8C_357/2025 (f) du 08.10.2025 – Aide sociale – Dessaisissement de fortune préalable au besoin d’aide / Pas d’abus de droit en matière d’aide sociale

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_357/2025 (f) du 08.10.2025

 

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Aide sociale – Dessaisissement de fortune préalable au besoin d’aide / 12 Cst. – LASoc (RS/FR 831.0.1)

Pas d’abus de droit en matière d’aide sociale

 

Résumé
Une femme âgée ayant vendu son appartement et distribué le produit de la vente à ses enfants a, après une dégradation de son état de santé, sollicité l’aide sociale pour couvrir les frais de son séjour en EMS. L’autorité communale a refusé cette aide, estimant que les enfants, bénéficiaires des donations, devaient assumer les coûts, mais la cour cantonale a annulé cette décision.

Le Tribunal fédéral a confirmé cette approche. En l’absence de base légale cantonale sanctionnant le dessaisissement de fortune préalable au besoin d’aide, l’aide sociale ne pouvait être refusée pour ce motif, sauf en cas d’abus manifeste, ce qui n’était pas établi. Il a également jugé inapplicable le principe de subsidiarité dès lors que la requérante ne disposait effectivement plus des moyens nécessaires, et a exclu toute application par analogie des dispositions sur le remboursement de l’aide sociale ou sur l’obligation d’entretien des enfants.

 

Faits
A.A., née en 1937, a quitté en mars 2021 son appartement pour s’installer dans un logement pour seniors, en raison de problèmes de hanches. En janvier 2022, elle a vendu son appartement et distribué plus de CHF 300’000, soit la majeure partie du bénéfice de la vente, à ses trois enfants, D.A., C.A. et B.A.. Après une chute et une dégradation de son état de santé, elle a quitté la résidence pour seniors le 14.04.2023 et, après un séjour hospitalier de deux semaines, a intégré l’EMS E.__.

Le 18.04.2023, elle a déposé une demande de prestations complémentaires afin de couvrir les frais d’EMS dépassant ses revenus. Par décision du 14.06.2023, la caisse de compensation a rejeté la demande, considérant que sa fortune nette dépassait la limite de CHF 100’000, en incluant un dessaisissement de CHF 316’674. Le 12.09.2023, la caisse de compensation a reconnu son droit à une allocation pour impotent, de degré faible dès le 01.09.2022, puis de degré moyen dès le 01.06.2023.

Le 28.11.2023, la commission sociale de la commune a refusé de prendre en charge les frais d’EMS restants pour la période de mai 2023 à avril 2027, estimant que ses enfants, bénéficiaires d’avances sur héritage d’environ CHF 100’000 chacun, devaient couvrir le solde. Cette décision a été confirmée sur réclamation le 06.02.2024.

 

Procédure cantonale (arrêt 605 2024 55 – consultable ici)

Par jugement du 13.05.2025, admission du recours des trois enfants par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 3.1 [résumé]
L’art. 12 Cst. garantit à toute personne en situation de détresse le droit de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. Ce droit constitutionnel à l’aide d’urgence vise uniquement une aide minimale, de caractère temporaire, destinée à combler une lacune de protection lorsque les institutions sociales existantes ne suffisent plus. Dans cette mesure, le droit constitutionnel à l’aide d’urgence diffère du droit cantonal à l’aide sociale, qui est plus complet (ATF 149 V 250 consid. 4.2; 146 I 1 consid. 5.1).

Consid. 3.2 [résumé]
Selon l’art. 36 al. 1 Cst./FR, toute personne dans le besoin a le droit d’être logée de manière appropriée, d’obtenir les soins médicaux essentiels et les autres moyens indispensables au maintien de sa dignité. L’aide sociale est régie par la LASoc (RS/FR 831.0.1) et son règlement d’exécution (RELASoc; RS/FR 831.0.11).

Est considérée comme dans le besoin toute personne qui ne peut subvenir de manière suffisante et en temps utile à son entretien (art. 3 LASoc). Selon l’art. 4 LASoc, l’aide sociale comprend la prévention, l’aide personnelle, l’aide matérielle et la mesure d’insertion sociale (al. 1); l’aide matérielle est une prestation allouée en espèces, en nature ou sous la forme d’un contrat d’insertion sociale (al. 4).

L’art. 5 LASoc institue le principe de subsidiarité. L’aide sociale n’est octroyée que lorsque les proches légalement tenus à l’entretien ou les autres prestations disponibles ne peuvent être mobilisés. Ce principe souligne le caractère subsidiaire de l’aide sociale et postule que toutes les autres possibilités aient déjà été utilisées avant que des prestations d’aide publique soient accordées; il exclut en particulier le choix entre les sources d’aide prioritaires et l’aide sociale publique (ATF 150 I 6 consid. 10.1.2; 149 V 250 consid. 4.2; 146 I 1 consid. 8.2).

L’art. 29 LASoc prévoit que la personne qui a reçu une aide matérielle est tenue de la rembourser, en tout ou partie, dès que sa situation financière le permet (al. 1, première phrase); l’obligation de rembourser s’étend aux héritiers jusqu’à concurrence de leur part d’héritage (al. 2).

Consid. 4 [résumé]
Les juges cantonaux ont constaté que la législation fribourgeoise actuelle en matière d’aide sociale ne contient aucune disposition spécifique relative au dessaisissement de fortune préalable au besoin d’aide. Elle ne prévoit pas que la fortune dont un requérant se serait dessaisi soit prise en compte parmi ses ressources disponibles. En vertu du principe de finalité de l’aide sociale, le besoin d’aide actuel prévaut, indépendamment d’un comportement fautif ayant pu causer ce besoin. Dès lors, la commission sociale de la commune (la recourante) ne disposait d’aucune base légale pour refuser les prestations en raison d’un dessaisissement, sauf en cas d’abus de droit.

La présence de telles dispositions dans d’autres cantons ou l’entrée en vigueur future, au 1er janvier 2026, de la nouvelle loi sur l’aide sociale du 9 octobre 2024 (nLASoc; ROF 2024_074). qui introduira à l’art. 19 al. 3 la prise en compte des ressources dont le bénéficiaire s’est volontairement privé, ne modifie pas cette conclusion, cette loi n’étant pas encore en vigueur et devant encore être précisée par règlement, dans le respect du droit constitutionnel à l’aide en cas de détresse.

Le tribunal cantonal a en outre exclu toute application par analogie de l’art. 29 al. 2 LASoc, relatif au remboursement de l’aide sociale par les héritiers d’un bénéficiaire revenu à meilleure fortune avant son décès, pour refuser la prise en charge du solde des frais d’EMS de l’intimée. Cette disposition, limitée aux cas de remboursement, ne saurait fonder un refus d’octroi. Il a encore jugé qu’aucun abus de droit ne pouvait être imputé à A.A. (l’intimée), de sorte qu’aucun motif ne justifiait le refus d’aide sociale pour quatre ans.

Enfin, l’éventuelle obligation des enfants de contribuer à l’entretien de leur mère, au sens de l’art. 328 al. 1 CC, ne relevait pas de la présente procédure administrative mais du droit civil, impliquant une action devant le tribunal compétent.

Consid. 5.2 [résumé]
Il ne ressort pas de l’arrêt cantonal qu’au moment de la demande d’aide sociale de l’intimée, ses enfants auraient encore eu à disposition une « bonne partie » de l’argent reçu de leur mère en janvier 2022. La recourante s’écarte ainsi des faits sans démontrer d’arbitraire, de sorte que son allégation ne peut être retenue.

Même si les enfants avaient encore les sommes en question, les juges cantonaux ont correctement estimé qu’en l’absence de disposition légale cantonale relative au dessaisissement de fortune, les autorités compétentes en matière d’aide sociale ne pouvaient pas refuser cette aide en raison d’un tel dessaisissement, compte tenu du principe de finalité de l’aide sociale. Sur ce point, la recourante se limite à invoquer de manière relativement générale le principe de subsidiarité, sans toutefois démontrer qu’il devrait trouver application, malgré l’absence de base légale réglant la question, dans une situation où la personne concernée ne dispose effectivement plus des moyens nécessaires à ses besoins au moment où elle dépose sa demande.

Le refus d’appliquer par analogie l’art. 29 al. 2 LASoc n’est pas arbitraire. Il n’apparaît en effet pas insoutenable de retenir, à l’instar des premiers juges, que la situation visée par cette disposition est différente de celle de l’intimée, l’art. 29 al. 2 LASoc réglant la question d’un besoin d’aide passé et le remboursement de l’aide allouée à l’époque, alors que l’intimée présente un besoin d’aide actuel.

Enfin, les enfants de l’intimée n’ont pas été reconnus débiteurs d’une dette alimentaire au sens de l’art. 328 al. 1 CC, question qui relèverait du juge civil. En l’absence d’autres ressources disponibles, le principe de subsidiarité ne faisait donc pas obstacle à l’octroi de l’aide matérielle, et la recourante n’établit aucune violation du principe de finalité. Ses griefs sont dès lors infondés.

Consid. 6.1
L’interdiction de l’abus de droit est un principe général de l’ordre juridique suisse (ATF 140 III 491 consid. 4.2.4; 137 V 394 consid. 7.1), développé à l’origine sur la base des concepts propres au droit civil (art. 2 CC), puis étendu par la jurisprudence à l’ensemble des domaines du droit. Le principe de la bonne foi est explicitement consacré par l’art. 5 al. 3 Cst., selon lequel les organes de l’État et les particuliers doivent agir de manière conforme aux règles de la bonne foi (ATF 142 II 206 consid. 2.3; 136 I 254 consid. 5.2; arrêt 2C_90/2024 du 27 septembre 2024 consid. 6.1). L’interdiction de l’abus de droit est le corollaire du principe de la bonne foi. L’abus de droit consiste notamment à utiliser une institution juridique à des fins étrangères au but même de la disposition légale qui la consacre, de telle sorte que l’écart entre le droit exercé et l’intérêt qu’il est censé protéger soit manifeste. Comme le suggère, en matière civile, le libellé de l’art. 2 al. 2 CC, un abus de droit doit, pour être sanctionné, apparaître manifeste. Cela implique que l’abus de droit ne doit être admis qu’avec une grande retenue (ATF 144 II 49 consid. 2.2; 143 III 279 consid. 3.1; 140 III 583 consid. 3.2.4; 137 III 625 consid. 4.3).

En matière d’aide sociale, un abus de droit suppose nécessairement que la personne dans le besoin ait intentionnellement provoqué cette situation dans le seul but de pouvoir ensuite se prévaloir du droit à l’aide sociale. Une telle volonté doit être claire et indiscutable (ATF 134 I 65 consid. 5.2; 121 I 367 consid. 3d). Jusqu’à présent, la jurisprudence a laissé indécis le point de savoir si un abus de droit de la part d’une personne demandant l’aide sociale pouvait justifier une réduction ou un refus de l’aide requise. À la presque unanimité, la doctrine considère qu’il ne peut pas être question d’abus de droit dans l’exercice des droits découlant de l’art. 12 Cst. (ATF 150 I 6 consid. 11.1 et les références citées).

Consid. 6.4 [résumé]
Lorsqu’elle affirme qu’au moment où l’intimée a effectué ses donations, en janvier 2022, celle-ci avait déjà déposé une demande d’allocation pour impotent, la recourante s’éloigne encore une fois des faits établis par la juridiction cantonale, sans exposer en quoi les conditions de l’art. 105 al. 2 LTF seraient réunies. L’arrêt cantonal établit que le droit à une allocation pour impotent n’a été reconnu que dès le 01.09.2022 (degré faible), puis dès le 01.06.2023 (degré moyen), soit après son entrée en EMS. En janvier 2022, l’intimée, alors résidente dans un logement pour seniors, n’avait pas besoin d’un tel établissement.

Cela étant, elle a manqué de prévoyance en donnant à ses enfants l’essentiel du produit de la vente de son appartement, compte tenu de son âge et de ses difficultés de mobilité, car elle aurait dû anticiper une éventuelle entrée en EMS. Toutefois, rien ne permet d’établir qu’elle envisageait concrètement un tel séjour à cette époque. Ce n’est qu’après une chute, plus d’un an plus tard, que son état de santé s’est détérioré, la conduisant à intégrer un EMS. Dans ces circonstances, il ne saurait être retenu qu’elle s’est délibérément dessaisie de sa fortune pour échapper à ses obligations et faire supporter ses frais d’EMS par l’aide sociale.

Les constatations des juges cantonaux échappent donc à tout arbitraire. En outre, la législation relative aux prestations complémentaires invoquée par la recourante n’est pas pertinente en l’espèce. Les conditions strictes permettant de retenir un abus de droit n’étant pas réunies, l’arrêt cantonal doit être confirmé sur ce point.

 

Le TF rejette le recours de la commission sociale de la commune.

 

Arrêt 8C_357/2025 consultable ici

 

 

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