébranlable avant même d’avoir pris connaissance de tous les faits pertinents de la cause (arrêt 1C_228/2018 du 18 juillet 2019 consid. 6.1).

Consid. 4.2.3
D’après la jurisprudence, une faute de procédure – voire une fausse application du droit matériel – ne suffit pas à elle seule pour donner une apparence de prévention. Il n’en va autrement que si le membre d’une autorité administrative ou judiciaire a commis des erreurs grossières ou répétées constituant une grave violation des devoirs de sa charge. Une personne qui exerce la puissance publique est nécessairement amenée à devoir trancher des questions controversées ou des questions qui dépendent largement de son appréciation. Même si elle prend dans l’exercice normale de sa charge une décision qui se révèle erronée, il n’y a pas lieu de redouter une attitude partiale de sa part à l’avenir. Par ailleurs, la procédure de récusation ne saurait être utilisée pour faire corriger des fautes – formelles ou matérielles – prétendument commises par une personne détentrice de la puissance publique; de tels griefs doivent être soulevés dans le cadre du recours portant sur le fond de l’affaire (ATF 115 Ia 400 consid. 3b et les références; arrêt 2C_110/2019 précité consid. 5.2).

Consid. 4.2.4
La jurisprudence tirée de l’ATF 132 V 93 – dont l’assurée invoque une mauvaise interprétation par les juges cantonaux – concernait notamment la question de la récusation d’un expert dans le domaine de l’assurance-invalidité. Il en ressort qu’en matière de récusation, il convient de distinguer entre les motifs formels et les motifs matériels. Les motifs de récusation qui sont énoncés dans la loi (cf. art. 10 al. 1 PA et 36 al. 1 LPGA) sont de nature formelle parce qu’ils sont propres à éveiller la méfiance à l’égard de l’impartialité de l’expert. Les motifs de nature matérielle, qui peuvent également être dirigés contre la personne de l’expert, ne mettent en revanche pas en cause son impartialité. De tels motifs doivent en principe être examinés avec la décision sur le fond dans le cadre de l’appréciation des preuves. Il en va ainsi, entre autres exemples, d’un prétendu manque de compétence de l’expert, lequel ne saurait constituer comme tel un motif de défiance quant à l’impartialité de ce dernier (ATF 132 V 93 consid. 6.5).

S’agissant des motifs de récusation formels d’un expert, il y a lieu selon la jurisprudence d’appliquer les mêmes principes que pour la récusation d’un juge, qui découlent directement du droit constitutionnel à un tribunal indépendant et impartial garanti par l’art. 30 al. 1 Cst. – qui en la matière a la même portée que l’art. 6 par. 1 CEDH – respectivement, pour un expert, des garanties générales de procédure de l’art. 29 al. 1 Cst., qui assure à cet égard une protection équivalente à celle de l’art. 30 al. 1 Cst. Un expert passe ainsi pour prévenu lorsqu’il existe des circonstances propres à faire naître un doute sur son impartialité. Dans ce domaine, il s’agit toutefois d’un état intérieur dont la preuve est difficile à apporter. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de prouver que la prévention est effective pour récuser un expert. Il suffit que les circonstances donnent l’apparence de la prévention et fassent redouter une activité partiale de l’expert. L’appréciation des circonstances ne peut pas reposer sur les seules impressions de l’expertisé, la méfiance à l’égard de l’expert devant au contraire apparaître comme fondée sur des éléments objectifs (ATF 148 V 225 consid. 3.4 et les références).

Consid. 4.2.5
Dans l’arrêt 9C_499/2013 invoqué par l’assurée (publié in SVR 2014 IV n° 13 p. 50, concernant une demande de récusation d’un office AI dans son ensemble, respectivement des collaborateurs ayant géré le dossier de la personne assurée), le Tribunal fédéral a jugé qu’il n’y avait pas apparence de prévention lorsque l’ensemble des mesures d’instruction mises en œuvre au cours de la procédure administrative s’expliquaient objectivement par la complexité de la situation médicale (syndrome somatoforme douloureux persistant), les circonstances du cas (dénonciation) ainsi que les exigences posées par la jurisprudence en matière d’instruction (cf. consid. 5 et 6). Dans le cas particulier, la partie recourante reprochait à l’office AI et à un certain nombre de ses collaborateurs une série de comportements (répétition inutile de mesures d’instruction; refus de statuer; prise en considération d’une dénonciation anonyme; mise en œuvre d’une mesure de surveillance; refus de donner un accès complet au dossier) qui, pris dans leur ensemble, ne permettaient pas d’exiger la poursuite de l’instruction de la part de l’office AI et de ses employés. Selon l’assurée, l’importance de la tension entre les parties était de nature à fonder une apparence de prévention justifiant la demande de récusation (consid. 6.1). Pour autant qu’ils ont été considérés comme suffisamment établis sur le plan factuel, de tels griefs ont été examinés par le Tribunal fédéral indépendamment d’une décision de l’office AI sur le fond et ont ainsi été traités (implicitement) comme étant de nature formelle.

Consid. 4.2.6
En l’espèce,
certains reproches formulés par l’assurée pourraient certes, pris individuellement, être qualifiés de motifs d’ordre matériel au sens de la jurisprudence tirée de l’ATF 132 V 93 (on pense par exemple à un défaut de compétence). Il n’en reste pas moins que l’assurée se plaignait de l’accumulation d’erreurs et de comportements chicaniers. Or, si la procédure de récusation ne doit pas être utilisée pour faire corriger des fautes, la jurisprudence admet que des erreurs grossières ou répétées constituant une grave violation des devoirs de l’autorité administrative (ou judiciaire) peuvent donner une apparence de prévention (cf. consid. 4.2.3 supra). A cela s’ajoute que d’autres griefs invoqués par l’assurée dans son mémoire de recours en procédure cantonale étaient clairement de nature formelle. Il en va ainsi, par exemple, lorsque celle-ci se plaignait du comportement inadéquat de la gestionnaire en se référant aux notes d’entretien téléphoniques rédigés par cette dernière (« Mme A.__ présente clairement des troubles psychologiques difficiles à gérer »; « c’est une personne qui veut tout maîtriser et qui est prête à tout pour y parvenir »; « vous pourrez constater les nouvelles exagérations de votre patiente »; « Mme A.__ n’est pas transparente et triangule », etc.).

Il y a donc lieu d’admettre que la juridiction cantonale a violé le droit en considérant d’emblée que les griefs étaient d’ordre matériel, de sorte qu’il ne se justifiait pas de les examiner plus avant. Il convenait au contraire d’entrer en matière et d’apprécier si ces griefs pouvaient fonder une apparence de prévention au sens de l’art. 36 LPGA, indépendamment d’une décision sur le fond. D’ailleurs, selon un principe général, la partie qui a connaissance d’un motif de récusation doit l’invoquer immédiatement, sous peine d’être déchue du droit de s’en prévaloir ultérieurement (ATF 140 I 271 consid. 8.4.3; 139 III 120 consid. 3.2.1). Il est en effet contraire aux règles de la bonne foi de garder en réserve le moyen tiré d’une suspicion de prévention pour ne l’invoquer qu’en cas d’issue défavorable (ATF 148 V 225 consid. 3.2; 143 V 66 consid. 4.3).

Consid. 4.2.7
Cela dit, si l’arrêt attaqué mentionne des reproches d’erreurs grossières et répétées, il ne contient pas la moindre constatation en lien avec les faits allégués par l’assurée dans son mémoire de recours. Or il n’appartient pas au Tribunal fédéral de constater ces faits d’office, ni de statuer sur leur pertinence en première instance, quand bien même les conditions pour admettre une prévention de la part d’un membre d’une autorité administrative sont strictes (cf. arrêts 1C_647/2021 du 15 septembre 2022 consid. 2.4; 1C_442/2011 du 6 mars 2012 consid. 2.1 in fine). L’assurée n’a par ailleurs conclu qu’au renvoi de la cause à la juridiction cantonale (cf. art. 107 al. 1 LTF). Il convient dès lors de renvoyer la cause à cette dernière pour qu’elle examine si les motifs invoqués par l’assurée à l’appui de sa demande sont bien fondés, respectivement si les circonstances donnent l’apparence d’une prévention de la part de l’intéressée.

 

Le TF admet le recours de l’assurée, annulant le jugement cantonal et renvoyant la cause au tribunal cantonal.

 

 

Arrêt 8C_358/2022 consultable ici

 

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