4A_428/2021+4A_432/2021 (f) du 20.05.2022 – Indemnités journalières LCA – Assurance de sommes vs assurance de dommage / Conclusion du contrat – Réelle et commune intention des parties – 18 CO

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_428/2021+4A_432/2021 (f) du 20.05.2022

 

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Indemnités journalières LCA pour un médecin-dentiste – Assurance de sommes vs assurance de dommage

Conclusion du contrat – Réelle et commune intention des parties / 18 CO

 

B.__ (ci-après: le preneur) exerce la profession de médecin-dentiste, exploitant son propre cabinet dentaire. A.__ SA (ci-après: l’assureur) est une assurance offrant notamment des services d’assurance complémentaire à l’assurance maladie et accident.

Le 30.06.2006, le preneur a souscrit auprès d’une assurance à laquelle A.__ SA a succédé dès le 01.01.2013, une assurance collective de perte de gain. La police prévoyait une assurance du 01.07.2006 au 31.12.2006 et assurait le preneur à concurrence de 100% de la somme annuelle des salaires assurés. Le salaire annuel fixe indiqué était de 300’000 fr. avec un délai d’attente de 60 jours pour chaque cas d’assurance et une durée de prestations de 730 jours sous déduction du délai d’attente.

Le 19.11.2012, le preneur a conclu une nouvelle police d’assurance avec l’assureur, remplaçant celle du 30.06.2006, avec effet au 01.01.2013 et jusqu’au 31.12.2015. Des conditions générales d’assurance datées de 2006 faisaient partie intégrante de la police. Le preneur était couvert à concurrence de 100% de la masse salariale annuelle convenue, laquelle s’élevait à 300’000 fr.

Le contrat prévoyait sous le chapitre « salaire maximal assurable » qu’en dérogation aux conditions générales, le salaire annuel maximal assurable par personne correspondait au montant convenu contractuellement pour le cercle des personnes concerné. De plus, sous le chapitre « masse salariale fixe » le contrat prévoyait que « les prestations contractuelles se calculent sur la base de la masse salariale annuelle convenue » et que « en dérogation aux conditions générales, l’assurance d’indemnités journalières conclue est une assurance de sommes. En cas d’incapacité de travail, il n’est pas demandé de justificatif relatif au revenu perdu » et enfin que « en dérogation aux conditions générales, les éventuelles prestations allouées par d’autres assureurs ne sont pas déduites des prestations versées ». La durée des prestations était également de 730 jours après un délai d’attente de 60 jours.

Le preneur a connu une période d’incapacité de travail à différents taux, provoquée par deux événements distincts : le preneur a souffert de troubles dépressifs dès le mois de mai 2011. Il a ensuite subi une infection profonde et osseuse au talon dont il a soutenu qu’elle avait été provoquée par un accident qui serait survenu le 15.07.2011.

En tout, le preneur a été en incapacité de travail entre le 01.05.2011 et le 14.05.2013. Les parties sont en litige sur le taux d’aptitude au travail du preneur entre le 05.04.2012 et le 30.04.2013.

Par lettre du 25.03.2013, l’assureur a manifesté auprès du preneur son souhait de pouvoir confier un audit des affaires du preneur à un tiers afin d’examiner l’effet de son incapacité de travail sur ses affaires et déterminer ainsi son degré d’incapacité de travail. A cette occasion, l’assureur a indiqué ne pas contester que le preneur avait conclu un contrat d’assurance « avec somme fixe de 300’000 fr. », et vouloir uniquement comparer le volume d’affaires de l’entreprise avant, pendant et après les cas d’incapacité du preneur. Le preneur a accepté de se soumettre à l’audit, ainsi qu’à un nouveau bilan de santé réalisé par un expert.

Le 12.03.2014, le cabinet d’audit mandaté par l’assureur a rendu son rapport, lequel conclut que le salaire indiqué par le preneur de 300’000 fr. est très largement supérieur au revenu du preneur déclaré auprès de la caisse de compensation AVS, qui s’élève, depuis l’an 2000, à 100’000 fr. annuel en moyenne. Le chiffre d’affaires du cabinet réalisé entre 2007 et 2010, en revanche, s’élève à plus de 300’000 fr.

Compte tenu de cet audit, l’assureur a persisté dans son refus de verser de nouvelles prestations au preneur à compter du 01.09.2012. Par courrier du 19.03.2014, l’assureur a écrit au preneur que celui-ci pouvait exercer son travail à 80% au minimum.

 

Procédures cantonales

Par jugement du 10.09.2020, la Chambre patrimoniale cantonale a condamné l’assureur à verser au preneur des indemnités journalières de 821 fr. 92 (300’000 fr. / 365 jours) pour un montant de 169’479 fr. 35 avec intérêts dès le 07.03.2013 ainsi que pour un montant de 39’945 fr. 21 avec intérêts dès le 04.04.2013 et a rejeté toute autre conclusion.

Statuant sur appel de l’assureur et appel joint du preneur, la Cour d’appel civile du Tribunal cantonal a rejeté les deux appels, statué sans frais et compensé les dépens.

 

TF

Consid. 5
Sous le titre de la violation de l’art. 18 CO, l’assureur reproche à la cour cantonale d’avoir considéré que l’assurance découlant de la police du 30.06.2006 devait être considérée comme une assurance de sommes et non, comme elle le soutient, comme une assurance de dommages.

Consid. 5.1
Pour rappel, l’assurance de sommes garantit une prestation prédéfinie lors de la conclusion du contrat, qui doit être versée si l’événement assuré survient, sans égard à ses conséquences pécuniaires et à l’existence d’un possible dommage. En revanche, dans une assurance contre les dommages, les cocontractants font de la perte patrimoniale effective une condition autonome du droit aux prestations; une telle assurance vise à compenser totalement ou partiellement un dommage effectif. Toute assurance vise à parer à d’éventuels revers de fortune. Le critère de distinction ne réside donc pas dans le but, mais bien dans les conditions de la prestation d’assurance. Savoir si l’on est en présence d’une assurance de sommes ou de dommages dépend en définitive du contrat d’assurance et des conditions générales. L’expression « incapacité de gain » n’est pas déterminante dans la mesure où elle est parfois utilisée comme un synonyme de l’incapacité de travail (cf. arrêt 4A_332/2010 du 22 février 2011 consid. 5.2.4). Les règles usuelles d’interprétation des contrats sont applicables (arrêt 4A_53/2007 du 26 septembre 2007 consid. 4.4.2). Lorsque l’interprétation ainsi dégagée laisse subsister un doute sur leur sens, les conditions générales doivent être interprétées en défaveur de leur auteur, conformément à la règle dite des clauses ambiguës (Unklarheitsregel, in dubio contra stipulatorem; ATF 146 III 339 consid. 5.2.3; 124 III 155 consid. 1b; 122 III 118 consid. 2a; arrêt 4A_177/2015 du 16 juin 2015 consid. 3.2).

Consid. 5.2
En vertu de l’art. 18 CO, la question de savoir si les parties ont conclu un accord est soumise au principe de la priorité de la volonté subjective sur la volonté objective (ATF 144 III 93 consid. 5.2.1; 123 III 35 consid. 2b).

Lorsque les parties se sont exprimées de manière concordante (échange de manifestations de volonté concordantes; übereinstimmende Willenserklärungen), qu’elles se sont effectivement comprises et, partant, ont voulu se lier, il y a accord de fait (tatsächlicher Konsens); si au contraire, alors qu’elles se sont comprises, elles ne sont pas parvenues à s’entendre, ce dont elles étaient d’emblée conscientes, il y a un désaccord patent (offener Dissens) et le contrat n’est pas conclu (ATF 144 III 93 consid. 5.2.1).

Subsidiairement, si les parties se sont exprimées de manière concordante, mais que l’une ou les deux n’ont pas compris la volonté interne de l’autre, ce dont elles n’étaient pas conscientes dès le début, il y a désaccord latent (versteckter Dissens) et le contrat est conclu dans le sens objectif que l’on peut donner à leurs déclarations de volonté selon le principe de la confiance; en pareil cas, l’accord est de droit (ou normatif) (ATF 144 III 93 consid. 5.2.1; 123 III 35 consid. 2b; GAUCH/SCHLUEP/SCHMID, Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, vol. I, 11e éd. 2020, n. 308 ss).

 

Consid. 5.3.1
En procédure, le juge doit rechercher, dans un premier temps, la réelle et commune intention des parties (interprétation subjective), le cas échéant empiriquement, sur la base d’indices. Constituent des indices en ce sens non seulement la teneur des déclarations de volonté – écrites ou orales -, mais encore le contexte général, soit toutes les circonstances permettant de découvrir la volonté réelle des parties, qu’il s’agisse de déclarations antérieures à la conclusion du contrat ou de faits postérieurs à celle-ci, (ATF 144 III 93 consid. 5.2.2; arrêt 4A_643/2020 du 22 octobre 2021 consid. 4.2.3).

Consid. 5.3.2
Si le juge ne parvient pas à déterminer la volonté réelle et commune des parties – parce que les preuves font défaut ou ne sont pas concluantes – ou s’il constate qu’une partie n’a pas compris la volonté exprimée par l’autre à l’époque de la conclusion du contrat – ce qui ne ressort pas déjà du simple fait qu’elle l’affirme en procédure, mais doit résulter de l’administration des preuves -, il doit recourir à l’interprétation normative (ou objective), à savoir rechercher leur volonté objective, en déterminant le sens que, d’après les règles de la bonne foi, chacune d’elles pouvait et devait raisonnablement prêter aux déclarations de volonté de l’autre. Il s’agit d’une interprétation selon le principe de la confiance (ATF 144 III 93 consid. 5.2.3 et les arrêts cités).

La détermination de la volonté objective des parties, selon le principe de la confiance, est une question de droit, que le Tribunal fédéral examine librement; pour la trancher, il faut cependant se fonder sur le contenu des manifestations de volonté et sur les circonstances, lesquelles relèvent du fait. Les circonstances déterminantes à cet égard sont uniquement celles qui ont précédé ou accompagné la manifestation de volonté, mais non pas les événements postérieurs (ATF 144 III 93 consid. 5.2.3; 133 III 61 consid. 2.2.1 et les arrêts cités).

 

Consid. 5.4
En l’espèce, la cour cantonale a déterminé la volonté subjective des parties.

La cour cantonale a d’abord considéré la lettre de la police du 30.06.2006, laquelle prévoit que l’assurance correspondra à une assurance de dommages et que les prestations versées par des tiers, comme la caisse de pension, seront imputées sur le résultat des prestations à verser par l’assureur, pour en déduire à un stade intermédiaire que cela pouvait à première vue faire référence à une assurance de dommages.

La cour cantonale a ensuite examiné la police du 19.11.2012 pour en déduire que celle-ci prévoyait expressément que le contrat liant les parties était une assurance de sommes. De plus, cette police reprenait l’indication, tirée de la police précédente, que le montant était en substance assuré à concurrence de 100% de la masse salariale annuelle convenue, soit 300’000 fr. La cour cantonale a considéré que cette police clarifiait la police précédente.

La cour cantonale a encore tenu compte d’un courriel de l’agent d’assurance au preneur du 15.02.2013, soit ultérieur à l’émission de la seconde police, qui précisait que l’assurance indemnités journalières était une assurance de sommes et qu’en cas d’incapacité de travail, il n’était pas demandé de justificatif relatif au revenu perdu. La cour cantonale a encore considéré un courrier du 25.03.2013 de l’assureur au preneur, dans lequel il qualifiait également l’assurance d’assurance de sommes.

La cour cantonale a eu recours aux moyens complémentaires d’interprétation subjective, à savoir en particulier au comportement ultérieur des parties établissant quelles étaient leurs conceptions du contrat à l’époque de la conclusion. La cour cantonale a par conséquent établi le fait que les parties ont eu la volonté de conclure un contrat d’assurance de sommes. L’assureur ne conteste pas cette constatation des faits sous l’angle de l’arbitraire, de sorte que son grief, uniquement fondé sur une violation de l’art. 18 CO, doit être rejeté.

Il s’ensuit que le Tribunal fédéral est lié par la constatation de la cour cantonale, que les parties ont conclu une assurance de sommes.

 

Consid. 7.2.3
[…] La cour cantonale se trompe lorsqu’elle retient qu’il revenait au preneur de contester le contenu de l’expertise psychiatrique. Celle-ci ne contredit pas l’expertise orthopédique. Elle avait uniquement pour but de se prononcer sur les certificats médicaux ne faisant état que de la maladie psychiatrique à la demande même de l’assureur. Le preneur n’avait ainsi pas à remettre en question cette expertise dont il ne critique d’ailleurs pas les conclusions. L’expertise ne présente toutefois que partiellement l’état de santé du preneur.

Consid. 7.3
En conclusion, le preneur a allégué et prouvé son incapacité à 100% durant la période du 05.04.2012 au 30.04.2013.

Consid. 8
Au vu de ce qui précède, le recours du preneur doit être partiellement admis. L’arrêt attaqué est réformé dans ce sens que la conclusion subsidiaire du preneur en appel tendant au paiement de 210’082 fr. est admise à hauteur de 209’424 fr. 66 avec intérêts à 5% l’an dès le 07.03.2013, et celle tendant au paiement du montant de 44’383 fr. 55 est entièrement admise avec intérêts à 5% l’an dès le 04.04.2013.

 

Le TF admet partiellement le recours du preneur et rejette le recours de l’assureur.

 

 

Arrêt 4A_428/2021+4A_432/2021 consultable ici

 

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