Arrêt du Tribunal fédéral 8C_696/2024 (f) du 13.05.2025
Calcul de la prestation complémentaire – Dessaisissement de fortune / 9 al. 1 aLPC – 17a al. 1 aOPC-AVS/AI
Prêt de 121’266 fr. de l’époux de l’assurée à une tierce personne résidant aux Etats-Unis – Absence de remboursement du prêt pendant plus d’une décennie
Prescription de la dette
Résumé
L’arrêt porte sur la prise en compte, dans le calcul des prestations complémentaires d’une assurée résidant en EMS, d’un prêt consenti en 2005 par son époux, resté impayé. Le Tribunal fédéral a confirmé que cette créance, dont la prescription n’était intervenue qu’en août 2022, constituait une fortune puis une fortune dessaisie dès décembre 2022, en l’absence de démarches suffisantes pour en obtenir le remboursement. Il a validé la réduction annuelle de 10’000 francs dès 2024 selon l’art. 17a OPC-AVS/AI, et jugé applicable l’art. 9 al. 3 aLPC en raison de la résidence durable en EMS.
Faits
Assurée, née en 1944, et son époux, né en 1942, sont au bénéfice d’une rente AVS. Dès août 2018, l’assurée a séjourné en EMS. Dès septembre 2018, la caisse de compensation leur a versé des prestations complémentaires en tenant compte, dans le calcul, d’une créance de 121’266 fr. correspondant à un prêt consenti en 2005 par l’époux à C.__, laquelle résidait aux États-Unis. Ce prêt, régi par le droit suisse et prévoyant un for en Suisse, n’a donné lieu à aucun remboursement, même partiel, en septembre 2018.
Par décisions du 27 juin 2022, la caisse de compensation a alloué aux époux des prestations complémentaires mensuelles de 3’979 fr. respectivement 685 fr. dès le 01.05.2022, retenant le prêt de 121’266 fr. et une dette de 13’032 fr. relative à des arriérés de frais d’hébergement de l’EMS. Le 20.01.2023, elle a rendu de nouvelles décisions, requalifiant le prêt en dessaisissement de fortune (donation), avec une déduction annuelle de 10’000 fr. dès 2025, et a reconnu le droit de l’assurée à des prestations complémentaires mensuelles de 4’044 fr. dès le 01.01.2023.
L’assurée a formé opposition, faisant valoir que la perte de fortune était involontaire, son époux ayant tenté en vain de recouvrer la créance. Par décisions du 18.08.2023, la caisse a partiellement admis l’opposition : l’amortissement du dessaisissement de fortune de 10’000 fr. était pris en compte dès le 01.01.2024, et la fortune des époux a été actualisée au 01.02.2023. Les prestations complémentaires étaient dès lors fixées à 4’065 fr. pour l’assurée et à 707 fr. pour son époux, sur la base d’une fortune de 63’618 fr. (13’000 fr. de comptes bancaires, 2’384 fr. de titres, 121’266 fr. de fortune dessaisie, sous déduction de 13’032 fr. de dettes envers l’EMS et de la déduction légale pour les couples de 60’000 fr.).
Procédure cantonale (arrêt PC 52/23 – 49/2024 – consultable ici)
Par jugement du 18.10.2024, admission très partielle du recours par le tribunal cantonal, réformant la décision sur opposition en ce sens que l’assurée avait droit à des prestations complémentaires à hauteur de 4’094 fr. dès le 01.02.2023.
TF
Consid. 3.2
Le 01.01.2021 est entrée en vigueur la modification du 22 mars 2019 de la LPC (Message du 16 septembre 2016 relatif à la modification de la loi sur les prestations complémentaires [Réforme des PC], FF 2016 7249; RO 2020 585). Conformément à l’al. 1 des dispositions transitoires de ladite modification, l’ancien droit reste applicable pendant trois ans à compter de l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions légales aux bénéficiaires de prestations complémentaires pour lesquels la réforme des PC entraîne, dans son ensemble, une diminution de la prestation complémentaire annuelle ou la perte du droit à la prestation complémentaire annuelle.
Les juges cantonaux ont appliqué la LPC dans son ancienne teneur (ci-après: aLPC), jugeant que l’ancien droit était plus favorable à l’assurée. Celle-ci ne le conteste pas. On peut donc s’en tenir aux considérations convaincantes de la cour cantonale, sans autre considération à défaut de grief sur ce point.
Consid. 3.3
Le montant de la prestation complémentaire annuelle correspond à la part des dépenses reconnues qui excède les revenus déterminants (art. 9 al. 1 aLPC). Ceux-ci comprennent, notamment, un dixième de la fortune nette pour les bénéficiaires de rentes de vieillesse, dans la mesure où elle dépasse 37’500 fr. pour les personnes seules, respectivement 60’000 fr. pour les couples (art. 11 al. 1 let. c aLPC).
L’art. 17a al. 1 OPC-AVS/AI, dans sa version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020, en relation avec l’art. 11 al. 1 let. g aLPC, pose le principe de la réduction, chaque année de 10’000 fr., du montant de la fortune qui a fait l’objet d’un dessaisissement et qui doit être pris en compte dans le calcul de la prestation complémentaire. Par dessaisissement, il faut entendre, en particulier, la renonciation à des éléments de revenu ou de fortune sans obligation juridique ni contre-prestation équivalente (ATF 140 V 267 consid. 2.2; 134 I 65 consid. 3.2; 131 V 329 consid. 4.2). Pour vérifier s’il y a contre-prestation équivalente et pour fixer la valeur d’un éventuel dessaisissement, il faut comparer la prestation et la contre-prestation à leurs valeurs respectives au moment de ce dessaisissement (ATF 120 V 182 consid. 4b).
Consid. 4 [résumé]
Les juges cantonaux ont retenu que l’entrée de l’assurée en EMS en 2018, en raison de son état de santé, relevait de l’art. 9 al. 3 aLPC, applicable aux couples dont l’un ou les deux conjoints résident en home ou à l’hôpital. Cette disposition impliquait un calcul séparé des prestations complémentaires pour chaque époux, sur la base de la fortune du couple répartie par moitié, rendant sans pertinence le fait que l’assurée n’était pas partie au contrat de prêt.
La cour cantonale a constaté qu’aucun remboursement du prêt n’était intervenu malgré les relances effectuées par l’époux de l’assurée entre 2006 et 2009, puis en 2012. Bien qu’il eût été possible de saisir la justice, aucune démarche n’avait été entreprise, ni pour obtenir le remboursement ni pour interrompre la prescription. Ils avaient relevé qu’un courriel d’août 2012 par lequel l’emprunteuse s’engageait à rembourser faisait courir un nouveau délai de prescription, expirant en août 2022. La créance avait ainsi été jugée recouvrable jusqu’à cette date et devait être considérée comme fortune, puis comme fortune dessaisie.
Les juges cantonaux ont retenu que l’époux de l’assurée avait conservé l’intention d’obtenir le remboursement du prêt jusqu’à décembre 2022, date à laquelle les époux avaient réagi aux décisions de prestations complémentaires fondées sur la créance. L’absence de manifestation explicite de renonciation avant cette date justifiait la requalification du prêt en fortune dessaisie à compter du 01.12.2022. Au 01.01.2023, cette fortune devait être intégrée pour sa pleine valeur, puis réduite de 10’000 fr. par an à partir de 2024, selon l’art. 17a al. 1 et 2 OPC-AVS/AI.
Par ailleurs, les juges cantonaux ont relevé une divergence entre le montant de la dette retenue dans la décision sur opposition du 01.12.2023 (20’345 fr. 75) et celui inscrit dans les décisions chiffrées du 18.08.2023 (13’032 fr.). Sur la base des décomptes versés à l’appui de l’opposition, la dette envers l’EMS devait être fixée à 20’105 fr. 45 au 01.12.2023, ce qui modifiait la fortune nette (56’545 fr.) et le montant des prestations complémentaires, porté à 4’094 fr. par mois. Le recours était dès lors très partiellement admis, l’assurée ayant droit à des prestations complémentaires à hauteur de 4’094 fr. dès le 01.12.2023, sans qu’un complément d’instruction fût nécessaire.
Consid. 5.2 [résumé]
Les tentatives passées en vue de recouvrer sa créance ne sont pas pertinentes au regard de la prescription intervenue en août 2022. L’assurée ne prétend pas que son époux aurait tenté d’interrompre cette prescription, mais soutient que la créance était irrécouvrable depuis plusieurs années et qu’une action judiciaire aurait été vaine et coûteuse, vu l’incertitude sur la situation financière de la débitrice et l’inexécutabilité d’un jugement suisse aux États-Unis sans procédure supplémentaire. Toutefois, l’époux avait obtenu une reconnaissance de dette en 2012 sans frais judiciaires, contredisant ses propres déclarations postérieures selon lesquelles il n’aurait plus eu de contact avec la débitrice depuis 2008. L’assurée ne démontre pas que des démarches avaient été entreprises après 2012 pour localiser la débitrice ou recouvrer la créance. Au contraire, l’époux avait cessé tout contact dès 2018. Dans ces circonstances, les juges cantonaux pouvaient, sans arbitraire, rejeter l’argument selon lequel la créance aurait été irrécouvrable.
Consid. 5.3 [résumé]
Ils pouvaient également refuser, sans arbitraire, l’audition de l’époux et du fils de l’assurée, en vertu d’une appréciation anticipée des preuves. Les affirmations vagues selon lesquelles la débitrice aurait évoqué avec le fils de l’assurée l’absence de remboursement n’étaient pas datées ni étayées, et ne suffisaient pas à établir l’irrécouvrabilité de la créance. Par ailleurs, l’assurée admettait elle-même que son fils n’avait pas participé activement aux démarches de recouvrement. Quant à l’audition de l’époux, elle aurait porté sur les conditions de négociation du prêt, qui n’étaient pas litigieuses, rendant cette preuve non déterminante.
Consid. 6.1 [résumé]
L’assurée soutient, à titre subsidiaire, que la créance était en réalité prescrite depuis 2017 déjà, de sorte qu’un amortissement annuel de 10’000 fr. au titre de fortune dessaisie aurait dû commencer au plus tard en 2017. Elle conteste que le courriel du 02.08.2012 constituât une reconnaissance de dette interruptive de prescription au sens de l’art. 135 CO, invoquant son contenu vague, l’absence de proposition concrète ou de paiement, les conditions posées, la référence à Dieu, ainsi que le comportement antérieur de la débitrice, marqué par des promesses jamais respectées.
Consid. 6.2
L’argumentation est mal fondée. En effet, on peut clairement déduire des échanges de courriers électroniques de 2012 que la débitrice reconnaît sa dette et s’engage à la rembourser. Dans le courriel adressé antérieurement, soit le 07.05.2012, elle écrivait « Par rapport au remboursement, je compte commencer à partir du mois de juillet 2012 ». Le fait que dans le courriel du 02.08.2012, la promesse de remboursement restait vague quant aux modalités pratiques et au délai n’y change rien.
Consid. 7.1 [résumé]
L’assurée fait valoir qu’un calcul séparé des prestations devrait être appliqué à chacun des époux. Elle invoque la séparation définitive d’avec son époux depuis 2018, rendue irréversible par ses besoins de soins spécifiques. Elle soutient également que l’art. 9 al. 3 aLPC ne devrait pas s’appliquer en l’espèce, puisque la prise en compte d’un prêt dont elle n’était pas titulaire pour calculer sa fortune réduit ses prestations complémentaires et augmente sa dette envers l’EMS, impactant aussi son époux.
Consid. 7.2
Les couples dont l’un des conjoints (ou les deux) vit en permanence ou pour une longue période dans un home par nécessité ne sont pas considérés comme vivant séparés volontairement du point de vue des prestations complémentaires. Dans leur cas, le calcul des prestations complémentaires est réglé part l’art. 9 al. 3 aLPC, en tant que lex specialis. Selon cette disposition, la prise en compte d’un dessaisissement doit intervenir par moitié dans les revenus, peu importe à qui le patrimoine dessaisi appartenait (MICHEL VALTERIO, Commentaire de la loi fédérale sur les prestations complémentaires à l’AVS et à l’AI, 2015, n° 45 ad art. 9 LPC). Il s’ensuit que le grief est mal fondé.
Consid. 8
Dans un dernier grief, l’assurée se prévaut d’une violation de l’art. 61 let. g LPGA. Elle reproche à la juridiction cantonale de ne pas lui avoir alloué de dépens pour une procédure ayant conduit à une admission très partielle de son recours. Cependant, les juges cantonaux pouvaient, sans violer le droit fédéral, refuser d’allouer des dépens à l’assurée dans la mesure où elle n’obtenait que très partiellement gain de cause et pour des motifs qu’elle n’avait elle-même pas invoqués dans son recours en instance cantonale, ses griefs ayant été rejetés. Son écriture, à elle seule, n’exigeait pas l’allocation de dépens.
Le TF rejette le recours de l’assurée.
Arrêt 8C_696/2024 consultable ici