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Régime transitoire en matière de rentes de veufs de l’AVS suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH)

Régime transitoire en matière de rentes de veufs de l’AVS suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH)

 

Bulletin à l’intention des caisses de compensation AVS et des organes d’exécution des PC No 460 du 21.10.2022 consultable ici

 

  1. Contexte

Dans son arrêt du 11.10.2022, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé l’arrêt du 20.10.2020 de la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) concernant l’affaire B. contre Suisse (Requête n° 78630/12). La Cour avait conclu que le requérant avait subi une inégalité de traitement contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) du fait de l’extinction du droit à la rente de veuf à la majorité du dernier enfant, alors qu’une telle extinction n’est pas prévue pour une veuve se trouvant dans la même situation.

La Suisse doit dès lors se conformer à l’arrêt de la CrEDH qui est désormais définitif et cesser la violation constatée et ce dès l’entrée en force de l’arrêt, soit dès le 11.10.2022. Une adaptation des bases légales est nécessaire et devra être entreprise dans le respect du processus législatif. Celui-ci peut être relativement long et ne pourra de ce fait intervenir qu’ultérieurement. C’est pourquoi, un régime transitoire doit être mis en place pour enrayer la violation constatée par la CrEDH dans de plus brefs délais.

 

  1. Régime transitoire pour les rentes de veuf en cours et futures

Dans la mesure où l’arrêt de la Grande Chambre porte sur un cas individuel, celui-ci ne déploiera d’effets que dans les situations identiques à celle qui a été jugée. Concrètement, cela implique que seuls les veufs qui ont des enfants percevront la rente de veuf aux mêmes conditions que les veuves dans la même situation. Ainsi, la rente de veuf octroyée sur la base de l’art. 23 LAVS ne prendra plus fin lorsque le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans et continuera à être versée. Ce régime transitoire ne remet pas en cause l’application des art. 24 al. 1 et 24a LAVS de sorte que les veufs sans enfant ne sauraient prétendre à une rente de veuf sur la base de cet arrêt. S’agissant des hommes divorcés, le droit à la rente de veuf s’éteint dans tous les cas aux 18 ans de l’enfant cadet. En outre, l’arrêt susmentionné n’a aucune influence sur les rentes de veuve.

Le régime transitoire déploie ses effets à compter du 11.10.2022, moment de l’entrée en force de l’arrêt définitif de la Grande Chambre, et s’étendra jusqu’à l’entrée en vigueur d’une prochaine révision de la LAVS en matière de rentes de survivants. Les directives et autres documents seront adaptés dans un deuxième temps.

Les catégories de veufs suivantes sont concernées par le régime transitoire. Sont également concernés les partenaires enregistrés survivants qui sont assimilés à des veufs :

  • Les veufs avec enfants mineurs dont la rente de veuf est en cours de versement au moment de l’arrêt définitif (11.10.2022). Les cas pour lesquels une demande est déposée après le 11.10.2022 sont également concernés. Pour reconnaître un droit à la rente de veuf au-delà des 18 ans de l’enfant, le fait que l’enfant n’ait pas atteint l’âge de 18 ans au 11.10.2022 est déterminant.
  • Les hommes non divorcés avec enfants, qui deviennent veufs après le 11.10.2022, c’est-à-dire dont le droit aux prestations naît suite à un décès intervenu après cette date. La présence d’un ou plusieurs enfants au moment du décès suffit, l’âge de celui-ci est sans importance (comme pour les veuves).
  • Les veufs avec enfants qui ont contesté la décision de suppression de leur rente de veuf et dont l’affaire est pendante au 11.10.2022.
  • Les hommes dont le droit à la rente de veuf renaît sur la base de l’art. 23 al. 5 LAVS, pour autant que l’enfant cadet donnant droit à la rente n’ait pas encore atteint l’âge de 18 ans en date du 11.10.2022.

 

Pour ces personnes, les rentes de veufs seront octroyées selon l’art. 23 LAVS et versées au-delà des 18 ans de l’enfant. Les prestations ne seront donc plus limitées dans le temps et ne s’éteindront qu’en cas de décès, de remariage ou de naissance du droit à une rente de vieillesse de l’AVS, respectivement d’une rente de l’AI, plus élevée. Pour le remplacement de la rente de veuf par sa propre rente de vieillesse ou de l’AI, les conditions sont analogues que pour les rentes de veuve (ch. 5620ss DR).

Les veufs dont les rentes ont cessé d’être versées suite à une décision devenue définitive avant le 11.10.2022 ne sont donc pas concernés par ce régime transitoire. En effet, un changement de loi ou de jurisprudence ne constitue pas un motif de reconsidération. Les demandes visant à faire renaître une rente de veuf éteinte avant le 11.10.2022 en raison de la majorité de l’enfant et dont la décision est passée en force seront rejetées.

Le régime transitoire, comme l’arrêt de la Grande Chambre, déploie ses effets à partir du 11.10.2022. Les éventuelles décisions de suppression de rente intervenues après le 11.10.2022 doivent être annulées. Les décisions de suppression de rente, qui ne sont pas encore entrées en force doivent être annulées. De nouvelles décisions doivent être rendues et le versement de la rente de veuf doit continuer au-delà de la majorité de l’enfant. Si des paiements rétroactifs doivent être effectués, et qu’ils remontent à plus de 2 ans, des intérêts moratoires sont dûs (ch. 10503ss DR).

La mise en place du régime transitoire auprès des organes d’exécution prendra toutefois un certain temps. En effet, il est nécessaire d’adapter le logiciel de calcul de rente, les systèmes informatiques ainsi que les diverses procédures et les registres des rentes. Les droits seront toutefois accordés avec effet rétroactif au 11.10.2022.

  1. Aperçu des constellations possibles et des conséquences qui en découlent

 

Situation au 11.10.2022 Droit à la rente de veuf Mesure à prendre par la caisse de compensation
Rente de veuf en cours (veuf avec un enfant de moins de 18 ans au moment du veuvage)

 

Droit illimité Information et nouvelle décision au bénéficiaire de la prestation. Le versement de la rente de veuf se poursuit au-delà des 18 ans de l’enfant.
Demande de rente de veuf après le 11.10.2022 pour un veuvage intervenu avant le 11.10.2022 (ex. demande tardive) Droit illimité, pour autant que le veuf ait au moins un enfant mineur en date du 11.10.2022 Décision et octroi de la rente de veuf illimitée dans le temps.
Demande de rente de veuf après le 11.10.2022 pour un veuvage intervenu après le 11.10.2022 Droit illimité, pour autant que le veuf ait un enfant au moment du veuvage (l’âge de l’enfant n’est pas déterminant) Décision et octroi de la rente de veuf illimitée dans le temps.
Renaissance du droit à la rente de veuf selon l’art. 23 al. 5 LAVS Droit illimité, pour autant que le veuf ait un enfant de moins de 18 ans en date du 11.10.2022 Décision réouvrant le droit à la rente et octroi d’une rente illimitée.
Le versement de la rente de veuf se poursuit au-delà des 18 ans de l’enfant.
Décision de suppression du droit à la rente de veuf en raison de la majorité de l’enfant non entrée en force Nouveau droit illimité à la rente de veuf Nouvelle décision d’office.
Reprise du versement de la rente de veuf à compter de la majorité de l’enfant et versement illimité dans le temps.
Procédure d’opposition en cours suite à la suppression de la rente de veuf en raison de la majorité de l’enfant Nouveau droit illimité à la rente de veuf Nouvelle décision sur opposition.
Reprise du versement de la rente de veuf à compter de la majorité de l’enfant, le cas échéant avec des intérêts moratoires en raison du paiement rétroactif, et versement illimité dans le temps
Procédure de recours pendante au tribunal   Attente de la décision du tribunal
Décision de suppression du droit à la rente de veuf entrée en force, en raison de la majorité de l’enfant atteinte avant le 11.10.2022. Pas de droit à la rente de veuf Les éventuelles demandes de reconsidération doivent être rejetées.
Conjoints divorcés au sens de l’art. 24a LAVS Pas de changement, application du droit en vigueur. Les éventuelles demandes de reconsidération doivent être rejetées.

 

  1. Régime transitoire pour les prestations complémentaires en cours et futures

Droit aux PC en cas de perception d’une rente de veuf

Les personnes concernées par le régime transitoire décrit au point 2 qui se voient octroyer et verser une rente de veuf selon l’art. 23 LAVS aux mêmes conditions que les veuves ayant des enfants peuvent faire valoir leur droit à des PC pendant toute la durée de la perception de la rente, pour autant qu’elles remplissent les autres conditions d’octroi. Si un droit échu à une rente de veuf renaît en vertu de ce régime transitoire, l’éventuel droit à des PC renaît également.

 

Droit aux PC sans perception d’une rente de veuf

Pour autant que les autres conditions d’octroi soient remplies, un veuf ou une veuve peut aussi faire valoir un droit à des PC s’il ou elle ne perçoit pas de rente de survivant de l’AVS. La condition est que l’individu aurait eu droit à une rente de survivant si la personne décédée qui partageait sa vie (par union ou partenariat enregistré) avait justifié de la durée minimale de cotisation au sens de l’art. 29 al. 1 LAVS (art. 4 al. 1 let. b, ch. 2, LPC).

Pendant la durée d’application du régime transitoire, les hommes mariés ou en partenariat enregistré qui se retrouvent veufs peuvent faire valoir leur droit à des PC même si leur enfant le plus jeune a déjà au moins 18 ans. Cette règle ne s’applique toutefois que si l’une des conditions suivantes est remplie :

  • l’individu concerné touchait déjà des PC le 11.10.2022, car il était veuf et avait des enfants mineurs ;
  • l’individu concerné est devenu veuf avant le 11.10.2022 et son enfant le plus jeune n’avait pas encore 18 ans à cette date (la date de la demande de PC et celle de la naissance du droit aux PC ne jouent aucun rôle) ;
  • l’individu concerné est devenu veuf après le 11.10.2022 et avait des enfants à ce moment-là (leur âge ne joue aucun rôle) ;
  • le versement des PC a été interrompu lorsque l’enfant le plus jeune a atteint l’âge de 18 ans, l’individu concerné a contesté cette décision et le cas était encore en suspens au 11.10.2022 ;
  • le droit à une rente de veuf qu’aurait eu l’individu concerné si la personne décédée qui partageait sa vie (par union ou partenariat enregistré) avait justifié de la durée minimale de cotisation au sens de l’art. 29, al. 1, LAVS renaît sur la base de l’art. 23, al. 5, LAVS, et l’enfant le plus jeune y donnant droit n’a pas encore 18 ans au 11.10.2022.

Les veufs divorcés ou sans enfants n’ont toujours pas droit à des PC.

 

Calcul des PC annuelles

Pendant la durée du régime transitoire, l’art. 14b OPC-AVS/AI s’applique par analogie aux veufs qui n’ont pas d’enfants mineurs. À partir du mois suivant le 18ᵉ anniversaire de l’enfant le plus jeune, le revenu de l’activité lucrative à prendre en compte pour les veufs non invalides correspond donc au moins au revenu applicable en vertu de l’art. 14b, let. a à c, OPC-AVS/AI. Les dispositions correspondantes des directives (chap. 3.4.2.5 et 3.4.2.6 DPC) s’appliquent également par analogie.

 

Validité du régime transitoire

Le régime transitoire déploie ses effets de manière rétroactive à compter du 11.10.2022. Pour les hommes mariés ou en partenariat enregistré, les droits aux PC échus avant cette date en raison de la majorité de l’enfant le plus jeune ne renaissent pas.

Cependant, si la décision n’était pas encore entrée en force au 11.10.2022, le droit aux PC renaît d’office. Il en va de même pour les PC dont la suspension a déjà été décidée pour une date postérieure au 11.10.2022. Dans ces cas, les décisions d’office correspondantes doivent être reconsidérées et le versement des PC doit reprendre à partir du moment auquel il a été suspendu en raison de la majorité de l’enfant. Pour les éventuels intérêts moratoires, voir le chap. 4.5 DPC.

 

Bulletin à l’intention des caisses de compensation AVS et des organes d’exécution des PC No 460 du 21.10.2022 consultable ici

Übergangsregelung für Witwerrenten der AHV in Folge Urteil des Europäischen Gerichtshofs für Menschenrechte (EGMR), Mitteilungen an die AHV-Ausgleichskassen und EL-Durchführungsstellen Nr. 460, 21.10.2022, hier verfügbar

NB : Pas de version en italien du Bulletin.

 

CEDH – Affaire Beeler C. Suisse (Requête no 78630/12) – Arrêt de la Grande Chambre du 11.10.2022 – Rente de veuf AVS – La législation prévoyant la suppression de la rente de veuf des hommes, à la majorité de leur dernier enfant, est discriminatoire

CEDH – Affaire Beeler C. Suisse (Requête no 78630/12) – Arrêt de la Grande Chambre du 11.10.2022

 

Arrêt de la Grande Chambre du 11.10.2022 consultable ici

Communiqué de presse de la CEDH du 11.10.2022 consultable ici

 

Cessation, à la majorité du dernier enfant, du paiement de la rente de parent veuf s’occupant à plein temps des enfants, lorsque le bénéficiaire est un homme – 24 al. 2 LAVS

 

Résumé

Dans son arrêt de Grande Chambre, rendu ce jour dans l’affaire Beeler c. Suisse (requête no 78630/12), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à la majorité (12 voix contre 5), qu’il y a eu :

Violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme

L’affaire concerne la suppression de la rente de veuf du requérant à la majorité de son dernier enfant. La loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (LAVS) prévoit l’extinction du droit à la rente de veuf lorsque le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans, ce qu’elle ne prévoit pas à l’égard d’une veuve.

Devant la Cour, le requérant soutient qu’il a subi une discrimination par rapport aux veuves qui, dans la même situation, n’auraient pas perdu leur droit à une rente. Quant au Gouvernement, il fait valoir qu’il est encore justifié de se fonder sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants, et, partant, d’accorder aux veuves une protection supérieure à celle des veufs. Selon lui, la différence de traitement ne reposerait donc pas sur des stéréotypes liés au sexe, mais sur une réalité sociale.

D’abord, la Cour note qu’entre 1997 et 2010, le requérant a bénéficié de la pension de veuf et qu’il a organisé les aspects clés de sa vie familiale, au moins en partie, en fonction de l’existence de cette allocation. La situation économique délicate dans laquelle il s’est retrouvé, à l’âge de 57 ans, du fait de la perte de la rente de conjoint survivant et des difficultés à réintégrer un marché du travail dont il était absent depuis 16 ans, résulte de la décision qu’il avait prise des années auparavant dans l’intérêt de sa famille, confortée à partir de 1997 par la perception de la rente de veuf. Dès lors, la Cour estime que les article 8 et 14 de la Convention sont applicables en l’espèce.

Ensuite, la Cour juge que, bien que se trouvant dans une situation analogue pour ce qui est de son besoin d’assurer sa subsistance, le requérant n’a pas été traité de la même façon qu’une femme/veuve. Il a donc subi une inégalité de traitement. Elle estime que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations très fortes ou des « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier cette différence de traitement fondée sur le sexe. Pour la Cour, le Gouvernement ne saurait se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse (concept du « mari pourvoyeur ») afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves. À ses yeux, cette législation contribue plutôt à perpétuer des préjugés et des stéréotypes concernant la nature ou le rôle des femmes au sein de la société et constitue un désavantage tant pour la carrière des femmes que pour la vie familiale des hommes.

 

Principaux faits

Le requérant, Max Beeler, est un ressortissant suisse, né en 1953. Père de deux enfants, il les a élevés seul après avoir perdu son épouse dans un accident alors que les enfants étaient âgés d’un an et neuf mois et de quatre ans.

Le 9 septembre 2010, après avoir constaté que la fille cadette du requérant allait atteindre la majorité, la caisse de compensation du canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures mit fin au paiement de la rente de veuf du requérant. Ce dernier forma opposition en invoquant le principe de l’égalité entre l’homme et la femme prévu par la Constitution Suisse, argument que la caisse de compensation rejeta. Il forma alors un recours devant le tribunal cantonal, soutenant qu’il n’y avait pas de raisons de le défavoriser par rapport à une veuve. Le tribunal cantonal rejeta le recours, relevant que le législateur avait été conscient de l’inégalité de traitement entre les veufs et les veuves lors de la rédaction et de la révision de la LAVS et qu’il avait estimé qu’on pouvait exiger des hommes au foyer veufs qu’ils reprennent une activité professionnelle lorsque cessait leur obligation de prendre en charge leurs enfants, ce qu’on ne pouvait pas raisonnablement demander des femmes dans les mêmes circonstances. Le recours du requérant devant le Tribunal fédéral fut rejeté par un arrêt du 4 mai 2012 (9C_617/2011).

 

Griefs, procédure et composition de la Cour

Le requérant invoque l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 (droit à la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme, se plaignant d’être victime d’une discrimination par rapport aux mères veuves assumant seules la charge de leurs enfants.

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 19 novembre 2012.

Par son arrêt de chambre du 20 octobre 2020, la Cour avait conclu, à l’unanimité, à la violation de l’article 14 (interdiction de discrimination) combiné avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention.

Le 19 janvier 2021 le Gouvernement avait demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention (renvoi devant la Grande Chambre). Le 8 mars 2021, le collège de la Grande Chambre avait accepté ladite demande. Une audience avait eu lieu le 16 juin 2021.

L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges.

 

Décision de la Cour

Applicabilité des articles 8 et 14

La Cour note que la rente en question vise à favoriser la vie familiale du conjoint survivant. Elle lui permet de s’occuper de ses enfants à plein temps si tel était auparavant le rôle du parent décédé, ou, dans tous les cas, de se consacrer davantage à ceux-ci sans avoir à affronter des difficultés financières qui le contraindraient à exercer une activité professionnelle.

En l’espèce, au moment du décès de l’épouse du requérant, en 1994, les filles du couple étaient âgées d’un an et neuf mois et de quatre ans respectivement. Dans cette situation, qui nécessitait la prise de décisions difficiles et déterminantes pour l’organisation de sa vie familiale, le requérant a quitté son emploi pour se consacrer à plein temps à sa famille, notamment en assurant la garde et l’éducation de ses filles. La Cour ne doute pas que le fait de percevoir la pension de veuf a nécessairement eu une incidence sur l’organisation de sa vie familiale tout au long de la période concernée. Il s’ensuit que depuis le moment où, en 1997, le requérant s’est vu accorder le bénéfice de la pension de veuf jusqu’à la suppression de celle-ci, en novembre 2010, l’intéressé et sa famille ont organisé les aspects clés de leur vie quotidienne, au moins en partie, en fonction de l’existence de cette allocation. En outre, la situation économique délicate dans laquelle le requérant s’est retrouvé, à l’âge de 57 ans, du fait de la perte de la rente de conjoint survivant et des difficultés à réintégrer un marché du travail dont il était absent depuis 16 ans, résulte de la décision qu’il avait prise des années auparavant dans l’intérêt de sa famille, confortée à partir de 1997 par la perception de la rente de veuf.

Par conséquent, la Cour conclut que les faits de l’espèce tombent sous l’empire de l’article 8 de la Convention. Cela suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable.

 

Article 14 combiné avec l’article 8

La Cour estime que le requérant peut se prétendre victime d’une discrimination fondée sur le « sexe » au sens de l’article 14 de la Convention. Elle observe que l’extinction du droit du requérant à la rente de veuf se fondait sur l’article 24 § 2 de la LAVS qui, pour les veufs uniquement, situe cette extinction au moment où le dernier enfant devient majeur. Les veuves conservent quant à elles le droit à la rente de conjoint survivant même après que leur dernier enfant a atteint la majorité. Il en résulte que le requérant a cessé de percevoir la rente de veuf pour le seul motif qu’il est un homme. Bien que se trouvant dans une situation analogue pour ce qui est de son besoin d’assurer sa subsistance, le requérant n’a pas été traité de la même façon qu’une femme/veuve. Il a donc subi une inégalité de traitement du fait de l’arrêt du versement de sa rente de veuf.

Elle précise qu’elle a déjà admis que les ajustements des systèmes de pension doivent être effectués de manière progressive, prudente et mesurée, car toute autre approche pourrait mettre en péril la paix sociale, la prévisibilité du système des pensions et la sécurité juridique. Elle rappelle toutefois que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe, et que la marge d’appréciation dont disposent les États pour justifier cette différence est étroite.

En l’espèce, elle note que, pour justifier la différence de traitement entre les deux sexes relativement au droit à la rente de conjoint survivant, le Gouvernement a soutenu que l’égalité entre hommes et femmes n’était pas encore complètement atteinte dans les faits en ce qui concerne l’exercice d’une activité rémunérée et la répartition des rôles au sein du couple. Selon le Gouvernement, il est encore justifié de se fonder sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants, et, partant, d’accorder aux veuves une protection supérieure à celle des veufs. La différence de traitement litigieuse ne reposerait donc pas sur des stéréotypes liés au sexe, mais sur une réalité sociale.

La Cour rappelle que la progression vers l’égalité des sexes reste un but important des États membres du Conseil de l’Europe. En témoigne entre autres la Recommandation no R (85) 2 relative à la protection juridique contre la discrimination fondée sur le sexe, adoptée par le Comité des Ministres le 5 février 1985, qui appelle à garantir aux hommes et aux femmes un traitement égal tant au niveau de l’affiliation aux régimes de sécurité sociale et de retraite qu’au niveau des prestations payées par ces régimes.

Elle réaffirme, par conséquent, que des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent plus aujourd’hui à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe, que celle-ci soit en faveur des femmes ou des hommes. Il s’ensuit que le Gouvernement ne saurait se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse (concept du « mari pourvoyeur ») afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves.

Elle observe aussi que le gouvernement suisse a reconnu dès 1997 que les femmes exerçaient de plus en plus souvent une activité lucrative et qu’il était nécessaire d’accorder une protection aux hommes qui se consacraient aux travaux ménagers et à l’éducation des enfants. Une harmonisation complète des conditions relatives à la rente de veuve et de veuf semble cependant s’être heurtée à cette époque aux contraintes financières et aux critiques. D’autres tentatives entreprises par le gouvernement à partir de 2000 également ont échoué.

Dans ce contexte, la Cour attache une importance fondamentale aux considérations énoncées dans la présente affaire par le Tribunal fédéral qui, dans son arrêt du 4 mai 2012, a relevé que le législateur était conscient dès l’introduction de la rente de veuf que cette réglementation constituait une distinction inadmissible fondée sur le sexe, qui était contraire à la Constitution.

Pour la Cour, les tentatives de réforme susmentionnées ainsi que l’évaluation de la législation litigieuse par la juridiction suprême du pays, à savoir le Tribunal fédéral, montrent que les anciennes « inégalités de fait » entre les hommes et les femmes ont perdu leur acuité dans la société suisse. Ainsi, les considérations et suppositions sur lesquelles les modalités de la rente de conjoint survivant ont reposé pendant les décennies passées ne sont plus à même de justifier des différences fondées sur le sexe. Il ressort même de l’arrêt du Tribunal fédéral que la réglementation en question est contraire au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré par l’article 8 de la Constitution suisse. La Cour ajoute qu’à ses yeux cette législation contribue plutôt à perpétuer des préjugés et des stéréotypes concernant la nature ou le rôle des femmes au sein de la société et constitue un désavantage tant pour la carrière des femmes que pour la vie familiale des hommes.

En l’espèce, la Cour rappelle qu’après le décès de son épouse le requérant s’est consacré exclusivement à la garde et à l’éducation de ses enfants ainsi qu’aux soins à leur prodiguer, et a renoncé à exercer son métier. Âgé de 57 ans lorsque le versement de la rente a cessé, il avait arrêté toute activité lucrative depuis plus de 16 ans. À cet égard, la Grande Chambre partage l’avis de la chambre selon lequel il n’y a pas de raison de croire que le requérant aurait eu à cet âge-là, et compte tenu de sa longue absence du marché de travail, moins de difficultés à réintégrer celui-ci qu’une femme dans une situation analogue, ni que l’arrêt du versement de la rente l’aurait touché dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables.

Compte tenu de ce qui précède, et eu égard à l’étroite marge d’appréciation laissée à l’État défendeur en l’espèce, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations très fortes ou des « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe qui est dénoncée par le requérant. Elle estime dès lors que l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime ne saurait passer pour reposer sur une justification raisonnable et objective. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

 

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit (12 voix contre 5) que la Suisse doit verser au requérant 5 000 euros (EUR) pour dommage moral et 16 500 EUR pour frais et dépens.

 

Opinions séparées

Les juges Seibert-Fohr et Zünd ont chacun exprimé une opinion concordante. Les juges Kjølbro, Kucsko-Stadlmayer, Mourou Vikström, Koskelo et Roosma ont exprimé une opinion dissidente commune. Le texte de ces opinions est joint à l’arrêt.

 

Arrêt de la CrEDH B. c. Suisse du 20.10.2020 consultable ici

Arrêt de la Grande Chambre du 11.10.2022 consultable ici

Communiqué de presse de la CEDH du 11.10.2022 consultable ici

 

 

Le Protocole n° 15 à la Convention européenne des droits de l’homme entre en vigueur

Le Protocole n° 15 à la Convention européenne des droits de l’homme entre en vigueur

 

Communiqué de presse de la CrEDH du 01.08.2021 consultable ici

Protocole n° 15 consultable ici

 

Le Protocole n° 15, amendant la Convention européenne des droits de l’homme, est entré en vigueur le dimanche 1er août 2021. Ce Protocole introduit dans le préambule de la Convention une référence au principe de subsidiarité et à la doctrine de la marge d’appréciation. Par ailleurs, le délai de 6 mois durant lequel la Cour peut être saisie après une décision nationale définitive sera ramené à 4 mois à compter du 1er février 2022.

Il apporte également à la Convention les modifications suivantes :

  • concernant le critère de recevabilité du «préjudice important», la seconde condition, empêchant le rejet d’une affaire n’ayant pas été dûment examinée par un tribunal interne, est supprimée ;
  • les parties à une affaire ne peuvent plus s’opposer au dessaisissement d’une Chambre au profit de la Grande Chambre ;
  • les candidats au poste de juge à la Cour doivent être âgés de moins de 65 ans à la date à laquelle la liste de trois candidats est attendue par l’Assemblée parlementaire.

Adopté en 2013, le Protocole 15 a été ratifié par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.

 

En détail

Principe de subsidiarité et à la doctrine de la marge d’appréciation

Un nouveau considérant a été ajouté à la fin du préambule de la Convention contenant une référence au principe de subsidiarité et à la doctrine de la marge d’appréciation. Il est destiné à renforcer la transparence et l’accessibilité de ces caractéristiques du système de la Convention et à rester cohérent avec la doctrine de la marge d’appréciation telle que développée par la Cour dans sa jurisprudence. Les Etats Parties à la Convention sont tenus de reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis dans la Convention et d’octroyer un recours effectif devant une instance nationale à toute personne dont les droits et libertés ont été violés. La Cour interprète de manière authentique la Convention. Elle offre également une protection aux personnes dont les droits et les libertés ne sont pas garantis au niveau national.

La jurisprudence de la Cour indique clairement que les Etats Parties disposent, quant à la façon dont ils appliquent et mettent en œuvre la Convention, d’une marge d’appréciation qui dépend des circonstances de l’affaire et des droits et libertés en cause. Cela reflète le fait que le système de la Convention est subsidiaire par rapport à la sauvegarde des droits de l’homme au niveau national et que les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’une cour internationale pour évaluer les besoins et les conditions au niveau local. La marge d’appréciation va de pair avec le contrôle mis en place par le système de la Convention. A cet égard, le rôle de la Cour est d’examiner si les décisions prises par les autorités nationales sont compatibles avec la Convention, eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les Etats.

Conformément à l’article 8, paragraphe 4, du Protocole, aucune disposition transitoire n’est applicable à cette modification, qui entrera en vigueur conformément à l’article 7 du Protocole.

 

Dessaisissement en faveur de la Grande Chambre

L’article 30 de la Convention a été amendé de manière à ce que les parties ne puissent plus s’opposer au dessaisissement d’une affaire par une chambre en faveur de la Grande Chambre. Cette mesure est destinée à contribuer à la cohérence de la jurisprudence de la Cour, qui a indiqué qu’elle envisageait de modifier son Règlement (article 72) de manière à ce que les chambres soient tenues de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre lorsqu’elles envisagent de s’écarter d’une jurisprudence bien établie. La suppression du droit d’opposition des parties au dessaisissement renforcera ce développement.

La suppression de ce droit vise également à accélérer la procédure devant la Cour dans des affaires qui soulèvent une question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses protocoles ou qui peuvent potentiellement conduire à s’écarter de la jurisprudence existante.

A cet égard, il est attendu de la chambre qu’elle consulte les parties sur ses intentions et il serait préférable que la chambre affine l’affaire dans toute la mesure du possible, y compris en déclarant irrecevable toute partie pertinente de l’affaire avant de s’en dessaisir.

Cette modification est apportée dans l’attente que la Grande Chambre donne à l’avenir des indications plus précises aux parties sur ce qui peut potentiellement conduire à s’écarter de la jurisprudence existante ou sur la question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses protocoles.

Une règle transitoire est prévue à l’article 8, paragraphe 2, du Protocole. Dans un souci de sécurité juridique et de prévisibilité de la procédure, il a été jugé nécessaire de préciser que la suppression du droit d’opposition des parties au dessaisissement ne s’appliquera pas aux affaires pendantes dans lesquelles l’une des parties s’est déjà opposée, avant l’entrée en vigueur du Protocole, à une proposition de dessaisissement d’une chambre au profit de la Grande Chambre.

 

Délai pour le dépôt des requêtes

Les articles 4 et 5 du Protocole amendent l’article 35 de la Convention. Le paragraphe 1 de l’article 35 a été amendé pour réduire de six à quatre mois le délai suivant la date de la décision interne définitive dans lequel une requête doit être introduite devant la Cour. Le développement de technologies de communication plus rapides, d’une part, et des délais de recours en vigueur dans les Etats membres d’une durée équivalente, d’autre part, ont plaidé pour la réduction de ce délai.

Une disposition transitoire figure à l’article 8, paragraphe 3, du Protocole. Il a été jugé que la réduction du délai pour soumettre une requête à la Cour ne devrait s’appliquer qu’après une période de six mois après la date d’entrée en vigueur du Protocole, afin de permettre aux requérants potentiels de prendre pleinement connaissance du nouveau délai. Ce nouveau délai n’a, en outre, aucun caractère rétroactif puisqu’il est précisé au paragraphe 4, dernière phrase, qu’il ne s’applique pas aux requêtes au regard desquelles la décision définitive au sens de l’article 35, paragraphe 1, de la Convention a été prise avant la date d’entrée en vigueur de la nouvelle règle.

 

Préjudice important

L’article 35, paragraphe 3.b, de la Convention contenant le critère de recevabilité concernant le «préjudice important» a été amendé pour supprimer la condition que l’affaire ait été dûment examinée par un tribunal interne. L’exigence d’examiner le bien-fondé de la requête si le respect des droits de l’homme l’exige demeure. Cet amendement est destiné à donner un plus grand effet à la maxime de minimis no curat praetor.

S’agissant de la modification introduite en ce qui concerne le critère de recevabilité du «préjudice important», aucune disposition transitoire n’est prévue. Conformément à l’article 8, paragraphe 4, du Protocole, cette modification s’appliquera dès l’entrée en vigueur du Protocole, afin de ne pas retarder l’impact de l’efficacité accrue du système qui en est attendue. Elle s’appliquera par conséquent également aux requêtes pour lesquelles la décision sur la recevabilité est pendante à la date d’entrée en vigueur du Protocole.

 

 

Communiqué de presse de la CrEDH du 01.08.2021 consultable ici

Protocole n° 15 consultable ici

Rapport explicatif du Protocole n° 15 disponible ici