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9C_612/2023 (f) du 03.04.2024 – Détermination de la méthode d’évaluation de l’invalidité / Méthode mixte – Appréciation sélective et arbitraire des faits

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_612/2023 (f) du 03.04.2024

 

Consultable ici

 

Détermination de la méthode d’évaluation de l’invalidité / 28 LAI – 28a LAI – 27 RAI – 27bis RAI

Méthode mixte – Appréciation sélective et arbitraire des faits

 

Assurée, réfugiée érythréenne née en 1973, est arrivée en Suisse en juillet 2014 et y est admise provisoirement depuis mars 2016. Elle travaille comme femme de ménage pour différents particuliers depuis le 01.02.2018. Elle a sollicité des prestations de l’assurance-invalidité le 10.01.2020. Pendant l’instruction, l’office AI a recueilli l’avis des médecins traitants, confié une expertise psychiatrique au docteur B.__ et réalisé une enquête économique sur le ménage (rapport du 15.02.2022). Par décision du 02.11.2022, il a nié le droit de l’assurée à une rente. Il a notamment retenu une capacité de travail de 50% dans l’activité habituelle et appliqué la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité (personne active à 35% et ménagère à 65%)

 

Procédure cantonale (arrêt 605 2022 206 – consultable ici)

Les juges cantonaux ont confirmé le statut de l’assurée (mixte) ainsi que la clé de répartition des champs d’activité retenus par l’office AI.

Ils ont concrètement constaté que les éléments figurant au dossier ne permettaient pas d’éclaircir la situation professionnelle de l’assurée avant son arrivée en Suisse mais que son curriculum vitae démontrait qu’elle avait travaillé comme femme de ménage pour des particuliers dès le mois de février 2018 et qu’elle avait progressivement augmenté son taux d’activité pour atteindre neuf heures par semaine (21,5%). Ils ont admis la difficulté (ou l’impossibilité) pour l’assurée de trouver du travail avant l’obtention du permis F en mars 2016. Ils ont encore relevé que l’assurée avait toujours manifesté sa volonté de travailler à plein temps si son état de santé le lui avait permis, aussi bien à l’office AI qu’à l’expert psychiatre, le fait qu’elle devait s’occuper de son enfant n’étant pas retenu comme un obstacle. Ils ont toutefois indiqué que, bien que voulant travailler à 100%, l’assurée n’avait pas pu augmenter son taux d’occupation à plus de neuf heures par semaine. Ils ont lié cette impossibilité à des facteurs extra-médicaux comme le fait qu’elle ne parlait pas français, le manque d’intégration ou l’absence de formation.

Par jugement du 21.08.2023, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Consid. 8
Pour déterminer la méthode d’évaluation de l’invalidité applicable dans un cas particulier, il faut à chaque fois se demander ce que l’assuré aurait fait si l’atteinte à la santé n’était pas survenue (cf. ATF 137 V 334 consid. 3.2). Il convient par conséquent de procéder à une évaluation hypothétique incluant la prise en compte des choix également hypothétiques que l’assuré aurait faits (cf. ATF 144 I 28 consid. 2.4). Pour concrétiser une telle évaluation, il y a lieu de prendre en considération des éléments tels que la situation financière du ménage, l’éducation des enfants, l’âge de l’assuré, ses qualifications professionnelles, sa formation, ses affinités et ses talents personnels (ATF 137 V 334 consid. 3.2).

En l’espèce, n’accordant pas ou que peu de poids à la situation financière (précaire) et familiale (sans obligation parentale contraignante) de l’assurée, à sa volonté (constante) exprimée de travailler à plein temps ou à l’augmentation progressive de son taux d’occupation, qu’il avait pourtant dûment constatés, le tribunal cantonal s’est finalement fondé sur les seuls critères de l’absence de connaissance du français ainsi que de formation et le manque d’intégration pour retenir un statut mixte de personne active à 35% et de ménagère à 65%. Sur la base de cette appréciation, qui doit être qualifiée de sélective et d’arbitraire, des faits (sur cette notion, cf. ATF 140 III 264 consid. 2.3; 139 III 334 consid. 3.2.5 et les références), les juges cantonaux n’ont pas cherché à déterminer ce que l’assurée aurait fait si elle avait été en bonne santé, mais se sont bornés à entériner la situation effective, c’est-à-dire de retenir le taux d’activité mis concrètement en valeur par l’assurée alors qu’elle était déjà atteinte dans sa santé, ce qui est contraire à l’évaluation hypothétique exigée sous l’angle juridique. Il est certes possible que les difficultés linguistiques et le manque d’intégration (critères au demeurant contestés) ainsi que l’absence de formation aient pu influencer négativement la possibilité d’augmenter le taux d’occupation. Ces éléments ne permettent toutefois aucunement de conclure au degré de la vraisemblance prépondérante (cf. ATF 137 V 334 consid. 3.2 in fine) que, compte tenu de leur existence, l’assurée se serait contentée de travailler à 35% et de s’occuper de son ménage pour le surplus, si elle était restée en bonne santé. Il convient dès lors de reconnaître à l’assurée un statut de personne active à plein temps.

 

Consid. 9.2
Bien que la juridiction cantonale ait considéré que l’office AI s’était montré généreux avec l’assurée en retenant un empêchement de 55% pour la part active de ses activités (avant pondération), elle ne s’est pas distanciée de cette appréciation. Il n’y a pas lieu de s’en écarter. Ensuite, dès lors que l’administration a fixé le début de l’incapacité de travail déterminante au 16.02.2021 et que le délai d’attente est d’une année (art. 28 al. 1 let. b LAI), le droit de l’assurée à une rente d’invalidité fondée sur un taux de 55% a pris naissance au plus tôt dès le 16.02.2022 (art. 28b al. 2 LAI dans sa teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2022 [cf. ATF 144 V 210 consid. 4.3.1]).

Consid. 9.3
L’administration a encore fait allusion à une amélioration de la situation médicale qui permettrait la reprise d’une activité lucrative à plein temps à partir de février 2022, sans en tirer toutefois de conséquence concrète. Cette appréciation semble reposer sur l’avis du docteur B.__ mais n’est cependant pas convaincante et n’a dès lors pas à être reprise. En effet, dans son complément d’expertise, l’expert psychiatre est revenu sur le taux d’incapacité de travail de 50% qu’il avait déterminé préalablement au seul motif que le rapport d’enquête ménagère avait retenu un empêchement minime (de 4.1%). Il en a déduit « une amélioration estimée depuis le 15.02.2022 ». Or il lui aurait appartenu, en sa qualité d’expert, d’établir une éventuelle amélioration de l’atteinte psychique sur la base de ses propres observations médicales et non en reprenant les indications de l’enquête ménagère, qui ne reprenaient que de manière incomplète les conclusions médicales au dossier. On précisera à cet égard que l’office AI dispose de la possibilité d’examiner en tout temps une prestation de rente sous l’angle de l’art. 17 LPGA.

Consid. 9.4
En conséquence de ce qui précède, il convient de reconnaître le droit de l’assurée à une rente d’invalidité fondée sur un taux de 55% à partir du 16.02.2022 sans limitation dans le temps, la rente devant être versée à partir du 1er jour de ce mois (cf. art. 29 al. 3 LAI). Le recours est bien fondé, l’arrêt entrepris et la décision administrative devant être annulés en conséquence.

 

Le TF admet le recours de l’assuré.

 

Arrêt 9C_612/2023 consultable ici

 

9C_790/2020 (f) du 13.10.2021 – Revenu d’invalide après réadaptation AI – 16 LPGA / Activité ne mettant pas pleinement en valeur la capacité de travail résiduelle exigible – Application des ESS

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_790/2020 (f) du 13.10.2021

 

Consultable ici

 

Rappel de la notion de l’appréciation des preuves arbitraire

Revenu d’invalide après réadaptation AI / 16 LPGA

Activité ne mettant pas pleinement en valeur la capacité de travail résiduelle exigible / Application des ESS

 

Assuré, né en 1968, plâtrier-peintre indépendant depuis de janvier 2005 chute d’un toit le 24.10.2008. Il subit une fracture du coude droit, traitée par voie chirurgicale, notamment par la mise en place d’une prothèse. En incapacité de travail depuis lors, l’assuré a déposé le 12.06.2009 une demande AI.

La reprise de son ancienne activité n’étant pas exigible, l’assuré a entamé, sous l’égide de l’assurance-invalidité, un apprentissage dans le but d’obtenir un certificat fédéral de capacité de dessinateur en bâtiment, qui a été interrompu en raison des douleurs dont il souffrait au membre supérieur droit. Dès le 29.11.2010, il a suivi plusieurs stages d’orientation professionnelle, des cours ainsi qu’une formation (AFP) d’employé de bureau, qui s’est achevée le 31.07.2013. L’assuré a complété son cursus par une formation d’employé de commerce (CFC) auprès d’une agence immobilière et a terminé avec succès sa formation durant l’été 2015. Après avoir été placé à l’essai, l’assuré a été engagé au sein de B.__ Sàrl à partir du 01.06.2016 en qualité de collaborateur au service comptabilité. Du 30.06.2017 au 07.07.2017, il a séjourné en milieu hospitalier en raison de troubles psychiques.

Face à ces nouveaux éléments, l’office AI a mis en œuvre une expertise pluridisciplinaire (médecine interne, rhumatologie et psychiatrie). Après avoir consulté son SMR, l’office AI a reconnu à l’assuré une demi-rente d’invalidité du 01.12.2009 au 31.07.2017 et une rente entière d’invalidité à compter du 01.08.2017, le versement de la rente ayant été suspendu du 01.03.2011 au 30.04.2016.

 

Procédure cantonale (arrêt AI 345/19 – 373/2020 – consultable ici)

La cour cantonale a fait siennes les conclusions des médecins-experts en constatant que l’activité d’aide de bureau et d’employé de commerce, dans laquelle l’assuré s’était reconverti n’était pas totalement adaptée aux limitations fonctionnelles du membre supérieur droit, car elle nécessitait fréquemment l’usage des deux mains. Elle a néanmoins considéré que dans une activité totalement adaptée, excluant pratiquement l’utilisation du membre supérieur droit, une capacité de travail de 80% était exigible sur le plan médical, depuis l’automne 2009.

Par jugement du 12.11.2020, rejet du recours par le tribunal cantonal.

 

TF

Le litige porte sur le droit de l’assuré à une rente entière d’invalidité du 01.12.2009 au 31.07.2017, au lieu de la demi-rente qui lui a été reconnue pour cette période.

 

Les constatations de l’autorité cantonale de recours sur l’atteinte à la santé, la capacité de travail de la personne assurée et l’exigibilité – pour autant qu’elles ne soient pas fondées sur l’expérience générale de la vie – relèvent d’une question de fait et peuvent donc être contrôlées par le Tribunal fédéral uniquement sous l’angle restreint de l’arbitraire (ATF 142 V 178 consid. 2.4; 137 V 210 consid. 3.4.2.3; 132 V 393 consid. 3.2). L’appréciation des preuves est arbitraire lorsqu’elle est manifestement insoutenable, en contradiction avec le dossier, ou lorsque l’autorité ne tient pas compte, sans raison sérieuse, d’un élément propre à modifier la décision, se trompe sur le sens et la portée de celui-ci ou, se fondant sur les éléments recueillis, en tire des conclusions insoutenables (ATF 140 III 264 consid. 2.3). Il n’y a pas arbitraire du seul fait qu’une solution autre que celle de l’autorité cantonale semble concevable, voire préférable (ATF 143 IV 347 consid. 4.4; 141 I 70 consid. 2.2; 140 I 201 consid. 6.1). Pour qu’une décision soit annulée pour cause d’arbitraire, il ne suffit pas que sa motivation soit insoutenable; il faut encore que cette décision soit arbitraire dans son résultat (ATF 146 II 111 consid. 5.1.1; 143 I 321 consid. 6.1; 141 I 49 consid. 3.4).

 

L’assuré reproche à la cour cantonale de ne pas avoir tenu compte d’une capacité de travail de 40% qu’il avait dans l’activité de collaborateur au service de comptabilité chez B.__ Sàrl, soit l’activité dans laquelle il s’était reconverti professionnellement. Il se réfère par ailleurs à un arrêt 8C_837/2019 du 16 septembre 2020, dans lequel le Tribunal fédéral avait considéré que l’activité de cariste exercée par l’assuré, qui ne résultait pas de mesures de réadaptation au sens des art. 8 ss LAI mais uniquement d’une mesure d’intervention précoce (art. 7d al. 2 let. b LAI), ne permettait pas de considérer d’emblée que cette activité mettait pleinement en valeur la capacité de travail résiduelle exigible. D’après l’assuré, il faudrait en déduire, a contrario, que l’activité exercée ensuite d’une « vraie » mesure de réadaptation mettrait pleinement en valeur la capacité de travail résiduelle exigible.

Le revenu d’invalide doit être évalué avant tout en fonction de la situation professionnelle concrète de l’assuré. Lorsque l’activité exercée après la survenance de l’atteinte à la santé repose sur des rapports de travail particulièrement stables, qu’elle met pleinement en valeur la capacité de travail résiduelle exigible et que le gain obtenu correspond au travail effectivement fourni et ne contient pas d’éléments de salaire social, c’est le revenu effectivement réalisé qui doit être pris en compte pour fixer le revenu d’invalide. En l’absence d’un revenu effectivement réalisé – soit lorsque la personne assurée, après la survenance de l’atteinte à la santé, n’a pas repris d’activité lucrative ou alors aucune activité normalement exigible -, le revenu d’invalide peut être évalué sur la base de salaires fondés sur les données statistiques résultant de l’Enquête suisse sur la structure des salaires (ESS; ATF 143 V 295 consid. 2.2; 139 V 592 consid. 2.3).

 

En l’occurrence, s’il est certes établi que l’assuré ne peut plus exercer sa profession initiale de plâtrier-peintre, raison pour laquelle l’assurance-invalidité lui a reconnu le droit à des mesures professionnelles, on ne saurait pour autant considérer que le revenu d’invalide doit être calculé en fonction de cette activité ou du rendement accompli dans le cadre de celle-ci. Contrairement à l’argumentation de l’assuré, c’est à bon droit que les juges cantonaux ont pris en considération les données statistiques résultant de l’ESS pour évaluer le revenu d’invalide et non pas le revenu que l’assuré percevait auprès de B.__ Sàrl. En effet, dans la mesure où il n’exerçait plus cette activité et que celle-ci ne mettait pas pleinement en valeur sa capacité de travail résiduelle exigible, les conditions prévues par la jurisprudence pour tenir compte du revenu effectivement réalisé n’étaient à l’évidence pas remplies.

 

En conclusion de ce qui précède, il n’y a pas lieu de s’écarter des constatations de la juridiction cantonale sur la capacité résiduelle de travail de l’assuré et sur le taux d’invalidité qui en est résulté pour la période ici en cause (52%). La perte de gain de 76% dont se prévaut l’assuré n’est pas fondée.

 

Le TF rejette le recours de l’assuré.

 

 

Arrêt 9C_790/2020 consultable ici