Arrêt du Tribunal fédéral 8C_686/2024 (f) du 04.04.2025
Causalité naturelle – Déchirure du ménisque / 6 LAA – 36 LAA
Avis divergent du médecin-conseil et du chirurgien orthopédique traitant
Assurée, née en 1966 et exerçant comme consultante prévente, qui, le 03.04.2022, s’est tordu la cheville gauche au bas d’un escalier puis est tombée en avant sur les genoux, sur le carrelage.
Une IRM du genou droit réalisée le 12.04.2022 a révélé une fine bursite infra-patellaire superficielle et une déchirure horizontale oblique du ménisque interne. L’IRM du genou gauche du 11.05.2022 n’a mis en évidence aucune lésion traumatique. Le 19.09.2022, le chirurgien orthopédique traitant a pratiqué une arthroscopie du genou droit avec méniscectomie externe partielle, résection de synovite antérieure et antéro-interne puis suture du ménisque interne. Dans son rapport du 16.11.2022, le chirurgien orthopédique a attribué ces lésions à l’accident du 03.04.2022, mentionnant également un antécédent d’arthroscopie du genou gauche en 2010. Dans son avis du 23.12.2022, le médecin-conseil a estimé que l’assurée présentait une déchirure du ménisque dégénérative préexistante. Selon lui, l’assurée avait subi une contusion des genoux – qui n’avait pas provoqué la déchirure du ménisque – et le statu quo sine était atteint à six semaines de l’accident.
Par décision, confirmée sur opposition, l’assurance-accidents a mis fin au versement des prestations d’assurance avec effet au 15.05.2022, au motif que les troubles qui subsistaient au genou droit n’étaient plus dus à l’accident du 03.04.2022.
Procédure cantonale (arrêt 605 2023 170 – consultable ici)
Par jugement du 16.10.2024, admission du recours par le tribunal cantonal.
TF
Consid. 3.1.1
Le droit à des prestations découlant d’un accident assuré suppose notamment, entre l’événement dommageable de caractère accidentel et l’atteinte à la santé, un lien de causalité naturelle et adéquate. Dans le domaine de l’assurance-accidents obligatoire, en cas d’atteinte à la santé physique, la causalité adéquate se recoupe largement avec la causalité naturelle, de sorte qu’elle ne joue pratiquement pas de rôle (ATF 123 V 102; 122 V 417; 118 V 286 consid. 3a; 117 V 359 consid. 5d/bb). Un rapport de causalité naturelle doit être admis lorsque le dommage ne se serait pas produit du tout ou ne serait pas survenu de la même manière. Il n’est pas nécessaire que cet événement soit la cause unique, prépondérante ou immédiate de l’atteinte à la santé. Il suffit qu’associé éventuellement à d’autres facteurs, il ait provoqué l’atteinte à la santé, c’est-à-dire qu’il se présente comme la condition sine qua non de cette atteinte (ATF 148 V 356 consid. 3; 148 V 138 consid. 5.1.1; 142 V 435 consid. 1).
Consid. 3.1.2
En vertu de l’art. 36 al. 1 LAA, les prestations pour soins, les remboursements de frais ainsi que les indemnités journalières et les allocations pour impotent ne sont pas réduits lorsque l’atteinte à la santé n’est que partiellement imputable à l’accident. Lorsqu’un état maladif préexistant est aggravé ou, de manière générale, apparaît consécutivement à un accident, le devoir de l’assurance-accidents d’allouer des prestations cesse si l’accident ne constitue pas la cause naturelle (et adéquate) du dommage, soit lorsque ce dernier résulte exclusivement de causes étrangères à l’accident. Tel est le cas lorsque l’état de santé de l’intéressé est similaire à celui qui existait immédiatement avant l’accident (statu quo ante) ou à celui qui existerait même sans l’accident par suite d’un développement ordinaire (statu quo sine). A contrario, aussi longtemps que le statu quo sine vel ante n’est pas rétabli, l’assureur-accidents doit prendre à sa charge le traitement de l’état maladif préexistant, dans la mesure où il s’est manifesté à l’occasion de l’accident ou a été aggravé par ce dernier (ATF 146 V 51 consid. 5.1 et les arrêts cités). En principe, on examinera si l’atteinte à la santé est encore imputable à l’accident ou ne l’est plus (statu quo ante ou statu quo sine) sur le critère de la vraisemblance prépondérante, usuel en matière de preuve dans le domaine des assurances sociales (ATF 129 V 177 consid. 3.1), étant précisé que le fardeau de la preuve de la disparition du lien de causalité appartient à la partie qui invoque la suppression du droit (ATF 146 V 51 consid. 5.1 in fine; arrêt 8C_675/2023 du 22 mai 2024 consid. 3).
Consid. 3.1.3
Lorsqu’une décision administrative s’appuie exclusivement sur l’appréciation d’un médecin interne à l’assureur social et que l’avis motivé d’un médecin traitant ou d’un expert privé auquel on peut également attribuer un caractère probant laisse subsister des doutes même faibles quant à la fiabilité et la pertinence de cette appréciation, la cause ne saurait être tranchée en se fondant sur l’un ou sur l’autre de ces avis et il y a lieu de mettre en oeuvre une expertise par un médecin indépendant selon la procédure de l’art. 44 LPGA ou une expertise judiciaire (ATF 135 V 465 consid. 4.5 et 4.6).
Consid. 3.2
Dans un arrêt publié aux ATF 146 V 51, le Tribunal fédéral a examiné les répercussions de la modification législative relative aux lésions corporelles assimilées à un accident (art. 6 al. 2 LAA dans sa teneur en vigueur dès le 1 er janvier 2017). Il s’est notamment penché sur la question de savoir quelle disposition était désormais applicable lorsque l’assureur-accidents avait admis l’existence d’un accident au sens de l’art. 4 LPGA et que l’assuré souffrait d’une lésion corporelle comprise dans la liste de l’art. 6 al. 2 LAA. Le Tribunal fédéral a admis que dans l’hypothèse où une telle lésion est imputable à un accident, l’assureur-accidents doit prendre en charge les suites de la lésion en cause sur la base de l’art. 6 al. 1 LAA, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il soit établi, au degré de la vraisemblance prépondérante, que l’accident ne constitue plus, même très partiellement, la cause naturelle et adéquate de la lésion. En revanche, en l’absence d’un accident au sens de l’art. 4 LPGA, l’assureur-accidents est en principe tenu de verser des prestations pour une lésion corporelle comprise dans la liste de l’art. 6 al. 2 LAA, à moins qu’il ne prouve que cette lésion est due principalement à l’usure ou à une maladie. Cela étant, lorsque l’assureur-accidents fournit la preuve qu’un accident n’est pas une cause, même très partielle, d’une lésion corporelle de la liste et qu’il n’existe par ailleurs pas d’indice qu’un événement survenu après l’accident pourrait constituer une cause possible de cette lésion, la preuve que celle-ci est due de manière prépondérante à l’usure ou à une maladie est par là-même apportée (ATF 146 V 51 consid. 9.1 et 9.2).
Consid. 4.1 [résumé]
La cour cantonale a qualifié l’événement du 03.04.2022 d’accident au sens de l’art. 4 LPGA, point non contesté par les parties, et a admis le lien de causalité entre les contusions aux genoux et cet accident. Elle s’est ensuite penchée sur l’origine traumatique de la déchirure méniscale droite, en s’appuyant sur l’IRM du 12.04.2022, un test de Lachman positif qui révélait, selon les juges cantonaux, une probable rupture (partielle) du ligament croisé antérieur (LCA) confirmée lors de l’arthroscopie du 19.09.2022.
Les juges cantonaux ont retenu que les images IRM et les explications du chirurgien traitant démontraient l’origine accidentelle des lésions (déchirures du ménisque interne/externe et du LCA), malgré des signes dégénératifs chroniques. Ils ont souligné que le chirurgien traitant avait rapidement procédé à une méniscectomie avec suture plutôt que d’avoir recours à un traitement conservateur.
Le tribunal cantonal a encore souligné que le fait que le médecin-conseil mettait en avant des signes dégénératifs préexistants ne suffisait pas à expliquer la déchirure extrêmement complexe de la corne antérieure du ménisque interne et la déchirure partielle du LCA, surtout chez une assurée encore jeune. Sur la base de son évaluation, la cour cantonale a considéré que la déchirure du ménisque du genou droit était due à l’accident. Elle est parvenue à la conclusion que l’assureur-accidents était tenu de verser des prestations au-delà du délai de six semaines.
Consid. 4.3.1
Pour le chirurgien orthopédique traitant – dont les explications sont convaincantes selon la juridiction cantonale -, le traumatisme du 03.04.2022 est à l’origine de la déchirure du ménisque interne du genou droit. Ce spécialiste relève qu’à l’IRM du 12.04.2022 le radiologue n’a, à aucun moment, décrit une lésion dégénérative de ce genou mais uniquement une déchirure méniscale. L’assurée présente une déchirure grave du ménisque interne avec un arrachement de la corne antérieure secondaire à l’accident, sans évidence d’un état antérieur. De surcroît, selon lui, on ne suture pas les ménisques dans le cadre de lésions dégénératives. Le chirurgien énonce également suivre l’assurée depuis octobre 2009, laquelle ne s’est jamais plainte d’un quelconque problème de son genou droit.
Consid. 4.3.2
Selon le médecin-conseil, l’assurée présentait déjà une lésion méniscale du genou droit avant l’événement du 03.04.2022. En effet, l’IRM réalisée le 12.04.2022 mettait en évidence une lésion linéaire, horizontale oblique, soit une lésion dégénérative, qui évolue sur deux à quatre ans. Selon le rapport du radiologue, la contusion du genou n’avait provoqué qu’une fine bursite prépatellaire, sans épanchement, sans lésion ligamentaire ni oedème osseux. Une contusion ne provoquait pas de déchirure méniscale ni de chondropathie. Les images de l’arthroscopie du 19.09.2022 confirmaient également l’état dégénératif du ménisque interne et la chondropathie. Le médecin-conseil a maintenu que la bursite due à la contusion guérissait habituellement en six semaines.
Consid. 4.3.3 [résumé]
En l’état, les opinions du médecin-conseil et du chirurgien traitant divergent quant à l’interprétation des imageries et l’existence d’un état dégénératif préexistant. Le premier fonde son analyse sur sa propre lecture commentée de l’IRM du 12.04.2022 et de l’arthroscopie du 19.09.2022, tandis que le second s’en tient strictement au rapport radiologique initial, soulignant que ni lui ni le médecin-conseil ne sont radiologues.
Le désaccord porte également sur le mécanisme lésionnel : le médecin-conseil exclut qu’un choc direct puisse provoquer une déchirure méniscale, alors que le chirurgien affirme son origine nécessairement traumatique. Ce dernier a toutefois nuancé sa position, en procédure cantonale, en reconnaissant l’incertitude sur le mécanisme exact (choc direct ou rotation) lors de la chute.
Cela étant, la juridiction cantonale ne pouvait, sans autre mesure d’instruction, interpréter elle-même les clichés de l’IRM du 12.04.2022 pour en déduire les signes dégénératifs et les signes traumatiques. Elle ne pouvait par ailleurs se fier sans autre à l’avis du chirurgien orthopédique traitant, dès lors qu’il fait état de considérations juridiques en énonçant que lorsqu’il y a une chute et une déchirure du ménisque, il s’agit toujours d’un accident selon l’art. 6 LAA. Enfin, on rappellera que la manifestation de symptômes douloureux après la survenance d’un accident ne suffit pas, à elle seule, à établir un rapport de causalité naturelle avec l’accident (raisonnement « post hoc, ergo propter hoc »; ATF 142 V 325 consid. 2.3.2.2; 119 V 335 consid. 2b/bb).
Consid. 4.3.4
Les avis contradictoires – et impossibles à départager sans connaissances médicales spécialisées – du médecin-conseil et du chirurgien orthopédique traitant ne permettent pas de se prononcer quant à l’existence d’un lien de causalité naturelle entre la déchirure méniscale du genou droit et l’accident du 03.04.2022. La cause doit être examinée plus en détail, de sorte qu’elle sera renvoyée à l’assurance-accidents pour mise en œuvre d’une expertise auprès d’un spécialiste en chirurgie orthopédique, qui s’adjoindra s’il l’estime nécessaire l’aide d’un spécialiste en radiologie. Il appartiendra à l’expert de déterminer si l’événement du 03.04.2022 est une cause, même très partielle, de la déchirure du ménisque interne du genou droit, au degré de la vraisemblance prépondérante, ou si cette atteinte est exclusivement dégénérative. L’assurance-accidents rendra ensuite une nouvelle décision sur le droit aux prestations de l’assurée au-delà du 15.05.2022. En ce sens, le recours se révèle bien fondé.
Le TF admet le recours de l’assurance-accidents, annule le jugement cantonal et la décision sur opposition.
Arrêt 8C_686/2024 consultable ici