8C_359/2021 (d) du 07.07.2021 – Suicide par pendaison – Capacité de discernement au moment de l’acte chez un assuré atteint d’un trouble affectif bipolaire / 37 al. 1 LAA – 48 OLAA

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_359/2021 (d) du 07.07.2021

 

Consultable ici

NB : traduction personnelle ; seul l’arrêt fait foi

 

Suicide par pendaison – Capacité de discernement au moment de l’acte chez un assuré atteint d’un trouble affectif bipolaire / 37 al. 1 LAA – 48 OLAA

 

Assuré, né en 1973, employé en dernier lieu en tant que directeur d’un centre de santé. Le 04.11.2017, il s’est pendu dans sa salle de bain.

Par courrier du 07.12.2017, l’assurance-accidents a informé l’ex-employeur qu’elle ne verserait aucune prestation d’assurance – à l’exception du remboursement des frais funéraires – étant donné que l’assuré avait volontairement mis fin à ses jours et qu’il fallait partir du principe qu’il n’était pas totalement incapable d’agir raisonnablement au moment de l’acte.

A la demande de la compagne de feu l’assuré, l’assurance-accidents a demandé un rapport à l’ancien médecin traitant, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie. Par décision du 06.09.2018, elle a nié son obligation de prestation, à l’exception des frais funéraires déjà pris en charge. La partenaire a fait opposition à cette décision au nom de leur fils commun, transmettant une expertise psychiatrique datée du 22.12.2018. Par décision sur opposition du 18.12.2019, l’assurance-accidents a maintenu sa décision.

 

Procédure cantonale (arrêt UV.2020.00024 – consultable ici)

Par jugement du 10.03.2021, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 2.1
Il est établi que l’événement du 04.11.2017 était un suicide. En revanche, il est contesté et doit être examiné si l’assuré était, sans faute de sa part, totalement incapable de se comporter raisonnablement au moment où il a agi.

Consid. 2.2
Si l’assuré a provoqué intentionnellement l’atteinte à la santé ou le décès, aucune prestation d’assurance n’est allouée, sauf l’indemnité pour frais funéraires (art. 37 al. 1 LAA). Cette réglementation ne s’applique pas lorsque l’assuré, dont il est prouvé qu’il a voulu se suicider, était totalement incapable, sans faute de sa part, d’agir raisonnablement au moment de l’acte (art. 48 OLAA ; cf. sur la légalité de cette disposition : ATF 140 V 220 consid. 3.2 et consid. 3.3.1 ; 129 V 95).

Consid. 2.3
La capacité de discernement de la personne assurée doit être examinée par rapport à l’acte concret en question et en appréciant les conditions objectives et subjectives qui prévalaient au moment de son accomplissement (cf. sur l’ensemble : arrêt 8C_496/2008 du 17 avril 2009 consid. 2.3). Le fait que l’acte ait été commis sans conscience [cognition] ni volonté [volition] n’est pas déterminant ; en effet, il faut toujours constater une intention, ne serait-ce que sous la forme d’une impulsion de volonté totalement irréfléchie; sinon, il n’y a pas de suicide ou de tentative de suicide. Ce qui est déterminant, c’est uniquement de savoir si, au moment décisif, il existait un minimum de capacité de réflexion pour une gestion critique et consciente des processus endothymiques (c’est-à-dire avant tout des processus instinctifs internes). Pour que l’assureur-accidents soit tenu de verser des prestations, il faut qu’une maladie mentale ou un trouble grave de la conscience soit établi au degré de la vraisemblance prépondérante. Cela signifie qu’il faut prouver l’existence de symptômes psychopathologiques comme par exemple la folie, les hallucinations, la stupeur dépressive (état d’excitation soudaine avec tendance au suicide), le raptus (état d’excitation soudaine comme symptôme d’un trouble psychique), etc. Le suicide ou la tentative de suicide doit avoir pour origine une maladie mentale symptomatique ; en d’autres termes, l’acte doit être «insensé». Un simple geste «disproportionné», au cours duquel le suicidaire apprécie unilatéralement et précipitamment sa situation dans un moment de dépression et de désespoir ne suffit pas à admettre l’incapacité de discernement (arrêts 8C_916/2011 du 8 janvier 2013 consid. 2 ; 8C_936/2010 du 14 juin 2011 consid. 3.1 ; dans les deux cas avec référence à HANS KIND, Suizid oder « Unfall », Die psychiatrischen Voraussetzungen für die Anwendung von Art. 48 UVV, SZS 1993 p. 291). Le caractère accidentel d’un acte suicidaire doit par conséquent être nié s’il peut simplement être qualifié de disproportionné et qu’il existe qu’une incapacité totale de discernement à cet égard (RKUV 1996 n° U 267 p. 309, U 165/94 consid. 2b).

Consid. 2.4
Pour établir l’absence de capacité de discernement, il ne suffit pas de considérer l’acte suicidaire et, partant, d’examiner si cet acte est déraisonnable, inconcevable ou encore insensé. Il convient bien plutôt d’examiner, compte tenu de l’ensemble des circonstances, en particulier du comportement et des conditions d’existence de l’assuré avant le suicide, s’il était raisonnablement en mesure d’éviter ou non de mettre fin ou de tenter de mettre fin à ses jours. Le fait que le suicide en soi s’explique seulement par un état pathologique excluant la libre formation de la volonté ne constitue qu’un indice d’une incapacité de discernement (RAMA 1996 n° U 267 p. 309 E. 2b ; arrêt U 256/03 du 9 janvier 2004 consid.. 3.2). Il n’y a pas lieu de poser des exigences strictes quant à sa preuve ; elle est considérée comme apportée lorsqu’un acte suicidaire commandé par des pulsions irrésistibles et apparaît comme plus vraisemblable qu’une action encore largement rationnelle et volontaire (arrêts 9C_81/2014 du 20 mai 2014 ; 8C_496/2008 du 17 avril 2009 consid. 2.3 in fine et les références).

Consid. 2.5
En cas de suicide ou de tentative de suicide, le bénéficiaire des prestations doit prouver qu’il était incapable de discernement au sens de l’art. 16 CC au moment des faits (SVZ 68 2000 S. 202, U 54/99; RKUV 1996 Nr. U 247 S. 168, U 21/95 consid. 2a, Urteil 8C_256/2010 vom 22. Juni 2010 consid. 3.2.1). Dans le cadre du procès en matière d’assurances sociales, dominé par le principe inquisitoire, il n’incombe toutefois pas aux parties un fardeau subjectif de la preuve au sens de l’art. 8 CC. Le fardeau de la preuve n’existe que dans la mesure où, en cas d’absence de preuve, la décision est rendue au détriment de la partie qui voulait déduire des droits des faits non prouvés. Cette règle de preuve n’intervient toutefois que lorsqu’il s’avère impossible, dans le cadre du principe inquisitoire, d’établir sur la base d’une appréciation des preuves un état de fait qui a au moins la vraisemblance prépondérante de correspondre à la réalité (ATF 117 V 261 consid. 3b et la référence ; SVR 2016 UV no 31 p. 102, 8C_662/2015 consid. 3.2 et la référence).

Consid. 3
La cour cantonale a considéré que ni le rapport du psychiatre traitant ni l’expertise privée n’indiquaient que l’assuré a subi des épisodes psychotiques. De même, rien dans les descriptions de la compagne n’indiquait que l’assuré avait partiellement ou totalement perdu le contact avec la réalité en raison de sa maladie. Au contraire, la veille de l’événement, il a entrepris certaines activités, comme faire changer les pneus de la voiture, faire des pizzas et manger avec son fils. Le 4 novembre 2017, il s’est suicidé entre 13h20 et 19h20. Sa compagne et son fils s’étaient alors rendus à Bâle pour une rencontre prévue avec des amis. Après avoir pris congé de sa compagne, l’assuré lui avait encore envoyé l’adresse nécessaire par SMS et lui avait fait savoir qu’il se sentait très mal. Après avoir demandé des précisions, il n’a pas jugé nécessaire que sa compagne fasse appel à un médecin. Le tribunal cantonal a conclu de ces descriptions qu’il n’y avait pas non plus d’indices de l’existence de symptômes psychotiques le jour du décès. Enfin, compte tenu de la démarche délibérée et planifiée de l’assuré lors de son suicide par pendaison, la cour cantonale a considéré qu’un acte raisonné (même s’il était disproportionné) et volontaire était plus vraisemblable qu’un acte suicidaire entièrement guidé par des pulsions irrésistibles.

Consid. 4.1
Dans un rapport non daté, reçu par l’assurance-accidents le 29.06.2018, le dernier psychiatre traitant de l’assuré a pris position sur des questions de l’assureur. Il a indiqué avoir traité l’assuré de manière épisodique à partir de juin 2015 jusqu’à son décès le 04.11.2017 et n’avoir jamais eu l’intention de l’hospitaliser en psychiatrie. Il a mentionné comme diagnostics un trouble affectif bipolaire, épisode actuel de dépression sévère sans symptômes psychotiques (CIM-10 F31.4) et un trouble bipolaire II (CIM-10 F31.80). Durant son traitement, l’assuré n’a jamais souffert de symptômes psychotiques au sens psychopathologique strict. En particulier, il n’y a jamais eu d’hallucinations, de délire ou de stupeur dépressive ou catatonique. Début novembre 2017, l’assuré aurait souffert d’un épisode dépressif majeur. Au moment du dernier examen (c’est-à-dire la veille du suicide), il a clairement écarté une tendance suicidaire aiguë.

Consid. 4.2
Dans le rapport d’expertise du 22.12.2018, établi à l’initiative de la compagne de l’assuré, le médecin a constaté que, sur la base des informations détaillées fournies par la compagne, il fallait partir du principe que l’assuré présentait une instabilité psychique importante au moment de l’acte suicidaire, ce qui, dans le cadre du diagnostic posé, permettait uniquement de conclure qu’avant son décès, il se trouvait soit (I) au milieu d’un changement de phase entre un état dépressif (CIM-10 F31.4) à un trouble hypomaniaque (CIM-10 F31.0) et éventuellement à nouveau à un trouble dépressif le jour de son décès, soit (II) à un épisode mixte (CIM-10 F31.6). Les deux possibilités seraient liées à un risque de suicide important. Ce médecin a en outre répondu par l’affirmative à la question de savoir si l’assuré était, selon toute vraisemblance, totalement incapable d’agir raisonnablement au moment du suicide. Comme le montre clairement l’interrogatoire de la partenaire, l’assuré ne souffrait pas seulement d’une grave maladie maniaco-dépressive (CIM-10 F31), mais aussi d’un manque de conscience de la maladie et du traitement qui l’accompagnait. Ces deux caractéristiques doivent être considérées comme des expressions de la maladie et ne sont donc pas contrôlables. Par conséquent, au moment du suicide, l’assuré n’était pas en mesure de comprendre les faits médicaux de sa propre maladie et d’en tirer des conclusions appropriées, comme par exemple la nécessité d’un traitement (hospitalier) spécifique au trouble (absence de capacité à traiter les informations). De même, il n’aurait pas été en mesure d’évaluer l’importance de la suicidalité dans le cadre de sa propre maladie et d’en tirer des conclusions appropriées, comme par exemple le recours à des offres d’aide en cas de crise suicidaire en cours de développement (manque de capacité d’autodétermination et d’expression). L’expert privé a en outre souligné qu’en tant que médecin, l’assuré aurait dû avoir des connaissances approfondies tant sur la maladie maniaco-dépressive que sur le risque de suicidalité qui l’accompagne. Néanmoins, le 04.11.2017, il était totalement incapable d’établir un accès rationnel à ces connaissances, garantissant ainsi sa survie. Cela montre clairement l’étendue de la perte de capacité de discernement due à la maladie. En résumé, le suicide de l’assuré devait être considéré comme un événement impulsif lié à la maladie dans le cadre d’une maladie maniaco-dépressive grave (CIM-10 F31), l’assuré étant certes encore capable, le 04.11.2017, d’actes suicidaires ciblés, mais ne pouvant plus en comprendre la signification et les conséquences (perte de la capacité de discernement).

Consid. 5.1
La conclusion tirée par l’instance cantonale, selon laquelle il n’y avait pas, au degré de la vraisemblance prépondérante, de symptômes psychopathologiques graves qui auraient été de nature, au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral, à abolir totalement la capacité de discernement au moment de l’acte de suicide, n’est pas critiquable. Comme l’a constaté à juste titre le tribunal cantonal, il n’existe aucun indice concret permettant de conclure que l’assuré se trouvait immédiatement avant l’acte suicidaire en question dans un état psychique extrême et qu’il était de ce fait totalement incapable de discernement. De tels indices ne ressortent ni du rapport du médecin-traitant ni de l’expertise privée.

Consid. 5.2.1
Il est certes vrai que le psychiatre traitant n’a apparemment jamais remis le dossier médical demandé et que la fréquence des traitements ne ressort pas de sa prise de position. On ne voit cependant pas ce que la compagne de feu l’assuré veut en déduire en sa faveur. Ainsi, il ressort clairement de la prise de position de l’ancien psychiatre traitant que l’assuré n’a jamais souffert de symptômes psychotiques au sens psychopathologique strict durant toute la période de traitement, même pas la veille du suicide. En particulier, selon le psychiatre traitant, son patient n’a à aucun moment présenté des hallucinations, un délire ou une stupeur dépressive ou catatonique. Sur la base de ces indications claires, il n’y a rien à redire au fait que l’instance cantonale n’ait pas ordonné d’autres investigations.

Consid. 5.2.2
Il est possible que l’assuré se trouvait avant son décès – comme le postule l’expert privé – au milieu d’un changement de phase, passant d’un trouble dépressif à un trouble hypomaniaque, puis de nouveau à un trouble dépressif le jour de son décès, ou qu’il souffrait d’un épisode mixte. Mais cela ne suffit pas à établir avec le degré de preuve requis que l’assuré souffrait, au moment de l’acte suicidaire, de symptômes psychopathologiques tels que délire, hallucinations, stupeur dépressive (état d’excitation soudaine avec tendance au suicide), raptus (état d’excitation soudaine comme symptôme d’un trouble psychique) ou autres, qui auraient fait apparaître l’acte non seulement comme disproportionné, mais aussi comme «insensé» (cf. consid. 2.3 supra). Or, de tels symptômes psychopathologiques sont une condition préalable à l’admission d’une incapacité totale de discernement (cf. HANS KIND, op. cit., p. 291). Lorsque l’expert privé part du principe que l’assuré n’avait pas conscience de sa maladie et de son traitement au moment de l’acte suicidaire, cela est en contradiction avec les déclarations de la compagne à l’expert, selon lesquelles, pendant ses phases dépressives, l’assuré avait une capacité de compréhension, dans le sens d’une conscience de la maladie. Dans de telles phases, il y a eu des moments où l’assuré a adopté une attitude de recherche d’aide. A cet égard, on ne voit pas pourquoi l’assuré n’aurait pas été en mesure de comprendre les aspects médicaux de sa propre maladie alors que son humeur était manifestement de plus en plus sombre.

Consid. 5.2.3
Il n’est certes pas possible de conclure directement à la capacité de discernement de l’assuré en raison de l’exécution déterminée de l’acte suicidaire, d’autant plus qu’il n’est pas rare qu’une personne soit capable de discernement pour les actes précédant ou préparant le suicide ou la tentative de suicide, mais qu’elle apparaisse incapable de discernement pour l’acte de suicide lui-même, qui peut reposer sur des motifs et un contexte psychique tout à fait différents (cf. arrêt U 395/01 du 1er juillet 1993 consid. 5b). Or, l’instance cantonale – malgré toute la tragédie inhérente – n’a pas ignoré à juste titre le fait que, selon la présomption fondée sur des indices de la compagne de l’assuré, une première tentative de suicide avait échoué (juste) avant la tentative de suicide à l’issue fatale.

Consid. 5.2.4
Dans l’ensemble, l’évaluation de l’expert privé de l'(in)capacité de discernement de l’assuré au moment de l’acte suicidaire, qui s’appuie essentiellement sur l’anamnèse de la compagne de l’assuré et sur un risque de suicide généralement plus élevé chez les personnes souffrant de troubles affectifs bipolaires, semble plutôt spéculative. Comme l’a relevé le tribunal cantonal, le suicide de l’assuré peut certes être interprété, dans le sens des explications de l’expert privé, comme un événement impulsif lié à une maladie dans le cadre d’une grave maladie maniaco-dépressive. Mais une capacité de discernement complètement abolie n’est pas établie au degré de la vraisemblance prépondérante. Contrairement à ce que la compagne de feu l’assuré veut faire croire, l’instance cantonale n’est donc pas parvenue à cette conclusion sur la base du seul rapport succinct du psychiatre traitant de l’époque, mais en procédant à une appréciation convaincante du dossier disponible. Etant donné qu’il n’y avait pas lieu d’attendre de nouveaux éléments pertinents pour la décision de la part d’investigations supplémentaires, le tribunal cantonal a renoncé à d’autres mesures d’administration des preuves dans le cadre d’une appréciation anticipée des preuves (ATF 136 I 229 consid. 5.3).

Consid. 5.3
A l’aune de ce qui précède, les faits pertinents ont été correctement et complètement établis conformément au principe inquisitoire (art. 43 al. 1 LPGA ; art. 61 let. c LPGA) et le tribunal cantonal a apprécié les preuves conformément au droit fédéral. C’est pourquoi, en raison de l’absence de preuve (consid. 2.5 supra), la décision est défavorable au recourant en ce qui concerne la preuve de l’incapacité totale de discernement au moment du suicide (cf. art. 37 al. 1 LAA en relation avec l’art. 48 OLAA), qui doit être apportée avec le degré de vraisemblance prépondérante, et qui a tenté d’en déduire un droit plus étendu à des prestations d’assurance selon la LAA. L’arrêt attaqué est donc maintenu.

 

Le TF rejette le recours de la compagne de feu l’assuré.

 

 

Arrêt 8C_359/2021 consultable ici

 

Proposition de citation : 8C_359/2021 (d) du 07.07.2021, in assurances-sociales.info – ionta (https://assurances-sociales.info/2023/09/8c_359-2021)

 

Pour plus de détails sur le suicide en assurances sociales, cf. l’article paru in Jusletter 30.03.2020

 

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