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4A_558/2020 (f) du 18.05.2021 – Lien de causalité naturelle entre le fait générateur de responsabilité et le dommage / Allégation globale d’un ensemble de faits par simple référence aux pièces produites pas suffisante – 55 CPC / Causalité naturelle en responsabilité civile – Statu quo sine vel ante

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_558/2020 (f) du 18.05.2021

 

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Lien de causalité naturelle entre le fait générateur de responsabilité et le dommage

Question de fait qui doit être tranché selon la règle du degré de la vraisemblance prépondérante

Allégation globale d’un ensemble de faits par simple référence aux pièces produites pas suffisante / 55 CPC

Causalité naturelle en responsabilité civile – Statu quo sine vel ante

 

B.__, né en 1960, travaillait comme chauffeur de véhicule léger dans le cadre de contrats de durée déterminée pour les Etablissements C.__ lorsqu’il a été victime d’un accident de la circulation, le 26 août 1998. Son véhicule a été embouti par l’arrière et est venu percuter le véhicule qui se trouvait devant lui. Il a qualifié le choc subi lors de l’accident de violent ou, en tous cas, l’a ressenti comme tel. Le delta-v (modification de vitesse du véhicule induite par la collision ou coefficient d’accélération) se situait entre 7 et 13 km/h.

L’employeur a annoncé le cas à l’assurance-accidents D.__ en évoquant une atteinte à la nuque de leur employé avec « coup du lapin ». L’assureur accident versera des indemnités journalières à l’assuré du 1er octobre 1998, date correspondant à la fin de son contrat de travail de durée déterminée auprès des Etablissements C.__ (qui ne sera pas renouvelé), jusqu’au 1er juin 1999. A compter de cette date, l’assureur accident estimera, d’entente avec l’assuré avec lequel il passera une convention le 4 juin 1999, qu’il ne subsistait plus de lien de causalité entre ses troubles et l’accident du 26 août 1998.

A compter de juin 1999, la victime a été indemnisée par l’assurance chômage dans un délai cadre qui a pris fin le 31 mai 2001.

Le 7 décembre 1999, B.__ a déposé une demande de prestations AI en vue d’une rééducation dans la même profession ou de mesures médicales de réadaptation. Dans le cadre de la procédure AI, de nombreuses expertises, examens et rapports ont été effectués. A l’issue d’une procédure qui a mené l’intéressé au Tribunal fédéral et abouti à un renvoi au Tribunal cantonal des assurances, celui-ci a rendu un jugement, le 7 juillet 2008, aux termes duquel il a finalement retenu une incapacité de travail durable de 40 % dans toute activité depuis le 1er septembre 2004 et renvoyé la cause à l’OAI pour calcul de l’incapacité de gain. Ce jugement constate que, sur le plan psychique, l’assuré souffre d’un épisode dépressif moyen avec syndrome somatique depuis plusieurs années, probablement avant 1999, soit avant l’apparition de la fibromyalgie. Le diagnostic de fibromyalgie d’origine psychologique est retenu. Le recours formé par l’assuré contre ce jugement sera rejeté par arrêt du Tribunal fédéral du 15 septembre 2009 (9C_775/2008). Consécutivement, il a été mis au bénéfice d’une demi-rente AI depuis le 1er septembre 2005. Cette rente s’élevait à 408 fr. pour lui et 164 fr. pour chacun de ses deux enfants en juillet 2010.

L’auteur de l’accident était assuré en responsabilité civile auprès de A1.__, devenue A.__ SA (ci-après: la société d’assurances ou la recourante).

 

Procédures cantonales

Par demande du 21 novembre 2011, déclarée non conciliée et portée le 17 janvier 2012 devant le Tribunal de première instance de Genève, la victime a assigné la société d’assurances en paiement de 1’352’061 fr. 30 à titre de perte de gain actuelle et future, de dommage de rente, de dommage ménager actuel et futur, de tort moral et de frais avant procès. Le tribunal a limité la procédure à l’examen de l’existence d’un acte illicite et d’un lien de causalité naturelle et adéquate entre l’acte en question et l’atteinte à la santé, la question du dommage étant réservée.

Par jugement du 16 décembre 2014, le tribunal a considéré que c’était à juste titre que les parties ne contestaient pas l’existence d’un acte illicite. Il a admis l’existence d’un lien de causalité naturelle et adéquate entre l’accident de circulation du 26 août 1998 et les atteintes à la santé alléguées par le demandeur ainsi que le dommage qui en résultait, en se fondant sur l’expertise judiciaire, laquelle avait conclu que – sans l’accident – la victime n’aurait vraisemblablement pas présenté un état dépressif aussi intense.

Statuant sur appel de la société d’assurances, la Cour de justice du canton de Genève a, par arrêt du 11 janvier 2016, annulé ce jugement et renvoyé la cause au Tribunal de première instance pour complément d’instruction et nouvelle décision.

Le 31 mai 2016, la société d’assurances a déposé une requête d’admission de faits et moyens de preuve nouveaux portant sur un rapport de surveillance effectuée sur la victime du 16 au 21 novembre 2014, du 14 au 20 décembre 2015 et du 23 au 29 janvier 2016, ainsi que sur des vidéos prises à l’occasion de ces surveillances. Ces faits et moyens de preuve nouveaux ont été admis à la procédure.

Sur les vidéos de surveillance précitées, l’on voit la victime conduire, accompagner son fils en voiture à l’école, faire ses courses à la… (étant précisé qu’il s’agit de petits sachets déposés dans un petit sac en papier ou pris à la main, exceptée la vidéo 23 qui montre deux sacs en papier), discuter avec des personnes dans la rue et aider ponctuellement un ami à faire le service dans son restaurant.

Par jugement du 22 octobre 2019, le Tribunal de première instance a dit que l’accident du 26 août 1998 était en lien de causalité naturelle avec les diagnostics d’épisode dépressif moyen avec syndrome somatique et de syndrome douloureux somatoforme persistant dont souffrait le demandeur, réservé la suite de la procédure et débouté les parties de toutes autres conclusions.

La société d’assurances a appelé de ce jugement. Par arrêt du 25 août 2020 (ACJC/1163/2020), la Cour de justice du canton de Genève a confirmé le jugement attaqué.

La cour cantonale s’est prononcée uniquement sur l’existence d’un lien de causalité naturelle entre l’accident du 26 août 1998 et l’atteinte à la santé dont souffrait l’intimé. Il s’agit d’un fait pour le constat duquel elle a eu recours à une expertise judiciaire pluridisciplinaire.

La Cour s’est exprimée sur la nature de cette atteinte à la santé, en s’en référant aux conclusions du rapport d’expertise judiciaire complémentaire du 22 janvier 2019, qui corroboraient celles du précédent rapport du 4 avril 2014. L’expert confirmait le diagnostic de syndrome douloureux somatoforme et d’épisode dépressif moyen avec syndrome somatique. Il s’agissait d’atteintes essentiellement psychiques.

La Cour a constaté que l’expert répondait affirmativement à la question de l’existence d’un lien de causalité naturelle entre l’accident de la circulation du 26 août 1998 et l’atteinte à la santé. Avant d’entériner cette conclusion, elle a procédé à l’examen critique de ce rapport complémentaire, savoir si les lacunes que présentait le rapport initial avaient été comblées.

Après avoir rejeté les multiples griefs soulevés par la société d’assurances, respectivement considéré que le complément d’expertise avait été mené dans les règles de l’art, était complet, n’était entaché d’aucune erreur manifeste et ne présentait aucune contradiction, de sorte qu’il revêtait une pleine force probante, la Cour cantonale s’est rangée à ses conclusions.

 

TF

 

Règle du degré de la vraisemblance prépondérante (consid. 4)

Selon la jurisprudence, l’arbitraire ne résulte pas du seul fait qu’une autre solution serait envisageable ou même préférable. Le Tribunal fédéral n’annule la décision attaquée que lorsque celle-ci est manifestement insoutenable, qu’elle se trouve en contradiction claire avec la situation de fait, qu’elle viole gravement une norme ou un principe juridique indiscuté ou encore lorsqu’elle heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l’équité. Pour qu’une décision soit annulée au titre de l’arbitraire, il ne suffit pas qu’elle se fonde sur une motivation insoutenable; encore faut-il qu’elle apparaisse arbitraire dans son résultat (ATF 136 III 552 consid. 4.2; 135 V 2 consid. 1.3; 134 I 140 consid. 5.4, 263 consid. 3.1).

S’agissant plus précisément de l’appréciation des preuves et de l’établissement des faits, il y a arbitraire lorsque l’autorité ne prend pas en compte, sans aucune raison sérieuse, un élément de preuve propre à modifier la décision, lorsqu’elle se trompe manifestement sur son sens et sa portée, ou encore lorsque, en se fondant sur les éléments recueillis, elle en tire des constatations insoutenables (ATF 136 III 552 consid. 4.2; 134 V 53 consid. 4.3; 129 I 8 consid. 2.1).

Lorsque la juridiction cantonale se rallie au résultat d’une expertise, le Tribunal fédéral n’admet le grief d’appréciation arbitraire des preuves que si l’expert n’a pas répondu aux questions, si ses conclusions sont contradictoires ou si, de quelque autre manière, l’expertise est entachée de défauts à ce point évidents et reconnaissables, même en l’absence de connaissances ad hoc, qu’il n’était tout simplement pas possible de les ignorer. L’autorité cantonale n’est pas tenue de contrôler à l’aide d’ouvrages spécialisés l’exactitude scientifique des avis de l’expert. Il n’appartient pas non plus au Tribunal fédéral de vérifier que toutes les affirmations de l’expert sont exemptes d’arbitraire; sa tâche se limite à examiner si l’autorité cantonale pouvait, sans arbitraire, faire siennes les conclusions de l’expertise (ATF 133 II 384 consid. 4.2.3; 132 II 257 consid. 4.4.1; arrêts 4A_543/2014 du 30 mars 2015 consid. 5, non publié à l’ATF 141 III 97; 4A_5/2011 du 24 mars 2011 consid. 4.2).

L’existence d’un lien de causalité naturelle entre le fait générateur de responsabilité et le dommage est une question de fait que le juge doit trancher selon la règle du degré de la vraisemblance prépondérante. Dans ce cas, l’allègement de la preuve se justifie par le fait que, en raison de la nature même de l’affaire, une preuve stricte n’est pas possible ou ne peut être raisonnablement exigée de celui qui en supporte le fardeau (ATF 133 III 81 consid. 4.2.2, 462 consid. 4.4.2). Ceci étant rappelé, le grief de la recourante est mal fondé comme cela saute aux yeux à la lecture de l’arrêt attaqué, qui rappelle que les faits pertinents doivent être établis au degré de la vraisemblance prépondérante. C’est ce même degré de preuve que l’expert a observé pour affirmer qu’il existait un lien de causalité naturelle entre l’accident de la circulation et l’atteinte à la santé de l’intimé. L’usage d’une expression isolée, respectivement tronquée, dans l’expertise ne contredit pas ce qui précède. Le grief ne peut qu’être rejeté.

 

Allégations des faits – 55 CPC

La cour cantonale a estimé que, bien que la recourante ait produit cette pièce en première instance, le passage de ce document qu’elle alléguait pour la première fois en appel constituait un fait nouveau irrecevable. A juste titre. Comme elle l’a justement évoqué, le procès doit en principe se conduire entièrement devant les juges du premier degré; l’appel est ensuite disponible mais il est destiné à permettre la rectification des erreurs intervenues dans le jugement plutôt qu’à fournir aux parties une occasion de réparer leurs propres carences. En particulier, une partie ne saurait se réserver des moyens d’attaquer le jugement à venir en déposant délibérément, en première instance, des pièces sans lien avec l’argumentation qu’elle développe, dans la perspective de les exploiter plus tard au stade de l’appel. Les faits doivent au contraire être allégués et énoncés de façon suffisamment détaillée dès les écritures de première instance, de manière à circonscrire le cadre du procès, assurer une certaine transparence et, en particulier, permettre une contestation efficace par l’adverse partie (FABIENNE HOHL, Procédure civile, Berne 2016, vol. I, nos 1258 s. p. 207 s.). L’allégation globale d’un ensemble de faits par simple référence aux pièces produites n’est pas suffisante (HOHL, ibid; CHRISTOPH HURNI, in Commentaire bernois, 2012, n° 21 ad art. 55 CPC); à plus forte raison, un ensemble de faits passé entièrement sous silence dans les mémoires, même s’il peut être reconstitué par l’étude des pièces, n’est pas valablement introduit dans le procès et il est donc nouveau si une partie s’avise de s’en prévaloir en appel uniquement (arrêt 4A_309/2013 du 16 décembre 2013 consid. 3.2).

Ceci ne laisse nulle possibilité à ce grief de prospérer.

 

Causalité naturelle en responsabilité civile – Statu quo sine vel ante (consid. 7)

Il y a causalité naturelle entre deux événements lorsque, sans le premier, le second ne se serait pas produit; il n’est pas nécessaire que l’événement considéré soit la cause unique ou immédiate du résultat, mais il doit se présenter comme une condition « sine qua non » du dommage (ATF 96 II 396 consid. 1; arrêt 5C.125/2003 du 31 octobre 2003 consid. 3.2).

Dans un arrêt remontant à 2010, le Tribunal fédéral a évoqué que la définition du lien de causalité naturelle était identique en droit de la responsabilité civile et en droit des assurances sociales (arrêt 4A_65/2009 du 17 février 2010 consid. 5.1). Cela étant, la notion de statu quo sine vel ante avait été développée en matière d’assurance-accidents (ibid., consid. 5.3). En droit de la responsabilité civile, il suffisait que le lien de causalité naturelle entre l’événement dommageable et le dommage soit donné au moment de cet événement (ibid., consid. 5.4), ce qui était le cas dans cette affaire du moment que l’expertise judiciaire avait établi que l’accident était à l’origine des problèmes de santé du recourant qui était devenu depuis lors complètement et définitivement incapable de travailler. Ceci suffisait pour admettre l’existence d’un rapport de causalité naturelle entre l’accident et le dommage (ibid., consid. 5.4). Ce qui ne signifiait pas pour autant qu’un état maladif préexistant (prédisposition constitutionnelle) de la victime ne soit pas du tout pris en compte en droit de la responsabilité civile; il l’est dans le cadre de la fixation du dommage (art. 42 CO) ou de la réduction des dommages-intérêts (art. 44 CO), s’il a contribué à la survenance du dommage ou à son aggravation (ibid., consid. 5.5).

Cet arrêt a suscité des commentaires et interrogations de la doctrine. La question s’est posée de savoir si la causalité naturelle était donnée une fois pour toutes ou si elle pouvait également cesser en droit de la responsabilité civile, si l’assureur apportait la preuve de cette disparition avec le degré de la vraisemblance prépondérante requise (dans ce dernier sens, STÉPHANIE NEUHAUS-DESCUVES/PETER HAAS/IRIS HERZOG-ZWITTER, Droit de la responsabilité civile: disparition du lien de causalité naturelle, in Jusletter du 9 mai 2011, ch. marg. 35; WALTER FELLMANN, Entwicklungen – Neues aus dem Haftpflichtrecht, in Personen-Schaden-Forum 2011, p. 257 s.; contra, VOLKER PRIBNOW, Kein Wegfall einer einmal gegebenen Haftung, in Have 2/2010 p. 156; voir également BRUNO HÄFLIGER, Die wichtigsten Entscheide im Haftpflichtrecht, Plädoyer 5/2010, ch. 3, p. 41).

Il n’est toutefois pas nécessaire de trancher cette question dans le cas présent.

En effet, si la recourante était par hypothèse admise à démontrer que le lien de causalité naturelle a disparu à un moment ou à un autre, elle devrait disposer d’éléments sérieux à l’appui de cette thèse.

Tel n’est pas le cas ici. Si l’expertise judiciaire s’exprime sur cette problématique, elle va dans un sens diamétralement contraire. A la question de savoir si les lésions physiques constatées chez l’intimé seraient également apparues sans l’accident et le cas échéant à quel moment (statu quo sine) et si l’intimé aurait, consécutivement à l’apparition de ces lésions, développé des troubles psychiques de même nature que ceux qu’il présentait actuellement, l’expert a répondu comme suit sur la base de l’ensemble des renseignements médicaux fournis et en tenant compte des facteurs étrangers et des prédispositions constitutionnelles: le développement de douleurs progressives en lien avec des altérations dégénératives du rachis n’aurait vraisemblablement pas été de nature à produire de tels effets sur le fonctionnement psychique de l’intimé. Ce faisant, l’expert a confirmé que dans le cas de l’intimé, les seules atteintes dégénératives dont il souffrait n’auraient pas engendré chez lui les troubles psychiques diagnostiqués, excluant ainsi qu’un statu quo sine vel ante soit survenu sur le plan psychiatrique, étant rappelé que les diagnostics posés relevaient exclusivement de ce domaine médical.

La recourante s’en réfère exclusivement à l’avis du Dr L.__ selon lequel l’accident avait anticipé de cinq ans l’apparition des symptômes liés aux troubles dégénératifs préexistants de l’intimé. Cela étant, ni le Prof. Q.__ auteur de l’expertise initiale, ni le Dr R.__ auteur de l’expertise complémentaire, ne se rangent à cette opinion dont le fondement demeure assez obscur, comme la cour cantonale l’a déjà souligné.

Il n’y a dès lors nulle violation du droit dont la recourante est fondée à se plaindre.

 

Le rejette le recours de l’assureur RC.

 

 

Arrêt 4A_558/2020 consultable ici