6B_415/2018 (f) du 20.09.2018 – Tentative de contrainte – 181 CP / Dépôt d’une plainte pénale lors des négociations extrajudiciaires pour faire pression n’est pas forcément abusive

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_415/2018 (f) du 20.09.2018

 

Consultable ici

 

Tentative de contrainte – 181 CP

Dépôt d’une plainte pénale lors des négociations extrajudiciaires pour faire pression n’est pas forcément abusive

 

La société B.__ SA est une entreprise de location de voitures dont X.__ est l’un des administrateurs disposant de la signature individuelle. A.__ était, pour sa part, jusqu’au 31.01.2015 l’un des employés de la société.

Le 11.03.2015, l’employé a mis son ancien employeur en demeure de se déterminer sur ses prétentions en paiement d’un montant de 82’276 fr. correspondant à la rémunération d’heures supplémentaires et à une indemnité pour licenciement abusif. Par courrier du 21.04.2015, le conseil de B.__ SA, sur instructions de X.__, a opposé une fin de non-recevoir aux prétentions de son employé, ajoutant que l’employé avait, au cours de son emploi, accepté qu’un soir, des jeunes habitants de son quartier tournent un clip musical (et diffusé sur YouTube) dans le garage de son employeur, où étaient stationnés les véhicules de luxe de l’entreprise. Le conseil de B.__ SA a précisé que sa mandante était prête à ne pas déposer plainte si A.__ renonçait à toutes autres prétentions.

Le 24.06.2015, B.__ SA, sous la signature de X.__, a déposé une plainte pénale pour violation de domicile et vol d’usage, visant A.__ et d’autres comparses apparaissant dans le clip musical. Cette plainte a fait l’objet d’une ordonnance de non-entrée en matière rendue par le Ministère public de la République et canton de Genève, qui a retenu, en ce qui concernait A.__, que l’infraction de violation de domicile n’était pas réalisée tandis que celle de vol d’usage l’était, mais que sa culpabilité et les conséquences de ses actes avaient été manifestement peu importantes au sens de l’art. 52 CP. B.__ SA a vainement contesté l’ordonnance de non-entrée en matière à la Chambre pénale des recours, puis au Tribunal fédéral (cf. arrêt 6B_940/2016 du 06.07.2017).

Le 16.11.2015, l’employé a déposé plainte contre X.__ du chef de tentative de contrainte.

X.__ a été condamné pour contrainte à une peine pécuniaire de 60 jours-amende à 150 fr. le jour, avec sursis pendant 3 ans (jugement du Tribunal de police de la République et canton de Genève du 06.09.2017). Sur appel, X.__ a été condamné pour tentative de contrainte à une peine pécuniaire de 45 jours-amende à 150 fr. le jour, avec sursis pendant 2 ans (arrêt de la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice de la République et canton de Genève du 22.02.2018). La cour cantonale a estimé que X.__ avait menacé A.__ du dépôt d’une plainte pénale à son encontre ainsi que contre des connaissances, afin d’obtenir de lui un avantage indu consistant en la renonciation à faire valoir contre son ancien employeur les prétentions découlant du droit du travail que celui-ci articulait.

 

TF

Se rend coupable de contrainte selon l’art. 181 CP celui qui, en usant de violence envers une personne ou en la menaçant d’un dommage sérieux, ou en l’entravant de quelque autre manière dans sa liberté d’action, l’aura obligée à faire, à ne pas faire ou à laisser faire un acte.

Alors que la violence consiste dans l’emploi d’une force physique d’une certaine intensité à l’encontre de la victime (ATF 101 IV 42 consid. 3a), la menace est un moyen de pression psychologique consistant à annoncer un dommage futur dont la réalisation est présentée comme dépendante de la volonté de l’auteur, sans toutefois qu’il soit nécessaire que cette dépendance soit effective (ATF 117 IV 445 consid. 2b; 106 IV 125 consid. 2a) ni que l’auteur ait réellement la volonté de réaliser sa menace (ATF 105 IV 120 consid. 2a). La loi exige un dommage sérieux, c’est-à-dire que la perspective de l’inconvénient présenté comme dépendant de la volonté de l’auteur soit propre à entraver le destinataire dans sa liberté de décision ou d’action (ATF 120 IV 17 consid. 2a/aa p. 19). La question doit être tranchée en fonction de critères objectifs, en se plaçant du point de vue d’une personne de sensibilité moyenne (ATF 122 IV 322 consid. 1a p. 325; 120 IV 17 consid. 2a/aa p. 19).

Il peut également y avoir contrainte lorsque l’auteur entrave sa victime « de quelque autre manière » dans sa liberté d’action. Cette formule générale doit être interprétée de manière restrictive. N’importe quelle pression de peu d’importance ne suffit pas. Il faut que le moyen de contrainte utilisé soit, comme pour la violence ou la menace d’un dommage sérieux, propre à impressionner une personne de sensibilité moyenne et à l’entraver d’une manière substantielle dans sa liberté de décision ou d’action. Il s’agit donc de moyens de contrainte qui, par leur intensité et leur effet, sont analogues à ceux qui sont cités expressément par la loi (ATF 141 IV 437 consid. 3.2.1 p. 440 s.; ATF 137 IV 326 consid. 3.3.1 p. 328).

Selon la jurisprudence, la contrainte n’est contraire au droit que si elle est illicite (ATF 120 IV 17 consid. 2a p. 19 et les arrêts cités), soit parce que le moyen utilisé ou le but poursuivi est illicite, soit parce que le moyen est disproportionné pour atteindre le but visé, soit encore parce qu’un moyen conforme au droit utilisé pour atteindre un but légitime constitue, au vu des circonstances, un moyen de pression abusif ou contraire aux mœurs (ATF 141 IV 437 consid. 3.2.1 p. 440; ATF 137 IV 326 consid. 3.3.1 p. 328; 120 IV 17 consid. 2a/bb p. 20). Ainsi, menacer d’une plainte pénale pour une infraction que rien ne permet sérieusement de soupçonner est un moyen en soi inadmissible (ATF 120 IV 17 consid. 2a/bb p. 20 s.). En revanche, réclamer le paiement d’une créance ou menacer de déposer une plainte pénale (lorsque l’on est victime d’une infraction) constituent en principe des actes licites; ils ne le sont plus lorsque le moyen utilisé n’est pas dans un rapport raisonnable avec le but visé et constitue un moyen de pression abusif, notamment lorsque l’objet de la plainte pénale est sans rapport avec la prestation demandée ou si la menace doit permettre d’obtenir un avantage indu (arrêt 6B_124/2017 du 27 octobre 2017 consid. 2.1; ATF 120 IV 17 consid. 2a/bb p. 20 et les arrêts cités; au sujet de la contrainte susceptible d’être réalisée par un commandement de payer, cf. arrêts 6B_1188/2017 du 5 juin 2018 consid. 3.1; 6B_153/2017 du 28 novembre 2017 consid. 3.1).

Sur le plan subjectif, il faut que l’auteur ait agi intentionnellement, c’est-à-dire qu’il ait voulu contraindre la victime à adopter le comportement visé en étant conscient de l’illicéité de son comportement; le dol éventuel suffit (ATF 120 IV 17 consid. 2c p. 22).

Lorsque la victime ne se laisse pas intimider et n’adopte pas le comportement voulu par l’auteur, ce dernier est punissable de tentative de contrainte (art. 22 al. 1 CP; ATF 129 IV 262 consid. 2.7 p. 270; ATF 106 IV 125 consid. 2b p. 12).

 

Selon le TF, X.__ avait des raisons légitimes de tenir A.__ pour responsable du tournage non autorisé d’un clip musical dans les locaux de l’entreprise et de l’utilisation, à cette occasion, de véhicules de luxe appartenant à la société. Il n’était ainsi pas exclu que la plainte envisagée aboutisse à une condamnation pénale de A.__, ni que la société puisse faire valoir des prétentions civiles dans le cadre de cette procédure pénale. Dans ce contexte, l’évocation de la possibilité du dépôt d’une plainte pénale traduit une démarche licite. Peu importe à cet égard que le ministère public ait estimé par la suite qu’il ne se justifiait pas d’entrer en matière sur la plainte au motif que les conséquences des actes de A.__ étaient finalement peu importantes et qu’elles justifiaient, au regard de l’art. 52 CP, une renonciation à le poursuivre.

Il n’apparaît pas qu’en tentant, dans le cadre de pourparlers, d’éviter à sa société les tracas d’une procédure judiciaire, X.__ a pour autant cherché à obtenir un avantage indu. En effet, le courrier litigieux a été adressé par l’avocat de B.__ SA à celui de l’ancien employé après que le second avait invité le premier à se déterminer sur les prétentions de l’intimé tendant au paiement de 1710 heures supplémentaires et d’une indemnité pour licenciement abusif. L’évocation d’une possible plainte pénale intervenait ainsi dans un contexte de négociations extrajudiciaires, lors desquelles habituellement les parties à un litige exposent leurs prétentions et tentent de dissuader l’autre à faire valoir les siennes, au besoin en subordonnant l’introduction ou la poursuite d’une action judiciaire au renoncement de l’autre partie. Les protagonistes étant représentés par des mandataires professionnels, ils étaient en mesure d’évaluer les risques inhérents aux démarches judiciaires évoquées par chacun d’eux. Ils ne pouvaient notamment pas ignorer qu’il demeurait loisible à A.__ de faire valoir les prétentions découlant de son contrat de travail même si une procédure pénale devait par la suite être introduite à son encontre.

On ne saurait retenir que l’objet de la plainte annoncée dans le courrier litigieux était sans rapport avec les prétentions de A.__. L’infraction reprochée à l’ancien employé avait en effet été commise sur son lieu de travail et aurait donc éventuellement pu justifier son licenciement pour justes motifs.

Il s’ensuit qu’en l’espèce, la menace de déposer une plainte pénale contenue dans le courrier du 21.04.2015 ne constitue pas un moyen de pression abusif et reste dans un rapport raisonnable avec le but visé, de sorte qu’elle n’apparaît pas non plus illicite sous cet angle.

 

Le TF admet le recours de X.__, annule l’arrêt cantonal et renvoie la cause à l’autorité cantonale pour nouvelle décision.

 

 

Arrêt 6B_415/2018 consultable ici

 

 

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.