8C_570/2016 (f) du 08.11.2017 – Surveillance par un détective privé – Contraire au droit selon l’arrêt de la CourEDH Vukota-Bojic contre Suisse / Examen du sort de la preuve illicite – Utilisation du produit de la surveillance réalisée dans une maison d’hôtes

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_570/2016 (f) du 08.11.2017

 

Consultable ici : https://bit.ly/2HiNc6d

 

Surveillance par un détective privé – Contraire au droit selon l’arrêt de la CourEDH Vukota-Bojic contre Suisse / 28 LPGA – 43 LPGA – 96 LAA

Examen du sort de la preuve illicite – Utilisation du produit de la surveillance réalisée dans une maison d’hôtes

 

Assurée, née en 1954, travaillait comme secrétaire d’unité à 80% au service d’un hôpital. Le 28.07.2009, elle s’est fracturée le poignet gauche après avoir chuté. Le cas a été annoncé le 12.08.2009. En raison de diverses complications, elle a subi par la suite plusieurs opérations qui ont entraîné des périodes d’incapacité de travail. L’assurance-accidents a, par décision du 23.01.2013, alloué à l’assurée une indemnité pour atteinte à l’intégrité de 15%. Elle a considéré, en revanche, que les conditions pour l’octroi d’autres prestations en espèces, en particulier une rente, n’étaient pas réunies, attendu que le médecin traitant de l’intéressée attestait une capacité de travail de 100% et qu’aucun élément médical objectif ne parlait en faveur d’une limitation durable de la capacité de gain résultant de l’accident.

L’assurée a formé une opposition le 31.01.2013. Entre autres mesures d’instruction, l’assurance-accidents a confié une expertise à un spécialiste FMH en chirurgie orthopédique et chirurgie de la main. Dans son rapport du 25.02.2014, le médecin-expert a fait état d’une évolution défavorable avec une guérison qui était loin d’être satisfaisante et la persistance d’un poignet gauche bloqué, douloureux et dystrophique. Il n’y avait pas de trouble qui renvoyait à des lésions maladives ou dégénératives. La capacité de travail dans l’ancienne activité de secrétaire était définitivement compromise, même à temps partiel. Théoriquement, une activité purement monomanuelle droite ou ne nécessitant que l’utilisation ponctuelle et légère de la main gauche pourrait être exigible, même à temps complet (par ex. un travail de téléphoniste ou d’hôtesse d’accueil). Sur la base de cette expertise, l’assurance-accidents a mis fin aux indemnités journalières au 30.04.2014. Cette décision n’a pas été attaquée.

Au cours d’un entretien du 19.05.2014, l’assureur a interpellé l’assurée au sujet d’une boutique et d’un atelier de Patchwork en lui montrant des photographies des travaux qu’elle avait mis en démonstration sur son profil Facebook. De même, elle a été interrogée au sujet d’une maison d’hôtes pour laquelle elle faisait de la publicité sur ce même profil.

L’assurée a demandé à l’assureur, par lettre du 01.07.2014, de fixer le montant de la rente d’invalidité à laquelle elle prétendait avoir droit.

Le 07.07.2014, l’assureur a confié un mandat de surveillance à une agence de détectives privés. Le rapport du détective du 28.07.2014 ainsi que les séquences vidéo ont été soumis au médecin-expert. Dans son rapport complémentaire du 26.08.2014, ce dernier a réévalué les conclusions de son expertise. Il a indiqué que les limitations douloureuses de la force et de l’habilité manuelle gauche qui constituaient l’essentiel des plaintes résiduelles de la patiente ne se confirmaient manifestement pas. Il n’y avait, au contraire, aucune gêne résiduelle visible à ce niveau même pour un œil averti. Il a conclu que les séquelles de l’accident du 28.07.2009 n’entraînaient aucune « invalidité professionnelle résiduelle ». L’assurée a été invitée à se déterminer sur le résultat des observations du détective privé, ainsi que sur la nouvelle appréciation du médecin-expert.

Par décision sur opposition, l’assureur-accidents a rejeté l’opposition du 31.01.2013 et confirmé sa décision du 23.01.2013.

 

Procédure cantonale (arrêt AA 11/15 – 77/2016 – consultable ici : https://bit.ly/2qQ862l)

Par jugement du 04.07.2016, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Surveillance et arrêt de la CourEDH Vukota-Bojic contre Suisse

L’assurée invoque l’arrêt de la CourEDH Vukota-Bojic contre Suisse du 18.10.2016 (devenu définitif le 18.01.2017). Elle se plaint d’une violation de son droit à la vie privée garanti par l’art. 8 CEDH et invoque l’absence de base légale pouvant justifier une surveillance. Elle fait valoir que la surveillance s’est déroulée dans des conditions déloyales, dès lors que le détective s’est fait passer pour un client de la maison d’hôtes tenue par l’assurée et son mari. Le matériel d’observation, fondé sur un mensonge, devrait être écarté du dossier.

Dans l’arrêt Vukota-Bojic, la CourEDH a jugé de la conformité à la CEDH de la surveillance effectuée par un détective mandaté par un assureur-accidents (social). Elle a considéré que les art. 28 et 43 LPGA, ainsi que l’art. 96 LAA, ne constituent pas une base légale suffisante pour l’observation, nonobstant la protection de la personnalité et du domaine privé conférée par les art. 28 CC et 179quater CP, de sorte qu’elle a conclu à une violation de l’art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée; § 72 ss de l’arrêt Vukota-Bojic). En revanche, la CourEDH a nié que l’utilisation des résultats de la surveillance par l’assureur-accidents violât l’art. 6 CEDH (droit à un procès équitable). Elle a considéré comme déterminant que ces résultats n’avaient pas été seuls décisifs pour évaluer le droit à la prestation dans le cadre de la procédure du droit des assurances sociales en question et que la personne assurée avait eu la possibilité de les contester, notamment sous l’angle de leur authenticité et de leur utilisation (dans une procédure litigieuse). La qualité probatoire du moyen en cause, soit le point de savoir s’il est propre à servir de preuve, sa force probatoire, ainsi que les circonstances dans lesquelles la preuve a été récoltée et l’influence de celle-ci sur l’issue de la procédure ont également été considérées comme importantes (§ 91 ss de l’arrêt Vukota-Bojic).

De son côté, à la lumière des considérations de l’arrêt Vukota-Bojic, le Tribunal fédéral a jugé désormais que l’art. 59 al. 5 LAI, selon lequel « les offices AI peuvent faire appel à des spécialistes pour lutter contre la perception indue de prestations », ne constitue pas une base légale suffisante qui réglerait de manière étendue, claire et détaillée la surveillance secrète également dans le domaine de l’assurance-invalidité. En conséquence, une telle mesure de surveillance, qu’elle soit mise en œuvre par l’assureur-accidents ou l’office AI, porte atteinte à l’art. 8 CEDH, respectivement à l’art. 13 Cst. qui a une portée pour l’essentiel identique. Dans cette mesure, la jurisprudence publiée in ATF 137 I 327 ne peut être maintenue (ATF 9C_806/2016 du 14 juillet 2017 consid. 4).

Il convient dès lors de constater que la surveillance menée est en l’espèce contraire au droit, parce qu’elle a été effectuée en violation des droits garantis par les art. 8 CEDH et 13 Cst.

 

Examen du sort de la preuve illicite

L’examen du sort de la preuve illicite doit toutefois être effectué au regard uniquement du droit suisse, la CourEDH vérifiant seulement si une procédure dans son ensemble peut être considérée comme équitable au sens de l’art. 6 CEDH. A cet égard, dans le récent ATF 9C_806/2016 cité, le Tribunal fédéral a retenu pour l’essentiel qu’il est en principe admissible d’exploiter les résultats de la surveillance (et, de ce fait, d’autres preuves fondées sur ceux-ci), à moins qu’il ne résulte de la pesée des intérêts en présence que les intérêts privés prévalent sur les intérêts publics. Il a précisé, à la lumière de l’exigence relative au caractère équitable de la procédure, qu’une vidéo contrevenant à l’art. 8 CEDH est exploitable, pour autant que les actes de la personne concernée qui ont été enregistrés aient été effectués de sa propre initiative et sans influence extérieure, et qu’aucun piège ne lui ait été tendu (ATF 9C_806/2016 consid. 5.1.1; voir aussi à ce sujet MARGIT MOSER-SZELESS, La surveillance comme moyen de preuve en assurance sociale, RSAS 57/2013 p. 129 ss, plus spécialement p. 153). Il a par ailleurs considéré qu’il y a bien lieu, en droit des assurances sociales, de partir du principe d’une interdiction absolue d’exploiter le moyen de preuve, dans la mesure où il s’agit d’une preuve obtenue dans un lieu ne constituant pas un espace public librement visible sans difficulté, situation dont le Tribunal fédéral n’avait toutefois pas à juger (ATF 9C_806/2016 consid. 5.1.3, avec référence à l’arrêt 8C_830/2011 du 9 mars 2012 consid. 6.4).

Lors de sa décision de faire dépendre le caractère exploitable des résultats de la surveillance obtenus de manière illicite d’une pesée des intérêts entre les intérêts privés et publics, le Tribunal fédéral a considéré comme déterminant, entre autres éléments, qu’il devrait rapidement être remédié à l’absence d’une base légale suffisante sous tous les aspects (ATF 9C_806/2016 consid. 5.1.1 cité, avec référence au Rapport explicatif de l’OFAS, du 22 février 2017, relatif à l’ouverture de la procédure de consultation concernant la révision de la LPGA, ch. 1.2.1.3, p. 5 s.). Du point de vue juridique, il s’est par ailleurs référé à l’art. 152 al. 2 du Code de procédure civile (CPC; RS 272) entré en vigueur le 1er janvier 2011 (sur cette disposition, cf. ATF 140 III 6 consid. 3.1 p. 8 s. et les références), avec lequel un domaine supplémentaire du droit de la procédure a été actualisé en plus du droit de la procédure pénale.

De plus, la solution reposant sur une pesée des intérêts entrant en considération, qui est donc applicable dans le domaine de la procédure administrative en matière de droit des assurances sociales, correspond, du point de vue de son contenu, à la conception voulue par le législateur dans le domaine du droit civil selon l’art. 28 al. 2 CC. Elle est également compatible avec les avis de la doctrine en matière de droit public (cf. KÖLZ/HÄNER/BERTSCHI, Verwaltungsverfahren und Verwaltungsrechtspflege des Bundes, 3 ème éd. 2013, p. 169 n. 481), selon lesquels, dans ce cadre, est également réservée – en plus de la pesée des intérêts -, l’intangibilité de l’essence des droits fondamentaux (arrêt 8C_735/2016 du 27 juillet 2017 consid. 5.3.5).

 

Examen du caractère exploitable du matériel d’observation

Dans son rapport du 28.07.2014, le détective commence par expliquer que le site internet de l’assurée fait état de deux chambres d’hôtes ouvertes d’avril à octobre. Au vu de la disposition particulièrement isolée du domicile de l’assurée, il a donc réservé une chambre pour deux adultes et un enfant de cinq ans.

Le lieu où s’est opérée la surveillance est une maison d’hôtes destinée à accueillir des clients. Cependant, à la différence d’un restaurant, par exemple (cf. arrêt U 589/06 du 21 décembre 2007), il est douteux qu’une maison d’hôte, qui se caractérise par la mise à disposition à des touristes de chambres meublées chez l’habitant et qui implique souvent la prise des repas en commun, puisse être considérée comme un espace public. Dans cette mesure, les locaux internes de la maison, en particulier la cuisine, ne sauraient être considérés sans autres comme un espace public librement visible, de sorte que l’exploitation des observations qui y ont été effectuées n’apparaît pas satisfaire aux exigences relatives au caractère équitable de la procédure. En ce qui concerne les activités de l’assurée qui ont été filmées à l’extérieur des bâtiments, elles peuvent être prises en considération. La surveillance a porté ici sur des activités somme toute banales et quotidiennes de l’assurée, qui relèvent de l’exploitation normale d’une maison d’hôtes en campagne. Il n’est pas établi que l’intéressée ait été amenée à accomplir des actes qu’elle n’aurait pas faits autrement. On ne peut pas retenir que le détective ait exigé d’elle des attitudes ou prestations particulières en sortant ainsi de son rôle d’observateur.

Les séquences vidéo qui ont été soumises au médecin-expert sont pleinement suffisantes pour lui permettre de se prononcer en connaissance de cause sur l’état de santé et la capacité de travail de l’intéressée en relation avec l’utilisation de sa main gauche (ATF 137 I 327 consid. 7.1 p. 337; arrêts 9C_689/2016 du 12 mai 2017 consid. 4.1; 8C_434/2011 du 8 décembre 2011 consid. 4.2). Dans son rapport complémentaire, le médecin-expert s’est expliqué sur les raisons de son revirement en reconnaissant qu’il avait accordé lors de l’expertise « un crédit manifestement erroné aux allégations de (la) patiente ». Par ailleurs, il n’était pas nécessaire que le médecin-expert convoquât à nouveau l’intéressée. Celle-ci a eu du reste l’occasion de s’exprimer sur le résultat de l’observation et sur le rapport complémentaire du médecin-expert. Il faut ainsi admettre, à l’instar de celui-ci, que l’assurée serait capable d’exercer pleinement et sans limitation sa profession de secrétaire médicale.

Enfin, il est admissible d’exploiter ces éléments de fait ressortant de la surveillance du moment qu’il ne résulte pas de la pesée des intérêts en présence que les intérêts privés prévalent sur les intérêts publics. En effet, interpellée par l’assureur au sujet de l’atelier de Patchwork et de la maison d’hôtes pour lesquels elle faisait de la publicité sur son profil Facebook, l’intéressée n’a pas apporté des réponses susceptibles de lever les doutes concernant ses capacités réelles d’utiliser sa main. Face à ce manque évident de collaboration, il existe un intérêt public prépondérant à empêcher le versement de prestations – en l’occurrence importantes – indues. Par ailleurs, le fait que l’observation a eu lieu à l’étranger n’interdit pas en principe l’exploitation de ses résultats. A cet égard, il convient de rappeler que l’examen du sort de la preuve illicite doit être effectué au regard uniquement du droit suisse (arrêt 8C_239/2008 du 17 décembre 2009 consid. 6.4.2).

 

Le TF rejette le recours de l’assurée.

 

 

Arrêt 8C_570/2016 consultable ici : https://bit.ly/2HiNc6d

 

 

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