9C_493/2022 (f) du 28.09.2023 – Prestations complémentaires – Dessaisissement de fortune et capacité de discernement – Diminution de patrimoine causée par une infraction pénale

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_493/2022 (f) du 28.09.2023

 

Consultable ici

 

Prestations complémentaires – Condition de la fortune / 9a LPC – 11a LPC

Notion de dessaisissement de fortune (17b OPC-AVS/AI) et capacité de discernement (16 CC) – Prêt sans condition de CHF 585’000

Acte déraisonnable indice d’un défaut de discernement

Diminution de patrimoine causée par une infraction pénale

 

Par ordonnance du 06.07.2021, le Tribunal de protection de l’adulte et de l’enfant (ci-après: le TPAE) a institué une curatelle de représentation et de gestion en faveur de l’assurée, née en 1941, et désigné Maître X.__ aux fonctions de curateur.

Le 13.10.2021, l’assurée a déposé une demande de prestations complémentaires à sa rente de l’assurance-vieillesse et survivants, par l’intermédiaire de son curateur. Dans le courrier accompagnant la demande, le curateur indiquait que la santé psychique de la prénommée était très inquiétante et qu’une admission dans un lieu de vie sécurisé était urgente; il y précisait également que l’assurée avait prêté, sans aucune garantie, la quasi-totalité de son disponible financier à B.__, domiciliée en Espagne, et qu’il ignorait si les prêts seraient remboursés. Par décision, confirmée sur opposition, le Service des prestations complémentaires (ci-après: le SPC) a rejeté la demande. En bref, il a considéré que la fortune nette de l’assurée était évaluée à 599’992 fr. 60, une fois pris en compte les prêts octroyés à hauteur de 585’000 fr., et que l’intéressée n’avait pas démontré avoir été victime de tromperie lors de l’octroi des prêts successifs, ni que la créance était irrécupérable; en tout état de cause, même si la créance ne pouvait pas effectivement être récupérée, elle devait être prise en compte sous l’angle d’un dessaisissement de fortune.

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/818/2022 – consultable ici)

L’assurée a, par l’intermédiaire de son curateur, interjeté recours le 19.11.2021. Le 14.01.2022, le curateur a informé la juridiction cantonale du dépôt, le jour même, d’une plainte pénale à l’encontre de B.__. Après avoir notamment requis des renseignements auprès de la médecin traitante de l’assurée et tenu des audiences d’enquêtes au cours desquelles elle a entendu deux témoins, la cour cantonale a rejeté le recours (arrêt du 19.09.2022).

 

TF

Consid. 4.2
La capacité de discernement doit être présumée et que celui qui en allègue l’absence doit prouver l’incapacité de discernement au degré de la vraisemblance prépondérante (cf. art. 16 CC; ATF 124 III 5 consid. 1b; arrêts 9C_28/2021 du 4 novembre 2021 consid. 5.2; 5A_914/2019 du 15 avril 2021 consid. 3.2). En revanche, lorsque l’expérience de la vie conduit à présumer (par exemple pour les jeunes enfants, en présence de certaines affections psychiques ou pour les personnes affaiblies par l’âge) que la personne en cause, en fonction de sa constitution, ne doit pas être jugée capable de discernement, la preuve est considérée comme suffisamment rapportée et la présomption renversée. L’autre partie peut alors tenter de prouver un intervalle de lucidité (cf. ATF 124 III 5 consid. 1b; arrêt 6B_869/2010 du 16 septembre 2011 consid. 4.2).

La présomption d’incapacité de discernement concerne, selon la jurisprudence, les cas dans lesquels la personne en cause se trouve, au moment d’agir, diminuée psychiquement de manière durable en raison de l’âge ou de la maladie, comme cela est notoirement le cas en présence de démences séniles (syndrome psycho-organique avec pour cause une artériosclérose sénile, trouble délirant persistant ou démence sénile de type Alzheimer, p. ex.; cf. arrêt 5A_951/2016 du 14 septembre 2017 consid. 3.1.3.1 et les arrêts cités; arrêt 5A_926/2021 du 19 mai 2021 consid. 3.1.1.1). L’incapacité de discernement n’est, en revanche, pas présumée et doit, partant, être prouvée, par exemple chez une personne d’un âge avancé qui n’est que faible, atteinte dans sa santé et confuse par moment, chez une personne qui ne souffre que d’absences sporadiques ensuite d’une apoplexie ou encore qui ne souffre que de trous de mémoire liés à l’âge (arrêt 5A_951/2016 cité consid. 3.1.3.1 et les références). Un simple doute sur l’état mental ne suffit pas à renverser la présomption de capacité de discernement (arrêt 6B_869/2010 précité consid. 4.5).

Consid. 4.3
Les juges cantonaux n’ont pas déduit « une prétendue absence de troubles du seul fait que la Dre C.__ a[va]it indiqué qu’elle ne pouvait pas se prononcer sur les troubles de sa patiente en 2017, vu les rendez-vous médicaux plus espacés ». Selon leurs constatations, le médecin traitant n’avait pas observé, lors des consultations durant la période des prêts, une incapacité de sa patiente à gérer ses propres affaires. A la suite de la juridiction cantonale, force est d’admettre que la Dre C.__ n’a mis en évidence aucun élément objectif permettant de remettre en cause la capacité de discernement de l’assurée durant les années 2017 à 2019, même si elle a indiqué qu’elle ne pouvait se prononcer sur la capacité de sa patiente à gérer ses affaires. Elle a fait état d’une « situation se détériorant rapidement » durant la période postérieure, à compter de 2021, voire déjà 2020, qui l’a conduite à signaler sa patiente auprès du TPAE le 17 mai 2021. La Dre C.__ a en effet rapporté qu’elle avait observé objectivement en consultation une perte rapide dans l’autogestion en janvier 2021, qui était probablement déjà présente en 2020, selon l’anamnèse établie à l’époque, même si cela ne ressortait pas à ce moment à l’occasion des consultations. Partant, l’argumentation de l’assurée ne démontre pas en quoi les constatations de fait des juges cantonaux, fondées sur le rapport du médecin traitant, en relation avec sa capacité de discernement entre 2017 et 2019, soit à l’époque du dessaisissement de fortune, seraient manifestement inexactes ou arbitraires.

Consid. 4.4
L’assurée ne peut pas davantage être suivie lorsqu’elle affirme que les témoignages de D.__ et de E.__, qui la connaissent depuis de nombreuses années, démontrent son « incapacité de discernement claire » en 2017 déjà. Si D.__ a certes indiqué que, selon elle, A.__ « n’avait pas toute sa capacité de discernement au moment d’octroyer les prêts », elle ne l’a pas vue durant la période en cause, puisqu’elle s’est occupée d’elle uniquement à partir de l’année 2021, voire 2020. Dès lors déjà que les constatations de D.__ concernent une période postérieure à celle des prêts, c’est sans arbitraire, ni violation du droit, que la juridiction cantonale a considéré que son témoignage ne permettait pas de remettre en question la capacité de discernement de l’assurée entre 2017 et 2019.

Quant à E.__, qui a rendu visite à A.__ à raison d’une fois par semaine entre 2017 et 2019, elle a mentionné s’être aperçue dès 2018 que son amie était confuse, que celle-ci mélangeait les choses et qu’elle se trompait de dates, en précisant également que, selon elle, si l’assurée avait été en pleine santé, elle n’aurait jamais octroyé un prêt si important. Ces éléments ne suffisent cependant pas pour admettre, au moment des prêts, un état durable d’altération mentale lié à l’âge ou à la maladie, en présence duquel la personne en cause est en principe présumée dépourvue de la capacité d’agir raisonnablement (cf. consid. 4.2 supra). Les considérations de personnes proches quant à l’ampleur et au caractère peu raisonnable des prêts que l’assurée a accordés ne sauraient du reste l’emporter sur les constatations médicales figurant au dossier, en l’occurrence celles de la Dre C.__, qui ne fait pas mention d’un état durable d’altération mentale ni d’une incapacité de discernement pour la période antérieure à 2021, voire à 2020.

Consid. 4.5
C’est également en vain que l’assurée affirme que « la remise des fonds en elle-même est déjà un signe évident d’incapacité de discernement ». Elle allègue à ce propos que tout simplement personne, à part quelqu’un qui n’a plus sa faculté d’agir raisonnablement, « aurait remis l’entier de sa fortune, soit plus de 500’000 fr., à une brève connaissance, pour des activités en Espagne, sans aucune garantie ». Cette argumentation est mal fondée, dès lors qu’une personne peut agir de manière déraisonnable sans être dépourvue de la capacité de discernement. Une personne n’est en effet privée de discernement au sens de la loi que si sa faculté d’agir raisonnablement est altérée, en partie du moins, par l’une des causes énumérées à l’art. 16 CC (ATF 117 II 231 consid. 2a; cf. aussi arrêt 8C_916/2011 du 8 janvier 2013 consid. 2.2). Or une telle cause n’est pas établie à l’époque déterminante à laquelle les prêts ont été accordés, au vu des indications médicales au dossier (consid. 4.3 supra).

Il est vrai que les juges cantonaux ont retenu qu’« il y a lieu d’admettre qu’aucune personne raisonnable n’aurait, dans la même situation et les mêmes circonstances octroyé, un tel prêt ». Si un acte déraisonnable peut dans certaines circonstances constituer un indice d’un défaut de discernement (arrêt 5A_910/2021 du 8 mars 2023 consid. 6.2.3 et les arrêts cités), en l’occurrence, cet indice est insuffisant à lui seul. L’appréciation de la juridiction cantonale se rapporte du reste au caractère déraisonnable du prêt octroyé par l’assurée, en relation avec la jurisprudence selon laquelle si l’octroi d’un prêt ne saurait être assimilé à un dessaisissement de fortune, dès lors qu’il fonde un droit au remboursement, il faut cependant réserver l’hypothèse où, au regard des circonstances concrètes du cas d’espèce, il apparaît dès le départ que ce prêt ne sera pas remboursé (arrêts 9C_333/2016 du 3 novembre 2016 consid. 4.3.3; 9C_180/2010 du 15 juin 2010 consid. 5.2 et les arrêts cités). Le recours est mal fondé sur ce point.

Consid. 5
Le grief de l’assurée tiré d’un établissement inexact des faits et d’une violation des art. 11a LPC et 17 OPC-AVS/AI, en ce que la juridiction cantonale n’a pas examiné la « problématique de diminution de patrimoine causée par une infraction pénale », est en revanche bien fondé.

Selon la jurisprudence, une diminution du patrimoine due à des actes punissables (p. ex. escroquerie) ne peut en effet pas être qualifiée de dessaisissement de fortune, étant donné que le propre d’une telle diminution du patrimoine est précisément que la victime de l’acte punissable n’est pas consciente de l’ampleur du risque de l’investissement réalisé ou qu’elle est trompée astucieusement à ce sujet (arrêts 9C_180/2010 précité consid. 5.2; 8C_567/2007 du 2 juillet 2008 consid. 6.5). Or en l’espèce, bien que dûment informés par le curateur de l’assurée du dépôt d’une plainte pénale à l’encontre de B.__, le 14 janvier 2022, les juges cantonaux n’ont pas tenu compte de ce fait, qui avait pourtant une importance décisive pour l’issue du litige. La plainte semble comprendre des éléments suffisamment concrets pour justifier un examen des faits invoqués sous l’angle pénal. En conséquence, la cause doit leur être renvoyée afin qu’ils instruisent le point de savoir si la diminution de patrimoine de l’assurée a été provoquée par un acte punissable, en se fondant, le cas échéant, sur l’issue de la procédure pénale.

 

Le TF admet partiellement le recours de l’assurée.

 

Arrêt 9C_493/2022 consultable ici

 

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