8C_275/2023 (f) du 18.10.2023 – Notion d’accident – Gelure aux doigts et aux orteils lors de l’ascension du Cervin – 4 LPGA / Caractère extraordinaire – Examen de la jurisprudence en matière de lésions provoquées par le froid

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_275/2023 (f) du 18.10.2023

 

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Notion d’accident – Gelure aux doigts et aux orteils lors de l’ascension du Cervin / 4 LPGA

Caractère extraordinaire – Examen de la jurisprudence en matière de lésions provoquées par le froid

 

Le 09.10.2021, vers 3h30, l’assuré, né en 1983, a entamé depuis la cabane Hörnli l’ascension de la face nord du Cervin par la voie Schmidt, avec un compagnon de cordée. Après avoir atteint le sommet, les deux alpinistes ont rejoint le bivouac de Solvay vers 6h30 le 10.10.2021 et ont dormi quelques heures. A leur réveil, vers midi, ils ont remarqué qu’ils avaient des gelures sévères aux extrémités et ont appelé les secours. Héliportés à l’Hôpital C.__, ils ont ensuite été transférés à l’Hôpital D.__, où le diagnostic de gelures des orteils et des doigts a été posé chez l’assuré. Ces lésions ont conduit à l’amputation de l’ensemble des orteils du pied droit et à l’amputation partielle d’un doigt de la main gauche et de trois doigts de la main droite.

Par décision, confirmée sur opposition, l’assurance-accidents a refusé d’octroyer des prestations à l’assuré, au motif que l’événement survenu les 9 et 10 octobre 2021 ne pouvait pas être qualifié d’accident et que les atteintes subies ne constituaient pas des lésions corporelles assimilées à un accident.

 

Procédure cantonale (arrêt AA 24/22 – 32/2023 – consultable ici)

Par jugement du 13.03.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.1.1
L’assurance-accidents est en principe tenue d’allouer ses prestations en cas d’accident professionnel ou non professionnel (art. 6 al. 1 LAA). Est réputée accident toute atteinte dommageable, soudaine et involontaire, portée au corps humain par une cause extérieure extraordinaire qui compromet la santé physique, mentale ou psychique ou qui entraîne la mort (art. 4 LPGA). La notion d’accident se décompose ainsi en cinq éléments ou conditions, qui doivent être cumulativement réalisés: une atteinte dommageable, le caractère soudain de l’atteinte, le caractère involontaire de l’atteinte, le facteur extérieur de l’atteinte et, enfin, le caractère extraordinaire du facteur extérieur; il suffit que l’un d’entre eux fasse défaut pour que l’événement ne puisse pas être qualifié d’accident (ATF 142 V 219 consid. 4.3.1; 129 V 402 consid. 2.1).

Consid. 3.1.2
Suivant la définition même de l’accident, le caractère extraordinaire de l’atteinte ne concerne pas les effets du facteur extérieur, mais seulement ce facteur lui-même. Dès lors, il importe peu que le facteur extérieur ait entraîné des conséquences graves ou inattendues. Le facteur extérieur est considéré comme extraordinaire lorsqu’il excède le cadre des événements et des situations que l’on peut objectivement qualifier de quotidiens ou d’habituels, autrement dit des incidents et péripéties de la vie courante (ATF 142 V 219 consid. 4.3.1; 134 V 72 consid. 4.1).

Consid. 3.2
La jurisprudence en matière de lésions provoquées par le froid, correctement exposée par la juridiction cantonale, peut être résumée ainsi.

Consid. 3.2.1
L’ancien Tribunal fédéral des assurances s’est tout d’abord penché sur les atteintes dues à la chaleur. Il a retenu qu’une insolation, un coup de soleil ou un coup de chaleur ne résultaient pas de l’action d’un facteur extérieur extraordinaire et ne répondaient donc pas, en règle générale, à la notion d’accident. Il en allait toutefois différemment lorsque les effets dommageables se produisaient ensuite d’événements extraordinaires, par exemple si un assuré se cassait une jambe, ne pouvait plus bouger et était exposé au soleil. Ce n’était que dans de tels cas exceptionnels qu’une insolation, un coup de soleil ou un coup de chaleur pouvaient être qualifiés d’accident (ATF 98 V 165).

Consid. 3.2.2
Par la suite, le Tribunal fédéral des assurances a appliqué par analogie la jurisprudence précitée aux affections causées par le froid. Il avait à juger le cas d’une personne qui, lors d’une randonné à ski entre 3’500 et 3’600 mètres d’altitude, avait subi des gelures aux mains. Niant l’existence d’un facteur extérieur extraordinaire, les juges fédéraux ont considéré que les conditions météorologiques décrites par l’intéressé (à savoir des températures très froides et un fort vent) se situaient dans le cadre de ce à quoi l’on pouvait s’attendre lors d’une randonnée en haute montagne, au mois de mars et à une altitude de plus de 3’500 mètres. Rien n’indiquait non plus que les gelures étaient dues à un événement extérieur significatif (comme par exemple une jambe cassée ou une chute dans une crevasse suivie d’une hypothermie). En l’absence de circonstances particulières faisant apparaître l’exposition au froid comme un événement inhabituel, il ne s’agissait pas d’un accident (arrêt U 109/86 du 21 avril 1987 consid. 3, in RAMA 1987 n° U 25 p. 373).

Consid. 3.2.3
Le Tribunal fédéral des assurances a également examiné le cas d’un assuré victime d’engelures à huit doigts ensuite d’une excursion en haute montagne. Il était admis que les engelures avaient été provoquées par l’action du froid consécutive à la déchirure de gants en laine et à l’utilisation d’une seconde paire de gants qui, par un effet de compression, avait brusquement et rapidement altéré la microcirculation, déclenchant un processus d’hypothermie, lequel avait occasionné les lésions observées en l’espace de quelques dizaines de minutes. Les juges fédéraux ont estimé que ces circonstances, imprévisibles, excédaient le cadre de ce qui pouvait raisonnablement être classé comme habituel dans les activités de montagne. Les atteintes subies par l’intéressé n’étaient pas imputables aux seuls effets climatiques, mais à la déchirure imprévue de gants en laine appropriés à l’activité. Dans des conditions normales, à savoir en l’absence de cet événement imprévisible, l’atteinte à la santé ne se serait pas produite, de sorte qu’il convenait d’admettre la condition du caractère extraordinaire du facteur extérieur. La condition de la soudaineté était également remplie (arrêt U 430/00 du 18 juillet 2001 consid. 4).

Consid. 3.2.4
Dans un cas plus récent, le Tribunal fédéral a rappelé que les effets de la météo échappent à la notion d’accident lorsqu’ils entraînent des insolations, des coups de soleil, des coups de chaleur ou des gelures. En l’occurrence, il s’agissait d’un individu mort d’hypothermie alors qu’il effectuait une randonnée de plusieurs jours en Islande. L’hypothermie avait été causée par un rapide changement de temps, caractérisé par de fortes pluies, du vent, du brouillard et des températures proches du point de congélation. Le Tribunal fédéral a confirmé que le critère du caractère extraordinaire du facteur extérieur n’était pas rempli. La météo exceptionnellement mauvaise, évoquée par le gardien du parc, ne dépassait pas ce qui était quotidien ou habituel dans les hautes terres d’Islande et n’avait donc pas un caractère extraordinaire. Le fait que l’assuré n’ait pas pu se mettre à l’abri sur le chemin de randonnée, choisi par beau temps, ou quitter le terrain de lave en raison de la visibilité réduite par le brouillard n’y changeait rien (arrêt 8C_268/2019 du 2 juillet 2019 consid. 6).

 

Consid. 4
En l’espèce, les juges cantonaux ont constaté qu’au moment où l’assuré et son compagnon de cordée avaient quitté la cabane Hörnli, le 9 octobre 2021 vers 3h30, la température avoisinait les 0°C et le vent était limité, si bien que les conditions pouvaient être considérées comme favorables. Selon l’assuré, la cordée aurait été confrontée à un orage soudain en fin d’après-midi, alors qu’elle se trouvait à 200 mètres du sommet. Un vent ascendant violent serait venu frapper son visage et arracher l’une de ses guêtres, causant des gelures soudaines aux yeux et une hypothermie des extrémités. Sans option de retraite, la cordée aurait terminé son ascension puis rejoint le bivouac de Solvay à 6h30 le lendemain. Au réveil vers midi, les alpinistes se seraient rendu compte qu’ils présentaient des gelures sévères aux extrémités. La cour cantonale a toutefois retenu qu’il ne ressortait pas des pièces produites en cours de procédure, de manière objective et plausible, que la cordée aurait été confrontée à un phénomène orageux au cours de son ascension.

Tout d’abord, il n’était pas fait mention, dans les premières pièces versées au dossier de l’assurance-accidents (à savoir les rapports médicaux de l’Hôpital D.__ ainsi que les réponses données par l’assuré aux questions de l’intimé le 01.11.2021), d’un phénomène météorologique soudain et violent, mais bien plutôt d’une exposition prolongée au froid et à des vents violents, avec l’apparition des premiers symptômes dans l’après-midi. En outre, les données issues de la montre GPS de l’assuré montraient une ascension régulière, voire légèrement plus rapide sur la fin. Malgré un temps d’arrêt d’environ une demi-heure vers 18h, ces données n’indiquaient pas une immobilisation totale de la cordée, celle-ci étant légèrement redescendue au cours de cette période. Elles ne permettaient pas d’attribuer l’interruption de l’ascension à la survenance d’un orage. Enfin, selon une attestation de MétéoSuisse – relative aux conditions météorologiques des 9 et 10 octobre 2021 pour la région du Cervin – sollicitée par le juge instructeur, le temps était clair, sans nuage ni précipitations; l’occurrence d’orage et de précipitations sur la face nord du Cervin le 9 octobre 2021 vers 16h30 était exclue; le vent soufflait sur cette face avec une vitesse modérée, estimée à 40 km/h environ; le ciel était clair et sans nuages; la température était d’environ -7°C (température ressentie de -17°C); la survenue d’un phénomène localisé caractérisé par l’apparition soudaine de vents violents pouvait être quasiment exclue.

L’instance cantonale en a conclu qu’il n’était pas établi, au degré de la vraisemblance prépondérante, que l’assuré avait été confronté à des circonstances extraordinaires particulières, qui seraient venues s’ajouter aux conditions météorologiques auxquelles sont habituellement confrontés les alpinistes en haute montagne (froid et vent) et à la durée particulièrement longue de l’ascension entreprise. Partant, les circonstances qui avaient entraîné l’atteinte à la santé ne relevaient pas d’un accident, faute de caractère extraordinaire du facteur extérieur dommageable.

 

Consid. 5.2.2
S’agissant des conditions météorologiques, l’assuré a initialement indiqué à l’assurance-accidents qu’un « vent très fort et froid » avait commencé à souffler dans l’après-midi du 9 octobre 2021, alors que la cordée se trouvait proche du sommet, à environ 4’200 mètres d’altitude. Dans son opposition, puis dans son recours cantonal, il a parlé d’un « violent orage inattendu » à 200 mètres du sommet. Dans son attestation du 29 juillet 2022, critiquée par l’assuré, MétéoSuisse a dit « exclure l’occurrence de précipitations dans la face nord du Cervin le 9 octobre 2021 vers 16h30 et en particulier d’orage », et « également quasiment exclure la survenue d’un phénomène localisé caractérisé par l’apparition soudaine de vents violents ». MétéoSuisse a donc exclu la survenance d’un orage, tel qu’évoqué par l’assuré dès le stade de l’opposition, et a mis sérieusement en doute l’apparition soudaine de vents violents. Sur cette base et compte tenu des données de la montre GPS de l’assuré ainsi que des premières déclarations de celui-ci, la cour cantonale a retenu que l’intéressé et son compagnon de cordée n’avaient été confrontés ni à un phénomène orageux ni, de manière générale, à des conditions météorologiques qui sortiraient du cadre habituel prévalant en haute montagne, caractérisé par le froid et le vent. Cette appréciation, qui repose sur un faisceau d’indices, ne prête pas le flanc à la critique. Dans ses écritures, l’assuré ne fait plus allusion à un orage, mais uniquement à un vent violent qui serait soudainement apparu, mettant en cause sur ce point l’attestation de MétéoSuisse. Or, même à suivre l’assuré, un vent fort et changeant, voire soudain, en haute montagne ne saurait de toute manière être assimilé à un phénomène inhabituel, de surcroît à 4’200 mètres d’altitude. Les conditions météorologiques auxquelles a été confronté l’assuré n’ont pas un caractère extraordinaire au sens de la jurisprudence afférente à l’art. 4 LPGA.

Consid. 5.2.3
L’assuré n’a pas non plus dû faire face à d’autres circonstances imprévisibles en l’absence desquelles les atteintes qu’il a subies ne se seraient pas produites. En ce qui concerne plus particulièrement la perte d’une guêtre à la jambe droite, force est de constater que l’intéressé en a fait état tardivement, au stade du recours cantonal. Quoi qu’il en soit, il est constant qu’il a subi des gelures à l’ensemble des orteils des deux pieds et que quatre doigts ont dû être partiellement amputés, de sorte que l’on ne peut pas retenir, sous l’angle de la vraisemblance prépondérante, que les lésions seraient imputables à la perte de cette guêtre.

Consid. 5.2.4
Au vu de ce qui précède, l’audition du compagnon de cordée de l’assuré, en vue de confirmer la survenue d’un vent violent et la perte d’une guêtre par ce dernier, n’apparaissait pas nécessaire. Il en allait de même de l’expertise sollicitée par l’assuré, dès lors que même s’il fallait retenir que les engelures étaient dues à une brève exposition à un vent violent par temps froid, le caractère extraordinaire d’une telle exposition en haute montagne devrait de toute manière être nié. L’autorité précédente n’a donc pas versé dans l’arbitraire en ne donnant pas suite aux réquisitions de preuve de l’assuré (cf. ATF 145 I 167 consid. 4.1; 144 II 427 consid. 1.3; 141 I 60 consid. 3.3).

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 8C_275/2023 consultable ici

 

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