8C_294/2023 (f) du 24.04.2024 – Revenu d’invalide d’une infirmière avec formation du niveau d’une haute école spécialisée (HES) / Calcul du gain assuré – Application à tort par l’assurance et le tribunal cantonal de l’art. 24 al. 2 OLAA

Arrêt du Tribunal fédéral 8C_294/2023 (f) du 24.04.2024

 

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Revenu d’invalide d’une infirmière avec formation du niveau d’une haute école spécialisée (HES) / 16 LPGA

Calcul du gain assuré – Application à tort par l’assurance et le tribunal cantonal de l’art. 24 al. 2 OLAA – Argumentation juridique nouvelle admissible en instance fédérale

 

Après avoir obtenu un bachelor en soins infirmiers d’une Haute école de santé (HES), l’assurée, née en 1988, a été engagée le 01.02.2012 comme infirmière à l’Hôpital B.__ avec un taux d’activité de 90%. Le 22.01.2016, en glissant sur du verglas, elle est tombée avec un choc à la tête, ce qui lui a occasionné un hémisyndrome droit avec dissection de l’artère vertébrale.

Conjointement avec l’office AI, l’assurance-accidents a confié une expertise au docteur C.__, neurologue, en vue de déterminer les séquelles de l’accident et leurs répercussions sur l’aptitude à travailler de l’assurée. Dans son rapport du 03.02.2020, cet expert a conclu que la capacité de travail était nulle dans l’activité d’infirmière ; une activité légère, sédentaire et ne nécessitant pas de dextérité fine était exigible, mais le temps de travail ne pouvait pas dépasser 70% avec, en sus, une perte de rendement de 20% due aux troubles moteurs de l’hémicorps droit, à une fatigue et à de discrets troubles cognitifs ; en définitive, la capacité de travail dans une activité adaptée était de 56%. Sous l’angle fonctionnel, c’étaient surtout les troubles sensitifs de la main droite qui limitaient l’assurée dans sa vie quotidienne : ces troubles n’étaient plus compatibles avec une activité manuelle fine, ni avec le port de charges et se répercutaient sur l’écriture et le travail au clavier. L’atteinte était également observable au membre inférieur droit, si bien que l’assurée n’était plus en mesure de travailler en position debout de manière prolongée ou de marcher longtemps. Le docteur C.__ a évalué le taux de l’atteinte à l’intégrité à 25% au total (10% pour l’atteinte cognitive ; 10% pour les troubles sensitifs au membre supérieur ; 5% pour les signes moteurs et sensitifs au membre inférieur).

L’office AI a alloué à l’assurée une rente entière dès le 01.02.2017, puis une demi-rente (basée sur un taux d’invalidité de 55%) à partir du 01.02.2018.

Par décision du 27.04.2021, confirmée sur opposition le 18.08.2021, l’assurance-accidents a mis fin aux indemnités journalières ainsi qu’à la prise en charge du traitement médical et a octroyé à l’assurée une rente d’invalidité LAA fondée sur un taux d’invalidité de 44% et calculée sur un gain assuré de 66’092 fr. 59, dès le 01.06.2020 ; elle lui a alloué en outre une indemnité pour atteinte à l’intégrité d’un taux de 25%. Pour fixer le revenu d’invalide, l’assurance-accidents a considéré que l’assurée pouvait, dans les limites de sa capacité de travail résiduelle (c’est-à-dire sans dispenser des soins), mettre à profit ses connaissances dans la branche économique 86-88 « santé humaine et action sociale » à un niveau de compétence 3 selon l’ESS.

 

Procédure cantonale

Par jugement du 03.04.2023, admission du recours par le tribunal cantonal, annulant la décision et octroyant une rente d’invalidité fondée sur un taux de 62%.

 

TF

Consid. 2
L’objet de la contestation porté devant le Tribunal fédéral est déterminé par l’arrêt attaqué, soit en l’espèce le montant de la rente d’invalidité due à l’intimée. Le litige peut être réduit, mais ne saurait être ni élargi, ni transformé par rapport à ce qu’il était devant l’autorité précédente (ATF 142 I 155 consid. 4.4.2). Formulée pour la première fois en instance fédérale, la conclusion de l’assurance-accidents tendant à la rectification du gain assuré déterminant pour le calcul de la rente est recevable dans la mesure où elle est subsidiaire à celle, principale, visant la confirmation de sa décision et où elle se rapporte à un aspect du droit à la prestation d’assurance en cause (voir ATF 136 V 362 consid. 3.4.4).

 

Consid. 4.1.1
Selon la jurisprudence, le revenu d’invalide doit être évalué avant tout en fonction de la situation professionnelle concrète de l’assuré. En l’absence d’un revenu effectivement réalisé, soit lorsque la personne assurée, après la survenance de l’atteinte à la santé, n’a pas repris d’activité lucrative ou alors aucune activité normalement exigible, le revenu d’invalide peut être évalué sur la base des données statistiques résultant de l’Enquête suisse sur la structure des salaires (ATF 148 V 419 consid. 5.2 et les arrêts cités). Dans ce cas, il convient de se fonder, en règle générale, sur les salaires mensuels indiqués dans la table TA1 (secteur privé), à la ligne « total » (ATF 148 V 174 consid. 6.2 et les arrêts cités). Toutefois, lorsque cela apparaît indiqué dans un cas concret pour permettre à l’assuré de mettre pleinement à profit sa capacité résiduelle de travail, il y a lieu parfois de se référer aux salaires mensuels de secteurs particuliers (secteur 2 [production] ou 3 [services]), voire à des branches particulières. Cette faculté reconnue par la jurisprudence concerne les cas particuliers dans lesquels, avant l’atteinte à la santé, l’assuré concerné a travaillé dans un domaine pendant de nombreuses années et où une activité dans un autre domaine n’entre pratiquement plus en ligne de compte. Il y a en revanche lieu de se référer à la ligne « total » secteur privé lorsque l’assuré ne peut raisonnablement plus exercer son activité habituelle et qu’il est tributaire d’un nouveau domaine d’activité pour lequel l’ensemble du marché du travail est en principe disponible (arrêts 8C_605/2022 du 29 juin 2013 consid. 4.2.1 et 8C_405/2021 du 9 novembre 2021 consid. 5.2.1)

Consid. 4.1.2
Depuis la dixième édition de l’Enquête suisse sur la structure des salaires (ESS 2012), les emplois sont classés par l’Office fédéral de la statistique (OFS) par profession en fonction du type de travail qui est généralement effectué. Les critères de base utilisés pour définir le système des différents groupes de profession sont les niveaux et la spécialisation des compétences requis pour effectuer les tâches inhérentes à la profession. Quatre niveaux de compétence ont été définis en fonction de neuf grands groupes de professions (voir tableau T17 de l’ESS 2012 p. 44) et du type de travail, de la formation nécessaire à la pratique de la profession et de l’expérience professionnelle (voir tableau TA1_skill_level de l’ESS 2012 ; ATF 142 V 178 consid. 2.5.3). Le niveau 1 est le plus bas et correspond aux tâches physiques et manuelles simples, tandis que le niveau 4 est le plus élevé. Entre ces deux extrêmes figurent les professions dites intermédiaires (niveaux 3 et 2). Le niveau 3 implique des tâches pratiques complexes qui nécessitent un vaste ensemble de connaissances dans un domaine spécialisé. Le niveau 2 se réfère aux tâches pratiques telles que la vente, les soins, le traitement des données, les tâches administratives, l’utilisation de machines et d’appareils électroniques, les services de sécurité et la conduite de véhicules (arrêt 8C_444/2021 du 29 avril 2022 consid. 4.2.3 et les arrêts cités). L’accent est donc mis sur le type de tâches que l’assuré est susceptible d’assumer en fonction de ses qualifications mais pas sur les qualifications en elles-mêmes (arrêts 8C_66/2020 du 14 avril 2020 consid. 4.2.1 ; 8C_46/2018 du 11 janvier 2019 consid. 4.4 ; 9C_901/2017 du 28 mai 2018 consid. 3.3). Selon la jurisprudence, l’application du niveau 2 se justifie uniquement si la personne assurée dispose de compétences ou de connaissances particulières (arrêt 8C_202/2022 du 9 novembre 2022 consid. 4.1 et les arrêts cités).

Consid. 4.2
Pour l’assurance-accidents, les juges cantonaux ont sous-estimé l’étendue des débouchés professionnels que peut offrir la formation en soins infirmiers HES. Produisant les fiches de description de poste y relatives, elle énumère plusieurs emplois dans lesquelles l’assurée pourrait valoriser ses connaissances acquises en qualité d’infirmière sans avoir à dispenser des soins, soit celle d’infirmière référente dans un hôpital, d’infirmière-conseil occupée dans un centre de promotion de la santé telle que la Ligue pulmonaire, d’infirmière de liaison dans un établissement hospitalier ou de contrôleuse de soins chargée de vérifier les ordonnances et les factures au sein d’une caisse-maladie. L’assurance-accidents relève, en ce qui concerne les deux premiers postes cités, qu’il s’agit d’activités mettant l’accent sur la discussion et les échanges personnels dans lesquelles la part administrative tient une place secondaire. Elle fait également valoir que, contrairement à ce qu’ont retenu les juges cantonaux, une activité de conseils, de suivi thérapeutique ou de prévention dans le domaine de la santé et de l’action sociale ne suppose pas une utilisation intensive et répétée d’un ordinateur et qu’elle ne nécessite pas non plus forcément une autre formation qu’un bachelor en soins infirmiers. L’assurance-accidents considère donc que c’est bien dans le secteur d’activité d’origine de l’assurée, le domaine de la santé où elle dispose de compétences de niveau 3, que celle-ci a le plus de chances de mettre à profit sa capacité résiduelle de gain et non pas, comme l’ont retenu les juges cantonaux, dans des activités non qualifiées de la production et des services où il lui sera plus difficile de compenser le manque de dextérité et de force à la main droite.

Consid. 4.3
En l’espèce,
il est constant que l’assurée doit changer d’activité professionnelle. En raison de limitations fonctionnelles l’empêchant d’accomplir des soins infirmiers, elle ne peut plus travailler comme infirmière, profession qui correspond à sa formation et qu’elle a exercé durant quatre ans dans un hôpital avant la survenance de son accident. Dans une telle constellation, il y a en principe lieu de retenir qu’elle est tributaire d’un nouveau champ d’activité pour lequel l’ensemble du marché du travail est en principe disponible.

On doit cependant admettre avec l’assurance-accidents qu’il existe des emplois présentant un lien avec la santé en général dans lesquels l’assurée pourrait mettre en valeur les connaissances acquises durant sa formation. En effet, un bachelor en soins infirmiers HES tel qu’obtenu par l’assurée est susceptible d’offrir des perspectives professionnelles allant au-delà d’une activité consistant à prodiguer des services infirmiers dans une institution de soins. Pour autant, cette circonstance ne saurait être prise en considération par l’application de la branche économique 86-88 « santé humaine et action sociale » de la table TA1 de l’ESS comme le voudrait l’assurance-accidents. Selon la nomenclature générale des activités économiques (NOGA 2008), cette section regroupe trois catégories, soit celle des « activités pour la santé humaine » (ligne 86), de l' »hébergement médico-social et social » (ligne 87) et de l' »action sociale sans hébergement » (ligne 88). Les activités couvertes par les lignes 86 et 87 comprennent, pour la première, essentiellement les activités médicales de soins à la personne (notamment les activités hospitalières, la psychothérapie, la physiothérapie, la pratique dentaire, les activités des sages-femmes et des infirmières, les autres activités paramédicales et les laboratoires médicaux), et, pour la seconde, les soins résidentiels associés à des services infirmiers, des services de surveillance ou des soins divers aux malades. Quant à la ligne 88, elle inclut, entre autres activités, les crèches et garderies d’enfants. Or ces types d’activité ne sont pas adaptées aux limitations fonctionnelles de l’assurée ou nécessitent des formations spécifiques comme l’ont exposé à juste titre les juges cantonaux. On peut également noter que les activités des organisations visant à promouvoir la santé (code 949902) ou les services de financement et d’administration des régimes de sécurité sociale obligatoire (code 8430) ne figurent pas dans la branche économique 86-88. Celle-ci n’est donc pas représentative et ne permettrait pas de déterminer plus précisément le revenu d’invalide de l’assurée. Il convient par conséquent de s’en tenir à la ligne « total » de la table TA1.

En revanche, les éléments précités justifient de placer l’assurée au niveau de compétence 2 même si, dans un arrêt 8C_226/2021 du 4 octobre 2021, le Tribunal fédéral a jugé, à propos d’une infirmière qui ne pouvait plus exercer son activité habituelle, qu’il convenait de se référer au niveau de compétence 1 pour déterminer le revenu d’invalide. Dans ce cas toutefois, la personne assurée ne bénéficiait pas d’une formation du niveau d’une haute école spécialisée et il a été constaté qu’elle ne disposait pas de compétences transposables dans un autre domaine que celui d’infirmière. En ce qui concerne l’assurée, dont les résultats neuropsychologiques ont été situés globalement dans les normes avec de bons indicateurs de validité, on ne saurait considérer que le champ des activités exigibles de sa part serait désormais restreint à des tâches manuelles simples et non qualifiées relevant du niveau de compétence 1.

Consid. 4.4
Le salaire médian pour les femmes au niveau de compétence 2 de la table TA1 « total » des ESS 2018 s’élève à 4’849 fr. Après les adaptations usuelles et en tenant compte d’un taux d’activité résiduel de 56%, il en résulte un revenu d’invalide de 34’309 fr. 85 ([4’849  : 40 x 41.7 x 12] + 1% x 56%). Mis en rapport avec le revenu sans invalidité de 80’493 fr. 35, le taux d’invalidité s’élève à 57,37%, arrondi à 57%. L’assurée a droit à une rente d’invalidité LAA de 57% et le moyen de l’assurance-accidents doit être admis dans cette mesure.

 

Consid. 5
Concernant la détermination du gain assuré de l’assurée, l’assurance-accidents explique qu’elle a appliqué à tort l’art. 24 al. 2 OLAA qui prévoit en substance que, lorsque le droit à la rente naît plus de cinq ans après l’accident, celui-ci est fixé d’après le salaire déterminant que l’assuré aurait reçu pendant l’année qui précède l’ouverture du droit à la rente. Or, la prestation en cause était née en deçà de la période de cinq ans après la survenance de l’accident. Dans ce cas, il y avait lieu d’appliquer la règle générale prévue à l’art. 15 al. 2 LAA, selon laquelle est déterminant pour le calcul des rentes le salaire que l’assuré a gagné durant l’année qui a précédé l’accident. Aussi bien, dans sa décision du 27.04.2021, n’aurait-elle pas dû adapter le revenu gagné par l’assurée du 22.01.2015 au 21.01.2016 – soit 65’240 fr. 95 – à l’évolution nominale des salaires intervenue entre 2017 et 2019 (+ 0.3% ; + 0.6% ; + 0.4%). Il en résultait un gain assuré erroné de 66’092 fr. 60.

Une argumentation juridique nouvelle est admissible en instance fédérale pour autant qu’elle repose sur les faits retenus par la cour cantonale (ATF 136 V 362 consid. 4.1 ; 134 III 643 consid. 5.3.2). Tel est le cas en l’espèce. D’une part, les juges cantonaux ont constaté que l’accident était survenu le 22.01.2016 et que le droit à la rente de l’assurée était né le 01.06.2020. D’autre part, ils ont implicitement repris à leur compte le montant – qui n’était pas contesté en soi – du salaire gagné par l’assurée durant l’année précédant l’accident sur lequel s’était basé l’assurance-accidents avant de l’adapter à l’évolution des salaires. Cela étant, au vu de la date de l’accident et de celle du début du droit à la rente, le gain assuré de l’assurée doit être déterminé conformément à l’art. 15 al. 2 LAA en relation avec l’art. 22 al. 4 OLAA. C’est le montant de 65’240 fr. 95 qui est pertinent au lieu de 66’092 fr. 60, ce qui donne, pour un taux d’invalidité de 57%, une rente mensuelle de 2’479 fr. 15 dès le 01.06.2020 (65’240. 95 x 80% x 57%  : 12). Par conséquent, il convient de faire droit à la conclusion subsidiaire de l’assurance-accidents qui reste dans le cadre de l’objet du litige (voir consid. 2 supra), étant précisé que l’assurée a eu la possibilité de s’exprimer sur ce point.

 

Le TF admet partiellement le recours de l’assurance-accidents.

 

Arrêt 8C_294/2023 consultable ici

 

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