4A_122/2016 (f) du 04.07.2016 – Perte de soutien – 45 al. 3 CO / Défunt français – survivants français résidant en France – LDIP / Revenu hypothétique d’un lésé à la recherche d’un emploi d’agent commercial

Arrêt du Tribunal fédéral 4A_122/2016 (f) du 04.07.2016

 

Consultable ici : http://bit.ly/2cHDPK5

 

Perte de soutien / 45 CO

Défunt français – survivants français résidant en France / LDIP

Revenu hypothétique d’un lésé à la recherche d’un emploi d’agent commercial

 

Le 26.02.2007, M.__ circulait en automobile sur le quai de Cologny entre Genève et Vésenaz. Il s’est déporté sur la partie gauche de la chaussée et il y a percuté la voiture de K.__, lequel approchait en sens inverse. L’accident a causé le décès de ce conducteur-ci.

L’assureur responsabilité civile de M.__ a versé 120’000 fr. aux survivants du défunt, soit à son épouse, à ses deux enfants, et à ses père et mère, tous français résidant en France.

Le défunt, né en 1968, a obtenu deux diplômes dans le domaine des assurances et a travaillé dès 1992 au service de la compagnie des Assurances U.__ à Thonon-les-Bains. Le 01.10.2002, succédant à son père, il est devenu agent général de la compagnie à Thonon-les-Bains. De cette activité, il a retiré des revenus de 128’572, 131’169 et 62’158 euros pendant les années 2003, 2004 et 2005. Il fut contraint de démissionner à la fin de cette dernière année parce qu’une inspection comptable avait révélé que son agence était débitrice d’un montant important envers la compagnie d’assurances et que les charges sociales n’étaient acquittées qu’avec retard. La compagnie l’a réengagé en qualité de collaborateur à Thonon-les-Bains dès le 01.01.2006; son salaire mensuel brut était fixé à 3’250 euros. Souffrant de dépression, il a rapidement cessé de travailler et il a quitté son emploi. A l’époque de l’accident, il consommait encore des médicaments antidépresseurs. Il cherchait un emploi d’agent commercial. Il était en contact avec deux employeurs susceptibles de l’engager à moyen terme ; il avait refusé un poste qu’il jugeait excessivement éloigné du domicile familial.

Dès février 2006, des difficultés conjugales liées à sa situation professionnelle et à son état dépressif ont entraîné la séparation du couple. L’époux et père a quitté le domicile familial ; il y est retourné pour les fins de semaine. Depuis la séparation, il versait mensuellement entre 1’400 et 1’500 euros pour l’entretien de la famille.

 

TF

Les demandeurs sont tous français et résident en France; il est néanmoins incontesté que leurs prétentions sont soumises au droit suisse du lieu de l’accident, désigné par l’art. 134 de la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP) et l’art. 3 de la convention de La Haye du 4 mai 1971 sur la loi applicable en matière d’accidents de la circulation routière (RS 0.741.31).

En vertu de l’art. 45 al. 3 CO, les personnes privées de leur soutien par suite de la mort d’une autre personne ont droit à la réparation de cette perte.

Selon l’art. 42 al. 1 CO, la preuve du dommage incombe à la partie qui prétend à réparation. La constatation du dommage ressortit en principe au juge du fait; saisi d’un recours, le Tribunal fédéral n’intervient que si la juridiction cantonale a méconnu la notion juridique du dommage ou si elle a violé les principes juridiques à appliquer dans le calcul (ATF 128 III 22 consid. 2e p. 26; 126 III 388 consid. 8a p. 389; voir aussi ATF 132 III 359 consid. 4 p. 366).

Le montant hypothétique que le défunt aurait régulièrement consacré à l’entretien de ses survivants doit être estimé individuellement pour chacun d’eux, d’après leur situation au jour du décès, et capitalisé à cette date. La perte de soutien se calcule de manière exclusivement « abstraite » en ce sens qu’il n’est opéré aucune distinction entre le dommage que le décès a effectivement causé jusqu’au jugement, d’une part, et celui à prévoir après le jugement, d’autre part. Cette distinction est pratiquée dans l’application de l’art. 46 CO, en cas d’incapacité de travail consécutive à des lésions corporelles, parce que les risques de décès et d’invalidité du lésé ne grèvent que l’avenir (ATF 119 II 361 consid. 5b p. 366).

La perte de soutien dépend notamment du revenu hypothétique que le défunt se serait procuré sans l’accident ; il s’ensuit que ce revenu doit lui aussi être estimé. Les principes qui régissent l’estimation d’un revenu hypothétique ne sauraient différer selon que la victime de l’accident est décédée ou que, devenue invalide, elle est désormais incapable de travailler; la jurisprudence concernant l’incapacité de travail est donc transposable. Ainsi, le revenu hypothétique doit être autant que possible établi de manière concrète, sur la base du revenu effectivement obtenu avant l’accident (ATF 131 III 360 consid. 5.1 p. 363). La capitalisation au taux de 3½% compense correctement le renchérissement futur (ATF 125 III 312 consid. 5a p. 317 et consid. 7 p. 321) ; une progression future du revenu réel ne doit être prise en considération que si elle apparaît concrètement prévisible au regard de la profession de la victime et des circonstances particulières de son cas (ATF 132 III 321 consid. 3.7.2.1 et 3.7.2.2 p. 337; arrêt 4A_543/2015 du 14 mars 2016, consid. 6). Cela ne contredit d’ailleurs pas la jurisprudence plus ancienne (ATF 101 II 346 consid. 3b p. 351) relative à l’estimation du revenu hypothétique dans le cadre de l’art. 45 al. 3 CO. Contrairement aux considérants de la Cour de justice, il n’est donc pas question d’une estimation « abstraite » du revenu hypothétique.

K.__ était sans emploi et encore atteint dans sa santé. L’engagement le plus récemment obtenu, d’une compagnie d’assurances qui le connaissait depuis de nombreuses années et pouvait apprécier son potentiel, ne lui apportait qu’un salaire mensuel brut de 3’250 euros. Il n’a jamais travaillé au service d’un autre employeur. Il n’a que brièvement occupé la position d’agent général indépendant, comportant des responsabilités élevées, et il y a échoué. A l’époque de l’accident, en dépit de ses qualités et aptitudes dont plusieurs témoins ont fait état, il se trouvait dans la difficile situation de devoir recommencer une carrière, à l’âge de trente-huit ans et après un grave insuccès. Les autorités précédentes ont estimé un revenu hypothétique mensuel net de 6’500 euros – excédant le double du salaire le plus récemment obtenu – qui est dépourvu de toute relation raisonnable avec cette situation économique et professionnelle. L’assurance RC est ici fondée à dénoncer une application incorrecte de l’art. 45 al. 3 CO.

Compte tenu que le défunt se trouvait en recherche d’emploi, il faut apprécier en équité le salaire qu’il pouvait raisonnablement espérer dans un proche avenir. L’assurance RC propose 3’250 euros par mois ou 39’000 euros par année, montants nets de charge s sociales. Il n’est pas constaté et il n’y a pas lieu de présumer que le salaire mensuel brut de 3’250 euros fût exigible treize fois par année. Le revenu ainsi proposé par l’assurance RC équivaut au salaire le plus récemment obtenu ; il ne paraît en tous cas pas sous-estimé et il sera donc admis.

 

Le TF accepte le recours de l’assurance RC.

 

 

Arrêt 4A_122/2016 consultable ici : http://bit.ly/2cHDPK5

 

 

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