8C_656/2022 (f) du 05.06.2023 – Indemnité pour atteinte à l’intégrité (IPAI) – Choix de la table IPAI du ressort du médecin et non du juge – 24 LAA – 25 LAA – 36 OLAA / Juge assureur (médecin) au tribunal cantonal

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_656/2022 (f) du 05.06.2023

 

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Indemnité pour atteinte à l’intégrité (IPAI) – Choix de la table IPAI du ressort du médecin et non du juge / 24 LAA – 25 LAA – 36 OLAA

Juge assureur (médecin) au tribunal cantonal – Double fonction des membres spécialisés des tribunaux cantonaux des assurances sociales (juges et experts) – Juge spécialisé ne remplace pas le recours à un expert indépendant

 

Assuré, né en 1983, travaillait comme aide jardinier. Le 28.08.2018, il a été coupé aux doigts de la main gauche par un taille-haie avec une perte subtotale de la 3e phalange de l’index et une lésion partielle du tendon fléchisseur profond du majeur. Opération le jour même : amputation distale au niveau de la houppe phalangienne de l’index. Séjour en réadaptation du 04.12.2018 au 15.01.2019 où a été diagnostiqué un syndrome douloureux régional complexe (SDRC).

L’assurance-accidents a soumis le cas à la Dre E.___, médecin-conseil, qui a indiqué, dans son appréciation du 29.06.2020, que l’état de santé était stabilisé sur le plan médical et que l’assuré pouvait travailler à 100% sans diminution de rendement dans une activité adaptée à ses limitations fonctionnelles. Dans une appréciation séparée du même jour, cette praticienne a évalué le taux d’atteinte à l’intégrité à 6%, en appliquant par analogie la table 3 (relative aux atteintes résultant de la perte d’un ou plusieurs segments des membres supérieurs) élaborée par la Division médicale de la CNA pour l’indemnisation des atteintes à l’intégrité selon la LAA (Révision 2000).

Par décision, confirmée sur opposition, l’assurance-accidents a nié le droit de l’assuré à une rente d’invalidité et lui a octroyé une indemnité pour atteinte à l’intégrité au taux de 6%.

 

Procédure cantonale (arrêt AA 139/21 – 126/2022 – consultable ici)

Par jugement du 05.10.2022, admission du recours par le tribunal cantonal, annulant la décision sur opposition et renvoyant la cause à l’assurance-accidents pour complément d’instruction au sens des considérants – précisant dans ceux-ci que l’indemnité pour atteinte à l’intégrité devait être évaluée sur la base de la table 1 des tables d’indemnité – et nouvelle décision.

 

TF

Consid. 1.1
L’arrêt attaqué admet partiellement le recours de l’assuré. Il confirme la décision sur opposition litigieuse en ce qui concerne la négation du droit à la rente et renvoie la cause à l’assurance-accidents pour qu’elle complète l’instruction et statue à nouveau sur le taux de l’indemnité pour atteinte à l’intégrité. Sur ce dernier point, l’arrêt entrepris constitue une décision incidente au sens de l’art. 93 LTF car il ne met pas fin à la procédure. Une telle décision incidente peut être déférée au Tribunal fédéral sans attendre le prononcé du jugement final lorsque l’assureur social est contraint de rendre une décision qu’il estime contraire au droit et qu’il ne pourra lui-même pas attaquer (cf. ATF 141 V 330 consid. 1.2; 134 II 124 consid. 1.3; 133 V 477 consid. 5.2.4). Cette éventualité est ici réalisée. L’arrêt cantonal a un effet contraignant pour l’assurance-accidents en ce sens qu’elle doit rendre une nouvelle décision sur l’indemnité pour atteinte à l’intégrité en étant liée par le choix de la table décidé par les juges cantonaux, et qu’elle ne peut pas elle-même attaquer cette décision. Il convient par conséquent d’entrer en matière.

Consid. 1.2
Pour le surplus, le recours est dirigé contre un arrêt rendu en matière de droit public (art. 82 ss LTF) par une autorité cantonale de dernière instance (art. 86 al. 1 let. d LTF). Il a été déposé dans la forme et le délai prévus par la loi (art. 42 et 100 LTF). Il est donc recevable.

 

Consid. 3.2
L’indemnité pour atteinte à l’intégrité vise à compenser le préjudice immatériel (douleurs, souffrances, diminution de la joie de vivre, limitation des jouissances offertes par l’existence etc.) qui perdure au-delà de la phase du traitement médical et dont il y a lieu d’admettre qu’il subsistera la vie durant (ATF 133 V 224 consid. 5.1 et les références). Elle se caractérise par le fait qu’elle est exclusivement fixée en fonction de facteurs médicaux objectifs, valables pour tous les assurés, et sans égard à des considérations d’ordre subjectif ou personnel (JEAN-MAURICE FRÉSARD/MARGIT MOSER-SZELESS, L’assurance-accidents obligatoire, in Schweizerisches Bundesverwaltungsrecht [SBVR], Soziale Sicherheit, 3e éd. 2016, n° 311). En cela, elle se distingue de l’indemnité pour tort moral du droit civil, qui procède de l’estimation individuelle d’un dommage immatériel au regard des circonstances particulières du cas. Cela signifie que pour tous les assurés présentant un status médical identique, l’atteinte à l’intégrité est la même (115 V 137 consid. 1; arrêts 8C_106/2021 du 9 mars 2021 consid. 3; 8C_703/2008 du 25 septembre 2009 consid. 5.1 et les références).

Consid. 3.3
Aux termes de l’art. 36 al. 1 OLAA, une atteinte à l’intégrité est réputée durable lorsqu’il est prévisible qu’elle subsistera avec au moins la même gravité pendant toute la vie; elle est réputée importante lorsque l’intégrité physique, mentale ou psychique subit, indépendamment de la diminution de la capacité de gain, une altération évidente ou grave. L’indemnité pour atteinte à l’intégrité est calculée selon les directives figurant à l’annexe 3 de l’OLAA (art. 36 al. 2 OLAA). Cette annexe comporte un barème – reconnu conforme à la loi et non exhaustif (ATF 124 V 29 consid. 1b; 124 V 209 consid. 4a/bb; arrêt 8C_238/2020 du 7 octobre 2020 consid. 3) – des lésions fréquentes et caractéristiques, évaluées en pour cent. Pour les atteintes à l’intégrité spéciales ou qui ne figurent pas dans la liste, le barème est appliqué par analogie, compte tenu de la gravité de l’atteinte (ch. 1 al. 2 annexe 3 OLAA). La Division médicale de la CNA a établi des tables d’indemnisation en vue d’une évaluation plus affinée de certaines atteintes (Indemnisation des atteintes à l’intégrité selon la LAA). Ces tables n’ont pas valeur de règles de droit et ne sauraient lier le juge. Toutefois, dans la mesure où il s’agit de valeurs indicatives, destinées à assurer autant que faire se peut l’égalité de traitement entre les assurés, elles sont compatibles avec l’annexe 3 à l’OLAA (ATF 124 V 209 consid. 4a/cc; 116 V 156 consid. 3a; arrêt 8C_198/2020 du 28 septembre 2020 consid. 3.1).

Consid. 3.4
L’atteinte à l’intégrité au sens de l’art. 24 al. 1 LAA consiste généralement en un déficit corporel (anatomique ou fonctionnel) mental ou psychique. La gravité de l’atteinte, dont dépend le montant de l’indemnité, se détermine uniquement d’après les constatations médicales. L’évaluation incombe donc avant tout aux médecins qui doivent, d’une part, constater objectivement quelles limitations subit l’assuré et, d’autre part, estimer l’atteinte à l’intégrité en résultant (arrêt 8C_703/2008 du 25 septembre 2009 consid. 5.2 et les références; FRÉSARD/MOSER-SZELESS, op. cit., n° 317).

Dans le cadre de l’examen du droit à une indemnité pour atteinte à l’intégrité, il appartient par conséquent au médecin – qui dispose des connaissances spécifiques nécessaires – de procéder aux constatations médicales; telle n’est pas la tâche de l’assureur ou du juge, qui se limitent à faire une appréciation des indications données par le médecin. Le fait que l’administration et le juge doivent s’en tenir aux constatations médicales du médecin ne change rien au fait que l’évaluation de l’indemnité pour atteinte à l’intégrité – en tant que fondement du droit aux prestations légales – est en fin de compte l’affaire de l’administration ou, en cas de litige, du juge, et non celle du médecin. En contrepartie, l’autorité d’application du droit doit à cet égard respecter certaines limites, dans la mesure où des connaissances médicales – dont elle ne dispose pas – revêtent une importance déterminante pour l’évaluation du droit aux prestations. Si, au terme d’une libre appréciation des preuves, elle arrive à la conclusion que les constatations médicales ne sont pas concluantes, il lui appartient en règle générale d’ordonner un complément d’instruction sur le plan médical. Il n’est en revanche pas admissible que le tribunal ne tienne pas compte des éléments pertinents et qu’il fasse prévaloir d’autres considérations sur les constats médicaux (arrêt 8C_68/2021 du 6 mai 2021 consid. 4.3 et les références).

 

Consid. 4.1
Dans sa décision sur opposition, l’assurance-accidents s’était appuyée principalement sur les appréciations médicales de son médecin-conseil, la Dre E.___. Aux termes de son appréciation du 29.06.2020, cette praticienne a notamment relevé que subjectivement, l’assuré déclarait d’importantes douleurs, mentionnant ne rien pouvoir faire avec sa main gauche. Objectivement, la Dre E.___ constatait une absence d’amyotrophie du membre supérieur gauche et aucun signe objectif d’un SDRC encore actif. Elle observait par contre un col de cygne marqué au niveau du 3e doigt et nettement moins prononcé au niveau des 2e et 4e doigts. La force était nettement diminuée au test de Jamar. Toutefois, il existait d’importantes autolimitations au cours de l’examen, de même que des tremblements induits et des discordances. Sur le plan médical, l’état de santé était stabilisé. La Dre E.___ retenait les limitations fonctionnelles suivantes: activités s’exerçant essentiellement avec la main droite chez cet assuré droitier, la main gauche pouvant uniquement servir d’aide mais ne pouvant pas effectuer d’activités manuelles; pas d’activités au froid mais une activité s’exerçant à l’intérieur. Dans une activité adaptée à ses limitations fonctionnelles, l’assuré pouvait travailler à 100% sans diminution de rendement. Dans l’ancienne activité et dans toutes les activités bimanuelles, la capacité de travail était nulle. Dans une appréciation séparée du même jour, la Dre E.___ a évalué le taux d’atteinte à l’intégrité à 6%. Elle a exposé que dans la table 1 des atteintes à l’intégrité résultant de troubles fonctionnels des membres supérieurs, il n’y avait aucune atteinte des doigts qui correspondait à un taux d’indemnité pour atteinte à l’intégrité. Cela étant, par analogie, et au vu du manque de mobilité du 3e doigt, elle a considéré que l’assuré présentait des séquelles correspondant à l’image 10 de la table 3 (Révision 2000), à savoir une amputation du 3e doigt, ce qui conduisait à retenir une atteinte à 6%.

Dans son rapport du 06.09.2021, la Dre E.___ a confirmé son appréciation après avoir pris position sur les rapports médicaux présentés par l’assuré, notamment ceux qui concernaient l’indemnité pour atteinte à l’intégrité. Elle se distanciait de l’avis du docteur C.___, qui retenait que l’assuré présentait des séquelles correspondant à un taux d’indemnité pour atteinte à l’intégrité de 20% selon la table 3 et la position 32, parce que cela correspondait à une amputation des doigts II, III et IV; quant à l’estimation de l’atteinte à l’intégrité de 50% des docteurs F.___ et G.___ du Centre d’antalgie de l’Hôpital D.___, qui suivaient l’assuré depuis le 20.11.2019, elle correspondait à une amputation totale de tout le membre supérieur au niveau de l’épaule. La Dre E.___ ne pouvait ainsi pas se rallier à ces conclusions très divergentes qui ne reposaient pas sur les constatations cliniques objectives mais se basaient essentiellement sur les plaintes subjectives de l’assuré, lequel mentionnait ne plus pouvoir rien faire avec son bras gauche; or cela n’était objectivement pas possible, puisqu’il ne présentait pas d’amyotrophie de son membre supérieur.

Consid. 4.2
La cour cantonale a considéré que la Dre E.___ avait elle-même retenu dans ses appréciations que l’assuré pouvait utiliser sa main gauche comme aide mais n’était pas apte à effectuer d’activité manuelle avec celle-ci. Force était donc de constater qu’il présentait une atteinte fonctionnelle du membre supérieur gauche. L’indemnité pour atteinte à l’intégrité devait par conséquent être évaluée sur la base de la table 1, relative à l’atteinte à l’intégrité résultant de troubles fonctionnels des membres supérieurs. Ainsi, les juges cantonaux ont admis le recours sur ce point et ont renvoyé la cause à l’assurance-accidents pour nouvelle évaluation de l’indemnité pour atteinte à l’intégrité sur la base de la table 1.

Consid. 4.3
L’assurance-accidents reproche aux juges cantonaux d’avoir violé le droit fédéral en procédant de leur propre chef au choix de la table d’indemnisation à appliquer, singulièrement en considérant que l’indemnité pour atteinte à l’intégrité devait être évaluée en regard d’une atteinte fonctionnelle du membre supérieur gauche. Ce faisant, ils se seraient prononcés sur une évaluation incombant aux médecins. L’évaluation de l’atteinte à l’intégrité étant une question purement médicale, les juges cantonaux n’auraient pas pu décider librement de la table d’indemnisation à appliquer.

 

Consid. 4.4.1
A l’instar de l’assurance-accidents, il sied de souligner d’abord que la juridiction cantonale s’est référée elle-même aux appréciations médicales de la médecin-conseil, sans remettre en cause ses constatations médicales objectives.

Consid. 4.4.2
En ce qui concerne les appréciations de l’atteinte à l’intégrité divergentes des médecins traitants, il appert qu’aucun de ces praticiens ne fait référence à la table 1 d’indemnisation. Ainsi, le docteur C.___ a expliqué que les différentes tables d’indemnisation des atteintes à l’intégrité ne montrent pas de handicap correspondant exactement à cette situation. On peut néanmoins apparenter cette situation à une amputation partielle de la main gauche. Considérant la table 3 (Révision 2000) de la CNA, relative à l’atteinte à l’intégrité résultant de la perte d’un ou de plusieurs segments des membres supérieurs, la position 32 pourrait, par analogie correspondre au préjudice, c’est-à-dire à 20%. Les docteurs F.___ et G.___ se sont, quant à eux, prononcés dans le sens d’une amputation totale de tout le membre supérieur gauche en référence à l’annexe 3 à l’OLAA. Force est donc de constater que ces médecins ne se sont pas prononcés en regard d’une atteinte à l’intégrité résultant de troubles fonctionnels du membre supérieur (table 1), mais en regard d’une atteinte à l’intégrité résultant de la perte d’un ou de plusieurs segments des membres supérieurs, cela par analogie. Dès lors qu’aucun médecin n’a évalué l’indemnité pour atteinte à l’intégrité en application de la table 1, les juges cantonaux ne pouvaient pas considérer que la table 1 devait s’appliquer en l’espèce, étant rappelé qu’il appartient au médecin d’évaluer l’atteinte à l’intégrité.

Il convient en outre de constater que, sur cette question essentiellement médicale, la cour cantonale s’est distancée de l’avis dûment motivé de la médecin-conseil, sans s’appuyer sur un autre avis médical au dossier. Par conséquent, aucun élément ne lui permettait de considérer que l’indemnité pour atteinte à l’intégrité devait être évaluée en application de la table 1, d’autant moins que la perte fonctionnelle d’une main n’est pas rapportée dans cette table.

 

Consid. 4.4.3
Vu que la cour cantonale était composée de la Juge présidente et de deux assesseurs, dont un médecin, le docteur H.___, médecin spécialisé en chirurgie plastique et reconstructive, on rappellera qu’il est certes admissible qu’un tribunal s’appuie non seulement sur les connaissances juridiques des juges, mais aussi sur d’autres connaissances spécialisées disponibles au sein du tribunal, notamment celles des juges spécialisés. Toutefois, selon la jurisprudence, la double fonction des membres spécialisés des tribunaux cantonaux des assurances sociales en tant que juges et experts n’est pas sans poser problème et un juge spécialisé ne saurait remplacer le recours à un expert indépendant (cf. arrêt 8C_376/2019 du 6 novembre 2019 consid. 5.1 et les références). En l’occurrence, il ne ressort pas de l’arrêt attaqué si, dans quelle mesure et sur quels aspects l’assesseur H.___ l’aurait concrètement influencé. Quoi qu’il en soit, en procédant à son propre choix de la table d’indemnisation à appliquer, la cour cantonale a assumé une tâche ressortant expressément du domaine médical.

 

Le TF admet le recours de l’assurance-accidents, annulant le jugement cantonal et confirmant la décision sur opposition.

 

 

Arrêt 8C_656/2022 consultable ici

 

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