Arrêt du Tribunal fédéral 8C_178/2025 (f) du 09.07.2025
Gain assuré pour les indemnités journalières des membres de la famille de l’employeur travaillant dans l’entreprise, des associés, des actionnaires ou des membres de sociétés coopératives / 15 LAA – 22 al. 2 OLAA
Gain assuré déterminé au moyen de l’ESS de la région lémanique – Niveau de compétences 2 pour un administrateur président d’une société active dans le domaine de la gravure
Résumé
Le litige a porté sur la fixation du gain assuré d’un administrateur-président graveur devenu totalement incapable de travailler après un accident ; en raison de son lien avec l’employeur (sa propre société), l’évaluation a été faite selon le salaire correspondant aux usages professionnels et locaux (art. 22 al. 2 let. c OLAA). L’assureur a entrepris des démarches auprès de l’association professionnelle et d’entreprises sans obtenir de réponses probantes, puis a retenu un gain assuré fondé sur les salaires statistiques ESS 2018 (fabrication de produits métalliques) au niveau de compétence 2, adapté à la région lémanique. Les éléments du dossier ont montré que l’activité s’est essentiellement composée de tâches pratiques de gravure avec une gestion limitée d’une petite structure; les critiques, notamment fondées sur un rapport de coaching AI, n’ont pas convaincu et aucune violation du devoir d’instruction ni du droit d’être entendu n’a été établie. Le recours a été rejeté et la détermination du gain assuré fondée sur l’ESS a été confirmée.
Faits
Assuré, né en 1967, est l’administrateur président de B__ SA, société active dans le domaine de la gravure, depuis 2008, dont il détient l’intégralité du capital-actions. Il a dirigé la société depuis son acquisition et y a déployé une activité de graveur. Selon son extrait de compte individuel AVS, l’assuré a réalisé au service de la société, entre 2009 et 2019, des revenus oscillants entre 13’672 fr. et 45’500 fr. par année.
Le 05.09.2018, il a subi un accident, qui a entraîné une incapacité de travail totale dès cette date. Dans la déclaration d’accidents, la case « Membre de la famille, associé » n’a pas été cochée et le salaire indiqué était de 6’000 fr. par mois. L’assurance-accidents lui a versé des indemnités journalières de 189 fr. 40 en tenant compte du 13e salaire et des allocations familiales. Par décision, confirmée sur opposition, l’administration a maintenu ce montant, les éléments du dossier ne permettant pas de retenir des augmentations progressives de salaire comme soutenu.
Saisi d’un recours, le tribunal cantonal l’a partiellement admis par arrêt du 15.11.2022 et a renvoyé la cause à l’assurance-accidents pour instruction complémentaire et nouvelle décision. Il a retenu qu’il n’était pas démontré au degré de la vraisemblance prépondérante que des augmentations salariales étaient prévues, tout en relevant que le gain assuré de 6’000 fr. par mois aurait pu être inférieur au revenu usuel dans la profession au regard de salaires statistiques dans l’horlogerie (non spécifiques à la région lémanique et couvrant plusieurs autres activités). L’assurance-accidents a ainsi été chargée d’établir le revenu que l’assuré aurait pu percevoir en tant que gérant salarié exerçant essentiellement une activité en atelier dans une entreprise de gravure de taille similaire.
À la suite de cet arrêt, l’assureur-accidents s’est adressé à l’Union suisse des graveurs pour connaître le revenu brut d’une activité telle que celle exercée par l’assuré, sans obtenir de réponse, puis à son président, lequel n’a pas pu articuler de revenu précis et a indiqué l’existence d’une forte pression salariale à Genève. L’assurance-accidents s’est en outre adressée à cinq entreprises de gravure, restées sans réponse. Par décision, confirmée sur opposition le 09.01.2024, l’assurance-accidents s’est fondée sur un gain assuré de 82’800 fr., et de 86’400 fr. allocations familiales incluses, en tenant compte du salaire correspondant aux usages professionnels et locaux, dès lors que le revenu statistique dans la fabrication de produits métalliques (ESS 2018, TA1_tirage_skill_level, ligne 25, niveau de compétence 2), adapté à la région lémanique, était de 75’363 fr. 76.
Procédure cantonale (arrêt ATAS/95/2025 – consultable ici)
Par jugement du 04.02.2025, admission partielle du recours par le tribunal cantonal, en augmentant le montant des indemnité journalières à 196 fr. 80.
TF
Consid. 3
Selon l’art. 15 LAA, les indemnités journalières et les rentes sont calculées d’après le gain assuré (al. 1). Est réputé tel, pour le calcul des indemnités journalières, le dernier salaire que l’assuré a reçu avant l’accident (al. 2). L’alinéa 3 let. c de cette disposition confère au Conseil fédéral la compétence d’édicter des prescriptions sur le gain assuré pris en considération lorsque l’assuré ne gagne pas, ou pas encore, le salaire usuel dans sa profession.
Selon l’art. 22 al. 2 OLAA, est réputé gain assuré le salaire déterminant au sens de la législation sur l’AVS, sous réserve, en particulier, des membres de la famille de l’employeur travaillant dans l’entreprise, des associés, des actionnaires ou des membres de sociétés coopératives, pour lesquels il est au moins tenu compte du salaire correspondant aux usages professionnels et locaux (art. 22 al. 2 let. c OLAA). Le but de cette réglementation est d’éviter que les assurés qui se trouvent dans un rapport particulier avec leur employeur et, de ce fait, perçoivent un gain inférieur à celui qu’ils pourraient réaliser normalement sur le marché du travail, ne soient désavantagés lorsqu’ils ont droit à des prestations de l’assurance-accidents (arrêts 8C_461/2024 du 26 mars 2025 consid. 3; 8C_14/2016 du 21 décembre 2016 consid. 3.3). Le gain assuré doit alors être déterminé de la manière la plus simple possible, sans la participation de la personne assurée ni de son employeur, ce qui peut être fait à l’aide de statistiques salariales ou de renseignements sur les salaires fournis par des employeurs hypothétiques (arrêt 8C_88/2007 du 30 juillet 2007 consid. 3.2.1, publié in SVR 2007 UV n° 39 p. 131).
Consid. 4.3.1
Depuis la dixième édition de l’ESS (2012), les emplois sont classés par l’Office fédéral de la statistique (OFS) par profession en fonction du type de travail qui est généralement effectué. Les critères de base utilisés pour définir le système des différents groupes de profession sont les niveaux et la spécialisation des compétences requis pour effectuer les tâches inhérentes à la profession. Quatre niveaux de compétence ont été définis en fonction de neuf grands groupes de professions (voir tableau T17 de l’ESS 2012 p. 44) et du type de travail, de la formation nécessaire à la pratique de la profession et de l’expérience professionnelle (voir tableau TA1_skill_level de l’ESS 2012; ATF 142 V 178 consid. 2.5.3). Le niveau 1 est le plus bas et correspond aux tâches physiques et manuelles simples, tandis que le niveau 4 est le plus élevé et regroupe les professions qui exigent une capacité à résoudre des problèmes complexes et à prendre des décisions fondées sur un vaste ensemble de connaissances théoriques et factuelles dans un domaine spécialisé (on y trouve par exemple les directeurs/trices, les cadres de direction et les gérant[e]s, ainsi que les professions intellectuelles et scientifiques).
Entre ces deux extrêmes figurent les professions dites intermédiaires (niveaux 3 et 2). Le niveau 3 implique des tâches pratiques complexes qui nécessitent un vaste ensemble de connaissances dans un domaine spécialisé (notamment les techniciens, les superviseurs, les courtiers ou encore le personnel infirmier; arrêt 8C_50/2022 du 11 août 2022 consid. 5.1.2, in SVR 2023 UV n° 8 p. 22). Le niveau 2 se réfère aux tâches pratiques telles que la vente, les soins, le traitement des données, les tâches administratives, l’utilisation de machines et d’appareils électroniques, les services de sécurité et la conduite de véhicules (arrêt 8C_444/2021 du 29 avril 2022 consid. 4.2.3 et les arrêts cités). L’application du niveau 2 se justifie uniquement si la personne assurée dispose de compétences ou de connaissances particulières (arrêt 8C_202/2022 du 9 novembre 2022 consid. 4.1 et les arrêts cités; pour le tout, cf. arrêt 8C_605/2022 du 29 juin 2023 consid. 4.2.2, in SVR 2023 UV n°47 p. 165). L’accent est donc mis sur le type de tâches que l’assuré est susceptible d’assumer en fonction de ses qualifications mais pas sur les qualifications en elles-mêmes (arrêts 8C_293/2023 du 10 août 2023 consid. 4.2 in fine; 8C_801/2021 du 28 juin 2022 consid. 2.3; 8C_66/2020 du 14 avril 2020 consid. 4.2.1 et les références). Il faut encore préciser que l’expérience professionnelle de plusieurs années dont peut se prévaloir un assuré – sans formation commerciale ni autre qualification particulière acquise pendant l’exercice de la profession – ne justifie pas à elle seule un classement supérieur au niveau de compétence 2, dès lors que dans la plupart des secteurs professionnels un diplôme ou du moins des formations et des perfectionnements (formalisés) sont exigés (arrêts 9C_486/2022 du 17 août 2023 consid. 7.3.3 in fine; 8C_444/2021 du 29 avril 2022 consid. 4.2.4; 8C_581/2021 du 19 janvier 2022 consid. 4.4; 9C_148/2016 du 2 novembre 2016 consid. 2.2; pour le tout, ATF 150 V 354 consid. 6.1).
Consid. 4.3.2 [résumé]
L’argumentation de l’assuré ne saurait être suivie. Il n’est pas seulement relevé que la petite taille de l’entreprise limitait l’étendue et la complexité des tâches de direction et de gestion; des doutes fondés ont également été émis quant à la fiabilité du rapport de coaching produit, soulignant des incohérences factuelles (le nombre d’années d’expérience dans le domaine du laser) et l’absence de corroboration par des tiers. Établi sur mandat de l’assurance-invalidité, ce rapport ne paraît pas pertinent pour les enjeux du cas d’espèce ; il n’est au demeurant pas démontré pour quelle raison l’assurance-accidents y serait liée (ATF 133 V 549 consid. 6). Inséré dans le contexte d’une reprise d’activité après l’accident et élaboré avec la participation directe de l’assuré, le rapport en question présente des lacunes potentielles d’objectivité (cf. consid. 3 et arrêt 8C_88/2007 du 30 juillet 2007 consid. 3.2.1).
Aussi, le tribunal cantonal a correctement privilégié les déclarations de l’assuré lors de l’entretien du 10 juillet 2019, qui indiquaient, avant l’accident, une activité à 90% dévolue aux travaux de gravure et à 10% à la préparation technique et au développement. Au vu du dossier, l’appréciation selon laquelle son rôle dans les projets de recherche relevait de l’exécution plutôt que de l’élaboration intellectuelle ne prête pas le flanc à la critique. Il en va de même des formations invoquées, soit parce qu’elles ne sont pas comparables à des études de niveau supérieur (cours de mathématiques et d’informatique de gestion), soit en raison de l’absence de pertinence du diplôme en management international de 1994 pour estimer le salaire statistique le plus proche du salaire correspondant aux usages professionnels et locaux. Les critiques soulevées ne permettent pas de s’écarter des faits constatés.
Consid. 4.3.3 [résumé]
En retenant des tâches principalement pratiques de gravure (même sur laser), complétées par la gestion d’une petite entreprise et le suivi de projets, et en l’absence de formations de niveau supérieur directement pertinentes, l’application du niveau de compétence 2 de l’ESS 2018 ne viole pas le droit fédéral. Cela est du reste conforme à la jurisprudence rendue en la matière, comme exposé par la cour cantonale dans l’arrêt entrepris (auquel on peut renvoyer, cf. en particulier les arrêts 8C_276/2021 du 2 novembre 2021 consid. 5.4.1; 8C_374/2021 du 13 août 2021 consid. 5.3; 8C_5/2020 du 22 avril 2020 consid. 5.3.2; 8C_732/2018 du 26 mars 2019 consid. 8.2). L’ensemble des éléments versés au dossier ne permet donc pas de justifier la prise en compte d’un niveau de compétence supérieur à celui retenu par les juges cantonaux et l’assurance-accidents.
Consid. 4.3.4
En dernier lieu, on voit mal dans quelle mesure l’assuré pourrait valablement invoquer une violation de l’art. 43 al. 1 LPGA dans le cas concret. L’assurance-accidents s’est conformée aux instructions reçues par la cour cantonale dans l’arrêt de renvoi et a entrepris suffisamment de démarches afin de définir le salaire correspondant aux usages professionnels et locaux, même si celles-ci n’ont pas abouti à un résultat. Pour le reste, la portée des constatations de l’assurance-invalidité a déjà été discutée ci-dessus (consid. 4.3.2) et ne nécessite pas d’approfondissement supplémentaire. L’assuré ne motive d’ailleurs pas pour quelle raison il faudrait préférer une telle analyse en faisant abstraction de tout contexte, qu’il ne détaille pas davantage dans le recours. Enfin, la prétendue violation du droit d’être entendu, à tout le moins implicitement invoquée, ne satisfait pas aux exigences accrues de motivation en vertu de l’art. 106 al. 2 LTF, ce qui rend le grief inadmissible.
Le TF rejette le recours de l’assuré.
Arrêt 8C_178/2025 consultable ici
Remarque
Arrêt cantonal particulièrement détaillé et instructif. Sa lecture est recommandée aux praticiennes et aux praticiens.