9C_248/2022 (f) du 25.04.2023 – Détermination du statut mixte – Première version des propos de l’assurée / Obligation de réduire le dommage – Aide apportée par les proches de la personne assurée

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_248/2022 (f) du 25.04.2023

 

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Détermination du statut mixte – Première version des propos de l’assurée – « expérience générale de la vie » vs appréciation des preuves concrètes / 28a al. 3 LAI – 27bis RAI

Obligation de réduire le dommage dans la partie « ménagère » – Aide apportée par les proches de la personne assurée – Examen en détail par le TF – Pas de changement de jurisprudence

Pas de discrimination directe ou indirecte des femmes s’occupant de leur ménage

 

Souffrant d’une sclérose en plaques, l’assurée, née en 1971, a travaillé à 80% comme responsable des services courriers et économat. En arrêt de travail à 100% depuis le 26.11.2018, puis à 40% (de son taux d’activité de 80%) depuis le 22.12.2018, elle a déposé une demande de prestations de l’assurance-invalidité le 13.05.2019. Depuis le 01.11.2019, elle travaille à 50% (de son taux d’activité de 80%).

L’office AI a recueilli l’avis des médecins-traitants puis soumis le dossier à son Service médical régional (SMR). Il a ensuite réalisé le 05.08.2020 une évaluation économique sur le ménage (rapport du 12.08.2020, complété le 20.05.2021). Par décisions des 16.06.2021 et 06.07.2021, l’office AI a, en application de la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité, alloué à l’assurée une demi-rente de l’assurance-invalidité à compter du 01.11.2019.

 

Procédure cantonale (arrêt AI 275/21 – 94/2022 – consultable ici)

Par jugement du 22.03.2022, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 4.1
L’assurée reproche tout d’abord à la juridiction cantonale d’avoir retenu qu’elle aurait exercé – sans atteinte à la santé – une activité lucrative à 80% et consacré le 20% de temps restant à ses tâches ménagères. Elle soutient que la juridiction cantonale a arbitrairement omis de prendre en considération le fait qu’elle avait été contrainte de réduire son taux d’activité à 80% lors de la naissance de son fils. Or, selon l’expérience générale de la vie, elle aurait exercé une activité à plein temps dès le seizième anniversaire de celui-ci.

Consid. 4.3
En l’espèce, l’assurée ne conteste nullement avoir indiqué les 18.06.2019 et 05.08.2020 qu’elle aurait travaillé – sans atteinte à la santé – à temps partiel (80%) pour des raisons financières et par intérêt personnel. En se limitant à indiquer que la juridiction cantonale a omis de constater qu’elle avait réduit son taux d’activité à la naissance de son fils, elle n’établit en outre pas en quoi il serait arbitraire de se fonder sur ses déclarations initiales pour retenir qu’elle aurait maintenu son taux d’activité de 80% au-delà du seizième anniversaire de celui-ci, afin de conserver un équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie privée. En présence de deux versions différentes et contradictoires d’un fait, la juridiction cantonale ne tombe en particulier pas dans l’arbitraire en accordant la préférence à celle que la personne assurée a donnée alors qu’elle en ignorait les conséquences juridiques, les explications nouvelles pouvant être consciemment ou non le fruit de réflexions ultérieures (ATF 121 V 45 consid. 2a; arrêt 9C_926/2015 du 17 octobre 2016 consid. 4.2.4). En d’autres termes, en se bornant à opposer « l’expérience générale de la vie » à l’appréciation des preuves concrètes opérée par la juridiction cantonale, l’assurée n’établit pas l’arbitraire de l’appréciation des premiers juges. Mal fondé, le grief doit être rejeté.

 

Consid. 5.1
Invoquant une violation des art. 8 et 9 Cst., l’assurée demande ensuite la modification de la jurisprudence consacrée à l’obligation de diminuer le dommage en ce sens qu’il soit fait abstraction de l’aide apportée par les proches de la personne assurée dans le calcul du degré d’invalidité pour la part consacrée aux activités ménagères. De par son statut d’étudiant au gymnase, elle fait valoir tout d’abord que son fils se trouve dans une situation chronophage, où les cours et la préparation des évaluations et examens exigent un investissement temporel conséquent. Elle soutient ensuite que l’art. 7 LAI, qui prévoit que l’assuré doit entreprendre tout ce qui peut être raisonnablement exigé de lui pour réduire la durée et l’étendue de l’incapacité de travail (art. 6 LPGA) et pour empêcher la survenance d’une invalidité (art. 8 LPGA), n’impose aucune obligation à d’autres personnes que la personne assurée, fussent-elles des proches vivant sous le même toit. Faute de base légale dans la LAI ou dans la LPGA, et compte tenu des critiques de la doctrine, il serait ainsi insoutenable d’imputer au degré d’invalidité de la personne assurée la potentielle aide des proches de celle-ci, de même que d’imposer une quelconque obligation de réduire un dommage à des proches qui n’en sont pas responsables. L’assurée affirme enfin que les femmes qui feraient le « choix de vivre en famille » seraient indirectement discriminées par l’obligation de diminuer le dommage à l’égard des tiers, car elles seraient majoritairement actives dans le domaine des tâches ménagères et subiraient des degrés d’invalidité plus faibles en raison de la prise en compte des prestations accrues de leurs proches.

Consid. 5.2
Un changement de jurisprudence ne se justifie, en principe, que lorsque la nouvelle solution procède d’une meilleure compréhension de la ratio legis, repose sur des circonstances de fait modifiées ou répond à l’évolution des conceptions juridiques; sinon, la pratique en cours doit être maintenue. Un changement doit par conséquent reposer sur des motifs sérieux et objectifs qui, dans l’intérêt de la sécurité du droit, doivent être d’autant plus importants que la pratique considérée comme erronée, ou désormais inadaptée aux circonstances, est ancienne (ATF 148 V 174 consid. 7 et les références).

Consid. 5.3
En l’espèce, quoi qu’en dise l’assurée, il n’y a pas de motif de revenir sur le principe de l’obligation de diminuer le dommage tel que dégagé par la jurisprudence du Tribunal fédéral.

Consid. 5.3.1
Dans l’assurance-invalidité, ainsi que dans les autres assurances sociales, on applique de manière générale le principe selon lequel un assuré doit, avant de requérir des prestations, entreprendre de son propre chef tout ce qu’on peut raisonnablement attendre d’une personne raisonnable dans la même situation, pour atténuer le mieux possible les conséquences de son invalidité (ATF 141 V 642 consid. 4.3.2; 140 V 267 consid. 5.2.1; 133 V 504 consid. 4.2). Dans le cas d’une personne rencontrant des difficultés à accomplir ses travaux ménagers à cause de son handicap, le principe évoqué se concrétise notamment par l’obligation d’organiser son travail et de solliciter l’aide des membres de la famille dans une mesure convenable. Un empêchement dû à l’invalidité ne peut être admis chez les personnes qui consacrent leur temps aux activités ménagères que dans la mesure où les tâches qui ne peuvent plus être accomplies sont exécutées par des tiers contre rémunération ou par des proches qui encourent de ce fait une perte de gain démontrée ou subissent une charge excessive. L’aide apportée par les membres de la famille à prendre en considération dans l’évaluation de l’invalidité de l’assuré au foyer va plus loin que celle à laquelle on peut s’attendre sans atteinte à la santé. Il s’agit en particulier de se demander comment se comporterait une cellule familiale raisonnable si elle ne pouvait pas s’attendre à recevoir des prestations d’assurance (ATF 133 V 504 consid. 4.2 et les références). La jurisprudence ne pose pas de grandeur limite au-delà de laquelle l’aide des membres de la famille ne serait plus possible (arrêts 8C_748/2019 du 7 janvier 2020 consid. 6.6; 9C_716/2012 du 11 avril 2013 consid. 4.4). L’aide exigible de tiers ne doit cependant pas devenir excessive ou disproportionnée (ATF 141 V 642 consid. 4.3.2; cf. arrêt 9C_410/2009 du 1 er avril 2010 consid. 5.5, in SVR 2011 IV n° 11 p. 29).

Consid. 5.3.2
A l’inverse de ce que semble tout d’abord croire l’assurée, la jurisprudence ne répercute pas sur un membre de sa famille l’accomplissement de certaines activités ménagères, avec la conséquence qu’il faudrait se demander pour chaque empêchement si cette personne entre effectivement en ligne de compte pour l’exécuter en remplacement (ATF 141 V 642 consid. 4.3.2; 133 V 504 consid. 4.2; arrêts 8C_748/2019 du 7 janvier 2020 consid. 6.6; 8C_225/2014 du 21 novembre 2014 consid. 8.3.1; I 681/02 du 11 août 2003 consid. 4.4). Au contraire, la possibilité pour la personne assurée d’obtenir concrètement de l’aide de la part d’un tiers n’est pas décisive dans le cadre de l’évaluation de son obligation de réduire le dommage (arrêt 8C_879/2012 du 17 janvier 2013 consid. 4.2; cf. ATF 133 V 504 consid. 4.2; cf. aussi Circulaire de l’OFAS sur l’invalidité et les rentes dans l’assurance-invalidité [CIRAI] du 1er janvier 2022, ch. 3612 et 3614).

Ce qui est déterminant, c’est le point de savoir comment se comporterait une cellule familiale raisonnable, soumise à la même réalité sociale, si elle ne pouvait pas s’attendre à recevoir des prestations d’assurance (THOMAS ACKERMANN, Gedanken zu Mitwirkungspflicht, Schadenminderungspflicht und Untersuchungsgrundsatz, JaSo 2022 101 ss, p. 112 s.). Dans le cadre de son obligation de réduire le dommage (art. 7 al. 1 LAI), la personne qui requiert des prestations de l’assurance-invalidité doit par conséquent se laisser opposer le fait que des tiers – par exemple son conjoint (art. 159 al. 2 et 3 CC) ou ses enfants (art. 272 CC) – sont censés remplir les devoirs qui leur incombent en vertu du droit de la famille (MARCO REICHMUTH, Wie weit geht die Schadenminderungspflicht? Mit Blick auf die Rechtsprechung zur 1. Säule, Sozialversicherungsrechtstagung 2019, 2020, p. 112).

Consid. 5.3.3
Le Tribunal fédéral a en outre confirmé sa jurisprudence de manière constante (ATF 141 V 642 consid. 4.3.2; 140 V 267 consid. 5.2.1; 133 V 504 consid. 4.2). Il a donc examiné si une modification de la jurisprudence s’imposait pour conclure, à l’issue de son analyse, que tel n’était pas le cas (ATF 133 V 504 consid. 4.2 et les références). La jurisprudence continue certes de susciter des critiques d’une partie de la doctrine (parmi d’autres, voir HARDY LANDOLT, Sozialversicherungsrechtliche Schadenminderungspflicht von Angehörigen, JaSo 2021, ch. 2.1.2 p. 122; JEAN-LOUIS DUC, De l’obligation des assurés non-actifs de diminuer le dommage dans l’assurance-invalidité, PJA 2014, p. 1035). Les auteurs cités par l’assurée n’apportent cependant aucun élément nouveau qui n’aurait pas déjà été discuté et écarté par le Tribunal fédéral. De même, mise à part son désaccord avec la jurisprudence, l’assurée ne met pas en évidence de motifs sérieux et objectifs qui, dans l’intérêt de la sécurité du droit, imposeraient de procéder à un changement de jurisprudence. Singulièrement, elle n’établit nullement que l’obligation de réduire le dommage, en tant que principe général ancré à l’art. 7 al. 1 LAI, entraînerait une discrimination directe ou indirecte des femmes s’occupant de leur ménage. Elle omet en particulier le fait que la jurisprudence exige des organes de l’assurance-invalidité que ce principe ne soit pas appliqué de manière trop stricte, voire excessive ou disproportionnée (ATF 141 V 642 consid. 4.3.2; BRUNNER/VOLLENWEIDER, in Commentaire bâlois, Allgemeiner Teil des Sozialversicherungsrechts, 2020, n° 65 ad art. 21 LPGA; BÉATRICE DESPLAND, L’obligation de diminuer le dommage en cas d’atteinte à la santé, 2012, p. 102 ch. 3.2.2.2).

Consid. 5.4
Dans le cas présent, quoi qu’en dise l’assurée, la juridiction cantonale n’a pas attribué les tâches effectuées par sa mère à la charge de son fils, mais considéré que ce dernier – âgé de plus de seize ans et qui vit sous le même toit – pouvait apporter une contribution raisonnable aux tâches ménagères. Par ailleurs, sans minimiser la charge de travail d’un enfant en formation, on rappellera que selon l’Enquête suisse sur la population active (ESPA), effectuée périodiquement par l’Office fédéral de la statistique, un adolescent en formation de l’âge du fils de l’assurée consacre en moyenne 12.4 heures par semaine au travail domestique et familial (table T 03.06.02.01, Population résidante permanente âgée de 15 ans et plus, pour l’année 2020). On ne saisit dès lors pas, à la lecture du recours, en quoi il serait insoutenable de considérer que, dans le cadre d’une cellule familiale raisonnable, le fils d’une personne atteinte dans sa santé ferait son propre lit et aiderait notamment à acheminer les déchets au point de collecte une fois par semaine et à nettoyer les vitres, ainsi qu’à étendre, à ramasser « si nécessaire » les « grosses pièces » de linge et à plier une partie du linge. Les considérations des premiers juges ne prêtent pas le flanc à la critique. Le grief doit être rejeté.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

Arrêt 9C_248/2022 consultable ici

 

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