Arrêt du Tribunal fédéral 4A_219/2021 (f) du 25.01.2023
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Poursuites – Commandement de payer – Acte de poursuite interruptif de la prescription / 135 CO – 138 CO
Suspension de la prescription à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage – Dies a quo de la reprise du cours de la prescription / 134 CO
A.__ et C.__ se sont mariés en janvier 1995. C.__ était alors copropriétaire avec un tiers d’un bateau à moteur, assuré en responsabilité civile auprès de D.__, qui deviendra B.__ SA (ci-après: B.__ ou la compagnie d’assurance).
Le 29.05.1999, les époux naviguaient sur le lac Léman avec des amis afin d’y pratiquer le ski nautique. C.__ pilotait le bateau. Alors qu’elle se trouvait à l’avant, A.__ est tombée par-dessus bord après le passage d’une vague. Le pilote, qui observait le skieur qu’il traînait, n’a pas vu sa compagne chuter. Il a effectué un virage à droite. A.__ a alors passé sous le bateau et sa jambe gauche a été happée par l’hélice au niveau du genou, lui causant de graves lésions. Elle a subi de nombreuses opérations et une longue rééducation.
A.__ et C.__ se sont séparés en juin 2000. Leur divorce a été prononcé le 25.04.2012 par le Tribunal d’arrondissement de l’Est vaudois, dont le jugement est devenu définitif et exécutoire le 29.05.2012.
Le 17.12.2003, B.__ a fait opposition au commandement de payer la somme de 500’000 fr., notifié sur requête de A.__.
Le 27.05.2004, A.__ a déposé une plainte pénale contre son époux. Le 13.01.2006, le Tribunal correctionnel a condamné C.__ pour lésions corporelles graves par négligence à 200 fr. d’amende et donné acte à A.__ de ses réserves civiles.
Le 09.11.2004, la compagnie d’assurance a renoncé à se prévaloir de la prescription, sous réserve que celle-ci n’ait pas été d’ores et déjà acquise. Entre le 19.12.2005 et le 06.09.2011, elle renoncera à se prévaloir de la prescription à huit reprises. Le 23.12.2011, elle a renoncé à se prévaloir de la prescription jusqu’au 29.02.2012.
Le 29.02.2012, A.__ a déposé une réquisition de poursuite pour un montant de 4’000’000 fr. contre B.__, laquelle a fait opposition au commandement de payer notifié le 16.03.2012.
Le 11.03.2013, elle a déposé une réquisition de poursuite contre B.__, laquelle a fait opposition au commandement de payer notifié le 13.03.2013.
Le 25.02.2014, le 26.02.2015, le 22.02.2016, en janvier 2017 à une date indéterminée et le 17.01.2018, la lésée a introduit des poursuites contre la compagnie d’assurance, laquelle a fait opposition aux commandements de payer qui lui avaient été notifiés le 28.02.2014, le 02.03.2015, le 22.02.2016, le 26.01.2017 et le 22.01.2018.
Le 13.04.2017, A.__ a déposé une réquisition de poursuite contre C.__, lequel a fait opposition le 28.04.2017 au commandement de payer qui lui avait été notifié le 25.04.2017.
Le 18.04.2018, la lésée a déposé une réquisition de poursuite contre son ex-époux.
Procédures cantonales
Le 31.05.2018, A.__ a déposé une requête de conciliation à l’encontre de B.__ et de C.__.
Après l’échec de la conciliation, elle a, par demande du 17.12.2018, conclu, sur action partielle, à ce que les défendeurs soient condamnés, conjointement et solidairement, subsidiairement B.__ seule et plus subsidiairement C.__ seul, à lui payer 15’000 fr. avec intérêts à 5% dès le 31.12.2008 et 15’000 fr. avec intérêts à 5% dès le 29.11.2008, et à ce que le solde de ses prétentions à leur égard en lien avec l’accident du 29.05.1999 et ses suites soit réservé. C.__ et B.__ ont conclu au déboutement de la demanderesse, soulevant notamment l’exception de prescription.
Par jugement du 11.05.2020, le Tribunal de première instance a admis l’exception de prescription soulevée par chaque défendeur, a constaté que les créances objets de la demande en paiement étaient prescrites et a débouté A.__ de toutes ses conclusions.
Statuant le 23.02.2021 sur appel de la demanderesse, la Chambre civile de la Cour de justice a confirmé le jugement de première instance.
TF
Consid. 5
Aux termes de l’art. 135 ch. 2 CO, la prescription est interrompue lorsque le créancier fait valoir ses droits par des poursuites (« durch Schuldbetreibung »; « mediante atti di esecuzione »), par une requête de conciliation, par une action ou une exception devant un tribunal ou un tribunal arbitral ou par une intervention dans une faillite. Un nouveau délai commence à courir dès l’interruption (art. 137 al. 1 CO). Sous le titre marginal « Fait du créancier » (« Bei Handlungen des Gläubigers »; « In caso di atti del creditore »), l’art. 138 CO prévoit, à son alinéa 2, que si l’interruption résulte de poursuites (« Schuldbetreibung »; « esecuzione per debiti »), la prescription reprend son cours à compter de chaque acte de poursuite (« mit jedem Betreibungsakt »; « ad ogni singolo atto esecutivo »).
Consid. 5.1
Déterminer à quelles conditions une poursuite pour dettes a pour effet d’interrompre la prescription est une question de droit matériel à trancher par le juge (ATF 144 III 425 consid. 2.1). Selon une jurisprudence ancienne et constante, la réquisition de poursuite remplissant les conditions posées à l’art. 67 LP est un acte interruptif de prescription au sens de l’art. 135 ch. 2 CO; le Tribunal fédéral n’a ainsi pas pris en compte l’art. 38 al. 2 LP aux termes duquel la poursuite commence par la notification du commandement de payer (ATF 39 II 66 consid. 2 [sous l’empire de l’art. 154 aCO analogue à l’art. 135 CO]; 51 II 563 consid. 1 p. 566; 57 II 462 consid. 2; 101 II 77 consid. 2c in fine; 104 III 20 consid. 2; 114 II 261 consid. 2a; cf. également ATF 138 III 328 consid. 4.1). Le moment déterminant est celui de la remise à la poste ou à l’office des poursuites de la réquisition de poursuite (ATF 49 II 38 consid. 2 p. 42; 114 II 261 consid. 2a; arrêt 2C_426/2008 du 18 février 2009 consid. 6.6.1; pour la transmission électronique: cf. art. 143 al. 2 CPC; ROBERT K. DÄPPEN, in Basler Kommentar, Obligationenrecht I, 7e éd. 2020, n° 6 ad art. 135 CO; GAUCH/SCHLUEP/EMMENEGGER, OR AT Schweizerisches Obligationenrecht Allgemeiner Teil, tome II, 11e éd. 2020, n. 3345 p. 276; ALFRED KOLLER, OR AT Schweizerisches Obligationenrecht Allgemeiner Teil, 4e éd. 2017, n. 69.04 p. 1215).
Consid. 5.2
En l’espèce, le litige porte sur le point de savoir si la prescription est interrompue une nouvelle fois lors de la notification du commandement de payer.
Selon STOFFEL/CHABLOZ, auxquels la cour cantonale se réfère, l’interruption de la prescription par la poursuite, au sens de l’art. 135 ch. 2 CO, suppose un commandement de payer valablement notifié, lequel n’a donc d’autre effet que de faire rétroagir l’interruption au moment du dépôt de la réquisition de poursuite (Voies d’exécution, 3e éd. 2016, n. 28 p. 109 et n. 42 p. 111).
Une telle manière de voir se heurte à la jurisprudence. Le Tribunal fédéral a jugé plusieurs fois qu’il n’était pas nécessaire qu’un commandement de payer soit notifié pour que la réquisition de poursuite interrompe la prescription (ATF 104 III 20 consid. 2; 101 II 77 consid. 2c in fine; 57 II 462 consid. 2; arrêt 5P.339/2000 du 13 novembre 2000 consid. 3c; cf. également ATF 114 II 261 consid. a; cf. toutefois ATF 83 II 41 consid. 5 et 69 II 162 consid. 2b p. 175 [une réquisition de poursuite adressée à un office incompétent ratione loci interrompt la prescription pour autant que le commandement de payer soit finalement notifié au débiteur et ne soit pas annulé sur plainte]).
Cela étant, il s’agit ici de déterminer si le commandement de payer est un acte de poursuite interruptif de la prescription au sens de l’art. 138 al. 2 CO.
Il convient d’emblée d’écarter la thèse des intimés selon laquelle le titre marginal de l’art. 138 CO exclurait tout acte de poursuite n’émanant pas du créancier. La référence au « fait du créancier » établit simplement le lien avec l’art. 135 ch. 2 CO, qui décrit les actes interruptifs du créancier après l’énumération, à l’art. 135 ch. 1 CO, des actes interruptifs du débiteur. Il est ainsi largement admis que l’acte de poursuite mentionné à l’art. 138 al. 2 CO peut émaner du créancier comme de l’office des poursuites (ATF 81 II 135 consid. 1; WILDHABER/DEDE, Berner Kommentar, 2021, n° 34 ad art. 138 CO; GAUCH/SCHLUEP/EMMENEGGER, op. cit., n. 3346 p. 276; ALFRED KOLLER, op. cit., n. 69.07 p. 1216; PETER NABHOLZ, Verjährung und Verwirkung als Rechtsuntergangsgründe infolge Zeitablaufs, 1958, p. 117).
Le Tribunal fédéral a précisé que l’acte interruptif devait introduire une nouvelle phase dans la poursuite, ce qui n’était pas le cas de la communication prévue à l’art. 76 LP, lorsque l’office des poursuites remet au créancier un exemplaire du commandement de payer attestant de l’opposition ou de l’absence d’opposition; il en a déduit dans le cas particulier que la prescription avait été interrompue la dernière fois lors de la notification du commandement de payer (ATF 81 II 135 consid. 1; cf. également arrêt 2C.1/1998 du 21 février 2000 consid. 2c).
Déjà dans l’ATF 39 II 66, le Tribunal fédéral avait indiqué expressément que la prescription interrompue une première fois par le dépôt de la réquisition de poursuite l’était une deuxième fois par la notification du commandement de payer (consid. 2). La possibilité d’une double interruption de la prescription au début des poursuites est également rendue par la formule selon laquelle la remise de la réquisition de poursuite – et non seulement (« nicht erst ») la notification du commandement de payer – est un acte interruptif (ATF 51 II 563 consid. 1). A d’autres reprises, le nouveau délai de prescription a simplement été calculé à partir de la notification du commandement de payer (ATF 70 II 85 consid. 3; arrêt 4A_513/2010 du 30 août 2011 consid. 4.1 non publié in ATF 137 III 453).
La notification du commandement de payer est également citée en doctrine à titre d’exemple d’acte de poursuite interruptif de la prescription au sens de l’art. 138 al. 2 CO (IVO SCHWANDER, in OR Kommentar, Kren Kostkiewicz et al. [éd.], 4e éd. 2023, n° 2 ad art. 138 CO; WILDHABER/DEDE, op. cit., n° 34 ad art. 138 CO; PASCAL PICHONNAZ, in Commentaire romand, Code des obligations I, 3e éd. 2021, n° 9 ad art. 138 CO; DÄPPEN, op. cit., n° 5 ad art. 138 CO; BLAISE CARRON et NIELS FAVRE, La révision de la prescription dans la partie générale du Code des obligations, in Le nouveau droit de la prescription, François Bohnet et Anne-Sylvie Dupont [éd.], 2019, n. 129 p. 50; FRÉDÉRIC KRAUSKOPF, Das Management der privatrechtlichen Verjährung, in Le insidie della prescrizione, 2019, p. 29; DANIEL WUFFLI, Verjährungsunterbrechung durch Betreibung, in Die Verjährung – Antworten auf brennende Fragen zum alten und neuen Verjährungsrecht, Frédéric Krauskopf [éd.], 2018, p. 168; KOLLER, op. cit., n. 69.07 p. 1216; STEPHEN BERTI, Zürcher Kommentar, 3e éd. 2002, n° 40 ad art. 138 CO; PIERRE-ROBERT GILLIÉRON, Commentaire de la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite, Articles 1-88, 1999, n° 135 ad art. 67 LP; LE MÊME, in Poursuite pour dettes, faillite et concordat, 5e éd. 2012, n. 665 p. 161, paraît toutefois exclure que le commandement de payer interrompe la prescription.).
Consid. 5.3
Il apparaît ainsi que la jurisprudence, approuvée par la doctrine, a attribué de longue date un effet interruptif de la prescription à la notification du commandement de payer.
Ni les considérants de l’arrêt attaqué, ni la motivation développée par les intimés ne recèlent de motifs sérieux justifiant un changement de jurisprudence (cf. ATF 147 III 14 consid. 8.2), lequel porterait manifestement atteinte à la sécurité juridique requise par le régime de la prescription (cf. ATF 137 III 16 consid. 2.1).
Il s’ensuit que, contrairement à ce que la cour cantonale a jugé, la réquisition de poursuite déposée le 11.03.2013 contre l’intimée a interrompu la prescription dès lors qu’elle est intervenue moins d’une année après la notification d’un commandement de payer en date du 16.03.2012; tel est également l’effet des réquisitions de poursuite du 26.02.2015 et du 17.01.2018, déposées plus d’un an après les réquisitions précédentes, mais moins d’un an après la notification de commandements de payer le 28.02.2014, respectivement le 26.01.2017.
En conclusion, la cour cantonale a violé le droit fédéral en jugeant prescrites les créances envers les intimés au motif que la recourante avait laissé passer plus d’une année entre le dépôt de deux réquisitions de poursuite.
Consid. 6.2
Aux termes de l’art. 134 al. 1 ch. 3 CO, la prescription ne court point et, si elle avait commencé à courir, elle est suspendue à l’égard des créances des époux l’un contre l’autre, pendant le mariage. La prescription commence à courir, ou reprend son cours, dès l’expiration du jour où cessent les causes qui la suspendent (art. 134 al. 2 CO).
La recourante et l’intimé étaient mariés lors de l’accident du 29.05.1999. Le délai de prescription n’a dès lors commencé de courir qu’à partir du jour où le jugement de divorce est devenu définitif et exécutoire, soit le 29.05.2012.
Est en jeu le délai de prescription extraordinaire applicable aux créances découlant d’actes punissables, calculé selon l’art. 60 al. 2 CO dans sa version en vigueur jusqu’au 31.12.2019. Par exception aux principes posés à l’art. 60 al. 1 aCO, l’art. 60 al. 2 aCO prévoit que, si les dommages-intérêts dérivent d’un acte punissable soumis par les lois pénales à une prescription de plus longue durée, cette prescription s’applique à l’action civile. Le droit pénal ne sert qu’à déterminer le point de départ et la durée de la prescription de la prétention civile; pour le reste, les règles du droit civil s’appliquent (cf. art. 127 ss CO) (ATF 101 II 321 consid. 3).
En l’espèce, le délit de lésions corporelles graves par négligence (art. 125 al. 2 CP) retenu par le juge pénal à l’encontre de l’intimé se prescrivait par cinq ans selon l’ancien art. 70 CP, applicable en vertu de la lex mitior dès lors que l’infraction avait été commise avant l’entrée en vigueur de la nouvelle version de cette disposition le 01.10.2002. Si la recourante et l’intimé n’avaient pas été mariés, le délai de cinq ans, déterminant pour la prescription de l’action civile, aurait commencé de courir à partir du jour de l’accident. C’est donc ce délai qui, au sens de l’art. 134 al. 1 et 2 CO, a été « empêché » de s’écouler durant le mariage et qui a pris son cours dès que le jugement de divorce est devenu définitif et exécutoire.
L’art. 60 al. 2 aCO tend à harmoniser la prescription du droit civil avec celle du droit pénal, dans l’idée qu’il serait choquant que le lésé ne puisse plus agir contre le responsable à un moment où celui-ci demeure exposé à une poursuite pénale (ATF 137 III 481 consid. 2.3; 131 III 430 consid. 1.2; 127 III 538 consid. 4c). Eu égard à ce but, il n’y a certes, comme l’intimé le fait observer, aucune nécessité de faire partir un délai pénal de plus longue durée à un moment où la prescription pénale est acquise. Le Tribunal fédéral l’a reconnu en jugeant que les actes interruptifs de prescription au sens des art. 135 ou 138 CO survenant après l’expiration de la prescription pénale ne pouvaient faire partir que le délai de prescription de droit civil de l’art. 60 al. 1 CO (ATF 131 III 430 consid. 1.4). Cependant, la jurisprudence constante, fondée sur l’interprétation littérale de l’art. 60 al. 2 aCO, a été maintenue sur le principe lorsque l’acte interruptif se produit avant que la prescription de l’action pénale soit acquise: l’interruption de la prescription fait partir, en vertu de l’art. 137 CO, un nouveau délai égal à la durée initiale prévue par le droit pénal (ATF 131 III 430 consid. 1.2; 127 III 538 consid. 4c et 4d).
Mutatis mutandis le même raisonnement peut être tenu en l’espèce. La condamnation pénale de l’intimé et la prescription pénale absolue intervenues pendant la durée du mariage sont sans incidence sur le délai de prescription applicable dès la fin de la cause de suspension, puisque la durée de ce délai est déterminée au jour de l’acte punissable, soit à un moment par définition antérieur à l’acquisition de la prescription pénale.
C’est dès lors bien un délai de cinq ans qui a commencé de courir à partir du 29.05.2012, de sorte que la recourante a interrompu la prescription en déposant une réquisition de poursuite le 13.04.2017.
Le TF admet le recours de A.__.
Arrêt 4A_219/2021 consultable ici