9C_678/2019 (f) du 22.04.2020 – Rappel des notions de l’objet du litige et de l’objet de la contestation / Conditions pour l’extension de l’objet de la contestation par le tribunal cantonal / Principe de la bonne foi

Arrêt du Tribunal fédéral 9C_678/2019 (f) du 22.04.2020

 

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Rappel des notions de l’objet du litige et de l’objet de la contestation

Conditions pour l’extension de l’objet de la contestation par le tribunal cantonal

Principe de la bonne foi

 

Assuré, né en 1974, vendeur, a requis l’octroi d’une mesure d’orientation professionnelle de l’AI, arguant souffrir des séquelles incapacitantes d’une atteinte neuropsychique. L’office AI a mis sur pied une expertise psychiatrique. L’expert a fait état d’un probable trouble dépressif récurrent et d’une possible décompensation psychotique en mars 2003 mais n’a pu se prononcer sur l’influence de ces maladies sur la capacité de travail, compte tenu des circonstances dépassant selon lui les possibilités d’une expertise effectuée par un expert seul. En dépit de l’impossibilité d’obtenir des précisions des médecins consultés par l’intéressé, l’office AI a accordé à l’assuré une rente entière à partir du 01.04.2004. Cette prestation a été confirmée à l’issue d’une première procédure de révision.

Lors de la seconde procédure de révision initiée le 28.04.2014, l’assuré a indiqué n’avoir plus de suivi thérapeutique ni de traitement médicamenteux depuis l’époque de sa première demande de prestations. Dès lors, l’office AI a mis en œuvre une nouvelle expertise psychiatrique. Le médecin-expert a évalué la capacité de travail au moment de l’expertise à au moins 80% dans la dernière activité exercée et à 100% dans une activité adaptée, après des mesures d’aide à la réinsertion.

Sur la base des appréciations du médecin du SMR de l’AI, et de son Service de réadaptation, qui ne jugeait pas nécessaire l’allocation de mesures particulières compte tenu de l’âge de l’intéressé et de la durée d’octroi des prestations, l’administration a supprimé la rente versée jusqu’alors à compter du 01.04.2016 (décision du 23.02.2016).

Par courrier du 29.02.2016, le nouveau médecin traitant, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, a indiqué que, bien qu’il adhérât pour l’essentiel à l’évaluation du médecin-expert, il s’opposait à la suppression de la rente sans que ne fussent entreprises des mesures de réadaptation. L’office AI lui a répondu par lettre du 07.03.2016 que la « décision concernant la suppression de la rente [était] entrée en force le 23.02.2016 » mais que l’assuré pouvait le contacter pour les mesures de réadaptation.

Saisie le 22.06.2017 d’une nouvelle requête de l’assuré, l’administration a refusé d’entrer en matière dans la mesure où un changement notable de la situation n’avait pas été rendu plausible (décision du 25.09.2017).

 

Procédure cantonale (arrêt ATAS/725/2019 – consultable ici)

L’intéressé a recouru contre la décision du 25.09.2017. Au terme de l’échange d’écritures, la juridiction cantonale a repris l’instruction de la procédure et interpellé l’office AI au sujet du courrier du médecin traitant du 29.02.2016, puis le médecin lui-même. La cour cantonale a ensuite informé l’office AI qu’une procédure portant le nouveau numéro de cause, concernant le recours du 29.02.2016 contre la décision du 23.02.2016, avait été ouverte ; elle lui a imparti un délai pour répondre, ce que l’office AI a fait. L’assuré s’est également déterminé.

La juridiction cantonale a considéré que le courrier du médecin-traitant constituait un recours. Elle a relevé à cet égard qu’il avait été adressé à l’office AI avant l’échéance du délai de recours mais ne lui avait pas été transmis comme objet de sa compétence même si la volonté du médecin d’agir en faveur de son patient ressortait suffisamment du courrier en question. Elle a encore constaté que cette volonté consistait à s’opposer à la suppression de la rente sans la mise en œuvre de mesures de réadaptation professionnelle et qu’elle s’inscrivait dans l’objet de la contestation défini par la décision du 23.02.2016 qui tranchait non seulement la question de la suppression de la rente mais également celle du refus de mesures de réadaptation. Elle a enfin pris en compte le fait que le médecin avait été mal renseigné sur l’entrée en force de la décision administrative qu’il entendait contester.

Par décision incidente du 11.10.2018, le tribunal cantonal a suspendu la première cause [en lien avec la décision du 25.09.2017]. Par jugement du 20.08.2019, admission du recours par le tribunal cantonal et annulation de la décision du 23.02.2016.

 

TF

Concrètement, le tribunal cantonal a été saisi d’un recours de l’assuré contre la décision du 25.09.2017 portant sur le refus d’entrée en matière sur la nouvelle demande de prestations et a ouvert une procédure (cause no 1). Ni l’acte de recours déposé par l’assuré ni sa réplique ne contiennent d’arguments qui concerneraient le courrier du médecin-traitant du 29.02.2016 et viseraient à ce que cette correspondance soit considérée comme un acte de recours valablement dirigé contre la décision de suppression de rente du 23.02.2016 ; l’assuré n’a pas non plus présenté de conclusions qui imposeraient à la juridiction cantonale d’examiner le bien-fondé de tels arguments. Les premiers juges se sont toutefois saisis d’office de ces questions.

En procédure juridictionnelle administrative, ne peuvent en principe être examinés et jugés que les rapports juridiques à propos desquels l’autorité administrative compétente s’est prononcée préalablement d’une manière qui la lie sous la forme d’une décision. Dans cette mesure, la décision détermine l’objet de la contestation qui peut être déféré en justice par la voie d’un recours. Le juge n’entre donc pas en matière, sauf exception, sur des conclusions qui vont au-delà de l’objet de la contestation (ATF 134 V 418 consid. 5.2.1 p. 426 et les références). L’objet du litige dans la procédure de recours est le rapport juridique réglé dans la décision attaquée dans la mesure où, d’après les conclusions du recours, il est remis en question par la partie recourante. L’objet de la contestation (Anfechtungsgegenstand) et l’objet du litige (Streitgegenstand) sont identiques lorsque la décision administrative est attaquée dans son ensemble. En revanche, les rapports juridiques non litigieux sont certes compris dans l’objet de la contestation mais non pas dans l’objet du litige (cf. ATF 125 V 413 consid. 1b p. 414 s.; arrêt 2C_53/2017 du 21 juillet 2017 consid. 5.1). L’objet du litige peut donc être réduit par rapport à l’objet de la contestation. Il ne peut en revanche, sauf exceptions (consid. 4.4.1 infra), s’étendre au-delà de celui-ci (cf. ATF 136 II 457 consid. 4.2 p. 463; 136 II 165 consid. 5 p. 174).

En l’occurrence, la décision dont a été saisi le tribunal cantonal est la décision du 25.09.2017, qui avait pour objet la non-entrée en matière sur la nouvelle demande de prestations de l’assuré, au motif que ce dernier n’avait pas rendu plausible une modification notable de sa situation. Cette décision détermine donc l’objet de la contestation qui peut être déféré en justice. Dans son recours cantonal et sa réplique, l’assuré s’est essentiellement plaint du fait que l’office AI n’avait pas jugé plausible l’aggravation de son état de santé, pourtant dûment prouvée par acte médical, et n’avait pas procédé aux actes d’instruction qui s’imposaient. Il a conclu à l’annulation de la décision du 25.09.2017 et à l’octroi d’une rente entière, subsidiairement à des mesures de réadaptation. L’objet du litige, déterminé par ces conclusions, et l’objet de la contestation se confondent en l’espèce dans la mesure où, par ses différentes écritures, l’assuré remettait en cause l’intégralité de la décision litigieuse de non-entrée en matière. En examinant dans ce contexte le bien-fondé de la décision du 23.02.2016, singulièrement de la suppression de la rente, la juridiction cantonale a procédé à une extension de l’objet de la contestation dont il y a lieu d’examiner la conformité au droit.

 

Selon une jurisprudence constante rendue dans le domaine des assurances sociales, la procédure juridictionnelle administrative peut être étendue pour des motifs d’économie de procédure à une question en état d’être jugée qui excède l’objet de la contestation, c’est-à-dire le rapport juridique visé par la décision, lorsque cette question est si étroitement liée à l’objet initial du litige que l’on peut parler d’un état de fait commun et à la condition que l’administration se soit exprimée à son sujet dans un acte de procédure au moins. Les conditions auxquelles un élargissement du procès au-delà de l’objet de la contestation est admissible sont donc les suivantes :

  • la question (excédant l’objet de la contestation) doit être en état d’être jugée ;
  • il doit exister un état de fait commun entre cette question et l’objet initial du litige ;
  • l’administration doit s’être prononcée à son sujet dans un acte de procédure au moins ;
  • le rapport juridique externe à l’objet de la contestation ne doit pas avoir fait l’objet d’une décision passée en force de chose jugée (ATF 130 V 503 consid. 1.2 p. 503 et les références; arrêt 9C_678/2011 du 4 janvier 2012 consid. 3.3, in SVR 2012 IV n° 35 p. 136; arrêt 9C_636/2014 du 10 novembre 2014 consid. 3.1; voir aussi Ulrich Meyer/Isabel von Zwehl, L’objet du litige en procédure de droit administratif fédéral, in Mélanges Pierre Moor, 2005, n° 27 p. 446).

En l’espèce, les juges cantonaux ont étendu l’objet de la contestation sans respecter les conditions prévues par la jurisprudence citée.

L’objet initial du litige (le refus d’entrer en matière sur la nouvelle demande de l’assuré) n’est lié à la suppression de la rente que dans la mesure où le changement notable des circonstances justifiant d’entrer en matière sur la nouvelle demande de prestations doit être examiné par la comparaison des situations telles qu’elles existaient au moment de la décision du 23.02.2016 et de la décision du 25.09.2017. Il est douteux que ce lien soit suffisamment étroit pour qu’on puisse parler d’un état de fait commun au sens de la jurisprudence, à l’instar par exemple de ce que le Tribunal fédéral a admis dans des cas où l’autorité judiciaire cantonale avait statué sur les prestations d’un assuré pour une période allant au-delà de la limite temporelle fixée par la décision litigieuse (cf. arrêts 9C_248/2018 du 19 septembre 2018 consid. 5; 9C_803/2013 du 13 février 2014 consid. 2.1; 9C_948/2010 du 19 décembre 2011 consid. 6). Quoi qu’il en soit, le rapport juridique visé par la décision du 23.02.2016 (la suppression de la rente) n’est pas, singulièrement n’est plus en état d’être jugé.

En effet, ce rapport juridique a été définitivement tranché par la décision du 23.02.2016, par laquelle la rente entière d’invalidité versée à l’assuré depuis le 01.04.2004 a été supprimée à partir du 01.04.2016. Semblant vouloir contester ladite décision, le médecin-traitant s’est certes adressé dans le délai de recours à l’administration qui l’a mal renseigné, en lui indiquant que la décision était entrée en force le 23.02.2016. Cette erreur n’a néanmoins pas eu pour effet d’interrompre ou de suspendre le délai de recours contre la décision du 23.02.2016, qui est entrée en force.

Il est vrai qu’une autorité doit agir de façon conforme au principe de la bonne foi et se garder de communiquer des renseignements erronés sur le déroulement d’une procédure ou d’autres formalités à remplir. Le corollaire de cette règle est que les parties ne doivent subir aucun préjudice en raison d’une indication inexacte. Toutefois, la partie qui s’aperçoit de l’inexactitude d’un renseignement – ou aurait dû s’en apercevoir en prêtant l’attention commandée par les circonstances – ne saurait se prévaloir de la protection de sa bonne foi, en particulier lorsque cette inexactitude était décelable à la seule lecture du texte légal sans qu’il faille recourir à la consultation de la jurisprudence ou de la doctrine (cf. ATF 138 I 49 consid. 8.3 p. 53 s.; 129 II 361 consid. 7.1 p. 381; arrêt 4C.82/2006 du 27 juin 2006 consid. 4.1 et les références).

L’assuré ne s’est pas prévalu d’une violation du principe de la bonne foi en raison du renseignement erroné donné au médecin-traitant le 07.03.2016, que ce soit au cours de la procédure administrative initiée par sa nouvelle demande ou à l’occasion de la procédure de recours contre la décision du 25.09.2017. Il n’a alors pas requis de la juridiction cantonale qu’elle annulât la décision du 23.02.2016, indiquant au contraire qu’il n’avait pas recouru contre cette décision qui était entrée en force. De plus, il n’aurait pas été en position de se prévaloir avec succès de l’inexactitude en cause, dans la mesure où il aurait aisément pu se rendre compte que le renseignement de l’office AI était erroné : la date indiquée au médecin-traitant de l’entrée en force de la décision coïncidait avec celle à laquelle le prononcé a été rendu, alors que l’indication des voies de droit mentionnait la possibilité de recourir dans un délai de 30 jours à compter de sa notification. Ces circonstances impliquent que la décision du 23.02.2016 était entrée en force de chose décidée, de sorte qu’en étendant la contestation au-delà de celle qui lui était soumise pour examiner la suppression de la rente, la juridiction cantonale a violé les règles sur l’extension de l’objet de la contestation.

 

Le TF admet le recours de l’office AI, annule le jugement cantonal et rétablit la décision du 23.02.2016 de l’office AI.

 

 

Arrêt 9C_678/2019 consultable ici

 

 

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