9C_209/2022 (f) du 20.01.2023 – Survenance de l’incapacité de travail en lien avec un trouble affectif bipolaire – Rupture de la connexité temporelle – Troubles bipolaires similaires aux maladies évoluant par poussées – 23 let. a LPP

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_209/2022 (f) du 20.01.2023

 

Consultable ici

 

Survenance de l’incapacité de travail en lien avec un trouble affectif bipolaire – Lien de connexité matérielle et temporelle / 23 let. a LPP

Rupture de la connexité temporelle – Troubles bipolaires similaires aux maladies évoluant par poussées

 

Assuré, né en 1984, ressortissant français domicilié en France, a travaillé du 01.05.2013 au 31.08. 2014 pour le compte de B.__ SA en qualité de technicien de maintenance. Il a subi un arrêt de travail du 12.05.2014 au 26.05.2014, puis du 02.06.2014 au 11.06.2014. Le 12.06.2014, l’employeur a résilié les rapports de travail avec effet au 31.08.2014.

L’assuré a ensuite notamment bénéficié d’indemnités journalières de la Caisse primaire d’assurance-maladie de Haute-Savoie (CPAM) et d’allocations chômage d’aide au retour à l’emploi (ARE) de l’assurance-chômage française de manière intermittente entre 2014 et 2018. A la suite d’une demande de prestations déposée en avril 2019, l’Office de l’assurance-invalidité pour les assurés résidant à l’étranger a, par décision du 31.01.2020, reconnu le droit de l’assuré à une rente entière dès le 01.10.2019.

De son côté, l’institution de prévoyance a informé l’assuré qu’elle refusait de lui allouer une rente d’invalidité de la prévoyance professionnelle, parce que les périodes de chômage avaient rompu la connexité temporelle « avec le cas d’incapacité de travail survenu le 01.01.2014 ».

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/221/2022 – consultable ici)

Le 11.11.2020, l’assuré a ouvert action contre l’institution de prévoyance.

La juridiction cantonale a admis l’existence d’un lien de connexité matérielle entre l’incapacité de travail liée à un trouble affectif bipolaire survenue dès mai 2014, soit pendant l’affiliation de l’assuré à l’institution de prévoyance, et l’invalidité ayant ouvert le droit de l’assuré à une rente AI dès octobre 2019. Les juges cantonaux ont ensuite constaté que l’assuré avait bénéficié de 513 jours d’allocations de chômage entre le 19.04.2016 et le 26.11.2017, soit pendant environ une période de 19 mois, laquelle avait été entrecoupée par de brefs arrêts de travail totalisant 19 jours à la fin de l’année 2016, puis par deux hospitalisations dans le courant de l’année 2017. Nonobstant ces brefs arrêts de travail, l’assuré avait été jugé apte au placement par les organes français de l’assurance-chômage et n’avait pas été hospitalisé entre novembre 2015 et juin 2017. En conséquence, pour la juridiction cantonale, la période pendant laquelle l’assuré avait reçu des allocations de chômage avait été suffisamment longue pour considérer que le lien de connexité temporelle entre l’incapacité de travail déterminante et l’invalidité subséquente avait était rompu.

Par jugement du 10.03.2022, rejet de la demande par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 6.1
Il convient de relever d’emblée que ce n’est pas seulement l’intervalle du 19.04.2016 au 26.11.2017 qui est déterminant pour examiner la condition de la connexité temporelle, mais bien la période courant d’avril 2014 à mai 2019. Celle-ci correspond en effet à la période entre l’incapacité de travail (de plus de 20% [cf. ATF 144 V 58 consid. 4.4]) survenue pendant l’affiliation de l’assuré à l’institution de prévoyance et celle ayant ouvert le droit à une rente de l’assurance-invalidité suisse.

Consid. 6.2
La connexité temporelle entre l’incapacité de travail survenue durant le rapport de prévoyance et l’invalidité ultérieure est interrompue lorsque la personne concernée dispose d’une capacité de travail de plus de 80% dans une activité adaptée pendant plus de trois mois et que celle-ci lui permet de réaliser un revenu excluant le droit à une rente (ATF 144 V 58 consid. 4.4 et les références). Toutefois, cette durée de trois mois doit être relativisée lorsque l’activité en question doit être considérée comme une tentative de réinsertion, en particulier lorsque l’invalidité résulte d’une maladie évoluant par poussées, telle que la sclérose en plaque ou la schizophrénie. Lorsque les tableaux cliniques sont caractérisés par des symptômes évoluant par vagues, avec une alternance des périodes d’exacerbation et de rémission, même une phase plus longue pendant laquelle la personne assurée avait pu reprendre le travail n’implique pas forcément une amélioration durable de l’état de santé et de la capacité de travail si chaque augmentation de la charge professionnelle entraîne après quelque temps, en règle générale, une recrudescence des symptômes conduisant à une nouvelle incapacité de travail notable. La jurisprudence essaie d’en tenir compte en accordant une signification particulière aux circonstances de chaque cas d’espèce (arrêt 9C_333/2020 du 23 février 2021 consid. 5.2 et les références). En cas de troubles bipolaires – comme en l’occurrence -, qui présentent une certaine similarité avec les maladies évoluant par poussées, on peut s’inspirer de ces principes (arrêts 9C_142/2016 du 9 novembre 2016 consid. 7.2 et 7.3.3 et les références; 9C_61/2014 du 23 juillet 2014 consid. 5.3.1).

Consid. 6.3
En premier lieu, on constate que la période pendant laquelle l’assuré a travaillé et a été mis au bénéfice d’indemnités de l’assurance-chômage française a été précédée et suivie d’incapacités totales de travail. Il a de ce fait perçu des indemnités journalières de l’assurance-maladie qui concernaient «un arrêt de travail en rapport à une affection de longue durée» du 16.11.2014 au 20.04.2016, puis du 30.11.2017 au 30.11.2018.

En deuxième lieu, il apparaît que même durant la période de perception de prestations de chômage d’avril 2016 à novembre 2017, l’assuré n’a pas récupéré durablement une capacité de travail d’au moins 80% (cf. ATF 144 V 58). En effet, lorsque celui-ci a travaillé du 28.09.2016 au 30.12.2016, il a présenté des incapacités totales de travail ayant donné lieu au versement d’indemnités journalières pour cause de maladie du 23.11.2016 au 27.11.2016, puis du 06.12.2016 au 19.12.2016. Pour cette période, le médecin-traitant et la psychiatre-traitante ont notamment indiqué qu’il présentait à nouveau des troubles du sommeil, ne dormait plus qu’une à deux heures par nuit en raison du travail, était angoissé, présentait des insomnies et « rechutait » dès qu’il travaillait. Si ces indications sont effectivement succinctes, comme le relève la juridiction cantonale, elles mettent cependant en évidence que l’assuré n’avait pas récupéré une capacité de travail déterminante pendant la période de chômage, puisque la reprise concrète d’une activité lucrative a mené à une nouvelle déstabilisation de son état de santé et à une recrudescence des symptômes psychiques avec des arrêts de travail. Les constatations en temps réel («echtzeitlich») du médecin traitant se recoupent avec ses conclusions du 24.03.2020, selon lesquelles malgré le fait que l’assuré a «basculé» du régime de l’assurance-maladie dans celui de l’assurance-chômage, la seule tentative de reprise de travail s’était soldée par un échec. Aussi, la reprise du travail pendant une brève période en 2016 doit être tout au plus qualifiée de tentative de réinsertion, sans que l’assuré n’ait réussi à réintégrer durablement la vie professionnelle.

Dans le même sens, le médecin examinateur auprès du service médical de l’Assurance-maladie française a conclu que la composante hypomaniaque du trouble bipolaire de l’assuré – bien qu’elle semblât émerger de temps en temps lors des séjours hospitaliers effectués – avait évolué depuis le début de ses difficultés médicales (en 2014) vers la «chronicisation» des troubles thymiques, formant un noyau symptomatique durable; pour ce praticien, un tableau clinique de dépression sévère persistait sur une période de cinq ans malgré les nombreuses tentatives thérapeutiques (rapport du 04.04.2019). Dans ces circonstances, il n’apparaît pas que la maladie psychique de l’assuré ait connu de rémission lui ayant permis de recouvrer une capacité de travail (de plus de 80% entre avril 2014 à mai 2019), et ce nonobstant l’absence d’hospitalisation durant la période mentionnée par les juges cantonaux.

Consid. 6.4
Il suit de ce qui précède que la cour cantonale a violé l’art. 23 LPP en retenant une rupture de la connexité temporelle entre l’incapacité de travail survenue à l’époque où l’intéressé était affilié auprès de l’institution de prévoyance et son invalidité ultérieure. L’assuré a droit à une rente de la prévoyance professionnelle de la part de l’institution de prévoyance.

 

Le TF admet le recours de l’assuré, annule le jugement cantonal et renvoie la cause à la juridiction cantonale pour qu’elle statue à nouveau dans le sens des considérants.

 

Arrêt 9C_209/2022 consultable ici

 

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