Arrêt du Tribunal fédéral 8C_414/2024 (f) du 11.03.2025
Surindemnisation – Indemnité journalière LAA et rente AI / 69 LPGA – 51 al. 3 OLAA
Gain dont l’assuré est présumé avoir été privé – Evolution vraisemblable du taux d’activité de la personne assurée
Assurée, née en 1970, exerçant deux activités professionnelles : un poste à 60% comme réceptionniste à l’Hôtel C.__ depuis mai 2008 et un engagement extra à 20% pour le service du brunch à l’Hôtel D.__ depuis mars 2009. Le 14.11.2010, elle a été victime d’un accident dans la cuisine de l’Hôtel D.__ (fracture de l’humérus gauche). L’assurance-accidents a versé des indemnités journalières pour les deux emplois jusqu’aux reprises partielles en juin 2012, puis janvier 2013 et septembre 2013, entrecoupées de nouvelles périodes d’incapacité (décembre 2015 à juin 2016).
Une enquête ménagère diligentée par l’office AI a conclu à un statut d’activité professionnelle initialement à 80% (et 20% ménagère), puis à 100% dès novembre 2012.
L’assurance-accidents a mis fin aux indemnités journalières en septembre 2016 pour l’Hôtel C.__ et octobre 2016 pour l’Hôtel D.__ par décision du 21 mars 2017. Elle a également refusé une rente d’invalidité et une IPAI, décision partiellement réformée par le tribunal cantonal le 1er novembre 2019, octroyant une IPAI de 3’150 fr.
L’office AI a alloué à l’assurée une rente entière d’invalidité du 01.03.2013 au 28.02.2014, une demi-rente du 01.03.2014 au 29.02.2016 et une rente entière du 01.03.2016 au 28.02.2017 (arrêt du tribunal cantonal du 14.06.2022).
Par décision du 15.04.2021, confirmée sur opposition le 25.01.2022, l’assurance-accidents a exigé de l’assurée le remboursement d’un montant de 22’320 fr., correspondant à sa surindemnisation du fait du versement d’indemnités journalières de l’assurance-accidents du 14.11.2010 au 31.08.2016 et d’une rente d’invalidité de l’assurance-invalidité du 01.03.2013 au 31.08.2016.
Procédure cantonale (arrêt AA 28/22 – 62/2024 [jugement non consultable sur le site du TC])
Par jugement du 06.06.2024, admission du recours par le tribunal cantonal et annulation de la décision sur opposition.
TF
Consid. 3.1
Selon l’art. 68 LPGA, sous réserve de surindemnisation, les indemnités journalières et les rentes de différentes assurances sociales sont cumulées. L’art. 69 al. 1 LPGA prévoit que le concours de prestations des différentes assurances sociales ne doit pas conduire à une surindemnisation de l’ayant droit (première phrase); ne sont prises en compte dans le calcul de la surindemnisation que des prestations de nature et de but identiques qui sont accordées à l’assuré en raison de l’événement dommageable (seconde phrase). L’art. 69 al. 2 LPGA précise qu’il y a surindemnisation dans la mesure où les prestations sociales légalement dues dépassent, du fait de la réalisation du risque, à la fois le gain dont l’assuré est présumé avoir été privé, les frais supplémentaires et les éventuelles diminutions de revenu subies par les proches. Aux termes de l’art. 69 al. 3 LPGA, les prestations en espèces sont réduites du montant de la surindemnisation (première phrase); sont exceptées de toute réduction les rentes de l’AVS et de l’AI, de même que les allocations pour impotents et les indemnités pour atteinte à l’intégrité (deuxième phrase); pour les prestations en capital, la valeur de la rente correspondante est prise en compte (troisième phrase).
En vertu de l’art. 51 al. 3 OLAA, le gain dont on peut présumer que l’assuré se trouve privé correspond à celui qu’il pourrait réaliser s’il n’avait pas subi de dommage (première phrase); le revenu effectivement réalisé est pris en compte (seconde phrase).
Consid. 3.2
Selon la jurisprudence, le « gain dont l’assuré est présumé avoir été privé » correspond au salaire hypothétique que l’assuré aurait réalisé sans invalidité, au moment où doit s’effectuer le calcul de surindemnisation. Il ne correspond pas forcément au gain effectivement obtenu avant la survenance de l’invalidité. En revanche, il existe une relation étroite entre le gain dont l’assuré est présumé avoir été privé et le revenu sans invalidité fixé sur la base de l’art. 16 LPGA. Dans les deux cas, il s’agit en effet du revenu hypothétique que la personne concernée aurait vraisemblablement obtenu sans atteinte à la santé. À cet égard, les circonstances concrètes et les chances réelles de l’assuré sur le marché du travail dont déterminantes. En partant du dernier salaire perçu avant l’atteinte à la santé, il convient de prendre en compte tous les changements ayant une incidence sur le revenu (renchérissement, augmentation réelle, progression de carrière, etc.) qui auraient vraisemblablement eu lieu en l’absence de l’invalidité (ATF 137 V 20 consid. 5.2.3.1; 126 V 468 consid. 4a; 125 V 163 consid. 3b; 122 V 151 consid. 3c; arrêt 8C_298/2020 du 2 novembre 2020 consid. 5.1; cf. aussi GHISLAINE FRÉSARD-FELLAY / JEAN-MAURICE FRÉSARD, in Commentaire romand, Loi sur la partie générale des assurances sociales, 2018, n° 37 et 38 ad art. 69 LPGA). S’il existe des éléments concrets permettant d’admettre qu’un assuré travaillant jusqu’alors à temps partiel aurait repris, en l’absence d’invalidité, une activité à plein temps, la limite de surindemnisation doit être adaptée en conséquence (ATF 142 V 75 consid. 6.3.1; arrêt 9C_554/2023 du 22 mai 2024 consid. 4.1).
Consid. 4 [résumé]
Les juges cantonaux ont relevé que les parties ne contestaient pas le caractère de prestations de nature et de but identiques des indemnités journalières de l’assurance-accidents et de la rente d’invalidité de l’assurance-invalidité, accordées en raison du même événement dommageable. Concernant le gain perdu, ils ont estimé, au degré de la vraisemblance prépondérante, que l’assurée aurait augmenté son taux d’activité à 100% dès novembre 2012 sans l’accident, compte tenu de sa situation financière (mari au chômage et nécessité de subvenir aux besoins familiaux). L’office AI et le tribunal cantonal avaient confirmé ce statut dans leurs décisions respectives. Selon la cour cantonale, il n’y avait pas de raison, dans le calcul de surindemnisation, de s’écarter de ce qui avait été retenu en matière d’assurance-invalidité au sujet de l’évolution vraisemblable du taux d’activité de l’assurée.
L’assurance-accidents n’a pas fourni d’arguments pour s’écarter de cette évaluation, se bornant à invoquer un arrêt du Tribunal fédéral (8C_512/2012 du 7 juin 2013), jugé non pertinent en l’espèce.
Les juges cantonaux ont calculé les gains présumés perdus en retenant un taux de 100% à l’Hôtel C.__ dès novembre 2012 : 62’159 fr. 56 pour la période du 17.11.2010 au 17.06.2012 et 196’911 fr. 53 pour celle du 28.01.2013 au 31.08.2016. Après déduction des revenus effectivement perçus en reprenant partiellement son travail pendant la période faisant l’objet du calcul de surindemnistation (46’789 fr. 59), le gain perdu total s’élève à 212’281 fr. 50 pour la période du 14.11.2010 au 31.08.2016, et à 150’121 fr. 94 pour celle du 28.01.2013 au 31.08.2016. Les prestations perçues par l’assurée (175’409 fr. pour la première période et 126’224 fr. pour la seconde) n’excèdent pas ces montants. Ainsi, aucune surindemnisation n’est constatée, que le calcul débute le 14.11.2010 ou le 28.01.2013.
Consid.5.2
Quoi qu’en dise l’assurance-accidents, les motifs avancés par la cour cantonale pour fixer le salaire hypothétique de l’assurée en tenant compte d’une activité à temps plein à compter de novembre 2012 sont convaincants. Même si l’assurance-accidents n’est pas liée par les décisions en matière d’assurance-invalidité, il y a selon la jurisprudence une relation étroite entre le gain dont l’assuré est présumé avoir été privé et le revenu sans invalidité fixé sur la base de l’art. 16 LPGA (cf. consid. 3.2 supra). Or, en assurance-invalidité, l’office AI puis le tribunal cantonal ont estimé que sans invalidité, l’assurée aurait travaillé à temps complet dès novembre 2012. En matière de surindemnisation, au vu des éléments au dossier – en particulier l’enquête ménagère diligentée par l’office AI en novembre 2013 -, les juges cantonaux pouvaient également retenir que sans invalidité, l’assurée aurait vraisemblablement augmenté son taux d’activité à 100% dès novembre 2012. Au moment de l’accident, celle-ci avait déjà augmenté son temps de travail global en mars 2009 en acceptant un poste à 20% pour l’Hôtel D.__, en sus de son emploi à 60% auprès de l’Hôtel C.__. En décembre 2011, elle a fait savoir à l’office AI que sans atteinte à la santé, elle travaillerait à un taux de 80%. Environ deux ans plus tard, elle a expliqué à l’enquêtrice ménagère que la situation financière difficile de son ménage l’aurait conduite, sans atteinte à la santé, à travailler à plein temps dès novembre 2012; elle précisait que son époux touchait des prestations de la caisse de chômage depuis une année et que sa fille était âgée de douze ans. Le rapport de l’enquêtrice détaille la situation financière du ménage et rien ne permet de douter de la réalité des revenus et charges qui y sont énumérés. Par ailleurs, les questions et détails liés au droit du mari de l’assurée à l’indemnité de chômage ne sont pas déterminants; dès l’instant où celui-ci était sans emploi, il est plausible que l’assurée aurait en toute circonstance cherché à augmenter encore plus son taux de travail si son état de santé l’avait permis. On ajoutera qu’en novembre 2012, l’âge de la fille du couple était davantage conciliable avec un emploi à temps complet de l’assurée que quelques années auparavant, indépendamment de l’activité de son époux.
Comme relevé par l’autorité précédente, l’arrêt 8C_512/2012 cité par l’assurance-accidents ne lui est d’aucun secours. Comme exposé par la cour cantonale, ce jugement précise que seules les pertes de revenus causées par l’accident indemnisé doivent être prises en compte pour déterminer le gain dont l’assuré est présumé avoir été privé, sans pour autant remettre en cause la jurisprudence relative au calcul de ce gain (cf. consid. 3.2 supra), à laquelle l’assurance-accidents fait d’ailleurs elle-même référence. Les griefs de l’assurance-accidents s’avèrent ainsi mal fondés.
Pour le reste, l’assurance-accidents ne critique pas les calculs opérés par les juges cantonaux, qui leur ont permis de conclure à l’absence d’une surindemnisation de l’assurée, quelle que soit la période de calcul considérée (à savoir celle du 14.11.2010 au 31.08.2016 ou celle du 28.01.2013 au 31.08.2016). Le point – évoqué dans le recours – de savoir laquelle de ces périodes est déterminante peut donc rester indécis.
Le TF rejette le recours de l’assurance-accidents.
Arrêt 8C_414/2024 consultable ici